Introduction
Prolégomènes : partage, échange, participation et contribution avec le numérique

Thierry Gobert 

Sommaire
Texte intégral

Éléments de terminologie

Partage, échange, participation et contribution relèvent de ces termes compulsivement employés dans le contexte des nouvelles technologies et du management en entreprise, en gestion pédagogique, dans les communautés d’intérêt, etc. Leur utilisation est fortement encouragée par les services en ligne, les médias et l’institution qui leur attribuent des significations nouvelles, relatives à des fonctionnalités ou à des compétences. Courants dans l’espace social, ils sont implicitement compris comme relevant soit de leur sens technique soit de celui du dictionnaire.

Note de bas de page 1 :

Hervieu-Léger, D. (2010). Le partage du croire religieux dans des sociétés d'individus. L'Année sociologique, vol. 60(1), 41-62.

Note de bas de page 2 :

Barbe L. (2005), Internet, du média à l'individu média : enjeux socio-économiques de la presse en ligne, le cas français comparé aux cas européen et américain, thèse de doctorat soutenue en 2005 à Paris 2 (dir. F. Balle).

Note de bas de page 3 :

Frau-Meigs, D. (2011), Penser la société de l’écran : dispositifs et usages, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.

Partage. - Le mot « partage » décrit l’action de scinder un contenu pour le répartir entre plusieurs personnes. On coupe un gâteau avant d’en distribuer les parts aux convives. Il en va de même pour la capacité de stockage d’un serveur ou de la superficie d’un terrain. Une croyance, une conviction, des valeurs peuvent également être partagées. Dès lors, le procédé ne relève plus de la division de parts mais de la multiplication car il ne s’agit pas de grandeurs mesurables. La « cohérence des comportements de chacun des membres au regard des normes, des objectifs et plus largement du rapport au monde définis par le groupe constitue le critère principal de la vérité du croire partagé » (Hervieux-Léger, 2010 : 54)1. Au carrefour, le virtuel propose une situation particulière où la matérialité du monde des réseaux n’est pas appréhendable du fait de son gigantisme. Le champ sémantique du partage y englobe une nouvelle notion, celle de la curation de contenu, notamment sur les réseaux sociaux. Cette curation consiste à montrer un élément qui ne relève pas d’une production personnelle mais qui a été jugé digne d’être exposé pour les suiveurs (followers) et alimenter son activité personnelle « d’individu média » (Balle, 20052 ; Frau-Meigs, 20113). Le partage constituerait désormais l’une de ces fonctionnalités peu coûteuses autour desquelles se structurent les usages de l’Internet, ce qui a certainement favorisé l’entrée de cette néosémie dans le langage courant.

Note de bas de page 4 :

Weaver W., Shannon C.-E., (1963), The Mathematical Theory of Communication, Univ. of Illinois Press.

Note de bas de page 5 :

Escarpit R. (1976), Théorie générale de l'information et de la communication, Paris, Hachette.

Note de bas de page 6 :

Lalli, P. (2005), Représentations sociales et communication. Hermès, La Revue, 41(1), 59-64. https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2005-1-page-59.htm.

Quand une technique prend de l’importance dans la vie quotidienne, une fraction de son lexique se popularise, ce qui peut être considéré comme un témoin de sa pénétration dans l’espace social. De tels phénomènes se sont déjà produits. En 1948, lorsque Shannon et Weaver avaient employé la terminologie de l’électromécanique pour décrire les échanges communicationnels en qualifiant les destinateurs d’émetteurs et les destinataires de récepteurs (1963)4, ils connurent la postérité. Bien que dénoncé comme un « temps des ingénieurs » (Escarpit, 1976 : 123)5 qui fit l’apologie de l’irruption du vocabulaire technique et des visions mécanistes dans les sciences humaines, force fut de constater qu’un glissement s’était opéré. Les métaphores de la théorie de la communication avaient pénétré en profondeur les représentations. Elles sont toujours d’actualité dans le contexte contemporain des usages du numérique et certains auteurs redoutent une « dissolution du symbolique dans l’imaginaire artificiel (…) des médias » (Lalli, 2005 : 59)6.

