Julien Cantoni, La société connectée, Éditions Inculture, 2014

Benoît DROUILLAT 

Texte intégral

D’emblée, le constat décliniste dressé par Julien Cantoni au début de l’ouvrage sur la situation économique et politique de l’époque actuelle annonce une rupture sans appel entre « l’économie traditionnelle » et l’économie du numérique. On pourrait regretter l’opposition binaire qui réside dans la désignation d’une économie « tangible » d’une part et une économie « virtuelle » d’autre part. C’est une vision qui peut à maints égards sembler simpliste tant il existe depuis l’émergence de l’économie numérique une hybridation entre les modalités et les canaux de diffusion. Pour l’auteur, « à ce jour, faute de régulation, l’économie numérique s’est avant tout développée contre l’économie traditionnelle ». D’après son analyse macro-économique, elle a favorisé les conditions des crises actuelles et l’émergence de grandes entreprises placées en situation de monopole (comme Google ou Amazon). Le projet de l’ouvrage est d’en dégager des enseignements, de sous-peser les opportunités et les menaces constituées par ce qui est indistinctement appelé la « révolution numérique » et de proposer un modèle de société nouveau, réformé. Cette notion de « révolution numérique » aurait mérité sans doute d’être précisée.

Parmi les facteurs majeurs qui tracent le sillage de la révolution numérique, Julien Cantoni s’intéresse au e-commerce et à la façon dont il peut favoriser cette fois, à l’échelle micro-économique, « une démarche vertueuse ». Il peut ainsi donner corps à une économie constituée en circuits courts, à l’opposé d’une « économie numérique impensée, concentrationnaire et déshumanisée » qu’il fustige. Cette opportunité représente dans le même temps une menace, puisqu’elle est destructrice d’emplois, à travers la robotisation, à moyen terme. L’auteur gagnerait une fois de plus à préciser ce qu’il place derrière ce processus de robotisation.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur se livre à un méthodique inventaire des usages du numérique dans les échanges commerciaux. Il liste les grands principes de l’économie numérique et en contrebalance les bénéfices avec ce qu’il nomme les « incidences de ces ruptures », qui ne sont pas nécessairement négatives. Ainsi des moyens de production désormais plus agiles, « interconnectés » avec la demande réelle et des points de vente désormais eux aussi interconnectés avec leur site marchand. Julien Cantoni illustre ensuite ces grands principes par des exemples concrets de l’économie « connectée » : les plateformes collaboratives, les logiciels à la demande, le secteur du livre, etc. Cette économie engendre une « destruction créatrice », pour reprendre l’expression célèbre de Joseph Schumpeter. L’auteur se focalise sur l’un des principaux défis qu’il identifie comme la destruction massive d’emplois. D’autres défis sont la concentration des activités ou les risques liés à la sécurité et à la confidentialité des données.

Ainsi, la mutation numérique, avance l’auteur, doit être régulée. C’est le chantier de réflexion porté par la seconde partie de l’ouvrage, consacré aux réformes politiques. En prônant le principe de solidarité et de partage du travail, Julien Cantoni souhaite replacer au centre de la révolution numérique la notion d’Agora citoyenne. De même que l’économie devient collaborative, les débats et la gouvernance doivent être conduits selon le même élan de « légitimation démocratique ».

Cet élan s’incarne dans « la démocratie collaborative » et le « fédéralisme intégral ». La troisième révolution industrielle doit s’accompagner d’une profonde réforme politique et sociale. L’auteur préconise un partage du travail, l’instauration d’un service civil citoyen tout au long de la vie, qu’il détaille longuement. Il le définit comme « une réforme systémique à la fois du temps de travail, de l’exercice du droit à la retraite, aux congés payés, à la formation, du temps citoyen […], du temps libre ». Il s’agit d’envisager un « nouveau vivre-ensemble ». Ce service civil citoyen consisterait à consacrer du temps à la société tout au long de sa vie pour déployer une solidarité sans égal. Ce serait, selon Julien Cantoni, une façon de témoigner de la puissance bénéfique et collaborative du numérique.

Le troisième pendant de la réflexion de l’auteur repose sur l’implication de l’individu dans cette réforme. L’éducation, le travail et les modes de vie sont ici convoqués, pour assurer le « développement de la personne ». Les mutations du travail s’inscrivent dans la nouvelle société connectée et sont nécessaires. Travail collaboratif, télétravail, co-working sont présentés ici comme des moyens pour l’individu de se réapproprier la valeur « travail ». On lira dans cette troisième partie la crainte des stéréotypes portés par les représentations du numérique : « une cybersociété faite de citoyens humanoïdes ». Ces fantasmes continuent de nourrir abondamment les commentaires des analyses, y compris dans cet ouvrage. Les enjeux anthropologiques sont-ils vraiment bien cernés ? On pourrait regretter que l’auteur ait choisi d’ancrer une partie de sa réflexion sur ces clichés. La fin de cette troisième partie aboutit naturellement à la condamnation du transhumanisme, brandie comme un épouvantail, mais ne résolvant pas les questions soulevées par la rupture anthropologique annoncée en début d’ouvrage.

L’ouvrage de Cantoni propose une analyse menée sur plusieurs fronts complexes – économique, social, politique et philosophique – et c’est en cela que son propos se veut original et séduisant. Il pense le phénomène dans son ensemble et en mesure les implications multiples. Il tente de concilier les termes « tangibles » et « numériques » d’une équation qui repose toutefois sur de nombreux paramètres discutables. Le premier, c’est l’obsession de nombreux commentateurs à présupposer l’opposition entre le monde tangible et le monde numérique. Le second, c’est le recours à une évocation nébuleuse des technologies du numérique, comme si elles devaient nécessairement, comme le dénonce Morozov dans The Net Delusion, participer d’un phénomène monolithique et difficilement déchiffrable. Le dernier, c’est de convoquer dans son analyse les stéréotypes de l’économie numérique (co-working, impression 3D, plateformes collaboratives, etc.) sans les questionner plus avant, sans chercher à déterminer de façon plus fondamentale de quelle tendance de fond ils procèdent.