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Daniel Kuri, La question du génocide des Arméniens à l’épreuve de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme, commentaire sur l’arrêt Perinçek c/ Suisse du 15 octobre 2015

La question du génocide des Arméniens à l’épreuve de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme, commentaire sur l’arrêt Perinçek c/ Suisse du 15 octobre 2015

Daniel Kuri, Maître de conférences en droit privé, OMIJ, Université de Limoges

La Grande Chambre a été amenée à s’intéresser à la question du génocide des Arméniens à propos d’une affaire où un ressortissant turc avait été condamné à une peine pénale par les juridictions suisses pour avoir, au cours d’une série de conférences faites dans ce pays, qualifié de « mensonge international » l’idée d’un génocide des Arméniens perpétré par l’empire ottoman et dénié explicitement aux faits de 1915 la qualification juridique de génocide. Après avoir épuisé les voies de recours du droit suisse, le condamné avait donc introduit une requête devant les juges européens pour faire constater qu’il avait été victime d’une violation de son droit à la liberté d’expression.

La Cour européenne des droits de l’Homme, Deuxième section, dans son arrêt de chambre du 17 décembre 2013[1], par cinq voix contre deux, avait conclu qu’il y avait eu violation de la liberté d’expression du requérant dans le fait qu’il a été condamné pénalement par une juridiction suisse pour avoir contesté l’existence d’un génocide des Arméniens.

Cet arrêt était d’ailleurs d’autant plus intéressant que les juges européens avaient « mobilisé la décision du Conseil constitutionnel français [2012-647 DC du 28 février 2012] pour mieux pouvoir dresser contre la Suisse un constat de violation de l’article 10 de la Convention »[2]. La Cour prenait en effet fortement en compte la décision du Conseil constitutionnel français qui avait déclaré anticonstitutionnelle la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi[3].

À la suite de cet arrêt, le gouvernement suisse a demandé le renvoi de cette affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention[4]. La Grande Chambre, dans un arrêt très attendu en cette année de commémoration du centenaire de la tragédie du peuple arménien, confirme le verdict de l’arrêt de chambre. Avant de commenter cet arrêt fleuve (133 pages avec les opinions séparées des juges !)[5], autant le dire de suite, la construction juridique de la Grande Chambre nous séduit moins que celle des juges de la Deuxième section. À cet égard, il nous semble que la Cour, dans son analyse, prend insuffisamment en compte la définition juridique du génocide en droit international[6]. Qui plus est, le choix fait par la Cour des critères qui permettraient de distinguer la présente affaire des affaires de négation de l’Holocauste nous semble contestable[7].

Réserve faite de cette observation préliminaire, il convient de noter que la Grande Chambre a examiné de façon particulièrement minutieuse cette affaire afin de poser un certain nombre de règles d’interprétation. Ainsi, avant de se prononcer sur le présent litige, la Grande Chambre souligne, comme d’ailleurs la chambre, qu’elle n’est pas tenue de dire si les massacres et déportations massives subies par le peuple arménien peuvent être qualifiés de génocide au sens que revêt ce terme en droit international (§ 101)[8]. La Cour précise, par ailleurs, qu’à l’inverse d’un tribunal pénal international, elle est incompétente pour prononcer une conclusion juridique contraignante sur ce point (§ 102). Ayant par cette affirmation fixé l’objet du litige, la Cour va examiner la requête qui lui est soumise. L’arrêt comporte, en définitive, des enseignements essentiels au sujet de l’interprétation de deux dispositions fondamentales de la Convention. Le premier enseignement a trait à l’interprétation de l’article 17 de la Convention, le second concerne celle de l’article 10 du même texte.

À ce propos, la Grande Chambre confirme les solutions dégagées par les juges de la Deuxième section en faisant prévaloir, de façon presque symétrique, une interprétation stricte de l’article 17 de la Convention (I) et libérale de l’article 10 (II).

I. L’interprétation stricte de l’article 17 de la Convention

La Grande Chambre confirme que l’article 17 ne s’applique qu’à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes (A) mais elle estime cependant qu’en l’espèce la question de l’application de l’article 17 doit être jointe à celle de l’article 10 (B).

