Présentation

Samuel Gantier 
et Sandra Gaudenzi 

Texte intégral

Depuis une dizaine d’années, une grande variété de narrations interactives ont été produites dans le champ des industries culturelles (web-documentaire, fiction interactive, serious game, livre augmenté, dispositif en réalité augmentée, virtuelle ou mixte). Au-delà de leurs spécificités techno-sémiotiques, ces œuvres hypermédias (Balpe, 1990) ou interfaces-films (Di Crosta, 2009) associent un flux de données audio-visuelles à une interface graphique propre aux médias informatisés (Jeanneret, 2007). Or, comme en atteste une série d’études empiriques (Bénézech et Lavigne, 2016 ; Gantier, 2016 ; Gaudenzi, 2017 ; Miles, 2014 ; Nash, 2014, 2015), l’appropriation de ces narrations interactives coïncide rarement avec les usages imaginés par l’équipe de conception. Dans bon nombre de cas – et cela quel que soit le budget de production ou l’importance de leur médiatisation – des difficultés ergonomiques (utilisabilité) et de construction de sens (sense making) font fréquemment obstacle à une expérience utilisateur satisfaisante.

Dans ce contexte, ce numéro de la revue Interfaces Numériques interroge les différentes manières d’appréhender le design d’une œuvre interactive. Chaque professionnel impliqué dans le processus de conception (auteur-réalisateur, journaliste, artiste, développeur, designer graphique, UI/UX designer, game designer, etc.) semble négocier une vision de l’œuvre induite par une culture professionnelle (cinéma, audiovisuel, journalisme, édition, web design, game design, art contemporain, design thinking, design centré sur l’utilisateur, méthodologies agiles, etc.). Les manières de concevoir et de produire sont par conséquent intimement liées aux pratiques et systèmes de valeurs véhiculés dans différents secteurs des industries culturelles, secteurs historiquement indépendants voire étanches les uns des autres.

Note de bas de page 1 :

Samuel Gantier a travaillé de 2012 à 2014 comme consultant pour le fonds d’aide à la production « Expériences interactives » financé par Pictanovo (région Hauts-de-France) et a été formateur pour le workshop IF Lab 2017.

Note de bas de page 2 :

Sandra Gaudenzi est curatrice du symposium « i-Docs » qui réunit depuis 2012 des professionnels et chercheurs impliqués dans le documentaire interactif (http://i-docs.org/). Elle dirige depuis 2015 IF Lab, formation professionnelle dédiée à l’incubation d’œuvres audiovisuelles interactives (http://www.iflab.net/).

Ce dossier franco-anglais est le fruit d’une collaboration scientifique entre l’université Polytechnique Hauts-de-France (Valenciennes) et l’université de Westminster (Londres). Après plusieurs années d’expertise dans le champ des narrations interactives en France et outre-Manche, Samuel Gantier1 et Sandra Gaudenzi2 identifient un manque de formalisation conceptuelle et opératoire sur les manières de concevoir une œuvre interactive. Comment cohabitent, se concurrencent ou s’hybrident des processus de fabrication linéaires, séquentiels, en cascades, itératifs ou incrémentaux ? Y a-t-il une méthodologie de conception qui prédomine sur les autres au sein des industries culturelles ? Comment est formalisée, négociée et évaluée la représentation de l’utilisateur final au cours du processus de conception ?

Les contributions de ce numéro abordent ces multiples questionnements à travers une grande variété de dispositifs sociotechniques et formats médiatiques : documentaire interactif, littérature enrichie, édition numérique, e-learning, agence de communication, installation interactive.

Le premier article présente tout d’abord une collaboration originale entre une ergonome et une artiste. Marie-Julie Bourgeois et Anne Bationo-Tillon documentent une recherche-création qui donne lieu à différentes versions d’une installation artistique cinétique. Ce processus auto-poïétique et itératif amène à concevoir un mode contemplatif de relation à l’œuvre.

Dans un tout autre segment des industries culturelles, Laurent Collet et Regiany de Almeida Barros, proposent d’évaluer la manière dont les méthodologies d’UX design sont utilisées par une vingtaine d’agences de communication localisées en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Cette étude empirique démontre le décalage entre discours marketing et pratiques effectives des professionnels de la communication qui relèvent davantage du design d’interface que du design d’expérience utilisateur. Cet écart nous semble significatif dans la mesure où il explicite l’une des limites de conception observées dans le champ des narrations interactives.

Luis Galindo et Jean-François Cerisier proposent quant à eux une recherche-action qui vise à améliorer la qualité de l’idéation dans le design d’un support pédagogique numérique. La mise en exergue des dimensions d’énergie, d’engagement et d’exploration semble particulièrement féconde pour améliorer la qualité de l’UX design.

Dans le domaine de l’édition numérique, l’article de Florence Rio et Cécile Tardy s’intéresse à l’appropriation d’un kit d’écriture, véritable architexte qui conditionne les modalités de mise en récit. L’enjeu est ici d’analyser ce que l’outil fait au travail d’écriture et par là même de savoir comment il conditionne les modalités d’existence d’un récit potentiellement activé par le lecteur. Parallèlement, l’étude de Nolwenn Tréhondart s’intéresse à la manière dont les concepteurs de livres numériques enrichis négocient les contraintes, normes industrielles, formes esthétiques et prescriptions d’usages embarquées dans la tablette iPad et imposées par l’équipementier et distributeur Apple.

Enfin, dans le champ du storytelling, deux contributions interrogent les méthodologies propres aux documentaires interactifs. Anna Wiehl mobilise tout d’abord la théorie de l’acteur réseau pour qualifier les interactions entre concepteurs et utilisateurs de deux web-documentaires. La recherche-action de Sandra Gaudenzi et Samuel Gantier vise quant à elle à modéliser et évaluer un canevas méthodologique inédit pour le design de narrations interactives. L’originalité de cette étude est de tenter d’améliorer la qualité de l’expérience utilisateur en articulant les apports respectifs d’un mode de production linéaire (la réalisation audiovisuelle et cinématographique) avec une approche de conception itérative (le design thinking).