Sherry Turkle, Alone together: why we expect more from technology and less from each other, Basic Books, octobre 2012

Hélène Fandeur 
et Marie Ducornet 

Texte intégral

Sherry Turkle, professeur de science humaines et technologiques au MIT, rapporte dans son ouvrage Alone together ses observations sur les relations que nous entretenons avec la technologie, depuis les années 1990 à aujourd’hui. Cet ouvrage se compose de deux parties : la première, intitulée « La période robotique », aborde les questions soulevées par nos interactions toujours plus intimes avec les « robots sociaux ». La seconde partie retrace les recherches de l’auteur relatives à l’impact des nouvelles technologies sur nos comportements, comme les réseaux sociaux.

Robotique et vie « en ligne » : jusqu’où peuvent aller nos comportements lorsque nous faisons face aux machines ?

Dans la « Période robotique », les humains sont confrontés à différents types de robots, plus ou moins humanoïdes : du populaire Furby au robot plus scientifique et expérimental tel que Kismet. À travers différentes situations, Sherry Turkle tente de mettre en lumière à quel point les robots, au départ faits de circuits électriques et de vis, prennent peu à peu nos traits et tendent à agir comme les humains. De quelle façon, que le robot soit confronté à un enfant ou à un adulte, la coque en polystyrène laisse place à une peau sensible et de quelle façon le moteur qui fait vibrer cette machine devient un cœur qui met en route le corps du robot. Cette analogie entre robots et humains ne s’arrête pas à leur physique, mais se prolonge et se propage jusque dans nos sentiments et nos émotions. « J’ai peur qu’AIBO ne m’aime plus » ; « Cynthia [scientifique au MIT] est la mère de Kismet » ; « Parro sera toujours là pour moi »... Le robot semble un compagnon idéal : attentionné, toujours disponible, fidèle et immortel. Toujours plus de qualités pour ne présenter aucun défaut. Les relations avec des robots sociaux changeraient-elles les relations que l’on entretient avec nos semblables ? L’imperméabilité des frontières entre le vivant et le non-vivant semble s’être affaiblie dans nos relations avec ces créatures. Il devient naturel d’avoir des sentiments (d’amour ou de haine) pour un robot. Ainsi, avec l’inauthentique, une nouvelle éthique : est-il acceptable de frapper un robot si celui-ci « pleure » ? Est-il concevable de vouloir vivre avec un robot plutôt qu’avec un humain ? Serait-il souhaitable de rédiger une charte éthique définissant les possibles et les interdits entre les robots et les humains ? Les robots sont-ils des substituts aux relations « humaines » ou bien un nouveau champ d’investigation de sociabilité à explorer ? Trouver de l’intérêt dans des interactions avec des robots, est-ce fuir les autres ? etc. Chacune des observations de Sherry Turkle soulève des questionnements sur ces robots de plus en plus « réels », mais également sur notre « futur relationnel ». Ce n’est pas seulement interroger ce que les robots seront capables de faire ou non, mais aussi questionner le genre de personnes que nous nous apprêtons à devenir. Si les robots sont des objets technologiques, les relations que les humains entretiennent avec eux sont-elles à considérer au même titre que les relations « en ligne » ?

Dans la seconde partie de son ouvrage, Sherry Turkle nous fait part de ses enquêtes et interviews à la recherche de réponses quant à cette vie numérique qui l’intrigue. En effet, elle a constaté au fil de ses recherches que les comportements ont évolué vis-à-vis du numérique. Selon elle, nous avons développé une nouvelle manière d’être « seul ensemble » (alone together) : être en perpétuelle connexion mais uniquement quand on le veut et avec qui on le veut. Ainsi, être connecté ne dépend plus de la distance, mais de la disponibilité. Une sorte de course effrénée pour un contrôle total est alors en marche. On cherche à contrôler sa disponibilité, mais aussi son image virtuelle. Les jeunes générations semblent fascinées par cette possibilité infinie qu’offre Internet pour se forger une image, une identité, que l’on invente de toutes pièces. On observe alors des comportements étonnants tels que celui de Mona, 14 ans, qui se demande quels événements de sa vie elle devrait partager sur les réseaux sociaux pour être « intéressante » ou celui de Nancy, 18 ans, qui affirme que, pour elle, c’est comme être dans un jeu où elle crée son personnage. Ces personnes vivant simultanément une seconde vie sur leurs écrans développent une sorte de recherche perpétuelle de l’attention ; nous ne sommes qu’une fenêtre sur l’écran de l’autre. La question de la trace numérique est également source d’angoisse pour les étudiants interrogés pas Sherry Turkle. Dans ce monde dominé par le numérique, les mots « libre » et « pour toujours » semblent incompatibles ; on se demande alors quelles sont les limites entre la vie « hors ligne » et les vies numériques, quelle distance garder entre celles-ci, quelle perméabilité est envisageable. Est-il devenu normal de cumuler deux vies distinctes entre le réel et le virtuel ? Dans quelle mesure faut-il envisager une nouvelle étiquette pour régir ces relations virtuelles ? Est-il normal d’« espionner » ses camarades de classe sur Facebook ? Toutes ces interrogations sont soulevées par l’auteur à travers de nombreux témoignages plus ou moins édifiants.

Un point de vue déjà « daté » ?

Que ce soit dans la restitution d’une situation, dans son explication et son développement, le point de vue de Sherry Turkle sur nos relations avec la technologie se fait clairement sentir. Les témoignages sont riches, précis et dotés d’une certaine vitalité qui ne manquera pas d’entraîner le lecteur : parce qu’avant de traiter d’outils technologiques et scientifiques, cet ouvrage traite de nos « relations », de notre vie affective et sociale. Ainsi, étant plutôt attachée à la douceur du papier à lettre plutôt qu’à l’effectivité d’un e-mail, Sherry Turkle traite ces sujets contemporains d’une manière quelque peu old school où cette révolution entraînée par ces outils semble toujours mener à la catastrophe. Elle s’étonne de phénomènes tels que Myspace, Second Life ou Chatroulette qui de notre point de vue ont déjà perdu l’engouement qu’ils suscitaient et sont en quelque sorte passés de mode. Dans un monde où tout va toujours plus vite, l’auteur semble dépassée par cette infatigable progression. Cet ouvrage richement documenté reste cependant en surface en n’atteignant pas le cœur et les enjeux réels de l’évolution du numérique. On reste souvent sur sa faim en attendant une valeur ajoutée à ce catalogue d’anecdotes. Si les robots n’entraînent pas une dépression chez une personne âgée ou la naissance d’un futur « p’tit dur des bacs à sable », la vie en ligne génère des comportements malsains et renforce une certaine solitude. Sherry Turkle semble clairement méfiante face aux nouvelles technologies et aux nouvelles façons de vivre s’immisçant peu à peu chez vous comme chez moi.