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Du corps virtuel au corps paysage : présence à l’autre et affectivité à l’ère numérique

Olivier Zattoni 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3430

Le registre des interactions par écran pose aujourd’hui la question d’un corps en hybridation avec les environnements sociotechniques qui en constituent l’entourage. Les expériences vidéoludiques signalent notamment une capacité à alterner les contextes opératoires, jonglant entre des états d’immersion et d’émersion qui procèdent d’une forte intériorisation de schémas techniques, mais également affectifs. En revenant sur la pensée de Maurice Merleau-Ponty, le voisinage de technologies suppose une approche du corporel où le contact avec autrui, loin d’être anecdotique, fait appel à une affectivité enrichie de ces expériences du corps. Ainsi, dans le sillage des théories de l’affective turn, il s’agira d’élever le registre interactionnel à une sensibilité numérique permettant de rendre compte d’un corps–paysage où la dimension haptique devient centrale. Dans le contexte d’une corporéité à la fois augmentée et étendue aux autres corps, une logique du contact permet alors à l’organique d’entrer en visibilité et de participer, toujours davantage, de ces environnements numériques que nous arpentons au quotidien.

Display and On-Screen interactions questions the ongoing hybridity between body and sociotechnical environments. Gaming experiences point out the increasing ability to switch from one context to another, such as immersion and emersion. These embodied capabilities rely on a strong encapsulation of both technical and affective schemes. In the frame of Maurice Merleau-Ponty theories, the vicinity of body and technologies creates a suitable context for encounter, while affectivity enhances presence to the other by bringing out the experience of contact. Therefore, this study links affective turn to user/machine interaction, aiming at considering this haptic dimension in the scope of its multiple practices within technology. In the context of augmented yet extended bodies – i.e. a body that is invited to encounter another –, such an haptic perspective stresses the crucial role of the organic in the digital environments we explore in everyday life.

Sommaire

Texte intégral

1. Introduction

La multiplication des interactions par écran, ainsi que leurs extensions dans les paysages toujours plus riches et divers du virtuel, posent de nouveaux jalons quant à une pensée et une représentation du corps. Qu’il exprime, avec le numérique, une aptitude à l’hybridation (Couchot, 1985), ou qu’il s’extériorise par le biais d’informations et de données susceptibles d’être traduites par des interfaces sensorielles (Andrieu, 2010), le corporel ne semble plus être, à l’évidence, ce bastion de l’intériorité, marquant le seuil entre monde physique et monde privé. Si nous concédons que le numérique joue un rôle privilégié dans les partages opérés au sein de la réalité extérieure – et tenant compte du fait que nous demeurons profondément liés au sensible –, il convient également d’observer la manière dont les supposées frontières qui servaient jusqu’alors à distinguer l’organique méritent d’être réévaluées, voire remises en doute. D’autant qu’une ambiguïté subsiste lorsqu’il s’agit d’envisager le voisinage du corps et de l’écran, à savoir que ce dernier s’adresserait avant tout à la vision, occultant la présence d’un corps dont nous essaierons de montrer ici qu’elle n’a rien d’hypothétique. À cette corporéité qui serait comme mise en demeure, nous opposerons plus largement une approche du sensible où le charnel n’est pas seulement présence à soi, mais également aux autres, et comment la subjectivité n’est pas tant affaire d’inclusion que d’éclosion, substituant ainsi aux tentations immersives, l’hypothèse non pas contraire, mais plutôt concomitante, d’une émersion. Celle-ci pourrait en effet être abordée à la lumière de ces « corps autres » participant, dans les environnements virtuels et en particulier vidéoludiques – mondes saturés d’avatars et autres personas –, d’un « écosystème de présences » (Morignat, 2009). Car en portant vers l’extérieur ses gestes, sa symbolique et ses affects, le corps se risque toujours à ces hybridations, de même qu’à ces possibles coprésences. Mais il demeurera tout aussi essentiel de ne pas perdre de vue ce qui relève de la construction de soi ou, en d’autres termes, d’une subjectivité autour de laquelle s’opèrent les partages effectués dans des espaces réels ou simulés.

Au vu de ces premières hypothèses, nous dirons que les interactions par écran suggèrent une affectivité formée, toujours davantage, aux territoires du numérique, et où le corporel se signalerait par sa manière de convoquer un ensemble de techniques et de gestes qui dépassent le registre de l’automatisme. Plus largement, la question de l’affectivité invite ici à rendre compte des aptitudes du corps à ouvrir un horizon problématique qui interroge conjointement le statut du technologique et du charnel. Dans ce contexte, la façon dont le corps est amené à évoluer au sein d’environnements a priori distincts – le réel, d’une part, et le virtuel, de l’autre –, serait à envisager sous l’angle d’une forte intériorisation des propriétés techniques, habiletés tenues en mémoire et mobilisées pour engager un prolifique dialogue avec les machines. Par ailleurs, la dimension haptique qui gouverne nos usages du numérique n’a de cesse de suggérer, en creux, la présence et le contact de l’autre, au même titre qu’elle replace le corporel au centre des enjeux liés aux écrans et à leurs paysages. Ces derniers signaleraient dès lors une façon d’être dans le monde par le biais de modèles actionnels et procéduraux, dont le numérique se présente aujourd’hui comme le débouché privilégié. À la lumière d’enjeux pluridisciplinaires liés au technologique et au charnel, cette étude dressera un état des lieux préalable sur une pensée du corps – son statut, son histoire et ses représentations –, puis fera se croiser phénoménologie, anthropologie et sciences sociales, afin d’étayer le postulat d’une sensibilité virtuelle nourrie aux partages et aux coexistences. Souhaitant délier les diverses notions qui président à ce voisinage entre corps et écran, le cap est ici donné : il s’agira de comprendre comment la notion d’affectivité permet l’extension des territoires du corporel pour promouvoir, avec le numérique, une pensée hybride du corps–paysage.

2. Une épistémologie des corps multiples

2.1. La phénoménologie : vers un corps affecté

Note de bas de page 1 :

Bernard Michel (1976). L’expressivité du corps : recherche sur les fondements de la théâtralité, Paris, J.-P. Delarge, p. 11

Note de bas de page 2 :

Ibid., pp. 12-13

Note de bas de page 3 :

« Le monde objectif étant donné, on admet qu’il confie aux organes de sens des messages qui doivent donc être portés, puis déchiffrés, de manière à reproduire en nous le texte original. De là en principe une correspondance ponctuelle et une connexion constante entre le stimulus et la perception élémentaire. Mais cette “hypothèse de constance” entre en conflit avec les données de la conscience et les psychologues mêmes qui l’admettent en reconnaissent le caractère théorique. Par exemple, la force du son sous certaines conditions lui fait perdre de la hauteur, l’adjonction de lignes auxiliaires rend inégales deux figures objectivement égales [...] Dans ce cas donc le “sensible” ne peut plus être défini comme l’effet immédiat d’un stimulus extérieur ». Merleau-Ponty Maurice (1945). Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, p. 30.