A. Une application à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes de l’article 17

Telle est la formule même qui est utilisée par la Grande Chambre au sujet de l’article 17 ; texte qui permet de déclarer une requête irrecevable lorsque une partie invoque une disposition conventionnelle pour se livrer à un abus de droit[9]. Comme le souligne le Cour : « Dans les affaires relatives à l’article 10 de la Convention, ce texte ne doit être employé que s’il est tout à fait clair que les propos incriminés visent à faire dévier cette disposition de sa finalité réelle par un usage du droit à la liberté d’expression à des fins manifestement contraires aux valeurs de la Convention » (§ 114)[10]. La Grande Chambre ne va néanmoins pas traiter la question de l’application de l’article 17 de la même façon que la chambre. La Deuxième section avait en effet immédiatement considéré que l’article 17 n’était pas applicable aux affirmations de M. Perinçek niant l’existence du génocide des Arméniens pour de nombreuses raisons et en définitive car, « […] la limite tolérable pour que des propos puissent tomber sous l’article 17 réside dans la question de savoir si un discours a pour but d’inciter à la haine ou à la violence » (§ 52). À cet égard, la Chambre estimait que « le rejet de la qualification juridique des événements de 1915 n’était pas de nature en lui-même à inciter à la haine du peuple arménien » (§ 52)[11]. D’abord, parce que le requérant ne fut pas poursuivi pour incitation à la haine ; ensuite car il n’avait pas exprimé de mépris à l’égard des victimes des événements en cause. La Grande Chambre va raisonner différemment et considérer qu’elle ne peut traiter de l’application de l’article 17 sans envisager l’article 10 de la Convention.

B. La question de l’application de l’article 17 doit être jointe à celle de l’article 10 de la Convention

La Grande Chambre justifie cette analyse en considérant que « la question déterminante sur le terrain de l’article 17 – savoir si les propos du requérant avaient pour but d’attiser la haine ou la violence […] ne se prêtant pas à une solution immédiate et se recoupant avec celle de savoir si l’ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression était ‘‘nécessaire dans une société démocratique’’, […] la question de l’application de l’article 17 doit être jointe au fond du grief soulevé par le requérant sous l’angle de l’article 10 » (§ 115)[12].

La Cour indique par ce motif qu’elle statuera sur l’application de l’article 17 après avoir envisagé l’examen de l’article 10. Une telle façon de raisonner a été critiquée par le juge Silvis dans une opinion dissidente additionnelle[13]. En définitive, la Cour « [décidera], par treize voix contre quatre, qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 17 de la Convention »[14].

Ainsi, on le constate, la Grande Chambre réaffirme, à l’occasion de cet arrêt, sa traditionnelle interprétation stricte de l’article 17 de la Convention. Elle va avoir, au contraire, une interprétation libérale de l’article 10 du texte conventionnel.

II. L’interprétation libérale de l’article 10 de la Convention

La Grande Chambre estime tout d’abord que l’article 16 de la Convention n’est pas applicable à M. Perinçek (A), elle confirme ensuite l’application bienveillante de l’article 10 au requérant (B).

A. L’inapplicabilité de l’article 16 de la Convention à M. Perinçek

La Grande Chambre refuse donc d’appliquer ce texte dont la violation était, pour la première fois, alléguée devant la Cour[15]. Rappelons que l’article 16 de la Convention dispose que « Aucune des dispositions des articles 10, 11 et 14 ne peut être considérée comme interdisant aux Hautes Parties contractantes d’imposer des restrictions à l’activité politique des étrangers ».

