André Gaudreault et Philippe Marion, La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique, Paris, Armand Colin, 2013

Shima Shirkhodaei 

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Notons au passage la possibilité d’une lecture interactive du livre et la forme épistolaire signifiante. Dans le site « du livre », disponible à l’adresse finducinema.com, le spectateur peut obtenir des informations supplémentaires sur les questions abordées dans le livre. Concernant la forme, il s’agit de citer au début de chaque chapitre les avis divergents des cinéastes, critiques, journalistes, théoriciens, historiens du cinéma, etc. Ainsi, les auteurs déduisent le paradoxe entre deux idées, justifiées chacune dans une perspective différente de l’autre.

La fin du cinéma ? Voilà la question que posent André Gaudreault et Philippe Marion dans leur dernier ouvrage écrit en collaboration. Il s’agit d’un parcours de réflexion sur le cinéma pour sensibiliser le lecteur sur les traces visibles ou invisibles des transformations socioculturelles d’un média à travers les « zones de turbulence » (p. 201)1.

Le cinéma est désormais partout et nulle part. Dans l’ère du numérique, le cinéma peut devenir la préoccupation de plusieurs catégories d’individus engagés dans des activités quotidiennes ou professionnelles. Ce média est aussi l’association de ce qui pourrait être appelé cinéma-création, cinéma-réception et cinéma-médiation. Cette perspective est sous-jacente à la réflexion des auteurs pour « positionner » le 7e art « au carrefour de la technologie, de l’industrie, de l’art, de l’éducation et du spectacle populaire » (p. 22). Néanmoins, cette distinction n’empêche pas les auteurs de pointer le chevauchement et l’entrecroisement entre chacune de ces trois dimensions. Ce qui nous semble passionnant dans ce développement de réflexion est la description critique d’une crise susceptible à la fois de fragiliser ce média et, paradoxalement de le renforcer. Autrement dit, les techniques numériques pourraient-elles tuer le cinéma tout en le ressuscitant grâce à de nouvelles performances technologiques et numériques ? Là réside la question centrale du livre. Ne serait-ce pas par cette ambivalence critique que les auteurs réussissent à gagner ce défi de transmettre à leurs lecteurs les spécificités d’une ère de transition et de mutation ?

Note de bas de page 2 :

Les différentes appellations des auteurs quant au cinéma témoignent aussi de cette transformation invisible : « cinéma-média », « cinéma-forme », « cinéma-medium », « cinéma-industrie », « cinéma-divertissement », « cinéma interactif », « cinéma linéaire », « film-de-cinéma », « cinéma-hybride », « cinéma extensible » , « cinéma-de-salle », etc.

Mort, résurrection ou transformation d’une forme d’expression audiovisuelle dominante au XXe siècle ? Pour les auteurs, il s’agit des mort(s) du cinéma. Ils rappellent que ce n’est pas la première fois que cette question se pose pour ce média2. Si la discussion autour des morts du cinéma ne constitue pas en soi l’originalité de ce livre, les auteurs parviennent à convaincre que cette discussion a comme objectif de mettre en évidence que le cinéma ne cesserait jamais de se voir déclarer morts ! (p. 43) et qu’il faudrait accepter que comme il y a eu le cinéma du XXe siècle, il y aura le cinéma de XXIe (p. 17).

Afin de mieux illustrer cette idée, les auteurs ont repéré huit « morts » pour le cinéma dans un « ordre chronologique croissant » :

1. « Média-mort-né » (p. 22),

2. « Le modèle dominant jusqu’aux années 1907-1908 » (p. 43),

3. « Cinématographe » (p. 53),

4. « L’avènement du parlant » (p. 51),

5. « L’arrivée massive de la télévision » (p. 45),

6. « Généralisation du magnétoscope » (p. 48),

7. « Zapette », (p. 42),

8. « Le numérique » (Ibid.).

Après avoir explicité les périodes historiques durant lesquelles ce média a connu des transformations, traduites par sa mort, les auteurs se focalisent sur la dernière transformation survenue avec le numérique : le cinéma à l’épreuve d’une « diégétisation généralisée » (p. 63).

Note de bas de page 3 :

Laurent Forestier, (2010). « Le DVD nouveau jouet optique ? », dans Francesco Casetti, Jane Gaines et Valentina Re (dir.) In the Very Beginning, at the Very End Theories in Perspective, Udine, Forum, p. 165.

Note de bas de page 4 :

Cela nous amène à réfléchir sur les deux attitudes du spectateur d’aujourd’hui engendrées par le numérique : l’attitude documentariste et l’attitude manipulatrice. Le spectateur « produit » son propre film en bricolant les morceaux audiovisuels des films de l’histoire du cinéma. Ce qui transforme le cinéma-création au cinéma-recréation. Pour ces deux attitudes, nous nous inspirons de la proposition de Pierluigi Basso quant à la restauration filmique. Le chercheur propose deux attitudes controversées dans la pratique de restauration des films anciens : le film comme « le document » ou comme « un projet esthétique ». À ce sujet, voir P. Basso Fossali, (2012), « À nous la philologie. L’implémentation numérique du cinéma et l’identité filmique dans l’horizon théorique de Gérard Genette », Cinéma & Cie, vol. XII, no. 18, Spring, p. 101-12.