Les voisinages du corps et de l’écran nous invitent à revenir sur les diverses positions épistémologiques et rappeler que la pensée objective a longtemps été travaillée par la séparation de l’intelligible et du physique. Or, neuropsychiatres et chercheurs en sciences cognitives s’accordent à dire que toute opération de l’esprit doit s’assurer de la présence de l’organique (Berthoz, 1997). Nous constatons par ailleurs, depuis plusieurs décennies déjà, une exaltation du corporel et de l’incarné, notamment dans la continuité d’une pensée phénoménologique qui va anticiper, d’une certaine manière, l’affirmation du corps dans l’espace social. Michel Bernard écrivait déjà : « Ainsi assiste-t-on maintenant à l’inflation des pratiques d’expression corporelle […] et des discours apologétiques qui les justifient »1, en ajoutant plus loin que ce phénomène « […] a trouvé en la phénoménologie merleau-pontienne (et malgré les intentions de son auteur) un support privilégié dont ont usé et usent directement ou indirectement, explicitement ou implicitement tous les discours contemporains sur le corps […] »2. En ébauchant les contours d’une corporéité qui ne gênerait plus l’expérience originaire du monde – jusqu’alors réservée à la seule conscience –, la phénoménologie préfigure ainsi une libéralisation du charnel et va poser les jalons de ce tournant corporel que connaîtra, sans nul doute, le XXIe siècle. Ce retour au corps se veut également en rupture avec l’héritage cartésien préférant, au sujet percevant, un sujet pensant. En effet, seul ce dernier pourrait être à même d’abriter l’homme intérieur : une logique du « pour soi » excluant de fait ce qui se trouverait en marge de tout homme, à savoir l’autre et, en l’occurrence, l’autre corps. Comment, donc, penser cette altérité qui nous relie au monde, si ce n’est par le biais de l’organique ? À la faveur d’une corporéité qui ne ferait plus écran à la connaissance, l’expérience de la chair va permettre de dépasser la séparabilité des êtres en introduisant, dans le même temps, une conception pluridimensionnelle du corps. C’est également au travers d’une pensée de l’adhésion, de l’empiètement et du contact (Dastur, 2001), que Merleau-Ponty va contribuer à faire de l’organique le lieu d’élection de l’expérience, où le subjectif ne se présente plus comme l’horizon indépassable de toute sensibilité. En d’autres termes, c’est un corps « affecté » qui se présente au regard du phénoménologue, où les jeux d’allées et venues avec l’extérieur s’opposent à une vision communément admise selon laquelle le corporel est avant tout le réceptacle des sensations3.

Note de bas de page 4 :

« Le mouvement du corps ne peut jouer un rôle dans la perception du monde que s’il est lui-même une intentionnalité originale, une manière de se rapporter à l’objet distincte de la connaissance », Ibid., p. 447.

Note de bas de page 5 :

« En ce qui concerne le corps, et même le corps d’autrui, il nous faut apprendre à le distinguer du corps objectif tel que le décrivent les livres de physiologie. Ce n’est pas ce corps-là qui peut être habité par une conscience. [...] On ne fera jamais comprendre comment la signification et l’intentionnalité pourraient habiter des édifices de molécules ou des amas de cellules, c’est en quoi le cartésianisme a raison. Mais aussi n’est-il pas question d’une entreprise aussi absurde. Il est question seulement de reconnaître que le corps, comme édifice chimique ou assemblage de tissus, est formé par appauvrissement à partir d’un phénomène primordial du corps-pour-nous, du corps de l’expérience humaine ou du corps perçu, que la pensée objective investit, mais dont elle n’a pas à postuler l’analyse achevée ». Merleau-Ponty Maurice, op. cit., p. 408

Nous pouvons d’ores et déjà entrevoir le glissement progressif d’un corps percevant, tel que va l’introduire Merleau-Ponty, vers un corps affecté qui précise ici son héritage phénoménologique4. Toutefois, ce recentrage du corporel dans l’expérience n’est pas sans ébaucher un certain nombre de perspectives critiques. Rappelons notamment que la conception merleau-pontienne du charnel peut conduire à mettre en doute le sujet cartésien qui est, avant tout, un sujet moral. L’abandon des propriétés réflexives de la conscience au profit d’une présence du corps dans le monde priverait en effet ce dernier de son ancrage historique. Est ici visée une conception du corporel qui le rendrait aveugle à l’égard des origines et des conditions de sa production sur les plans anthropologique, social et culturel. De l’aveu de Merleau-Ponty, il s’agira de récuser une conception positiviste du corps qui a contribué à en faire un objet de sciences, ayant pour conséquence d’en avoir organisé, d’une certaine manière, le refoulement5. Pour Foucault au contraire, l’organique ne saurait se dérober face aux exigences de la pensée objective, de même qu’au contexte à la fois anthropologique et culturel qui l’accompagne. Matthieu Potte-Bonneville nous éclaire sur ce point :

Note de bas de page 6 :

Potte-Bonneville Mathieu (2012). « Les corps de Michel Foucault », Cahiers philosophiques, p. 11. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-

« On pourrait dire que, là où Merleau-Ponty remonte du corps-objet vers le corps propre qui lui donne sens et en permet la compréhension, Foucault fait valoir que ce “propre” est d’abord le plus impropre, tant il résulte d’évènements historiques contingents et divers, et tant, en définitive, le fondement de cette saisie de soi échappe radicalement au sujet. »6

Note de bas de page 7 :

Levinas écrivait : « La solitude n’est pas une inquiétude supérieure qui se révèle à un être quand tous ses besoins sont satisfaits. [...] mais la compagne, si l’on peut dire, de l’existence quotidienne hantée par la matière ». Levinas Emmanuel (1979). Le temps et l’autre, Paris, Presses universitaires de France, Fata Morgana, p. 39

À ce titre, les futurs développements des sciences sociales sembleront donner raison à l’approche foucaldienne, même si Merleau-Ponty parle précisément d’une conscience étendue d’un corps propre, mais dont la possible articulation avec les autres corps ne permettra pas d’ouvrir suffisamment sur une objectivation sociale du corporel, capitale aux yeux de Foucault. Si contact avec l’extérieur il y a, celui-ci n’est pas tant, pour le phénoménologue, l’occasion d’une rencontre (suggérant ainsi ce qui serait de l’ordre d’une porosité, ou tout le moins d’une exposition qui mettrait à mal la relation archaïque, originaire qui nous lie au sensible), que l’éveil, au sein du corps, d’une « sensibilité objective ». Toutefois, indépendamment des critiques et des débats qui traversent les épistémologies successives du corps, de même que la place désormais centrale que ce dernier occupe dans la culture des individus, il est notable que l’histoire récente du corporel – et les approches de Foucault et de Merleau-Ponty peuvent converger sur ce point –, plaide pour un corps résolument tourné vers l’extérieur (qu’il s’agisse du contexte historique et socio-culturel pour Foucault, ou d’«  Autrui » chez Merleau-Ponty). Rappelons également que les équivoques nées de cette notion de corporéité s’inscrivent dans une réflexion plus large sur la notion de sujet, de même qu’elles interrogent ce qui, pour Levinas, constitue la matérialité même du soi, renvoyant à une forme de solitude élémentaire7. En cela bien des domaines d’investigation s’attacheront à réévaluer le subjectif et ce, dans la perspective merleau-pontienne d’un décloisonnement et d’une communicabilité des consciences. Par conséquent, les sciences sociales seront assez logiquement traversées par la question du corps, à plus forte raison lorsque ce dernier fait l’expérience d’un milieu intersubjectif dont la phénoménologie a esquissé les contours sans dire véritablement le nom.