La Grande Chambre rappelle, au sujet de cet article, que « jamais l’ancienne Commission ni la Cour n’ont appliqué l’article 16 » et elle estime que « opposer sans restriction [l’article 16] afin de limiter la possibilité pour les étrangers d’exercer leur droit à la liberté d’expression serait contraire aux décisions de la Cour où des étrangers ont été jugés aptes à exercer ce droit […] » (§ 121)[16]. Elle ajoute que les clauses qui permettent « des ingérences dans les droits garantis par la Convention sont d’interprétation restrictive » (§ 122)[17]. En conséquence, la Cour estime que la seule interprétation à donner à l’article 16 est qu’il n’autorise que les restrictions aux activités se rapportant directement au processus politique, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Ainsi, la Cour considère que « l’article 16 de la Convention ne permettait pas aux autorités suisses de restreindre l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression » (§ 123). Nous ne pouvons que souscrire à l’analyse faite par la Grande Chambre s’agissant de l’article 16. En effet, admettre une interprétation différente – en l’occurrence celle proposée par le gouvernement suisse – et l’application de cette disposition, ruinerait le principe même de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention ainsi, d’ailleurs, que d’autres droits conventionnels.

Ayant évincé l’application de l’article 16, la Cour va ensuite appliquer avec indulgence l’article 10 de la Convention et notamment les restrictions à la liberté d’expression énoncées à l’article 10 § 2.

B. L’application bienveillante de l’article 10 de la Convention à M. Perinçek[18]

Certes, la Grande Chambre estime tout d’abord que la question de savoir si la condamnation pénale de M. Perinçek poursuivait un but légitime pouvait être discutée (1), mais elle considère ensuite que la condamnation pénale du requérant pour ses propos n’était pas nécessaire à la protection des droits de la communauté arménienne (2).

  1. La question de savoir si la condamnation pénale de M. Perinçek poursuivait un but légitime pouvait selon la Cour être discutée

La Cour, pour arriver à cette conclusion, va se livrer à une analyse très concrète de ce qui pouvait justifier la légitimité de la condamnation pénale de M. Perinçek. À cet égard, le gouvernement suisse soutenait que « l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant poursuivait deux des buts légitimes énoncés au § 2 de l’article 10 de la Convention, à savoir la ‘‘défense de l’ordre’’ et ‘‘protection […] des droits d’autrui’’ » (§ 145).

La Cour s’est donc prononcée sur chacune de ces questions.

S’agissant de la « défense de l’ordre »[19], la Grande Chambre – comme la Deuxième section – souligne qu’elle n’est pas convaincue que la condamnation pénale de M. Perinçek était nécessaire à la défense de celui-ci (§ 154). La Cour relève tout d’abord qu’« à l’appui de sa thèse le gouvernement suisse se borne à invoquer deux rassemblements opposés tenus […] un an environ avant les évènements pour lesquels le requérant a été condamné » sans « donner aucune précision à leur sujet » ni « prouver que ces rassemblements aient donné lieu à des affrontements ». Elle ajoute ensuite que « lors du procès pénal du requérant, […] les tribunaux suisses n’ont nullement fait état de ces éléments dans leurs décisions » et que « rien ne prouve que, à la date des évènements au cours desquels le requérant a tenu les propos en cause, les autorités suisses aient vu en ceux-ci un risque de trouble à l’ordre et qu’elles aient cherché à les contrôler sur ce fondement ». Enfin, selon la Cour, « rien ne prouve non plus que, malgré la présence d’une communauté arménienne comme d’une communauté turque en Suisse, ce type de propos risquait de susciter de graves tensions et de provoquer des affrontements » (§153)[20]. En définitive, pour la Cour, la condamnation pénale ne peut certainement pas être légitimée, en l’espèce, par la « défense de l’ordre » évoquée à l’article 10 § 2.

Cependant, à l’instar de la chambre, la Grande Chambre conçoit que la condamnation peut passer pour avoir visé la « protection des droits d’autrui » au sens de l’article 10 § 2 (§ 157). Elle relève, à ce sujet, que bon nombre des descendants des victimes des évènements de 1915 – surtout ceux appartenant à la diaspora arménienne – bâtissent leur identité autour de l’idée que leur communauté a été victime d’un génocide (§ 156). La Cour reconnait donc « que l’ingérence dirigée contre les propos du requérant, dans lesquels il niait que les Arméniens eussent été victimes d’un génocide, visait à protéger cette identité et donc la dignité des Arméniens d’aujourd’hui » (§ 156). En revanche, la Cour considère qu’« en contestant la qualification juridique des évènements, le requérant ne peut guère passer pour avoir dénigré ces personnes, [ou] privé celles-ci de leur dignité » (§ 156). Elle ajoute, enfin, que « [M. Perinçek] n’apparaît pas non plus avoir dirigé contre les victimes ou leurs descendants son accusation qualifiant de ‘‘mensonge international’’ l’idée d’un génocide des Arméniens » (§ 156). Selon la Grande Chambre, en effet, « il ressort de la teneur globale des propos du requérant que cette accusation visait plutôt les ‘‘impérialistes anglais et français et la Russie Tsariste’’ ainsi que ‘‘les États-Unis et l’Union Européenne’’ (§ 156).