Note de bas de page 7 :

Dagen P. (2017), Eloge des marchands, pacificateurs du monde, Le Monde, 12 juillet 2017

Échange. – Avec le numérique, la notion de partage est fréquemment associée à celle d’échange. Les deux termes accusent pourtant des différences significatives selon le contexte et l’usage. Dans les secteurs de la communication, sur les réseaux, en gestion de groupes, l’échange correspond à une logique de répartition et de mise à disposition qui peut se confondre avec des formes de partage. Dans le commerce, il relèverait davantage des activités de négoce mais cette approche doit être nuancée. Au singulier, l’échange s’apparente à un troc ; au pluriel, il désigne des flux d’activité qui incluent des aspects culturels et relationnels. Ainsi, les marchands ont pu être considérés comme des « pacificateurs du monde » (Dagen, 2017)7 car leurs échanges seraient davantage susceptibles de favoriser la concorde que des ripostes, pourtant dénommées de manière identique.

Note de bas de page 8 :

Musso P. (1997), Télécommunications et philosophie des réseaux, Paris : PUF.

Note de bas de page 9 :

Breton P. (1992), L'Utopie de la communication – Le Mythe du "village planétaire", Paris, La Découverte.

Note de bas de page 10 :

Mattelard A. (1994), L'invention de la communication, Paris : La Découverte, coll. Textes à l'appui.

Note de bas de page 11 :

Weckerlé C. (1982), Les primitifs de l'électronique, Esprit, n° 1667, octobre 1982.

Note de bas de page 12 :

Halais F. (2015), Économie du partage, utopie romantique des startup américaines, epub, Alo.

Ainsi, reliés à des valeurs humanistes, le partage et l’échange œuvreraient dans la filiation des nobles préoccupations qui enlacèrent « le globe de réseaux de chemin de fer, d'or, d'argent, d'électricité » (Pinet, cité par Musso, 1997 : 6)8 dans l’espoir de rapprocher les peuples. Le Web serait ainsi l’héritier d’une « utopie de la communication » (Breton, 1992)9 qui motivait les Saints-Simoniens, créateurs du Canal de Suez et de nombre d’autres voies de circulation. Le développement des moyens électroniques « est peut-être le trait caractéristique de l'époque contemporaine » (Mattelard, 1994 : 93)10. Ce « miraculeux transport » devait « effacer les distances » et permettre les échanges (Weckerlé, 1982 : 2)11 sous les auspices d’une autre « utopie (romantique) du partage » (Halais, 2015)12. Les circulations de mails ou de propos ne recouvrent en effet pas les mêmes types de contreparties que celles des objets tangibles, des potlachs ou du règlement d’une facture.

Note de bas de page 13 :

Méard J., Bertone S. (2009), Analyse des transactions professeurs-élèves en éducation physique : étude de cas. Staps, 83(1), 87-99.

Note de bas de page 14 :

Berne E. (1958), Que dites-vous après avoir dit bonjour ? Tchou, éd. fr. 1981.

Note de bas de page 15 :

Renault M. (2007), Une approche transactionnelle de l'action et de l'échange : la nature d'une économie partenariale. Revue du Mauss, 30(2), 138-160.

Le numérique produit massivement des transactions matérielles et immatérielles. Considérées comme étant « les plus petites séquences d’interaction qui comportent une unité d’objet » (Méard, 2009 : 89)13, elles ont donné naissance à une littérature féconde. Concomitante de l’apparition de l’informatique, l’analyse transactionnelle (Berne, 1958)14 intervient au niveau individuel dans les groupes restreints. L’approche transactionnelle de l’action issue de la philosophie pragmatique, développée par J. Dewey et A. Bentley (Renault, 2007 : 140)15 concerne plutôt l’économie et les organisations. Les technologies de l’information et de la communication, omniprésentes aux échelles micro et macro, constituent donc un gisement propice à la collecte de matériaux portant sur les échanges et leurs modalités. La déconstruction de la programmation des procédures et des traces laissées par les comportements sur et dans les réseaux alimente ainsi depuis deux décennies les travaux sur les médiations qui sont l’objet des SIC.

Note de bas de page 16 :

Giraud Vincent (2014). Delectatio interior plaisir et pensée selon Augustin. Les Études philosophiques, 109(2), 201-217.