2.2. Subjectivités et corps partagés

C’est ainsi qu’une construction sociale du corps (Detrez, 2002) dévoile l’expression d’une subjectivé travaillée par le registre symbolique dont participent, au premier degré de l’expression corporelle, les attitudes, postures et autres manifestations d’un langage non verbal. Voici donc que le monde intérieur, avant d’être ce pour-moi cartésien que la phénoménologie va chercher, d’une certaine façon, à réconcilier avec le monde sensible, se signale avant tout en fonction d’exigences relatives aux différents milieux dans lequel l’individu est amené à agir. Dans le même ordre d’idées, l’organique participerait de la distribution implicite des rôles qui façonnent une « présentation de soi » (Goffman, 1959). Dès lors – et cet aspect peut être jugé concomitant aux apports de la phénoménologie, bien qu’il ne partage pas les mêmes postulats ni les mêmes implications –, si une nouvelle économie du sujet oppose au dualisme traditionnel le prisme d’une corporéité qui se voudrait plurielle et multiple, elle questionne également, de manière insistante, le statut du corps et en particulier ce qui en compose l’entourage. Dans ce contexte, l’écosystème charnel envisagé comme substrat social ferait l’épreuve de contraintes exercées par une universalisation du langage du corps (Andrieu et al., 2011). Aussi est-on en droit de s’interroger sur une possible uniformisation du corporel, à plus forte raison lorsque ce dernier cristallise un certain nombre de figures et de représentations partagées et, pour ainsi dire, codifiées. Le registre charnel, traversé par la question de l’interindividualité, ferait ainsi l’exercice prétendument libérateur de routines sociales qui s’avèrent être, en réalité, toujours plus contraignantes (Bernard, 1972).

Note de bas de page 8 :

C’est d’ailleurs sur ce point que s’articulent les théories liées à l’affective turn, visant à comprendre comment les registres affectifs et émotionnels s’inscrivent dans l’orbite intellectuelle postmoderne qui a conduit à la déconstruction du sujet. L’occasion également de remettre au premier plan une matérialité à la fois sociale et culturelle du corps. Voir à ce propos Claugh Patricia (2008). « The Affective Turn : Political Economy, Biomedia and Bodies ». Theory Culture and Society, vol. 25, http://tcs.sagepub.com/content/25/1/1

Note de bas de page 9 :

Levinas Emmanuel, op. cit

Note de bas de page 10 :

Butler Judith (1993). Bodies That Matter : On the Discursive Limits of Sex, London, Routledge Classics

C’est donc au confluent de ces différentes épistémologies du corps que le « tournant affectif » (affective turn) va proposer un nouvel éclairage aux aspirations individuelles, et ce, dans le contexte d’une pensée axée sur l’étude de facteurs externes – institutionnels, historiques, sociaux... – et qui aurait organisé de manière inconsciente le morcellement, voire la déconstruction, de la notion de sujet8. À l’intersection du biologique mais également des domaines politique, culturel et social, les théories de l’affectivité vont hériter des problématiques relatives à ce que Levinas nomme une « identité dépareillée »9. Ce nouveau champ d’investigation, qui place le corporel au carrefour des grands ensembles sociaux, ouvre ainsi un questionnement de fond sur le rôle de l’organique dans les partages opérés au sein du continuum social ; l’occasion de renvoyer aux travaux de Judith Butler, pour laquelle le corps se charge de multiples significations politiques, culturelles, et qui participent justement de sa visibilité10. Le corporel serait donc à considérer au confluent de représentations partagées et, bien évidemment, des conventions sociales. Aussi, l’ambiguïté demeure : alors qu’un retour au corps semble indiscutable, il apparaît dans le même temps que le monde subjectif et, à plus forte raison, le corps lui-même, restent divisés par les stratégies ou les rôles qu’implique une surprésence des consciences dans le milieu social. Autrement dit, à un organique dont nous célébrons désormais les instincts, l’expressivité mais aussi la performativité, répond une vision divisée du sujet, où la limite entre monde intime et monde social se présenterait, au final, comme une ligne de fracture.

Note de bas de page 11 :

Le régime affectif, nous dit Brian Massumi, succède à la fin des grandes idéologies et se présente, en cela, comme un élément-clé de l’époque postmoderne. Voir Massumi, Brian (1995). « The Autonomy of Affect ». Cultural Critique, The Politics of Systems and Environments, n° 31, p. 104. URL : https://www.jstor.org/stable/1354446

Soucieuses de l’inclusion des corps autres – et donc, immanquablement, du corps social – au sein de la subjectivité, les théories liées à l’affective turn vont revenir au biologique par le biais de ses représentations et imaginaires. Qui plus est, cette démarche suppose d’aborder le corporel à la lumière de ce moi kaléidoscopique, semblable au « manteau d’Harlequin » évoqué par Freud. Si le registre affectif envisage ce surgissement des corps à la faveur d’un questionnement sur la subjectivité, il faudra considérer ainsi la part d’hybridation dans le paysage organique qui s’ébauche, et en particulier dans le contexte du numérique. L’inscription corporelle est donc résolument travaillée par le milieu qui la gouverne, et dont nous ajouterons qu’il est occupé par les écrans, interfaces et autres dispositifs relationnels. Corps augmentés, affectés et hybrides signalent ensemble une dimension numérique ayant vocation à être incarnée, au même titre qu’elle s’inscrit dans le contexte plus large d’une approche collective et intersubjective des corps. Si ce contexte est justement celui d’une prédominance du charnel et ce, sur un plan représentationnel et symbolique, il ne manque pas de relancer la question des affects à l’heure actuelle, période que l’on sait marquée par l’hypertechnologie11.

3. Affectivités 2.0

3.1. Technologies et corps hybrides

Note de bas de page 12 :

Théofilakis Élie (1985). « Modernes et après ? », in Les Immatériaux, Paris, Autrement. URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4811107j

Au confluent de ces visions successives du corps et à la manière dont elles font naître, immanquablement, un certain nombre d’équivoques, la notion de mondes virtuels et le développement des interfaces homme-machine charrient ensemble un certain nombre de perspectives renvoyant à ce que Marcel Mauss appelait justement les « techniques du corps », et dont l’attribut technique n’a rien d’un fait isolé. Élie Théofilakis écrivait justement : « Les nouvelles réalités qui s’imposent dans le cadre de notre Technoculture remplacent l’interface Homme/Nature par celle Homme/Technique »12. Car il semble que l’on rapporte fréquemment la séparabilité du corps et de l’esprit dans le registre d’un questionnement sur la technique qui ne manque pas d’en reproduire les clivages. Tenant lieu de nouvel horizon anthropologique, la promesse d’une inclusion plus forte de l’organique dans le domaine des interactions par écran ne manque pas de soulever un certain nombre d’interrogations, sans doute sous l’influence d’une pensée dualiste (et cartésienne) dont peine à se défaire tout regard sur la technologie. Traversant les discours et postures vis-à-vis de cette dernière, la dialectique opposant couramment matériel et immatériel puise en réalité dans une distinction entre ce qui relève du corps propre, bastion de l’organique, et de ses multiples représentations célébrées, quant à elles, par une vision technologique du corporel. Jean-Pierre Martineau écrit :

Note de bas de page 13 :

Martineau Jean-Pierre (1991). « Avatars du corps, représentation ». In Garnier Catherine (dir.), Le corps rassemblé, Agence d’Arc, Université du Québec à Montréal, p. 82.

