université ouverte
       source de réussites


L’intelligence artificielle au service du Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale

L’intelligence artificielle au service du Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale : La nouvelle plateforme OTP Link comme première consécration du Projet Harmony

 

Yann MOCAËR,

Doctorant en droit privé et sciences criminelles

Université de Limoges – OMIJ (UR-14476)

13 juin 2023

 

 

Un missile détruit un immeuble à Kiev.

Du côté des acteurs institutionnels, les enquêteurs dépêchés par le gouvernement ukrainien, par la CPI, par Eurojust et par Interpol filment et photographient les décombres, collectent les preuves matérielles puis produisent un rapport. Les témoins sont entendus, et leurs témoignages retranscrits. Le service de renseignements de nombreux États enquêtent. Des images satellites de la trajectoire du missile sont collectées. Les images, vidéos et témoignages publiés sur les réseaux sociaux sont analysés.

Du côté de la société civile, les centaines de citoyens présents sur place filment, photographient et témoignent de la scène. Ils transmettent ensuite tout cela aux autorités officielles et aux organisations internationales, dont la Cour pénale internationale. Ils transmettent également sur les réseaux sociaux et à leurs proches, qui transmettront à nouveau à ces différentes autorités officielles.

En somme, chaque gouvernement et chaque organisation internationale recevra des dizaines de fois l’ensemble de ces centaines d’éléments. Ils produiront ensuite chacun une analyse de ce volume d’information, selon leurs outils et leurs méthodes.

Finalement, le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale recevra une quantité monumentale d’informations, majoritairement redondantes et potentiellement dénaturées par les différents degrés et méthodes d’analyse. Tout cela pour une seule frappe balistique, alors que des dizaines touchent le territoire ukrainien chaque jour depuis maintenant plus d’un an.

Comment une institution déjà en grave manque de ressources, financières comme humaines, pourrait-elle traiter un volume aussi inédit de preuves ?

 

 

La Cour pénale internationale (CPI) est une juridiction internationale située à La Haye, dont la mission est d’enquêter, de poursuivre et de juger les individus responsables des crimes considérés comme les plus graves par la communauté internationale, c’est-à-dire les génocides, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes d’agression[1]. Sa compétence ratione temporis s’étend aux faits criminels commis à partir de l’entrée en vigueur du Statut de Rome, c’est-à-dire le 1er juillet 2002[2]. En vingt ans d’activité, la CPI a prononcé six condamnations définitives[3], concernant des situations exclusivement situées sur le continent africain (Ouganda, RDC, Mali). Faisant l’objet de virulentes critiques depuis sa création,  fondées sur l’existence d’une forte sélectivité – ou d’un “double standard“, anglicisme le plus fréquemment utilisé en la matière – parfois envisagée comme un biais racial[4], la Cour pénale internationale a pour la première fois en 2022 été saisie avec succès d’une situation localisée sur le continent européen. En effet, l’offensive russe menée à l’encontre de l’Ukraine depuis le 24 février 2022 a conduit le Procureur de la Cour pénale internationale à ouvrir une enquête, initialement proprio motu[5]. Cette situation a très rapidement été renvoyée à la CPI par une coalition de 39 États[6], donnant ainsi directement compétence au Bureau du Procureur pour enquêter sur l’ensemble des crimes internationaux commis à l’occasion de ce conflit armé international[7]. Bien que la Cour ait déjà émis deux mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de ressortissants russes[8], Vladimir Poutine et Maria Lvova‑Belova, et que de nombreux autres soient attendus, aucun procès n’est à attendre dans l’immédiat sachant que la Cour ne juge pas par contumace[9]. Le travail du Procureur consiste aujourd’hui à collecter et analyser les preuves, afin d’identifier les responsabilités individuelles et pouvoir par la suite solliciter la délivrance de mandats d’arrêts. Il serait sage d’affirmer “chaque chose en son temps“, mais ici le temps de l’enquête pourrait manifestement s’éterniser.