Note de bas de page 17 :

Rey Alain (2000). Dictionnaire étymologique. Le Robert, Paris.

Note de bas de page 18 :

Lévy-Bruhl Lucien (1910). Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Félix Alcan. http://classiques.uqac.ca/

Participation. – Les échanges effectués avec le numérique nécessitent la participation d’acteurs et d’objets. Le terme, polysémique, est associé aux prépositions « à » ou « de » lorsqu’il est utilisé dans ses formes verbales. Platon l’employait [μετέχειν] pour décrire le rapport que soutiennent les choses sensibles avec les Idées et les idées entre elles. Le latin participatio, « partage », rappelle les ancrages théologiques de Saint Augustin (cit. Giraud, 2014 : 202)16 où « participer de » est employé au sens « d’avoir une parenté des caractères avec » (Rey, 2000 : 2 588)17. De même, la « participation » (Lévy-Bruhl, 1910 : 37)18, dans le raisonnement « des sociétés inférieures » (vocabulaire de l’époque), attribuait des propriétés mystiques aux êtres et aux choses avant l’avènement du structuralisme et de la phénoménologie. Actuellement, sur les réseaux informatisés, le sens « d’action d’avoir part » (ibid. Rey, 2000) à une action est certainement le plus usité sur les réseaux et en management. Participer signifie s’associer ou être associé, faire partie d’une équipe, d’une organisation, d’un projet.

Note de bas de page 19 :

Floyd Juliet (2019). La quête culturelle, revisiter le test de Turing, Cités, 2019/4, n° 80, pp. 15 - 30.

Note de bas de page 20 :

Wiener Norbert (1952). Cybernétique et société, Paris, Deux Rives.

Note de bas de page 21 :

Coutant Alexandre, Stenger Thomas (2012). Les médias sociaux : une histoire de participation. Le Temps des médias, 18(1), 76-86.

Note de bas de page 22 :

Boulesnane Sabrina, Bouzidi Laïd (2018), Les Innovations Sociales Numériques dédiées à l’e-participation citoyenne : quelle place pour la CivicTech ?, Terminal, 122, http://journals.openedition.org.lama.univ-amu.fr/terminal/2551.

Note de bas de page 23 :

Bonaccorsi Julia, Nonjon Magali (2012). La participation en kit » : l’horizon funèbre de l’idéal participatif, Quaderni n°79 http://journals.openedition.org/quaderni/618.

Note de bas de page 24 :

Cardon Dominique (2013). La participation en ligne, Idées économiques et sociales, 173(3), 33-42.

Note de bas de page 25 :

Merzeau Louise (2012). La médiation identitaire », Revue française des sciences de l’information et de la communication, n°1/2012, http://journals.openedition.org.lama.univ-amu.fr/rfsic/193.

Quelles que soient les fonctionnalités des services et les intentions des utilisateurs, les dispositifs requièrent – sauf lorsque des automatismes de recopie ou de veille d’informations sont employés – un temps d’attention des émetteurs et des récepteurs pour saisir des contenus ou en prendre connaissance. Les ordinateurs et Internet sollicitent d’importants budgets-temps aux personnes (à moins que ce ne soit l’inverse) et aux algorithmes qu’Alan Turing décrivait comme « quelque chose de « profondément ordinaire », quelque chose… d’humain » (Floyd, 2019, 22)19. Depuis Norbert Wiener (1952)20 les sciences humaines et sociales s’intéressent à ces robots-logiciels dans le cadre de leurs interactions avec les individus, leur implémentation dans la société et l’étude des caractéristiques anthropomorphes de leur programmation. Ils sont d’ailleurs présents dans les réseaux sociaux où la participation en ligne des acteurs est historiquement située (Coutant, Stenger, 2012, 76)21 à différentes échelles : des (INS) innovations sociales numériques (Boulesnane, Bouzidi, 2018, 122)22 provenant d’une « véritable commande publique participative (qui) semble s’être progressivement développée » (Bonacorsi, Nonjon, 2012, 29)23 et encadrée par des « idéaux » (Cardon, 2013, 33)24 jusque dans l’espace social où chacun peut potentiellement contribuer comme « individu-média » (Merzeau, 2012, 7)25.