« [...] via le corporéisme comme via l’interactionnisme high tech, on dissocie corps-représentation. Dans un sens, il s’agit de renouer avec un corps affranchi de la représentation, dans l’autre il s’agit d’opérer par représentations (numérisées, digitalisées, télémanipulées) désincarnées. »13

Note de bas de page 14 :

Nous pourrions ici renvoyer aux travaux d’Orlan ou de l’Australien Sterlac, au sujet duquel Edmond Couchot écrit : « Pour [Stelarc] […], les technologies rendent le corps obsolète. Le corps n’est plus qu’un objet à modeler, à reconcevoir en termes modulaires. La pression planétaire la plus significative n’est plus l’attraction gravitationnelle mais la poussée de l’information qui propulse le corps hors de lui-même et hors de sa biosphère ». Couchot, Edmond (1998). La technologie dans l’art. De la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, p. 236.

Note de bas de page 15 :

Kurzweil Ray (2005). The Singularity Is Near: When Humans Transcend Biology, London, Penguin Books

Ces regards sur la technologie inaugurent ainsi un champ problématique qui peut d’ailleurs constituer l’avers d’une dialectique corps-écran, dont nous ajouterons qu’elle repose d’abord sur un ensemble d’inquiétudes à l’égard de la porosité entre les domaines du corps et celui de techniques que l’on ne manque pas de placer, généralement, sous l’égide de la représentation. Corporéisme et vision high-tech se présenteraient, par ailleurs, comme deux facettes de cette forme de « désarroi » qui anime la pensée du corps à l’heure des technologies ; il s’agirait en effet, pour le premier, de craindre l’indifférence vis-à-vis de ce qui est par essence différent, à savoir mon corps (lequel pourrait, à en croire les théories posthumanistes, être tout à fait autre), lorsque la seconde distingue quant à elle deux régimes de matérialité (l’homme et la machine), dont elle assume le caractère interchangeable. En expérimentateurs privilégiés des limites du corporel, bien des intellectuels et artistes14 ont abordé ces enjeux, et ce, au-delà des prudences épistémologiques. En assumant l’hybridation de la chair et du technologique, les expérimentateurs du bio-art repoussent toujours davantage les frontières de l’organique, de même que des futurologues tels que Ray Kurzweil se proposent de dater précisément le moment où un esprit artificialisé pourra être aisément transmis d’un corps à l’autre15. Outre les courants et pratiques qui accompagnent ces postures (interactionniste d’une part, corporéiste de l’autre), il faudra admettre que la technologie et, avec elle, un régime de l’immatériel promu par le numérique, implique de réévaluer une matérialité dans laquelle on a longtemps cantonné le corps – un corps jusque-là distinct, dans la dualité cartésienne traditionnelle, de l’intellect. De fait, si la chair entretient une relation toujours plus intime avec le technologique, nous souhaitons ici entreprendre une relecture du corporel dans le sillage des écrits de Merleau-Ponty. Le charnel serait dès lors à voir comme un langage incroyablement plastique, mixte de matière et de symboles, assumant cette dimension représentationnelle autant que l’aspect – non moins capital – que revêt ce corps irréductiblement subjectif qui est le nôtre. Souhaitant rendre compte d’un ensemble d’hybridations somatechniques (Andrieu, 2011) qui font du charnel un vecteur d’information et de transmission, il s’agit de dépasser le tropisme matériel autour duquel s’articule l’impact des technologies sur le corps pour comprendre comment ce dernier suppose l’existence de schémas techniques fortement intériorisés. Indépendamment de tout spiritualisme ou corporéisme, la technologie serait ici, pour ainsi dire, une affaire de corps et ce, avant d’être le produit, toujours plus fécond et ingénieux, d’un interfaçage homme/machine.

3.2. La technologie dans les schémas corporels et affectifs

Note de bas de page 16 :

Leroi-Gourhan André (1964). Le geste et la parole. 1. Technique et langage, Paris, Albin Michel, p. 88

Ne pouvant considérer la technologie à la manière d’un pouvoir s’exerçant exclusivement sur l’ordre matériel des choses, nous la restituerons donc à ces corps par lesquels elle se donne en héritage. André Leroi-Gourhan a très bien mis en évidence cette caractéristique biologique et évolutive des techniques et la manière dont elles se rapportent à l’homme et à l’« économie de son comportement »16. Le répertoire biomécanique du corps, sur un plan technique mais également symbolique, s’inscrit dans un ensemble de pratiques acquises, consolidées et, pour ainsi dire, sédimentées :

Note de bas de page 17 :

Leroi-Gourhan André (1964). Le geste et la parole. 2. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, p. 42

« Cet engagement de l’outil et du geste dans des organes extérieurs à l’homme a tous les caractères d’une évolution biologique puisqu’il se développe dans le temps, comme l’évolution cérébrale, par addition d’éléments qui perfectionnent le processus opératoire sans s’éliminer l’un l’autre. »17

Dans cette optique, la technologie se donnerait ici à penser sous la forme d’une communicabilité des procédures et une intériorisation des outils qui, dans un mouvement souverain, s’unissent au sein du corps agissant. L’idée d’une science des choses qui serait à la fois en mémoire et en acte, induite par le contexte anthropologique et culturel, est également présente dans les sciences cognitives pour qualifier l’état d’« énaction », soit une perception active par laquelle le sujet se saisit des données du monde (Varela et al., 1993) :

Note de bas de page 18 :

Varela Francisco, Thompson Evan, Rosch Eleanor (1993). L’inscription corporelle de l’esprit, Paris, Seuil, p. 236

« Dans cette perspective, la perception n’est donc pas seulement enchâssée dans le monde qui l’entoure ni simplement contrainte par lui ; elle contribue aussi à l’énaction de ce monde environnant. Ainsi, comme le note Merleau-Ponty l’organisme donne forme à son environnement en même temps qu’il est façonné par lui. »18

Note de bas de page 19 :

Weissberg Jean-Louis (2000). Présences à distance : Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus à la télévision, Paris, L’Harmattan

Nous remarquons que les hybridations du corps mettent en jeu une grammaire technologique tenue en mémoire, laquelle ne demande qu’à être réactualisée, voire redéfinie. Une sensibilité organique interroge par là même la passivité d’un corps percevant qui se limitait, jusqu’ici, à un rôle de simple récepteur. D’autant que le corps engage, au contact de son environnement, un ensemble de procédures servant à négocier, par suite, ses propres schémas d’action. Dans le contexte d’une plus forte hybridation, l’inscription corporelle dans le monde ouvre donc un champ problématique (Lévy, 1998) qui célèbre, dans une perspective merleau-pontienne, le dialogue et la relation. Ces derniers opèrent déjà dans la position ménagée par le corps au sein de son espace, confrontant les territoires dévolus à l’organique d’une part, et au technologique de l’autre. Par cette irrésistible tendance à s’extérioriser, le corporel organise également, au sein des réalités sensibles ou virtuelles, un espace de décision. Jean-Louis Weissberg19 préférait d’ailleurs à l’immatérialité du numérique un régime de matérialité qui serait autre, sans doute car le virtuel se rapporte toujours, de près ou de loin, à des « techniques du corps ». S’il reste chevillé à ce pour-moi constitutif d’une identité, le corporel tisse donc un faisceau de relations, significatif d’une volonté de négociation qui traduit son potentiel affectif. Dès lors, c’est en problématisant les données issues du milieu que les schémas corporels d’action et d’interaction s’ouvrent nécessairement à la présence d’autres consciences. Pierre Lévy écrit :

Note de bas de page 20 :

Lévy Pierre, op. cit., pp. 106-107

« On comprend mieux, maintenant, pourquoi l’intelligence est traversée d’une dimension collective : parce que ce ne sont pas seulement les langages, les artefacts et les institutions sociales qui pensent en nous, mais l’ensemble du monde humain, avec ses lignes de désir, ses polarités affectives [...] Que dire alors de la production de messages ou de relations ? Voilà le nœud de la morale : vivant, agissant, pensant, nous tissons l’étoffe même de la vie des autres. »20

3.3. L’affectivité numérique, le corps à soi-même et à autrui

Note de bas de page 21 :

Simondon, Gilbert (1989). L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, p. 118.