En conclusion, la Cour estime donc, de façon très mesurée, que « l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant [– sa condamnation pénale –] peut donc passer pour avoir visé la ‘‘protection des droits […] d’autrui’’ » (§ 157).

En revanche, la Grande Chambre considère avec fermeté qu’il n’était pas nécessaire de condamner pénalement M. Perinçek afin de protéger les droits de la communauté arménienne.

  1. La condamnation pénale de M. Perinçek pour ses propos n’était pas nécessaire selon la Cour à la protection des droits de la communauté arménienne

La Grande Chambre va tout de suite affirmer, à propos du raisonnement qu’elle a suivi pour arriver à cette conclusion, « qu’elle n’a pas à dire si la criminalisation de la négation de génocides ou d’autres faits historiques peut en principe se justifier ». Elle ne peut, selon elle, « que rechercher si, oui ou non, l’application de l’article 26l bis, al. 4, du Code pénal suisse dans le cas du requérant était ‘‘nécessaire dans une société démocratique’’ au sens de l’article 10 § 2 de la Convention » (§ 226). La Grande Chambre va répondre à cette question avec une approche en partie différente de la chambre. D’après la Cour, pour donner une réponse à cette interrogation, « il faut savoir s’il était nécessaire de protéger ‘‘les droits d’autrui’’ au moyen de mesures de nature pénale » (§ 227). Les droits en cause étant le droit des Arméniens au respect de leur dignité et de celle de leurs ancêtres, y compris au respect de leur identité bâtie autour de l’idée que leur communauté a été victime d’un génocide, la Cour rappelle qu’« à la lumière de sa jurisprudence », cette dignité était protégée par l’article 8 de la Convention (§ 227)[21].

Ainsi, la Cour considère qu’elle est donc appelée à ménager un équilibre entre deux droits conventionnels : le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 et le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (§ 228). La Cour a donc « mis en balance » – nous reprenons l’expression de la Cour – ces deux droits tirés de la Convention (§ 228). Comme l’indique la Cour, « la question essentielle à trancher est celle du poids à attribuer, au vu des circonstances particulières de l’espèce, à chacun de ces deux droits, lesquels appellent en principe un égal respect » (§ 228). La Cour précise qu’« à cette fin, [elle] devra apprécier l’importance comparée des deux droits en jeu […], la nécessité de restreindre, ou de protéger, chacun d’eux, et la proportionnalité entre les moyens utilisés et le but poursuivi » (§ 228).

Pour mener à bien cette analyse, l’ayant conduit à conclure qu’il n’était pas nécessaire de condamner pénalement M. Perinçek, la Cour a pris en compte différents critères.

Elle a tenu compte, en particulier, des éléments suivants : les propos de M. Perinçek concernaient une question d’intérêt public et n’étaient pas assimilables à un appel à la haine ou à la violence (a) ; le contexte dans lequel les propos ont été tenus n’était pas marqué par des antécédents historiques particuliers en Suisse ou par des fortes tensions entre les communautés arméniennes et turques (b) ; les affirmations du requérant ne pouvaient être regardés comme ayant porté atteinte à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse (c) ; il n’existait aucune obligation internationale qui imposait à la Suisse de criminaliser des propos de cette nature (d) ; les tribunaux suisses semblaient avoir sanctionné le requérant car il avait simplement exprimé une opinion divergente de celles ayant cours en Suisse (e) ; enfin, l’ingérence a pris la forme grave d’une condamnation pénale (f).

a) Les propos de M. Perinçek concernaient une question d’intérêt public et n’étaient pas assimilables à un appel à la haine ou à la violence

La Cour a en premier lieu examiné les déclarations de M. Perinçek et considéré que celles-ci « se [rapportant] à une question d’intérêt public, appelaient la protection renforcée de l’article 10 et que les autorités suisses ne jouissaient que d’une marge d’appréciation limitée pour y apporter une restriction » (§ 241)[22].