Contribution. – Contribuer est le quatrième volet qui a guidé la conception de ce double numéro de la revue Interfaces Numériques. Simultanément et selon les significations retenues, il résulte de la participation, du partage, de l’échange. Contribuer ou être mis à contribution revient à apporter sa part, comme s’y emploie le contribuable dont le sort est consigné dans des registres fiscaux. Le terme est fortement mobilisé en pédagogie et dans le management du fait de son caractère « bienveillant ». Il s’inscrit dans la liste des appellations ayant acquis le préfixe « co » telles que le coworking, la collaboration, la co-construction, les coauteurs, les co-concepteurs, etc. L’encadrement recourt à ce préfixe car il désigne simultanément les raisons sociales de certaines compagnies dont la dénomination se termine par « & Co » et le fait d’être ensemble. De 2000 à 2013, France Telecom avait d’ailleurs adopté comme logotype l’ancienne 27e lettre de l’alphabet, l’esperluette « & », car elle était réputée être porteuse de ce double sens.

Note de bas de page 26 :

Gaudet Stéphanie, Martin Turcotte (2013). Sommes-nous égaux devant l’« injonction » à participer ? Analyse des ressources et des opportunités au cours de la vie. Sociologie et sociétés, vol. 45, n°1, p. 117–145.

Contribuer serait à comprendre comme le syntagme « apporter ensemble quelque chose » qui évoque l’intérêt de la participation et de la présence à un collectif pour tendre vers un objectif commun. D’aucuns y verront un lien avec des catégories morales et institutionnelles. Les injonctions du numérique, qui constitueront la thématique du colloque Ludovia 2020, seraient engluées dans un « contexte (…) à la participation propre au nouveau management public et dans celui de la réflexion sur la démocratie » (Gaudet, Turcotte, 2013, 134)26. De ce fait, la charge de la responsabilité – qu’il s’agisse de la participation citoyenne à la contribution à un projet – repose sur tout un chacun et non plus seulement sur les gouvernances et les hiérarchies, même locales.

Note de bas de page 27 :

Freitag Michel (2003). De la Terreur au meilleur des mondes. Genèse et structure des totalitarismes archaïques, in Daniel Dagenais (dir.), Hannah Arendt, Le totalitarisme et le monde contemporain, PUL, Québec, ch. 6. pp. 248-350.

Note de bas de page 28 :

Baquiast Jean-Paul (1998). Administration 1998-2001, Propositions sur les apports d'Internet à la modernisation du fonctionnement de l'État, Rapport d'Orientation, La Documentation Française.

Note de bas de page 29 :

Le Guel Fabrice (2004). Comment pourrait-on mesurer la double fracture numérique ? Réseaux, vol. 5-6, n° 127-128, p. 55-82.

Note de bas de page 30 :

Wolton Dominique (2003). Fracture numérique ou facture numérique ? Internet, nouvel espace citoyen ? F. Jauréguiberry, S. Proulx (Dir.), 33-37.

Note de bas de page 31 :

Brotcorne Périne, Valenduc Gérard (2008). Construction des compétences numériques et réduction des inégalités. Une exploration de la fracture numérique au second degré, SPP Intégration sociale, Bruxelles.

Une dialectique s’est nouée entre, d’un côté, l’influence des natures industrielles et managériales des technologies et de l’autre, les conditions de la régulation sociale dans la postmodernité et la période contemporaine. « L’harmonie est la condition de survie de tout ce qui ne peut vivre qu’ensemble » (Freitag, 2003, 269)27. Elle peut trouver un écho dans l’idéal des communs, le sentiment d’appartenance communautaire partiel à des groupes formés autour d’un objet ou un cercle relationnel sur les réseaux sociaux, la contribution professionnelle. Les motivations sont nombreuses pour soutenir les efforts que demande la subsistance de techniques aussi consommatrices de temps, d’énergie et d’ingénierie. Elles ont leur utilité et offriraient la potentialité de participer aux métamorphoses du monde et à « la société de l’Information » (Baquiast, 1998)28, même si elle n’a pas gommé les inégalités sociales dans l’usage des ressources (Le Guel, 2004 : 57)29. Les « fossés numériques » matériels (Wolton, 2003 : 33)30 qui alimentèrent les débats en leur temps semblent avoir été en partie comblés. Des chantiers s’ouvrent pour donner vie aux usages de « second degré » (Brotcorne, 2008 : 5)31.