Note de bas de page 22 :

Pour Théodule Ribot, l’affectivité se traduit justement par cette « [...] faculté de tendre ou désirer et par suite d’éprouver du plaisir et de la douleur ». Ribot, Théodule (1930). La psychologie des sentiments, Paris, Alcan. Berthoz Alain (cité par, 1997). Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, p. 13

Note de bas de page 23 :

Simondon Gilbert, op. cit

Note de bas de page 24 :

Berthoz Alain et Jorland Gérard (2004). L’empathie, Paris, Odile Jacob, p. 273

Déjà posée par Merleau-Ponty ou Levinas, la relation à Autrui s’inscrit au croisement des mouvements du corps et des hybridations qui le constituent, de même que ces dernières participent de sa présence à l’entourage. Ainsi, il conviendra d’interroger ce qui relève d’une dimension affective à la lumière de cette généalogie technique confrontant sans cesse le réel au possible. Pour autant que le corps « fraye » un espace de décision – et donc, un espace de nature problématique –, il ne cesse d’investir, conséquemment, ce qui est du domaine de l’autre. S’il convoque, pour ce faire, tout un potentiel affectif, c’est qu’il est capable (et nous reprenons ici les écrits de Pierre Lévy), d’en « virtualiser » la présence. Dès lors, une science opératoire propre à l’organique, s’appuyant sur des procédures mémorisées et transmises de manière informelle, requiert la présence, réelle ou bien figurée, d’autres corps. À supposer que l’affectivité repose, quelque part, sur une communicabilité de conscience à conscience, il sera question d’observer comment, dans ce contexte opératoire, conjuguer présence à soi, à autrui et au monde, prenant ainsi en considération ces corps autres et leur rôle dans cet ensemble procédural, mais non moins créatif, qui résulte des hybridations somatechniques dont parlait Bernard Andrieu. Or, les propriétés affectives ne sauraient se laisser réduire à une approche purement anthropotechnique. Bien que réhabilitant le corporel, cette dernière peine en effet à ouvrir sur les questions liées à l’individualité et, à plus forte raison, à l’interindividualité ; c’est pourquoi un corps affecté ne peut se résumer à un corps « en acte ». Car l’affectivité est ce dont parle précisément Gilbert Simondon pour une approche qui nous semble capitale dans nos décisions et stratégies corporelles, à savoir la manière dont la subjectivité n’est ni isolée dans l’espace clos du Moi, ni dissoute dans les relations au monde et à Autrui, mais bien en état d’individuation. En s’informant des données recueillies par les sens, semblables en cela à des flux hétérogènes d’informations nous parvenant de l’extérieur, l’affectivité est ce par quoi : « [...] la perception cherche le sens [...] des réponses coordonnées aux sensations »21. Se distinguant par cette faculté de désirer ou de tendre vers quelque chose22, l’affectivité ne se limite pas à un déterminisme somatechnique, car elle tient justement de l’extrapolation et de la déduction, autant de dispositions qui dépassent le strict champ du réflexe. Si les modalités affectives attribuent nécessairement des valeurs, elles ne les considèrent pas, pour autant, comme des réalités définitives. Le jeu des réévaluations constantes qui détermine le champ affectif implique ainsi, pour Simondon, un rééquilibrage plus étendu et plus profond des rapports entre l’être individuel et le monde23. Alain Berthoz va d’ailleurs dans ce sens lorsqu’il écrit : « La capacité d’avoir une vision d’ensemble d’une situation ou d’un problème est associée à la remarquable capacité d’envisager le monde de façons diverses. »24

Note de bas de page 25 :

Lyotard, Jean-François (1994). Des dispositifs pulsionnels, Paris, Galilée

Indépendamment de cette plasticité de l’affection laquelle produit, à partir d’éléments fortuits, un tissu de relations signifiantes, il convient de postuler l’existence de dispositions communes ou tout le moins partagées. Pas de signe sans code, nous dit Jean-François Lyotard25. Dès lors, peut-on parler d’un « milieu » affectif à l’aune duquel peut se constituer une logique du sentir ? À supposer qu’un tel milieu favorise le partage de dispositions affectives, rappelons que ces dernières convoquent justement ensemble des stratégies cognitives qui ne cessent de réévaluer et de repréciser, à partir des informations affleurant à la surface de nos corps, les schèmes techniques que nous tenons en héritage. Le milieu affectif se confondrait ainsi avec le milieu anthropotechnique qui instruit et renseigne le corporel sans pour autant exiger de lui une réponse tout à fait conforme. Car c’est justement dans ces flottements que peut s’exercer une sensibilité, là où le corps est amené à problématiser, inlassablement, son environnement et à en dégager tout un ensemble de gestes et de postures. Aussi, comme le dit Simondon, le sujet n’est pas tant une intériorité en projection vers un futur – à supposer qu’une finalité précise conditionne la totalité de ses actions dans le monde physique –, qu’un retour constant au présent par la synthèse des cheminements qui définissent, au confluent de ces divers milieux, la zone opératoire de l’affectivité. Cela revient à considérer les trajectoires mentales par le biais desquelles la présence dans le monde est le produit d’une inlassable évaluation des possibilités induites par l’environnement spatial ou symbolique, au même titre qu’elle procède d’une réinterprétation constante de motifs intériorisés. Alain Berthoz nous rappelle également le pouvoir d’émulation et de synthèse définissant l’activité cérébrale et qui, dans le cas présent, enrichit considérablement le répertoire affectif :

Note de bas de page 26 :

Berthoz Alain (1997), op. cit., pp. 12-13

« Nous proposerons de concevoir le cerveau comme un simulateur biologique qui prédit en puisant dans la mémoire et en faisant des hypothèses. Les simulateurs de vol ne prédisent pas, ils n’inventent rien. Le cerveau a besoin de créer, c’est un simulateur inventif qui fait des prédictions sur les événements à venir. Il fonctionne aussi comme un émulateur de réalité. »26

4. Le numérique : paysage incarné, paysage de contact

4.1. Les « distractions » vidéoludiques

Si affectivité du corps il y a, celle-ci reposerait dès lors sur ces schémas implicites tenus en mémoire et dont il n’est pas impossible, au vu des réévaluations exigées sans cesse par les contextes d’action, d’ouvrir sur une expérience des corps autres. Mais cela suppose de se jouer, quelque part, des schèmes opératoires intériorisés pour attribuer des valeurs et ainsi apprécier pleinement la situation donnée. L’affectivité requiert, en d’autres termes, une capacité à modifier les curseurs servant à l’évaluation du milieu et donc, à changer de point de vue. Alain Berthoz écrit justement :