Pour justifier son analyse, la Grande Chambre précise tout d’abord la position prise par la chambre qui avait estimé que « les propos du requérant étaient d’ordre historique, juridique et politique » (§ 112)[23]. Face à la critique du gouvernement suisse et de certains tiers intervenants qui considéraient que « le requérant n’avait pas suivi une méthode scientifique et impartiale, animée par l’ouverture d’esprit propre à un débat historique » (§ 231), la Grande Chambre rétorque qu’elle « ne saurait souscrire à leur thèse » (§ 231). Selon la Cour, en effet, « si les propos du requérant se rapportaient bien à des questions d’ordre historique et juridique, le contexte dans lesquels ils ont été tenus – des événements publics [avec] un auditoire acquis à ses convictions – montre que M. Perinçek a pris la parole en tant qu’homme politique et non pas en tant qu’historien ou juriste » (§ 231). La Cour rappelle également qu’il a pris part à une polémique ancienne dont la Cour avait déjà reconnu, dans plusieurs affaires, qu’elle touchait à une question d’intérêt public (§ 231).

Par ailleurs, la Cour, « même si elle est tout à fait consciente » de la sensibilité de la communauté arménienne sur cette question, « ne voit pas [dans ces propos], compte tenu de leur portée générale, une forme d’incitation à la haine ou à l’intolérance » (§ 233). Ainsi, selon la Cour, « le requérant n’a pas fait preuve de haine ou de mépris à l’égard des victimes des évènements survenus en 1915 […] », « ni traité les Arméniens de menteurs ou usé de termes injurieux à leur égard » (§ 233). Et la Cour conclut que « ses allégations formulées avec virulence étaient dirigées contre les ‘‘[puissances] impérialistes’’ et leurs supposés desseins sournois au sujet de l’empire Ottoman et de la Turquie » (§ 233). La Cour ajoute que, si dans les affaires concernant des propos relatifs à l’Holocauste, elle a – pour des raisons tenant à l’histoire et au contexte – invariablement présumé qu’ils pouvaient être regardés comme une forme d’incitation à la haine ou à la violence, « [elle] n’estime pas qu’il puisse en aller de même dans la présente affaire » (§ 234). La Cour considère, notamment, que « le contexte ne fait pas présumer automatiquement » que les assertions de M. Perinçek nourrissaient « des visées racistes et antidémocratiques » et qu’« il n’y a pas suffisamment d’éléments pour prouver [ces] visées en l’espèce ». La Cour relève, enfin, que même si le fait que le requérant se réclamait de Talaat Pacha[24] « pourrait tendre à établir [ces visées] », « les tribunaux ne se sont pas étendus sur ce point et rien ne prouve que l’adhésion au soi-disant comité Talaat Pacha fut motivée par une volonté de vilipender les Arméniens […] plutôt que par un désir de contester l’idée que les évènements survenus en 1915 sont constitutifs d’un génocide » (§ 234). Ainsi, la Grande Chambre absout avec vigueur M. Perinçek de tout appel à la haine ou à la violence ou à l’intolérance envers les Arméniens (§ 239). On peut cependant noter que ce point de vue de la majorité des juges de la Grande Chambre sur les dires de M. Perinçek – qui reprend en l’amplifiant le constat fait par la Deuxième section[25] – a été très fortement contesté par les juges minoritaires. Dans leur opinion dissidente commune[26], les sept juges ayant voté contre un constat de violation de l’article 10 de la Convention par la Suisse – dont le président de la Cour, D. Spielmann – soulignent que « [le] discours, particulièrement pernicieux [de M. Perinçek] et ses conséquences ont été minimisés tout au long de l’arrêt » (§ 4). Selon ces hauts magistrats, les propos de M. Perinçek « constituent une dénaturation de faits historiques qui va bien au-delà d’une simple négation du génocide arménien en tant que qualification juridique, ils constituent l’animus d’insulter un peuple » (§ 4). En conséquence, les juges estiment que « l’affaire concerne tout simplement les limites de la liberté d’expression » et que « [l’article 261 bis al. 4 du Code pénal suisse] poursuit les buts légitimes de la protection des droits d’autrui et de défense de l’ordre » (§ 5)[27].