Note de bas de page 32 :

Stiegler Bernard (2010). Atelier économie de la contribution, ars industrialis, http://arsindustrialis.org.

Note de bas de page 33 :

Bauwens Michel, Lievens Jean (2015). Sauver le monde : vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Les Liens qui libèrent, Paris.

Au-delà du partage, l’économie de la contribution (Stiegler, 2010)32 propose une alternative à l’économie marchande. Avec les logiciels libres et les approches collaboratives, le monde numérique pourrait générer de nouveaux types de projets fondés sur le sfunding (financement participatif). Les potentialités des nouvelles des pratiques pair à pair conduiraient vers un nouveau type de société (Bauwens et Lievens, 2015)33.

In situ

Il apparaît important de faire le point sur les angles morts dissimulés par le partage, l’échange, la participation et la contribution. Ils ne concernent pas seulement les activités en ligne mais débordent dans le social où ces comportements, très consensuels, sont attendus dans les sphères privées, éducatives et institutionnelles.

Note de bas de page 34 :

Joule Robert-Vincent, Beauvois, Jean-Léon (2010). La soumission librement consentie. Paris : PUF

Note de bas de page 35 :

Georges Fanny (2010). Pratiques informationnelles et identités numériques, Études de communication [En ligne], 35 | 2010.

Note de bas de page 36 :

Gobert Thierry (2010). Présence instituée, présence distribuée, présence instituante : le rôle central joué par l’individu en FOAD, International Journal of Information Sciences for Decision Making, n°39, art 666, pp. 348-358.

Le partage, l’échange et la participation pourraient être considérés comme de nouvelles formes de contributions quasi obligatoires considérées comme des modalités de soumissions volontaires librement consenties (Joule et Beauvois, 2010)34. Le caractère chaleureux de la terminologie du partage masquerait des injonctions à l’activité comme la veille sur les réseaux, l’urgence communicationnelle, la rediffusion de contenus existants faute de temps ou d’imagination, la production personnelle et irréfléchie de micromédias sans autres savoir-faire qu’une habitude de publication destinée à assurer la présence de son identité en ligne (Georges, 2010)35 voire de son institutionnalisation personnelle ou de soi (Gobert, 2010, )36.

À chacun, les technologies numériques peuvent donner à̀ croire qu’il est informé et participe du collectif par des actes de partage, d’échange. Contribuer, c’est participer, c’est-à-dire mettre en place les actions nécessaires pour une intégration sociale voire une reconnaissance. C’est pourquoi s’interroger sur des notions comme le partage, l’échange, la participation et la contribution n’est pas neutre. Quels sont les motivations et les processus à l’œuvre ?

Ce numéro est le premier volet d’une série de deux publications. Plusieurs approches étaient possibles pour classer les travaux relevant de plusieurs champs disciplinaires.

La première consistait à reproduire la succession des quatre termes partage, échange, participation, contribution. Rapidement, un tel projet s’est révélé impossible à satisfaire tant ils sont difficilement dissociables, même si les articles mettent plutôt l’accent sur l’un ou l’autre de ces termes. La titrologie plébiscite la participation (5), le partage (4), la contribution (4) et l’échange (3) mais les corps de texte ont presque tous recours à l’ensemble des termes : participation (16), partage (15), contribution (14) l’échange (12). Bien sûr, la mise en exergue dans un titre est particulièrement significative mais les contenus rédigés mettent en lumière d’autres possibilités.

Note de bas de page 37 :

Conférence permanente des directeurs.trices des unités de recherche en sciences d de l’information et de la communication (2018). Dynamiques des recherches en sciences de l’information et de la communication, SFSIC, Neuilly sur Seine.

La tentation a été grande, au vu de la diversité des références bibliographiques mobilisées, d’opérer des regroupements entre courants de pensée en se basant notamment sur les travaux des penseurs de la discipline et l’ouvrage « dynamiques de recherche en sciences de l’information et de la communication » auquel ont participé de nombreux auteurs (2018)37. Une telle solution a rapidement trouvé ses limites, d’une part au regard de la thématique du numéro puisqu’il ne s’agissait pas de proposer au lecteur une approche comparative des différents apports théoriques à un questionnement très précis et d’autre part car certaines productions convoquent d’autres disciplines, en lisière des SIC.

