Introduction

Carine Duteil 
et Christine Fèvre-Pernet 

Texte intégral

Ce numéro interroge l’énonciation en acte dans le cadre des pratiques numériques. Les articles rassemblés ici explorent des interfaces numériques relevant de domaines variés : sites de rencontre, blog BD, tumblr, sites de cavistes en ligne, réseaux sociaux, objets connectés. Une conception praxéologique appliquée à ces productions numériques (que l’on peut caractériser de performances plurisémiotiques), permet de les envisager comme un ensemble d’actions, ou co-actions, orchestrées selon les genres de pratiques communicationnelles et les stratégies de navigation, d’interaction. Le dialogue homme-machine est également questionné, croisant niveaux technique et sémiotique, dans la perspective d’une sémiotique du numérique.

Les auteurs analysent ainsi comment procède la praxis énonciative au sein de ces environnements techniques et comment le sens se construit, circule, se transforme (stratégies tactiques, fixités thématiques) dans ces nouveaux espaces que constituent les discours numériques. Les approches et arrière-plans théoriques relèvent des sciences du langage et des sciences de l’information et de la communication et parfois croisent les deux champs. En ce qui concerne l’aspect méthodologique, les analyses sont soit qualitatives, soit quantitatives ou bien mixtes.

L’entretien avec Julien Longhi, linguiste, spécialisé en analyse du discours, sémantique et pragmatique, introduit la problématique de ce numéro. Sont questionnés les nouvelles pratiques communicationnelles recourant au numérique et leur lien avec le « non-numérique ». L’auteur revient sur les notions d’identité numérique et de communication médiée par les réseaux en proposant une interface permettant un retour aux données natives. Cet entretien aborde l’incidence des humanités numériques pour mieux en circonscrire la portée et en souligner les enjeux interdisciplinaires.

Mélanie Mauvoisin aborde la praxis au travers des présentations de soi construites par les usagers d’une application de rencontre, Grindr . Dans ces « écrits d’écran », la mise en récit de soi est réalisée par l’image (le plus souvent des photographies de soi) et par le texte. L’auteur identifie des traits de performances sémiotiques (pseudo, corps, regard) pour mieux rendre compte de ce qui se joue sur la scène énonciative (présentation de soi). Dans une analyse anthropo-sémiotique, elle met en relation des signes, des pratiques et des usages qui, situés dans un contexte socio-technique, permettent une mise en lumière des formes et praxis énonciatives. L’originalité de l’article est de s’intéresser à toutes les formes énonciatives, non seulement aux éléments discursifs mais également aux éléments iconiques.

Pointant la multiplication et l’omniprésence des objets (inter)connectés, Benjamin Delalande s’intéresse aux pratiques d’automesures numériques (poids, calories dépensées, distance parcourue, vitesse, nombre de pas, temps de sommeil, émotions, etc.) et aux notifications des activités de l’utilisateur traitées par les algorithmes des plateformes web de partage (mise à jour de profil, nombre d’amis, cadeau envoyé, score, classement, dernière connexion, etc.). L’auteur s’interroge sur la prise en charge énonciative de ces algorithmes et sur la mise en visibilité de la mesure de soi au moyen de graphiques ou schémas. La transformation des données en technographismes à partir desquels sont évalués les progrès de l’utilisateur (plateformes numériques dédiées au sport) prend part à la co-construction de l’identité numérique de l’utilisateur, et à sa mise en récit. L’auteur montre que cette mise en récit est orientée par des stratégies de captation de l’attention (exposition d’une performance des utilisateurs) et reflète des choix éditoriaux répondant à des techniques marchandes.