Ainsi, la Cour a été très divisée sur cette question initiale mais fondamentale de la nature des propos de M. Perinçek et la protection qu’il fallait leur donner.

Nous avouons, également, notre perplexité sur les affirmations de M. Perinçek qui sont, en tout état de cause, difficiles à interpréter[28]. Nous avouons, enfin, notre surprise de ne voir apparaître dans l’arrêt de la Grande Chambre aucune évocation précise de la notion de génocide[29], pourtant essentielle en l’espèce, puisque M. Perinçek avait été condamné pour avoir nié l’existence de celui des Arméniens et qu’il contestait la qualification juridique de génocide à propos de ces évènements tragiques. De ce point de vue, l’arrêt de la Deuxième section nous semblait plus convaincant. La chambre avait, en effet, tout d’abord noté que « le thème de la qualification de ‘‘génocide’’ pour [les] évènements de 1915 et des années suivantes [revêtait] un intérêt important pour le public […] » (§ 112). Par la même, la chambre avait associé la discussion sur cette qualification et le caractère d’intérêt public que pouvait présenter le discours de M. Perinçek. Puis, après avoir estimé qu’il n’existait pas d’unanimité pour considérer que les faits de 1915 constituaient un génocide, la Deuxième section avait considéré que le génocide « est une notion de droit bien définie » (§ 116) dans la mesure où « il s’agit d’un fait internationalement qualifié d’illicite » (§ 116). La chambre avait, d’ailleurs, à cette occasion, utilement rappelé la définition du génocide en droit pénal international (§ 116). Même si l’on peut être en désaccord avec cette définition ou son application, la référence à celle-ci avait pour avantage de centrer la discussion sur le terrain juridique. La Grande Chambre a donc eu une analyse différente de la Deuxième section en ce qui concerne la question du génocide[30]. Malgré cette divergence, la Grande Chambre a, en revanche, pleinement confirmé l’analyse de la chambre sur la nature des déclarations de M. Perinçek.

Après avoir donc considéré que la nature des propos du requérant – une question d’intérêt public – relevait de la protection renforcée de l’article 10, la Grande Chambre déclare que le contexte général dans lequel les affirmations ont été faites n’était pas marqué par des antécédents historiques particuliers en Suisse, ni par de fortes tensions entre les communautés turques et arméniennes.

b) Le contexte dans lequel les propos ont été tenus n’était pas marqué par des antécédents particuliers en Suisse ou par de fortes tensions entre les communautés turques et arméniennes

La Grande Chambre va, sur cette question, proposer une construction juridique radicalement différente de celle élaborée par la Deuxième section en privilégiant une analyse fondée sur le contexte dans lequel M. Perinçek a fait ses déclarations. Pour mener à bien son analyse sur les discours du requérant, la Cour va intégrer dans son raisonnement des facteurs géographiques et historiques ainsi qu’un facteur temporel.

S’agissant de la prise en compte de facteurs géographiques et historiques, la Cour rappelle que « lorsqu’elle est appelée à statuer ou non sur l’existence d’un besoin de recourir à une ingérence dans l’exercice des droits garantis par la Convention, la Cour est toujours sensible au contexte historique dans la haute partie contractante [concernée] » (§ 242). La Grande Chambre va ainsi, avec cette affirmation de principe, partir sur des bases fondamentalement différentes de celles de la Deuxième section.