 

Le Procureur, soucieux de « recourir à des outils technologiques de pointe et, surtout, d’établir des partenariats innovants à l’appui de notre travail d’enquête »[10] a pu soumettre à la Cour un mandat d’arrêt international pour crimes de guerre à peine un an après le début du conflit, pour des faits criminels remontant à quelques mois seulement[11]. Si cette célérité peut être saluée, il convient cependant de la relativiser à l’aune de la simplicité des faits reprochés. Ladislav Hamran, président d’Eurojust, déclarait le 21 septembre qu’« avec la guerre en Ukraine, la paix et la justice sont soumises à une pression maximale »[12]. Ces propos ont été formulés à l’occasion de la publication d’un guide destiné aux sociétés civiles participant à la collecte de preuves afin d’améliorer leur coopération avec la Cour pénale internationale[13]. Partant du constat que les « acteurs de la société civile s’emploient de plus en plus activement à consigner des informations relatives aux principaux crimes internationaux »[14], ce guide est présenté de manière très bienveillante et encourageante, mais il convient cependant de relever qu’Eurojust et la CPI ont ressenti la nécessité d’ « aider à mener [leurs] activités de consignation d’informations de façon à préserver l’intégrité des informations et des éléments de preuve »[15], en cherchant notamment à prévenir des méthodes qui « peuvent s’avérer contre-productives »[16]. Ces éléments, couplés aux différentes informations communiquées par le Bureau du Procureur de la CPI durant cette dernière année, paraissent révélateurs de l’accroissement majeur de la quantité d’informations et de preuves reçues. En ce sens, la CPI relève que l’utilisation de « différents outils et normes dans le même domaine d’établissement des responsabilités entraîne le risque d’une consignation excessive d’informations »[17]. En effet, la généralisation des nouvelles technologies, couplée à la surveillance globalisée du conflit en Ukraine, conduit naturellement à une redondance des éléments de preuve communiqués au Bureau du Procureur. L’analyse d’un tel volume final d’informations parait difficilement accessible à l’être humain. Les nouvelles technologies pourraient cependant être appelées à suppléer une partie des tâches en matière d’analyse de la preuve.

 

En ce sens, Karim A. A. Khan annonçait, lors de l’audience solennelle pour l’ouverture de l’année judiciaire 2023, son intention de rechercher « l’obtention de meilleurs résultats dans la salle d’audience grâce à une approche renouvelée des enquêtes et des poursuites, en s’appuyant sur les nouvelles technologies »[18]. Ce vœu a été officiellement assumé un mois plus tard avec l’annonce, via les réseaux sociaux, du Projet Harmony[19]. Ce projet, fondé sur l’utilisation des nouvelles technologies, vise notamment à « fournir une plateforme de gestion des éléments de preuve efficace, intelligente et sécurisée […] permettant à la Cour pénale internationale de recueillir, stocker, préserver, analyser et examiner des quantités croissantes d’éléments de preuve complexes »[20]. Ces objectifs seront assurés par la création récente de la nouvelle plateforme OTP Link[21], qui permet désormais à toute personne, privée ou publique, d’informer le Procureur de la CPI de la commission d’un crime international en déposant par voie numérique des documents de preuve[22]. Cette personne, si elle n’a pas agi anonymement, pourra alors être, au besoin, contactée ultérieurement par les enquêteurs. Cette plateforme vise alors à faciliter le travail du Bureau du Procureur agissant en application de l’article 15(2) du Statut de Rome, qui stipule que « le Procureur vérifie le sérieux des renseignements reçus. À cette fin, il peut rechercher des renseignements supplémentaires auprès d’États, d’organes de l’Organisation des Nations Unies, d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales, ou d’autres sources dignes de foi qu’il juge appropriées, et recueillir des dépositions écrites ou orales au siège de la Cour ». Cette nouvelle plateforme présente alors l’intérêt premier d’offrir « un point d’accès unique et facile d’utilisation qui remplacera les divers systèmes et processus utilisés jusqu’à présent pour la communication d’informations, notamment les communications reçues au titre de l’article 15 du Statut de Rome »[23]. Il est intéressant de relever que cette plateforme parait cibler les utilisateurs privés au regard de la simplicité de son interface, mais vise pourtant à devenir également l’outil à privilégier pour les dépôts de renseignements et de preuves par les autorités nationales partenaires.

 

Le second intérêt de cette plateforme est qu’elle représente, selon le Procureur de la CPI Karim A. A. Khan, « un jalon important du projet Harmony, qui vise à la modernisation des technologies utilisées au sein du Bureau du Procureur et constitue une des grandes priorités de [son] mandat »[24]. En utilisant l’intelligence artificielle, cette nouvelle plateforme permettra de réaliser les tâches suivantes :

  • détection des schémas récurrents,
  • traductions automatiques,
  • reconnaissance faciale,
  • amélioration de la qualité des images,
  • traduction de fichiers audiovisuels,
  • recherche ciblée d’informations,
  • transcription automatique,
  • analyse de documents audiovisuels[25].