Note de bas de page 27 :

Berthoz Alain et Jorland Gérard (2004), op. cit., p. 266

« Il faut que cet accès à une forme de liberté mentale ouvre effectivement la possibilité non seulement de changer de point de vue mais aussi de ce que j’appellerais le “changement de point de sentir”, d’éprouver, de simuler mentalement en intégrant dans le flux de son vécu l’expérience de l’autre, et non pas dans une simple théorie de l’esprit de l’autre. »27

Note de bas de page 28 :

Boutet Manuel, Colón de Carvajal Isabel, Ter Minassian Hovig, Triclot Mathieu (2014). Au-delà du virtuel : interactions sociales et spatiales dans et autour d’un univers vidéoludique, MEI – Médiation et information, Paris, L’Harmattan, pp.103-116, URL :  https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00851446/document

Admettant la part de reproduction et, pour ainsi dire, de réitération, dans les gestes, postures et autres expressions de nos corps, la présence d’autrui se distingue ici dans la mise en œuvre de schémas opératoires ou affectifs qui incluent, par la voie de l’observation ou de la simulation, la possibilité d’autres consciences. L’hybridation renvoie quant à elle à une tendance biologique, de même qu’elle nous renseigne sur une affectivité permettant au corps de se positionner non seulement en rapport à l’espace où il circule, mais également en fonction des autres corps amenés, quant à eux, à partager ce même espace. Pour tenter de définir avec plus de précision ce qui est de l’ordre d’un registre affectif, nous le mettrons ici en regard avec les usages des environnements numériques, notamment au travers des comportements singuliers des utilisateurs de jeux vidéo. Car ces derniers nous invitent à observer la manière dont l’articulation technique et affective serait non pas réduite à des routines opératoires et à des contacts corporels appauvris, mais permettrait au contraire l’émergence, dans des situations d’action partagées, d’une sensibilité virtuelle rompue aux contacts et aux empiètements. Manuel Boutet et al. (2014), dans une étude des pratiques vidéoludiques28, soulèvent un point remarquable à l’observation d’un groupe de jeunes gens à l’occasion d’une séquence de jeu en réseau. Les chercheurs distinguent en effet des « profils rythmiques » témoignant de degrés d’investissement divers, où à des épisodes de forte implication succèdent des instants de relâchement, voire même d’ennui. Mais l’élément le plus significatif est qu’à ces humeurs, les joueurs vont répondre en alternant d’autres jeux, voire même interrompre ces derniers pour lancer une conversation, révélant ainsi la transitivité des environnements numériques et des modalités affectives qui s’y rattachent :

Note de bas de page 29 :

Ibid., p. 4.

« La situation de jeu en LAN (pour Local Area Network) comporte plusieurs verbalisations étonnantes comme “on joue en attendant” ou “je lance une session d’Unreal (Jeu de tir multijoueur à vue subjective) pour se faire un hmm... truc en attendant, tranquille”... Toutes ces formules renvoient à cette situation paradoxale, et pourtant commune, qui consiste à jouer sans être vraiment au jeu, ou à jouer en attendant que le jeu commence vraiment. »29

À la lecture de ces observations, un certain nombre d’éléments nous invitent à penser que l’investissement du corps dans l’écran n’est ni invariable ni exclusif. Au contraire, nous voici en présence de postures relativement segmentées et dont le potentiel affectif relèverait non pas d’un degré d’adhésion à l’ordre de réalité dans lequel le joueur évolue (réel ou virtuel), mais serait plutôt soumis à ses tempéraments. L’aisance avec laquelle les utilisateurs semblent changer de contexte (passant sans transition du réel au virtuel, et inversement), signale également la manière dont les modalités opératoires seraient, pour ainsi dire, transposables. Dès lors, il faudrait reconnaître à l’affectivité son potentiel d’émancipation vis-à-vis de ces situations d’action, et auxquelles se substitueraient d’autres « états de rencontre ». Nous serions donc amenés à supposer que l’affectivité ne procède pas exclusivement par mimétisme, s’il convient toutefois de rappeler qu’elle repose – et ce serait ici la condition de son exil – sur une forte intériorisation des modèles et des schémas actionnels. Rompus à ces pratiques de jeux en réseau, les utilisateurs s’en détachent pour donner lieu à des échanges et s’ouvrir à d’autres distractions. Ce faisant, par cette manière dont les joueurs sont capables de s’abstraire de leur environnement (ou, plus précisément, de s’en « distraire »), nous mettrons ici l’accent sur la remarquable flexibilité d’un corps qui entretiendrait toujours une distance minimale avec son objet. Mais plus encore, ces comportements rendent compte d’une habitude qui ne tient pas lieu de répétition, mais renverrait plutôt à un habitus au sens propre, et où la présence à soi est l’occasion de provoquer, au détour d’une distraction, un nouvel état de rencontre. Or, cette présence à autrui demeure, au même titre que ces dissipations passagères, de l’ordre de l’épisodique. Par cette limite se signale donc la manière dont l’intériorité du sujet reste liée à l’intégrité du corps. Bernard Andrieu écrit :

Note de bas de page 30 :

Andrieu Bernard (2011), op. cit., p. 35

« Car le corps propre ne veut pas devenir l’autre corps aussi facilement, tant dans ses habitus que dans son schéma corporel. En conscientisant de nouvelles sensations, le sujet doit éprouver une nouvelle pratique de corporéisation jusqu’à une réappropriation de cette expérience comme sienne. »30

4.2. L’émersion comme habitus corporel

En définitive, les pratiques vidéoludiques nous enseignent ceci, à savoir que les trajectoires faites d’humeurs et de résonances affectives rompent avec le principe d’une subjectivité en état de projection constante vers l’extérieur. L’« être-là » ainsi virtualisé ne renverrait pas tant à une pure présence à soi qu’à une présence distraite à l’autre sous la forme d’instants partagés, répondant eux-mêmes à un certain nombre de dispositions et de circonstances affectives. Dans ce cas précis, le Moi ne constituerait pas le fil rouge d’une identité close sur elle-même, mais plutôt le point de convergence des lignes affectives. De quoi, sans doute, redéfinir cet état d’émersion que l’on envisage habituellement sous la forme d’une interruption ou d’une sortie hors du jeu – et semblable, en cela, à une rupture délibérée dans l’ordre de réalité défini par l’environnement vidéoludique. Rémy Sohier nous donne ici une définition de l’état d’émersion :

Note de bas de page 31 :

Sohier Rémy (2016). « L’expérience émersive du jeu vidéo. Le cas d’une création vidéoludique portant sur la difficulté à s’approprier le vécu d’un migrant ». Implications Philosophiques, URL : http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/lexperience-emersive-du-jeu-video

« [...] par simple souci logique, si l’utilisateur passe d’un état à un autre, il est nécessaire de pouvoir envisager l’état d’origine. C’est en ce sens que nous entendrons la notion d’émersion. Un utilisateur en émersion arrête de croire à l’illusion des représentations virtuelles et retrouve ses repères réels. »31

Note de bas de page 32 :

Andrieu Bernard (2011), op. cit., p. 45

Note de bas de page 33 :