Nous avons donc retenu un regroupement par objets d’étude et par filiations disciplinaires, faisant de ce premier numéro sur le partage, l’échange, la participation et la contribution un travail ancré dans la tradition des sciences de l’information et de la communication qui privilégie le rapport au terrain empirique dans la séquence de construction d’un objet théorique.

Note de bas de page 38 :

Schaeffer Pierre (1970). Machines à communiquer 1. Genèse des simulacres, Paris, Seuil.

Le premier numéro débute avec un travail de Bruno Chaudet sur l’observation de pratiques de Building Information Model, Modeling ou Management. Le secteur du bâtiment n’échappe pas aux injonctions de la collaboration via des moyens informatisés. Présenté comme un ensemble d’outils et de méthodes, le BIM a pour objet d’améliorer le partage des informations et des connaissances depuis la conception des logements jusqu’à leur gestion finale. Réalisée en collaboration avec l’Union Sociale pour l’Habitat et la Caisse des Dépôts et Consignations, l’étude suit des séquences de production des espaces bâtis en braquant le projecteur sur l’intégration du numérique. L’auteur rapproche ses observations, effectuées dans le cadre d’une équipe de chercheurs et les relie à des ancrages théoriques de SIC et de l’histoire du travail avant de conclure que « de nouvelles machines à communiquer (Perriault, 2008 ; Schaeffer, 1970)38 sont attendues sur les chantiers de manière à les piloter au plus proche de leurs simulacres ».

Note de bas de page 39 :

Bouquillion Philippe, Matthews Jacob T. (2010). Le web collaboratif, mutations des industries de la culture et de la communication. Grenoble : PUF.

En amont, les réseaux sont également présents dans les sollicitations médiées par des outils de cartographie participative au service de l’étude des territoires. C’est ce que propose de questionner Marie Cambone en effectuant une analyse socio-sémiotique du dispositif Carticipe avec Grenoble Alpes Métropole. Le travail aborde les visions de la participation telles qu’elles se donnent à voir lorsque des collectivités territoriales font appel à des plateformes numériques en tant qu’outils d’aide à la décision. Les citoyens sont invités à déposer leurs propositions dans le cadre de concertations urbaines. L’auteure fait « l’hypothèse d’une forme d’acculturation de la part d’institutions publiques à ces plateformes numériques participatives ». L’analyse examine les concepts de participation, consultation, concertation. Elle montre combien les spécificités techno-sémiotiques de la plate-forme jouent un rôle majeur dans la probabilité d’aboutissement d’un projet urbain où se mêlent ateliers en présentiel et outil en ligne dans la continuité d’actions menées depuis longtemps (Bouquillion, Matthews, 201039) pour engager de la participation.

Note de bas de page 40 :

Souchier Emmanuël, Candel Etienne, Gomez-Meijia Gustavo, Jeanne-Perrier, Valérie (2019). Le numérique comme écriture : théories et méthodes d’analyse, Armand Colin, Paris.

De même, Matilde Vassor aborde l’instrumentation d’une politique publique au regard du budget participatif de la Ville de Paris. Ce budget a vocation à donner aux Parisiens la possibilité de proposer, amender et même voter pour des projets qui seront ensuite réalisés par la municipalité. La participation est analysée à l’aune de la relation entre la volonté municipale de « rendre du pouvoir » à ses administrés et le fonctionnement technique du site Internet. L’auteur propose une posture originale en se concentrant tant sur les représentations imaginaires qui fondent les discours légitimant le fonctionnement du budget participatif que sur les médiations des outils. Elle décrit comment la « rupture sémiotique » (Souchier et al., 2019, 48)40 occulte les rapports de force que les médias numériques instituent et permet à la Mairie de de prouver la réussite de l’action par les chiffres de la participation, témoins d’une représentation considérée comme un moyen de mettre en scène un cadre municipal commun.

Note de bas de page 41 :

Hine Christine (2015). Ethnography for the internet: embedded, embodied and everyday. Bloomsbury, London.

Note de bas de page 42 :

Le Caroff Coralie (2015). Le genre et la prise de parole politique sur Facebook. Participations, vol. 2, n° 12, pp. 109-137.