La chambre avait dit douter de l’existence d’un « consensus général » quant à savoir si les évènements de 1915 pouvaient être qualifiés de « génocide » du peuple arménien (§ 115). Sur cette base, elle avait établi une distinction entre les sanctions pénales à raison des discours tenus par le requérant et les affaires relatives à la négation des crimes en rapport avec l’Holocauste (§ 117). L’approche de la chambre semblait donc reposer sur l’idée d’une différence dans le degré de certitude sur ce qui s’est passé en Turquie en 1915 et en Allemagne sous le régime nazi. La Grande Chambre se démarque clairement de cette approche et dit que « criminaliser la négation [de l’Holocauste] ne se justifie pas tant parce qu’il constitue un fait historique clairement établi […] » (§ 243). L’élément pertinent, selon la Grande Chambre, est donc le contexte et la Cour évoque, à cet égard, des facteurs géographiques et historiques (§ 242 à 248). Ainsi, la Cour considère que dans des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, ou la France « la négation de l’Holocauste, même habillée en recherche historique impartiale, traduit invariablement une idéologie antidémocratique et antisémite » (§ 243). Pour la Cour, « la négation de l’Holocauste est donc dangereuse, surtout dans les États qui ont connu les horreurs nazies et dont on peut estimer qu’ils ont une responsabilité morale particulière : se distancer des atrocités de masse commises par eux […], notamment en en prohibant la négation » (§ 243). Or, constate la Cour, « nul ne soutient qu’il existe un lien direct entre la Suisse et les évènements survenus en 1915 dans l’empire ottoman » (§ 244).

La Cour souligne ensuite que le contexte dans lequel les propos ont été tenus n’était pas marqué en Suisse par de fortes tensions entre les communautés turques et arméniennes. Ainsi, selon la Cour, « rien ne prouve qu’à l’époque où le requérant a tenu ses propos le climat en Suisse était tendu et risquait de générer de graves frictions entre les Turcs et les Arméniens qui y vivaient » (§ 244).

Par ailleurs, la Cour estime que la condamnation pénale de M. Perinçek en Suisse ne peut pas non plus se justifier par la situation de la communauté arménienne en Turquie (§ 245). À cet égard, la Cour observe que « lorsqu’ils ont jugé le requérant coupable, les tribunaux suisses n’ont pas évoqué le contexte turc » (§ 245)[31].

Ainsi, la Grande Chambre a apprécié les déclarations du requérant à l’aune du contexte historique et géographique. Elle a appliqué cette analyse contextuelle de la façon la plus large.

On notera que la totalité de cette analyse a été très fortement contestée aussi bien par la juge Nussberger qui a pourtant voté en faveur d’un constat de violation par la Suisse de l’article 10 de la Convention que par les juges ayant voté contre la violation de ce texte de la Convention par la Suisse.

Ainsi, la juge Nussberger a pu déclarer, dans une opinion partiellement concordante et partiellement dissidente[32], que sur cette « question cruciale de la distinction entre la négation de l’Holocauste et la négation d’un génocide du peuple arménien en 1915, [elle ne peut] accepter […] la réponse donnée par la majorité de la Grande Chambre »[33]. Selon la juge, « une législation exprimant une solidarité avec les victimes de génocide doit être possible partout, même lorsqu’il n’y a aucun lien direct avec les évènements ou les victimes […] »[34]. La même juge ajoute que « toute société doit pouvoir régler en toute [liberté] le conflit entre, d’une part, le débat libre et sans entrave sur des évènements historiques, et, d’autre part, les droits à la personnalité des victimes et de leurs descendants conformément à sa vision de la justice historique en cas d’allégation d’un génocide »[35].