Offrant au Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale de nouvelles méthodes technologiques innovantes et inédites, cet outil a pour objectif une « accélération du rythme des enquêtes et des poursuites », tout en permettant une « augmentation du taux de réussite à l’audience »[26]. Ces outils technologiques, qui inquiètent généralement le grand public dès lors que l’intelligence artificielle est mentionnée, sont cependant réservés ici à un usage restreint et ciblé. Cette innovation n’est alors que louable et encourageante quant à l’avenir, parfois décrit comme incertain, de la justice internationale pénale. Dans une société hyper-connectée, au sein de laquelle la technologie est omniprésente, l’utilisation de l’intelligence artificielle afin de lutter contre l’impunité n’est, d’après le Procureur de la Cour pénale internationale, « pas un luxe, mais bien une nécessité »[27]. Faisant face, depuis sa création en 2002, à des difficultés financières croissantes, l’utilisation de l’intelligence artificielle permettra de réduire à coup sûr les coûts humains et financiers de la Cour en matière d’analyse de données, afin de concentrer ses ressources sur les tâches essentielles qui ne sont pas automatisables. Si cette automatisation interroge généralement d’un point de vue éthique, elle ne devrait pas être diabolisée dès lors qu’elle répond à une problématique concrète et participe à une noble cause : la lutte contre l’impunité.

[1] V. Articles 5 à 8bis du Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998.

[2] À l’exception du crime d’agression pour lequel la compétence de la Cour a été déclenchée a posteriori de l’entrée en vigueur du Statut de Rome, et ne peut pas concerner les faits criminels commis avant le 17 juillet 2018.

[3] Thomas Lubanga (2014) ; Germain Katanga (2014) ; Jean-Pierre Bemba Gombo et al.  (2016) ; Ahmad Al Faqi Al Mahdi (2016) ; Bosco Ntaganda (2021) ; Dominic Ongwen (2022).

[4] Sur ces critiques, V. Joseph Tchinda Kenfo (dir.), Alphonse Zozime Tamekamta (dir.), La Cour pénale internationale : Leucophilie ou négrophobie ?, Paris, Gallimard, 2022, 296 p.

[5] Bureau du Procureur de la CPI, Déclaration du Procureur de la CPI, Karim A.A. Khan QC, sur la situation en Ukraine, 28 février 2022, disponible [en ligne] : < https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-qc-sur-la-situation-en-ukraine-jai-pris-la >.

[6] Sur ces renvois, V. Bureau du Procureur de la CPI, Déclaration du Procureur de la CPI, Karim A.A. Khan QC, sur la situation en Ukraine : Réception de renvois de la part de 39 États parties et ouverture d’une enquête, 2 mars 2022, disponible [en ligne] : < https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-qc-sur-la-situation-en-ukraine-reception-de >.

[7] Chambre préliminaire II, CPI, Notification on receipt of referrals and on initiation of investigation, 7 mars 2022, ICC-01/22-2 07-03-2022 1/6 EC PT, disponible [en ligne] : < https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/CourtRecords/CR2022_01791.PDF >. La compétence ratione loci de la CPI trouve en l’espèce son origine dans les déclarations d’acceptation de compétence de la CPI communiquées à la Cour, en application de l’article 12(3) du Statut de Rome, les 9 avril 2014 et 8 septembre 2015. Ces déclarations ne concernant que les crimes de guerres, crimes contre l’humanité et génocides, le crime d’agression est donc exclu de la compétence de la Cour pour cette situation. Sur la particularité du crime d’agression relativement au conflit entre la Fédération de Russie et l’Ukraine, V. Olivier Corten, Vaios Koutroulis, Tribunal for the crime of agression against Ukraine – a legal assessment, Rapport remis en décembre 2022 à la demande de la sous-commission « Droits de l’Homme » du Parlement européen, disponible [en ligne] : < https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2022/702574/EXPO_IDA(2022)702574_EN.pdf >.

[8] Bureau du Procureur de la CPI, Déclaration du Procureur Karim A. A. Khan KC à la suite de la délivrance des mandats d’arrêt émis à l’encontre du Président Vladimir Poutine et de Mme Maria Lvova Belova, 17 mars 2023,

disponible [en ligne] : < https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-karim-khan-kc-la-suite-de-la-delivrance-des-mandats-darret-emis >.

[9] V. l’article 63(1) du Statut de Rome qui stipule que « l’accusé est présent à son procès ».

