Elizabeth Buie, Dianne Murray, Usability in government systems. User experience design for citizens and public servants, Morgan Kaufmann, 2012

Éric Kavanagh 

Texte intégral

On attendait depuis longtemps un ouvrage entièrement consacré à l’utilisabilité des systèmes gouvernementaux d’information, et il se présente enfin, sous la forme d’un collectif dirigé par une universitaire (Murray), qu’on connaît surtout comme rédactrice en chef de la revue Interacting with Computers depuis 1984, et par une praticienne qui compte 30 ans d’expérience dans la résolution de mandats d’utilisabilité auprès d’organisations gouvernementales américaines (Buie). Cette même répartition praticiens/universitaires est aussi présente de façon quasi paritaire chez les contributeurs des 24 chapitres constituant l’ouvrage, contributeurs provenant d’Amérique du Nord (Canada, États-Unis), d’Europe (Danemark, Finlande, France, Italie, Royaume-Uni, Suède) et d’Asie (Hong Kong, Inde, Singapour). Selon les auteures, l’ouvrage vise trois groupes de lecteurs : les employés et experts du secteur gouvernemental, les experts en utilisabilité qui veulent augmenter leurs connaissances dans ce secteur d’activité et les décideurs susceptibles d’influencer les contenus réglementaires et législatifs qui ont de l’impact sur les systèmes gouvernementaux d’information.

Les systèmes gouvernementaux d’information présentent trois particularités principales qui justifient qu’on s’intéresse de près à leur utilisabilité : premièrement, il s’agit de systèmes parmi les plus complexes au monde à l’usage d’organisations toutes aussi complexes (d’un site web ministériel transactionnel à une base de données nationales contenant des renseignements sensibles, en passant par des consoles de contrôle sophistiquées). Deuxièmement, ils sont destinés à deux groupes d’utilisateurs typiques qui en caractérisent les usages : les fonctionnaires à l’interne des organisations et les divers groupes de citoyens formant ce qu’on peut appeler le grand public. Troisièmement, leur portée et leur impact sont inégalés dans la mesure où tous les citoyens sont susceptibles d’être touchés par l’un ou l’autre de ces systèmes d’information, et ce, dans presque toutes les dimensions de leur vie (éducation, santé, travail, justice, fiscalité, affaires, transport, tourisme, etc.). C’est vrai pour les pays développés, et c’est une tendance lourde pour les pays en émergence.

Divisé en cinq parties, l’ouvrage débute par un historique qui s’affaire à tisser les liens géographiques et disciplinaires qui ont conduit à l’émergence de cette expertise qu’est l’utilisabilité en contexte gouvernemental (chapitre 1). L’historique couvre une période de près d’un siècle, de la Première Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. La richesse et la rareté relative de la documentation convoquée fait de ce chapitre l’un des plus riches et des plus intéressants de l’ouvrage. La première partie est consacrée à l’examen des systèmes gouvernementaux publics et discute particulièrement de l’utilisabilité des sites web publics des gouvernements (chapitre 2), de l’utilisabilité dans le contexte du gouvernement 2.0 (chapitre 3), du web gouvernemental transactionnel (chapitre 4) et des enjeux concernant la protection de la vie privée des citoyens (chapitre 5). Si les chapitres 2 et 3 déçoivent tant par la banalité des propos – on nous présente des heuristiques et des recommandations connues depuis longtemps ! – que par le manque de profondeur de l’analyse, et ce, malgré les attentes élevées compte tenu du titre principal de l’ouvrage, les deux derniers chapitres de cette partie, en revanche, présentent des éléments nouveaux ou peu connus, susceptibles de nourrir en substance la réflexion (ex. : typologie des réponses d’un formulaire en fonction de l’effort à générer ladite réponse). Le chapitre sur la protection de la vie privée présente des concepts fondamentaux qu’on a peu l’habitude de rencontrer dans les ouvrages sur l’utilisabilité (ex. : les 4 modèles de protection de la vie privée selon Privacy International), ce qui enrichit le propos bien au-delà de l’énumération simple d’heuristiques prémâchées. En dépit de la faiblesse récurrente du récit et de la présentation de la plupart des études de cas à travers l’ouvrage (parfois des anecdotes de cas au lieu de réelles études de cas), on apprécie la variété des exemples réels présentés pour illustrer les propos. Cela dit, l’analyse des problèmes cités dans les études de cas nous semble parfois peu convaincante mais n’affecte heureusement pas la qualité de la réflexion générale d’un chapitre à l’autre.

Après l’examen des spécificités des systèmes publics (externes), la deuxième partie est consacrée à l’examen des systèmes internes à l’usage des employés ou des mandatés du gouvernement. Pour l’immense majorité des lecteurs, cette partie lèvera le voile sur des secteurs d’activités généralement peu racontés et peu illustrés dans la documentation usuelle en utilisabilité : systèmes de défense dans le secteur de l’aviation (chapitre 6), systèmes d’urgence en cas d’attaque terroriste (chapitre 7), infrastructures gouvernementales et les barrières à l’utilisabilité (chapitre 8) ainsi que les systèmes d’information législative (chapitre 9). Si, pour plusieurs, la lecture de ces parties apparaîtra plus ardue en raison d’un manque d’affinité prévisible avec le propos, la généralisation de certains principes à des contextes plus habituels pourra susciter la réflexion et un certain bonheur de lecture. Les questions politiques soulevées au chapitre 8, notamment en ce qui concerne le partage des pouvoirs et la chasse-gardée de l’information à laquelle se livrent diverses organisations et paliers gouvernementaux, donnent une nouvelle profondeur à la réflexion sur l’utilisabilité en contexte gouvernemental. Les lecteurs ayant un intérêt particulier pour la rédaction juridique et législative liront avec plaisir le chapitre 9 à condition d’être ouverts à une discussion sur les avantages et les inconvénients du XML.