Une stratégie relativement proche est observée par Cécile Loriato dans un cadre associatif de prévention du le VIH SIDA. AIDES gère le groupe Facebook PrEP’Dial. Cette contribution propose d’éclairer les enjeux de l’institutionnalisation de PrEP’Dial sur la participation aux discussions. À partir d’une ethnographie inspirée de méthodes d’analyse du Web convoquant un pluralisme méthodologique associant « l’immersion pour tester les interprétations émergentes avec les individus enquêtés » (Hine, 2015, 19)41, l’observation armée d’une grille d’observation du dispositif sociotechnique inspirée de celle de J. Jouët et C. Le Caroff (2013)42 et des entretiens semi directifs. L’article s’attache à caractériser l’arène semi-publique qu’est PrEP’Dial et à en analyser la gestion et le fonctionnement. Au fil du temps et des transformations de la prévention du VIH/sida, la participation au sein de PrEP’Dial évolue : le rôle de AIDES s’apparente davantage à un service de prévention, le débat se fait de plus en plus rare, laissant une place plus importante au support entre les membres du groupe.

Note de bas de page 43 :

Gobert Thierry (2018). La e-identité comme facteur de l’institutionnalisation de soi, Innovation, institution du numérique, Ludovia # 15, 20 août 2018.

Les quatre articles qui précédent ont abordé des terrains captifs, institutionnels ou porteurs d’une stratégie d’institutionnalisation. Quand la situation n’offre pas au départ un telle situation, l’enjeu peut effectivement, comme dans le cadre associatif, de viser à acquérir une notoriété qui, de facto, puisse assoir, au moins momentanément, une telle position. Au niveau personnel, le phénomène est étudié comme un ensemble de procédés de natures médiatiques d’institutionnalisation personnelle ou de soi (Gobert, 2018)43.

Note de bas de page 44 :

Proulx Serge (2006). Les communautés virtuelles : ce qui fait lien. Communautés virtuelles. Penser et agir en réseau. Lévis, Presses Universitaires de Laval, pp. 13-27.

De même, dans un paysage où l’offre est pléthorique, Marie-Caroline Neuvillers souligne l’importance d’une forme d’institutionnalisation par l’entretien de la régularité des contributions de spectateurs dans le dispositif de la web-série. Les web-séries créées en autoproduction nécessitent l’appui et le soutien de leurs spectateurs afin de gagner en visibilité. Pour fédérer et engager autour de contenus, elles favorisent l’échange sur des plateformes discursives. Le sentiment d’appartenance à une entité plus large que le soi individuel (self) peut déboucher sur un processus réflexif de conscientisation sociale du soi individuel en tant qu’appartenant à̀ un groupe ou à̀ une communauté (Proulx, 2006, 19)44. Les appels à contribuer sont faits par des sollicitations prenant différentes formes, mais ayant toutes pour objectif de provoquer l’interaction. Les réseaux sociaux, Facebook en particulier, sont devenus des espaces permettant d’entretenir la cohésion et l’implication des communautés de spectateurs dont le rôle est primordial.

Note de bas de page 45 :

Foucault Michel (2004). « Des espaces autres ». Empan, 54(2), 12‑19.

Inversement, dans le cadre de l’institution, en IUT, des dispositifs externalisés, animés par « des passeurs organisationnels », peuvent soutenir les démarches officielles de la collaboration numérisée. Isabelle Bazet, Minica Houry-Panchetti et Philippe Marrast évoquent « les f(r)ictions de la contribution créative » observées dans le cadre d’un projet pédagogique universitaire transversal, les « immersions digitales », réalisé sur le long terme et engageant de nombreux acteurs enseignants et étudiants. Les auteurs mobilisent le concept Foucaldien d’hétérotopie (2004)45 compris comme ces « lieux autres, lieux hors des lieux, et parfois lieux hors du temps ». Quoique cadrée et formalisée, cette action de formation privilégie la créativité, l’innovation et l’émergence d’une organisation participative impliquant différentes technologies numériques. La figure des passeurs organisationnels y apparaît comme étant essentielle à la construction, l’équipement et la stabilisation des échanges. La recherche met en lumière l’importance des savoirs communicationnels, notamment sur l’importance de la fabrique d’une demande dans les formes pour la voir satisfaire à moindre coût transactionnel.