Que font exactement les techniques numériques au cinéma ? Une illustration à ce sujet est le trucage. « La capture numérique », « la synthèse d’image » et « le compositing » (p. 83) étant trois phases du processus de genèse d’un film, les techniques numériques permettent de transformer le film en un objet de bricolage, plus facilement manipulable. Ce qui participe naturellement à la « désacralisation » (p. 208) des films. Par conséquent, le film n’est plus une « œuvre intouchable » (Ibid.), comme il l’a été avant le numérique. Cependant, la référence à la « liberté très contrôlée » de Forestier3, nous semble éclairante à ce sujet : il s’agit « d’une sorte de partage de contrôle dans la façon de consommer nos images animées ». Le spectateur n’est pas le roi-absolu du cinéma-création mais il peut y contribuer, ce qui débouche sur un autre processus, celui de la recréation pratique des films par les spectateurs.4

Note de bas de page 5 :

L’exemple de Cendrillon de Rudolf Noureev enregistré pour le cinéma L’Ex-Centris, permet d’approfondir cette distinction (p. 126).

Note de bas de page 6 :

Se pose ainsi la question de l’« intermédiarité » discutée au dernier chapitre.

Une autre question discutée dans le cadre de la réception filmique s’inscrit dans le débat contemporain de la multivalence des salles de cinéma. Cette question invite le lecteur à réfléchir sur la définition du cinéma associé à son contexte de visionnement. Serait-il possible de concevoir le cinéma sans une salle de cinéma ? Serait-il acceptable d’utiliser les salles de cinéma pour montrer autre chose que les films, en l’occurrence les théâtres ou opéras filmés ? Pour « les tenants de la tradition cinéphile » (p. 122), d’une part le cinéma n’a pas de sens sans qu’il y ait une projection dans une salle de cinéma, d’autre part, un document audiovisuel comme opéra filmé qui est projeté dans les salles de cinéma n’est pas du cinéma mais du « hors-film » (p. 197). C’est ainsi que les auteurs posent la question de la distinction entre le « filmage » et le « tournage ». L’« effet Aufhebhung » (p. 122) explicite cette distinction : « le filmage (la captation, l’enregistrement) se mue en tournage, et le travail du filmeur ajoute un je-ne-sais-quoi aux images enregistrées » (p. 142)5. En suivant ce débat, on pourrait se demander en quoi les interactions entre deux formes d’expressions culturelles mettent en évidence les jeux de la valorisation ou la dévalorisation d’une pratique artistique par l’autre ?6 D’autre part la discussion sur le contexte plus élargi du visionnement des films (de la salle du cinéma aux multiples écrans portables personnels et partagés), sensibilise le lecteur sur les limites et le pouvoir d’un média qui, semble-t-il, s’auto-revalorise par les multiples propositions d’usages individuels et collectifs.

Par conséquent, on rejoint l’hypothèse de la double naissance de cinéma et ses trois régimes déterminants : 1. « Apparition d’un procédé technologique », 2. « Émergence d’un dispositif médiatique », 3. « Avènement d’une institution médiatique ». (p. 154). À partir de ce modèle, l’idée de « troisième naissance du cinéma » est défendue. Comme le suggèrent les auteurs, « la vie d’un média est faite de continuités, mais aussi de discontinuités » (p. 171).

Pour finir, dans la dernière partie de l’ouvrage, la question de la « nouvelle culture visuelle » (p. 211) se pose compte tenu des évolutions technologiques. Les auteurs expliquent la technique de motion capture (p. 225) et la version améliorée de celle-ci, performance capture qui consiste en la saisie des mouvements, voire des attitudes expressives d’un corps réel (l’acteur) pour l’intégrer dans un décor numérique. En étudiant l’exemple de l’adaptation des bandes-dessinées des Aventures de Tintin d’Hergé par S. Spielberg et P. Jackson (p. 229), on en conclut que l’objectif est de montrer la contribution de la technologie de production d’image pour l’adaptation de cette bande-dessinée, « réputée impossible » (p. 230). L’originalité des réalisateurs utilisant cette technologie pour cette adaptation consiste à « intégrer l’esprit [du] système graphico-narratif [vraisemblable] dans son univers filmique homochrone […] et d’obtenir une cohérence anima-réaliste supposée être l’équivalent filmique de la cohérence graphico-narrative hergéenne » (p. 234). Plusieurs autres questions comme « la temporalité des captations (restitution photoréaliste classique ou digitale) », « l’incarnation photoréaliste d’un acteur », la « dissociation mimétique », les « mutations radicales du profilmique » concernant cette adaptation ainsi que d’autres discussions sur l’effet novelty (au sujet du film L’écume des jours sorti en 2013) sont évoquées et invitent le lecteur à réfléchir sur la crise identitaire du cinéma (p. 234-241).

Note de bas de page 7 :

. Rappelons la note explicative des auteurs : « ce concept a été initialement proposé par André Gaudreault dans le cadre de sa présentation du débat « Technologie et idéologie : 40 ans plus tard » au colloque « Impact des innovations technologiques sur la théorie et l’historiographie du cinéma, Cinémathèque québécoise, Montréal, novembre 2011. Inédit » (p. 225).

Enfin, les auteurs soutiennent la proposition d’un nouveau concept, celui d’« animages »7 (p. 211) issu de la technologie motion capture. Celui-ci caractérise un type particulier d’image qui représente notre nouvelle culture visuelle ainsi que l’emprise de l’animation dans le cinéma d’aujourd’hui, animatic spirit (p. 225). Ce concept ouvre des perspectives de recherche sur « les usages sociaux évolutifs » qui, comme le précisent les auteurs en conclusion, « sculptent l’identité de tous nos médias, y compris le… cinéma (sans guillemets de distanciation, ni point d’interrogation) » (p. 256).