Ibid., p. 25

Dans la logique d’une affectivité nourrie aux partages et par lesquels le sujet est reconduit à l’espace propre de son corps comme être-au-monde – et dont il faudrait préalablement distinguer ces empiètements et autres présences d’autrui –, l’émersion pourrait dès lors être étendue aux motifs hybrides qui participent de l’habitus technologique du corps, y compris si ce dernier fait l’épreuve de la répétition, de l’habitude, voire même de l’ennui. L’émersion peut donc être envisagée non plus seulement dans l’hypothèse d’un dessaisissement consécutif d’une rupture dans l’ordre de réalité auquel le sujet est confronté (en l’occurrence, un ordre virtuel), ni à l’avers comme le ressaisissement, lucide, qui scelle les retrouvailles avec le sensible, mais bien comme ce qui apparaît, dans l’ordre affectif, à la manière de ce que Bernard Andrieu nomme les « réviviscences mnésiques »32. Dans ce contexte, autrui s’indique alors par la façon dont est suggéré un vécu pour le moins semblable, et auquel mon corps est amené à répondre. Plus généralement, nous dirons qu’en lieu et place d’une action qui ordonnerait une réaction, l’émersion supposerait, par l’entremise de ces navigations mentales dont nous assumons ici l’assise organique, un répertoire affectif fondé sur une « mise en réseau des corps »33. Admettant que ces trajectoires affectives soient l’occasion de possibles rencontres, cette façon d’être au monde signalerait également, en creux, la possibilité d’être soi-même à la manière d’un autre. L’émersion ne serait donc pas synonyme de déprise, mais se distinguerait plutôt par sa propension à être toujours affaire de coexistence. Remettons-nous en ici à ces lignes éclairantes de Joël Clerget :

Note de bas de page 34 :

Clerget Joël (2014). Corps, image et contact. Une présence à l’intime, Toulouse, Érès, p. 109

« La déprise nous conduit à recevoir ce que nous n’attendions pas, car l’existence n’est pas en attente, elle est dans la présence émerveillante et émerveillée de l’être-là-avec. Exister est un surgissement consistant à se tenir hors soi, au lieu de l’Autre. La posture du contact est une invitation à se tenir hors soi, auprès d’un autre avec soi. »34

4.3. Vers un corps–paysage

Note de bas de page 35 :

Sibony Daniel (1995). Le corps et sa danse, Paris, Seuil, p. 157.

Note de bas de page 36 :

Ibid

Note de bas de page 37 :

« [...] il existe une forme remarquable de cette dépense de nos forces : elle consiste à ordonner ou à organiser nos mouvements de dissipation. [...] L’état de danse est créé. Une analyse plus subtile y verrait sans doute un phénomène musculaire analogue à la résonnance, qui tient en physique une place si importante... […] dans l’univers de la Danse, le repos n’a pas sa place ; l’immobilité est chose contrainte et forcée, état de passage et presque de violence [...] » Valéry Paul (1938). Degas Danse Dessin, Paris, Gallimard, pp. 25-28

Ne pouvant être réduit – comme pourrait le laisser entendre un versant interactionniste ou behavioriste –, à une logique de redondance et de mimétisme, la corporéité numérique n’en accuse pas moins les habitudes entraînées par la réitération des gestes et des situations d’action. Vu ainsi, le corporel demeure soumis à la rigueur d’un automatisme qui lui dispute, sans cesse, son envol. Daniel Sibony nous dit la volonté « [...] d’être un corps à qui il arrive des histoires »35. Or, cela ne suppose pas, pour l’auteur, de « [...] se rabattre sur la technique, le mimétisme, le répétable ». Il faudra, bien au contraire, « [...] travailler au service des gestes plutôt que d’en faire des appuis du corps-mémoire, des points de rappel »36. Si les pratiques vidéoludiques et autres explorations virtuelles ne s’effectuent jamais indépendamment de cet attachement au corps-mémoire, l’affectivité serait tout de même bien incapable, sans lui, d’engendrer l’état d’émersion. Plus précisément, si un régime affectif s’appuie sur les modèles opératoires qui l’instruisent, il permet également au corps de déroger à ces mêmes modèles et de s’abandonner à de nécessaires dérivations. Nous assisterions donc à l’expression d’une force qui se joue délibérément de techniques fortement intériorisées par le corps. Encore faut-il distinguer l’éventail de gestes routiniers mis en œuvre quotidiennement, dans et hors de l’écran, à ces mouvements autrement remarquables dont Paul Valéry écrivait qu’ils se signalent justement, à l’instar de la Danse, par leur potentiel de dissipation37. Loin de subordonner ce dernier au registre des réflexes et autres automatismes, l’expression corporelle assumerait ici sa part d’ambivalence, tant elle mobilise un ensemble de techniques visant à orienter les déplacements du corps et à conférer à ce dernier une portée stratégique – ce qui le placerait, a priori, hors de l’orbite émotionnelle de l’affectivité. Mais ce serait oublier que ces techniques servent également à une grammaire partagée où, à la mobilité des corps, répond celle des affects.

Note de bas de page 38 :

Voir à ce titre Louppe Laurence (2007). Poétique de la danse contemporaine : la suite, Bruxelles, Contredanse

Note de bas de page 39 :

Notamment depuis l’introduction de l’iPhone d’Apple en 2007 et le développement successif des Smartphones de marque semblable ou concurrente

Note de bas de page 40 :

Voir Anzieu Didier (1985). Le Moi-peau, Paris, Dunod

Note de bas de page 41 :

Couchot Edmond (1998), op. cit., p. 259

Par conséquent, si le corps est également un corps pour autrui, entrant définitivement dans le jeu des présences éparses chères à la théoricienne de la Danse, Laurence Louppe38, c’est bien parce qu’il en appelle, par ses tactiques ou ses dérivations, à une dimension profondément haptique. À la mobilisation d’un répertoire somatechnique répondrait donc une logique de contact qui tend à ouvrir, toujours, un champ nouveau de possibles. Le contact ne serait pas, dans ce cas précis, à confondre avec l’émergence de la tactilité dans les interfaces homme-machine39, gestes réduits à des séries d’esquisses, par lesquels nous pouvons néanmoins exécuter une très large palette d’actions. La dimension haptique qui préside à l’inscription du corps dans l’écran serait plutôt à envisager, de manière plus générale, comme un jeu d’adhésions fugaces qui nous relient au monde et ce, par le biais de ce « Moi-peau » cher à Didier Anzieu40. Gouvernés par empiètements, les corps virtualisés accusent en effet les dissipations inhérentes à leur potentiel de mouvement et d’action, sans lesquels toute jouissance est impossible – à Edmond Couchot de nous rappeler d’ailleurs que le numérique est un espace de la transe41. Par conséquent, c’est en élevant le virtuel à sa dimension tactile que des perspectives peuvent faire jour, notamment en ce qui concerne le numérique, mais également sur le rôle dévolu au corporel.