Note de bas de page 46 :

Le Marec Joëlle (2001). « L’usage et ses modèles : quelques réflexions méthodologiques ». Spirale, n° 28, pp. 105-122.

Les ritualisations de procédures peuvent trouver une écho dans les représentations attachées aux sites et aux services en ligne. Ainsi, Ndiaye Mbemba s’intéresse aux représentations sociales des TIC chez les lycéens dakarois en considérant les « apprenants comme des individus socialement situés, ayant des motivations (…) autres que le simple désir d’apprendre » (Le Marec, 2001, 121)46. Il distingue l’utilité perçue et communiquée par les éditeurs des logiques d’usages en travaillant un échantillon constitué de 360 élèves sélectionnés dans quatre lycées de Dakar. La méthodologie valorise une approche qualitative effectuée par questionnaires avec d’autres outils que l’entretien. L’auteur évoque le lien entre les figures du progrès présentes dans les discours politiques, une certaine fascination pour la technologie et l’importance de la familiarisation avec le numérique mise en évidence pour l’analyse des clivages entre filières scolaires. Enfin, il rappelle l’importance des représentations dans les processus d’acquisition et d’appropriation desTIC.

Note de bas de page 47 :

Metzger Jean-Luc (2007). Élaboration et mode d’usage d’une typologie des collectifs. Où va le travail à l’ère du numérique ? École des mines de Paris, Les presses ParisTech, pp. 23-49.

Jusqu’à présent, une majorité de contributions étaient centrés sur les pratiques de destinataires d’actions de formation et de participation. Jean-François Loisel, procède différemment. Il aborde un terrain éducatif en braquant le projecteur sur des micro-groupes d'échanges, de partages et de contributions d’enseignants. En mobilisant la notion de réseau comprise comme « un mode de structuration sociale dans lequel s’imbriquent réseaux sociaux et réseaux techniques » (Metzger, 2007, 34)47, il observe, dans trois lycées de Nouvelle Calédonie, des collectifs réticulaires caractérisés « par des relations entre les individus dépourvus d’un caractère hiérarchique ». L’auteur les distingue des collectifs sociétaires et communautaires porteurs d’idéaltypes avant de conclure que les pratiques infocommunicationnelles dépendent pour partie de trois éléments interdépendants : le matériel et les services, le type de collectif, les pratiques de partage, d’échange et de contribution.

D’autres travaux sont à venir. Ce numéro de la revue Interfaces Numériques constitue le premier opus d’une série de deux. Un grand nombre de propositions sont venues alimenter la réflexion de l’équipe éditoriale et nous remercions vivement les auteurs qui se sont prêtés au jeu de la sélection et des nombreuses navettes liées aux relectures.

Un important comité de lecture a été mobilisé dans tous les courants des Sciences de l’information et de la communication appartenant à nombre d’équipes réparties sur le territoire. Il est difficile de reconnaître le travail dans l’ombre des membres de tels comités et qui est pourtant indispensable. Nous sommes ainsi particulièrement redevables à LaurenceBalicco, Sylvie Boisnier, Philippe Bonfils, Sylvie Bosser, Philippe Bouquillion, Jean-François Cerisier, Anne Cordier, Fabienne Galangau-Querat, Fanny Georges, Thierry Gobert, Valérie Jeanne-Perrier, Patrizia Laudati, Michel Lavigne, Vincent Meyer, Bertrand Mocquet, Patrick Mpondo-Dicka, Nathalie Pinède, Karel Soumagnac Colin, Adrian Staii, Barbara Szafrajzen, Anne-Hélène Le Cornec Ubertini, Barbara Laborde, Sami Zlitni.

De même, c’est avec grand plaisir que le coordinateur de ce numéro a échangé avec Jean-Christophe Milhet, qui s’est prêté au jeu de l’entretien. Son mode de raisonnement est emblématique de la mutation d’une profession – photographe – dans laquelle l’intégration du design est devenue primordiale avec le numérique.

Enfin, nous souhaitons aux lecteurs d’éprouver autant de plaisir à découvrir ce numéro que nous en avons eu à le réaliser.