La troisième partie de l’ouvrage présente des thématiques communes aux systèmes gouvernementaux publics et internes : stratégies relatives au déploiement du contenu (chapitre 10), adoption du plain language comme stratégie de rédaction et de design d’information (chapitre 11), principes d’accessibilité pour l’inclusion des citoyens ayant des limitations physiques ou cognitives (chapitre 12), création de services mobiles (chapitre 13), vérification de l’identité du citoyen (chapitre 14) et utilisabilité des systèmes biométriques (chapitre 15). Parce qu’il met l’accent sur les divers contenus à concevoir (ex. : politique éditoriale, SEO, métadonnées, réseau hypertextuel, etc.), le chapitre 10 est l’un des plus importants de l’ouvrage. On appréciera par ailleurs une réflexion fort originale sur les questions de gouvernance en matière de contenus. Les chapitres 11 et 12 reprennent dans leurs grandes lignes les arguments habituels des lobbyistes du plain language et de l’accessibilité web. Dans les deux cas, il s’agit d’introductions fort valables, notamment en ce qui a trait à l’aspect légal sous-jacent à ces thèmes, mais sans pour autant constituer des contributions originales dans le contexte de cet ouvrage. Ce constat s’explique aisément : les lobbys plain language et accessibilité se sont principalement développés dans le giron gouvernemental au fil des ans et des décennies, teintant ainsi depuis toujours les arguments et les études de cas présentés. Le chapitre sur la mobilité déçoit par sa frugalité et ne semble pas particulièrement élaboré dans l’esprit des enjeux gouvernementaux. Dommage pour un ouvrage paru en 2012. Le chapitre 14 sera, pour la plupart des lecteurs, une introduction accessible et fort bienvenue aux questions d’identification et d’authentification des usagers des systèmes gouvernementaux. La philosophie du risque zéro est exposée et dénoncée, et la sécurité est présentée comme un compromis entre la valeur de l’information à sécuriser et le coût des mécanismes mis en place pour sécuriser cette information. Introduits publiquement en 2004, les systèmes biométriques ont beaucoup fait jaser depuis. Cette introduction nous les présente dans une approche centrée utilisateur (et non strictement technologique) très intéressante.

La quatrième partie de l’ouvrage porte davantage sur les processus et les normes entourant l’implémentation de l’utilisabilité en contexte gouvernemental. Alors que les gouvernements sélectionnent habituellement les contrats d’experts en considérant presque exclusivement les prix, il est légitime de s’interroger sur la façon d’intégrer aux soumissions la question de l’utilisabilité et d’en justifier l’importance. Le chapitre 16 expose quelques pistes et (re)dit à quel point la plupart des gouvernements ne sont pas encore prêts pour un réel virage en matière d’utilisabilité. Le chapitre 17 se penche sur les normes ISO de la conception centrée sur l’humain et sur l’utilisabilité. Outre sa valeur d’introduction au sujet, le chapitre apporte une réflexion sur les enjeux relatifs à l’implémentation d’un tel jeu de normes en contexte gouvernemental. Le chapitre 18 examine l’analyse des besoins d’un système d’information et présente succinctement des méthodes de documentation et de recherche. Les études de cas plongent le lecteur dans le contexte gouvernemental, mais le propos central demeure plutôt universel. Le développement de procédures électroniques est le sujet du chapitre 19. Particularité intéressante : on propose ici un développement fondé sur un modèle de la tâche ou un modèle de système, ce qui a pour mérite d’encadrer et de structurer le développement des procédures. Toute réflexion sur l’utilisabilité requiert inévitablement une discussion sur l’évaluation, présentée aux chapitres 20 et 21. Il s’agit d’abord d’une introduction légère suivie d’une réflexion sur l’évaluation en contexte gouvernemental qui laisse un peu sur sa faim. Toutefois, les considérations culturelles présentées au chapitre 21 enrichissent le propos et soulignent une réelle différence de réception entre les cultures (le cas de l’Inde et du Danemark).

La cinquième partie clôt l’ouvrage sur des réflexions qui dépassent le cadre habituel ou attendu de l’utilisabilité. On lira avec bonheur (et surprise ?) le chapitre 22 qui compare le design et l’élaboration des politiques (ex. : les deux traitent de problèmes complexes et mal définis). L’idée centrale : l’élaboration de politiques et de règles constitue en soi une activité de design (malgré leurs différences), et les designers devraient y participer activement. Le chapitre 23 ouvre la question de l’utilisabilité sur celle du design de services, vu comme un cadre intégrateur de l’intervention du designer. L’exposé porte cependant davantage sur la question du choix des canaux de communication désirés ou attendus par l’usager que sur les enjeux réels du design de services en contexte gouvernemental. Petite déception. Enfin, le dernier chapitre pose la question de la mauvaise image du gouvernement en matière d’efficacité des services rendus au citoyen. Intéressant mais insuffisamment développé.

Malgré les quelques faiblesses énoncées, cet ouvrage a l’immense mérite de consacrer tous ses chapitres au contexte gouvernemental et d’ainsi présenter un large panorama de l’utilisabilité des systèmes gouvernementaux d’information. À la fois ouvrage d’introduction à divers sous-thèmes et ouvrage de réflexion sur certaines problématiques complexes, Usability in government systems est un incontournable pour les trois publics visés par ses auteures.