[10] Bureau du Procureur de la CPI, Déclaration du Procureur Karim A. A. Khan KC à la suite de la délivrance des mandats d’arrêt émis à l’encontre du Président Vladimir Poutine et de Mme Maria Lvova Belova, 17 mars 2023,

disponible [en ligne] : < https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-karim-khan-kc-la-suite-de-la-delivrance-des-mandats-darret-emis >.

[11] En l’espèce il s’agit exclusivement du transfert forcé d’environ 14.000 enfants ukrainiens (Scott McDonald, « Ukraine Identifies Nearly 14,000 Children Abducted and Deported by Russia », Newsweek, 17 janvier 2023, disponible [en ligne] : < https://www.newsweek.com/ukraine-identify-nearly-14000-children-abducted-deported-russia-1774522 >), incriminés comme crimes de guerre par les articles 8(2)(a)(vii) et 8(2)(b)(viii) du Statut de Rome.

[12] Bureau du Procureur de la CPI, Eurojust et le Procureur de la CPI publient des lignes directrices concrètes pour aider à consigner et préserver les informations relatives aux crimes internationaux, Communiqué de presse du 21 septembre 2022, disponible [en ligne] : < https://www.icc-cpi.int/fr/news/eurojust-et-le-procureur-de-la-cpi-publient-des-lignes-directrices-concretes-pour-aider >.

[13] CPI, Eurojust, Collecte d’informations relatives à des crimes internationaux et à des atteintes aux droits

de l’homme pour faire respecter l’obligation de rendre des comptes sur le plan pénal

Guide pratique à l’intention des organisations de la société civile, 2022, 69 p., disponible [en ligne] : < https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2023-04/eurojust-icc-csos-guidelines-FR.pdf >.

[14] CPI, Eurojust, Collecte d’informations relatives à des crimes internationaux et à des atteintes aux droits

de l’homme pour faire respecter l’obligation de rendre des comptes sur le plan pénal

Guide pratique à l’intention des organisations de la société civile, 2022, 69 p., spéc. p. 2, disponible [en ligne] : < https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2023-04/eurojust-icc-csos-guidelines-FR.pdf >.

[15] Ibid.

[16] Ibid, p. 4.

[17] Ibid, p. 4.

[18] CPI, La Cour pénale internationale marque l’ouverture officielle de l’année judiciaire 2023, Communiqué de presse du 20 janvier 2023, disponible [en ligne] : < https://www.icc-cpi.int/fr/news/la-cour-penale-internationale-marque-louverture-officielle-de-lannee-judiciaire-2023 >.

[19] V. CPI, Tweet du 3 février 2023, disponible [en ligne] : < https://twitter.com/CourPenaleInt/status/1621537157096546304 >. V. également CPI, « ICC Office of the Prosecutor to launch modern evidence management platform », Youtube, 8 février 2023, disponible [en ligne] : < https://www.youtube.com/watch?v=rqt63ghnJSE >.

[20] En ce sens, V. la vidéo de présentation du Projet Harmony publiée par la Cour pénale internationale : CPI, « Le Bureau du Procureur lance la plateforme “Harmony” », Youtube, 12 mai 2023, disponible [en ligne] : < https://www.youtube.com/watch?v=rV626dY7afs >.

[21] Contraction de Link (lien) et d’OTP (Office of the Prosecutor – Bureau du Procureur).

[22] La plateforme OTP Link, composée d’un formulaire et d’un espace de dépôt de documents numérique, ainsi que d’une FAQ relative à son fonctionnement, est disponible à l’adresse web suivante : < https://otplink.icc-cpi.int >.

[23] Bureau du Procureur de la CPI, Le Procureur de la CPI, Karim A.A. Khan KC, annonce le lancement d’OTPLink, la plateforme haute technologie pour la communication des éléments de preuve, Déclaration du 24 mai 2023, disponible [en ligne] : < https://www.icc-cpi.int/fr/news/le-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-kc-annonce-le-lancement-dotplink-la-plateforme-haute >.

[24] Ibid.

[25] CPI, « Le Bureau du Procureur lance la plateforme “Harmony” », Youtube, 12 mai 2023, disponible [en ligne] : < https://www.youtube.com/watch?v=rV626dY7afs >.

[26] Ibid.

[27] Ibid.

33 rue François Mitterrand
BP 23204
87032 Limoges - France
Tél. +33 (5) 05 55 14 91 00
université ouverte 
source de réussites