Patrick Mpondo-Dicka s’intéresse au markdown comme lieu privilégié d’observation de ce que la théorie opérationnelle de l’écriture numérique appelle « la tension de la manifestation », c’est-à-dire la tension entre le niveau techno-applicatif des formats, des langages de programmation et des programmes, et le niveau sémio-rhétorique des interfaces. L’auteur montre que ce niveau techno-applicatif est proprement sémiotique, qu’il est le lieu vif du dialogue entre l’humain et la machine, au sens où toute écriture à ce niveau est en même temps structurée, c’est-à-dire conçue pour une exécution machinique, et sensée, c’est-à-dire pensée pour une lecture humaine. En choisissant l’exemple de l’avènement du markdown, de l’évolution de ses variantes les plus populaires, et des modalisations énonciatives de quelques éditeurs de texte spécialisés dans son écriture, sciemment choisis parmi l’offre gratuite et open source pléthorique, l’auteur s’attache à montrer, en acte, la praxis énonciative qui préside à l’avènement de ces architextes

Matthieu Bach analyse des présentations de vin sur des sites internet de cavistes, en français et en allemand (corpus bilingue). L’auteur relève des fixités thématiques correspondant à des structures sémantiques propres au domaine de spécialité. Il en distingue quatre types convoqués par les discours numériques sur le vin, selon les intentions énonciatives des locuteurs : hédonisme, évaluation, indication temporelle et géolocalisation.

L’auteur examine également des figements lexico-grammaticaux générant un sens non-compositionnel, en lien avec une expérience cognitive reliée au sensoriel. L’analyse contribue au marketing expérientiel qui s’interroge sur la constitution d’un appareil communicationnel reposant, entre autres, sur la production textuelle permettant d’inciter in fine à la vente d’un produit, ici en l’occurrence, le vin. Un troisième objectif de l’article est de faire ressortir les liens entre ces deux types de figements.

Dans le cadre d’une analyse communicationnelle, Philippe Paolucci s’intéresse à la bande dessinée sur support numérique (blog BD). Il s’attache à montrer comment les outils interactionnels du blog modifient l’énonciation bédéique et les relations entre acteurs. Le dispositif énonciatif en contexte numérique se complexifie car à la double énonciation, graphique et verbale, et au narrateur fondamental, s’ajoutent de nouvelles entités énonciatives (les lecteurs qui dialoguent sur le blog avec l’auteur). Au vu de ces nouveaux usages, il convient de trouver de nouveaux outils descriptifs. Ce à quoi se livre l’auteur. Ses analyses se doublent ainsi d’une réflexion théorique qui l’amène à conclure à la nécessité d’adopter une conception élargie du faire énonciatif (inspirée entre autres des travaux d’Emmanuel Souchier sur l’énonciation éditoriale).

Albin Wagener examine le fonctionnement de la pragmatique discursive au sein de l’environnement numérique d’un tumblr dédié aux témoignages de sexisme « ordinaire » (dans le cadre contextuel de l’enseignement supérieur français). Autour de la question centrale du sexisme, l’auteur observe le fonctionnement du discours rapporté et les marques langagières de la mise en discours. Pour ce faire, le corpus est soumis à une analyse lexicométrique, couplée à une interprétation du discours dans sa dimension déictique.

Image 100002000000000100000001520944A3.pngL’article de Pierre Halté questionne les icônes qui accompagnent les messages écrits en contexte numérique. Plusieurs termes sont en concurrence dans le « grand public » pour désigner ces petites images : émoticône, binette, emoji, smiley, etc. L’auteur en propose une classification répondant à des critères sémiotiques et énonciatifs, et correspondant à des différences d’usage. Les exemples utilisés sont issus de deux corpus : un corpus de tweets et un corpus de t’chat. Convoquant notamment la sémiotique peircienne et les travaux de Pascal Vaillant, Halté distingue les pictogrammes iconiques et les pictogrammes indexicaux. L’indexicalité étant par définition liée à la situation d’énonciation, l’auteur va se focaliser sur le rôle des pictogrammes indexicaux dans la construction du locuteur, l’ancrage au sein de la situation d’énonciation, la modalisation du dit, mais aussi et surtout dans l’expression d’une émotion, d’un affect. Seuls les pictogrammes indexicaux, véritables marqueurs énonciatifs, reçoivent alors l’appellation d’émoticônes.