5. Conclusion

Note de bas de page 42 :

« Ainsi, l’affectif est tendu entre l’affection et l’affectation. Il comprend ce qui nous émeut et nous meut, ce qui se manifeste dans la rencontre par la présence ». Clerget Joël, op. cit., p. 93

Si l’on peut dire que les corps numériques se jouent résolument des cadres procéduraux, deux aspects sont à mettre ici en regard : le répétable, qui façonne l’habitus, et où un état d’émersion se traduit par la tendance à alterner délibérément le ici et le  ; puis, le repérable, qui se distingue quant à lui par cette façon dont le corporel se définit avant tout selon sa position dans l’espace. Pour reprendre Daniel Sibony, travailler contre le premier reviendrait également à se défaire du second, cet ancrage spatial du corps dont on sait qu’il est contraire à son irrésistible tentation pour le mouvement. Car s’il est à l’évidence situé, le corporel est toujours, par ce phénomène de virtualisation qui le caractérise, autre part ou, pour le dire ainsi, « au lieu de l’autre ». En cela, un régime affectif nous renverrait à ce qui est de l’ordre des « paysages du corps » ; soit l’inscription du corporel dans une constellation de possibles, où se multiplient les rencontres comme autant d’occasions d’entrer en contact et de se renseigner des autres corps. De même, si le virtuel ne peut se limiter, selon les termes employés jadis par Jean-Pierre Martineau, à une perspective corporéiste ou interactionniste (le corps vécu versus le corps représenté, modélisé), une affectivité 2.0 nous alerte toutefois sur la manière dont ces deux dimensions entrent finalement en dialogue. En cela, l’affectivité n’est pas à envisager comme un état définitif, mais plutôt comme une condition privilégiée de la transmission des schémas corporels, préalable à la constitution d’un paysage organique où le sujet entre en résonance avec son milieu. Joël Clerget nous informe d’ailleurs que l’affection trouve son corollaire dans l’affectation42, principe qui motive l’inscription corporelle dans l’espace ou le lieu, au même titre qu’il s’avère capital dans la rencontre avec autrui. Dès lors, l’affectivité permettrait de rapporter un paysage d’interaction – où un ensemble de procédures se déclinent suivant des schémas plus ou moins routiniers –, à un corps-paysage qui ouvre sur ces autres consciences, lesquelles participent, en retour, d’une dimension haptique qui gouverne notre rapport au virtuel.

Note de bas de page 43 :

Voir Sansot Pierre (1986). Les formes sensibles de la vie sociale, Paris, Presses universitaires de France

Note de bas de page 44 :

Merleau-Ponty Maurice (1945), op. cit., p. 408

Note de bas de page 45 :

Voir Ardenne Paul (2015). « Quand l’artiste contemporain recompose les corps ». In Denis-Morel Barbara (dir.), Corps recomposés : greffe et art contemporain, Aix-Marseille, Presses universitaires de Provence, p. 86

Envisager le corps numérique au contact des autres corps permet d’interroger, parallèlement, la distinction homme-machine et les ambiguïtés qui en découlent. Travaillée par la question du charnel et de ses hybridations, une corporéité technologique s’avère être habitée par des considérations représentationnelles et visuelles. Ceci étant, le corps se refuse, à bien des égards, à n’être qu’une image, même s’il est traversé par les enjeux liés à ses multiples représentations. En lieu et place de ces dernières, nous avons préféré ici le terme de paysage ou, pour le dire avec Pierre Sansot, de « forme sensible »43, plus apte à rendre compte des dynamiques affectives en jeu dans le voisinage avec l’écran. Or, c’est en restant au stade de la représentation corporelle et d’une image de soi sublimée que les courants technologiques nous invitent à considérer le corps augmenté comme une énième objectivation du charnel, où au sensible se substitue le procédural, le modélisable et le calculé. Rappelons-nous ces lignes de Merleau-Ponty, qui insistait sur le fait que l’organique ne peut se limiter aux seuls manuels de physiologie44. Seulement, la confusion entre le corporel et son image – phénomène sans doute amplifié par la place centrale qu’occupe l’écran dans les sociétés actuelles –, peut favoriser une approche uniforme de l’expérience charnelle. Dans leur volonté de standardisation, les interactions par écran inviteraient, directement ou indirectement, à envisager ce langage universel du corps dont parlait justement Bernard Andrieu. Aussi l’écran, parce qu’il est au cœur de l’interfaçage toujours plus fécond entre l’homme et la machine, ne peut être indifférent à cette tendance qui occulte, de fait, la portée éminemment subjective d’un corps qui se vit à la première personne. En ce sens l’horizon trans- ou post-humain d’une corporéité adhérant pleinement aux hybridités technologiques nous alerte sur une pensée limite de l’incarné, non pas tant du fait de ces hybridations (lesquelles peuvent se présenter comme d’autres expériences de vécus corporels), que par sa manière d’encourager une plus forte objectivation de l’organique. Là encore faudra-t-il, à l’instar de l’art contemporain, venir greffer à cette image de perfection charnelle, véhiculée siècle après siècle, une composante inhérente à toute expérience personnelle et interpersonnelle du corps, à savoir l’imperfection45.

Note de bas de page 46 :

Nous citons ici Verny Serge (2013). « Étude du sensible chez le spectateur dans la réception des dispositifs-écrans ». In Steven Bernas (dir.), Le Corps sensible, Paris, L’Harmattan, p. 258

Note de bas de page 47 :

Nous empruntons cette expression à Massimo Venturi Ferriolo dans sa présentation de l’ouvrage de Joachim Ritter sur le paysage. Voir Ferriolo Massimo Venturi (1997). In Joachim Ritter, Paysage : Fonction de l’esthétique dans la société moderne, Paris, Éditions de l’imprimeur, p. 16.

Plus généralement, l’image corporelle, en particulier lorsque l’on considère sa visibilité dans les mondes virtuels et vidéoludiques, reste traversée par la question d’un corps-représentation dont les sciences sociales se sont d’ailleurs attachées à rendre compte depuis plusieurs décennies. « Homo in imagine ambulat », « l’homme marche dans l’image », disait l’adage qui reste, s’agissant du charnel, d’une vive actualité46. Difficile de dénouer, dès lors, l’écheveau que constitue le rapport figural au corporel. Or, nous avons tenté de frayer ici une voie intermédiaire, notamment par l’introduction d’une dimension haptique qui organise plus largement la communication entre l’homme et la machine. Celle-ci ouvrirait, indépendamment des débats qui animent le statut de l’écran, sur cette « expérience existentielle »47 qui gouverne la visibilité du corps dans les sphères interindividuelles, sociales et technologiques. Le principe d’un corps–paysage inviterait à envisager la relation au numérique non plus comme le miroitement sans fin d’une image archétypale, factice ou virtuelle, mais comme un champ problématique à explorer pour les corps. Aussi, la perspective d’un être-au-monde traversé par un régime d’adhésions et d’empiètements met nécessairement en doute une conception du corporel où ce dernier serait soumis à un régime d’adhésion ou d’assimilation au technologique. Partant, nous avons opposé, au concept d’immersion, celui d’émersion, si tant est que ce dernier soit envisagé indépendamment de tout état définitif – être, en l’occurrence, dans le jeu ou bien hors du jeu –, pour donner lieu à des situations connexes de discussion, d’échange ou de partage. Étendre le périmètre du jeu invite alors à considérer l’extension des territoires du corps, au seuil des autres consciences. Dans ce contexte, les interfaces et autres dispositifs visant à communiquer avec les machines permettraient de canaliser les dissipations qui animent ces paysages corporels. De quoi distinguer un état de Danse œuvrant à la frontière entre Soi et les autres, un état qui se refuse à n’être que le résultat d’un langage technologique uniforme.