De même, dans leur opinion dissidente commune[36], les sept juges opposés à l’arrêt de la Grande Chambre ont pu écrire que « la méthodologie suivie par la majorité est problématique », s’agissant notamment des « facteurs géographiques et historiques » (§ 6). Selon ceux-ci, « minimiser l’importance des propos du requérant en essayant de les cantonner géographiquement conduit à relativiser sérieusement la portée universelle et erga omnes des droits de l’Homme […] » (§ 6). Ces juges citent, en particulier, à l’appui de leur analyse, les affirmations de l’Institut de droit international selon lequel l’obligation pour les États d’assurer le respect des droits de l’Homme est une obligation erga omnes qui « incombe à tout État vis-à-vis de la communauté internationale dans son ensemble […] »[37]. Ils considèrent enfin que leur approche universaliste contraste avec celle de la majorité et que « si l’on voulait tirer toutes les conséquences logiques de l’approche géographiquement cantonnée […], on pourrait penser que la négation en Europe de génocides commis dans d’autres continents, comme par exemple du génocide rwandais ou de celui perpétré par les Khmers rouges au Cambodge, serait protégée par la liberté d’expression sans aucune limite ou presque » (§ 7)[38]. Ainsi, on le constate aisément, le désaccord des juges est total en ce qui concerne la méthode d’appréciation fondée sur ces facteurs géographiques et historiques.

Outre la prise en compte des facteurs géographiques et historiques dans son analyse des assertions de M. Perinçek, la Cour évoque un facteur temporel. Il s’agit du « décalage dans le temps entre les propos du requérant et les évènements tragiques – environ quatre-vingt-dix ans – » (§ 250), lequel viendrait atténuer les conséquences de propos critiques. Cette analyse a, là encore, été très fortement contestée par la juge Nussberger et les juges opposés à l’arrêt.

Ainsi, d’après la juge allemande[39], « une législation exprimant une solidarité avec les victimes de génocide doit être possible partout, même […] lorsqu’un long laps de temps s’est écoulé […] ».

De même, dans leur opinion dissidente commune[40], les sept juges minoritaires ont pu estimer que « l’insistance sur le facteur temporel pose des problèmes analogues [à ceux des facteurs géographiques et historiques] » (§ 8) ; et ces juges d’ajouter : « faudrait-il en conclure que d’ici 20 à 30 ans, la négation de l’Holocauste lui-même serait acceptable au [nom] de la liberté d’expression ? Quid de la compatibilité de ce facteur avec le principe de l’imprescriptibilité des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ? » (§ 8).

Nous partageons tout à fait, en ce qui concerne ces facteurs aussi bien le facteur temporel que ceux géographiques et historiques, l’analyse faite par ces différents juges. Il nous semble, en tout cas, que le raisonnement et les arguments de la Deuxième section, pour distinguer la présente affaire des affaires de négation de l’Holocauste, étaient plus solides[41] – même s’ils peuvent être contestés – et plus actuels que ceux mis en œuvre par la Grande Chambre. L’analyse faite par la chambre semblait également davantage en phase avec l’évolution du droit pénal international[42]. Par ailleurs, la chambre, en soulignant que le génocide « est une notion de droit bien définie » (§ 116) dans la mesure où « il s’agit d’un fait internationalement qualifié d’illicite » (§ 116), laissait davantage de possibilité à la reconnaissance de génocides et à la répression de leur négation.

Ainsi, la chambre et la Grande Chambre ont distingué la présente affaire des affaires qui concernaient la négation de l’Holocauste en s’appuyant sur un raisonnement et des arguments totalement différents.

L’élément pertinent, selon la Grande Chambre, est donc le contexte dans lequel les propos ont été tenus qui n’était pas marqué par des antécédents particuliers en Suisse ou par de fortes tensions entre les communautés turques et arméniennes.

Par ailleurs, selon la Cour, les assertions de M. Perinçek ne pouvaient être considérées comme ayant attenté aux droits des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse.

c) Les propos du requérant ne pouvaient être regardés comme ayant porté atteinte à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse

Avant d’arriver à cette conclusion, la Grande Chambre va préalablement rappeler que, les droits des membres de la communauté arménienne étant protégés par l’article 8 de la Convention, la Cour doit « aux fins de son exercice de mise en balance [des droits], apprécier dans quelle mesure les propos de M. Perinçek y ont porté atteinte » (§ 251).

Appliquant cette méthode, la Grande Chambre, tout en affirmant qu’elle « est consciente de l’importance considérable que la communauté arménienne attache à la question de savoir si les évènements tragiques de 1915 doivent être considérés comme un génocide », déclare qu’« elle ne saurait toutefois admettre que les discours du requérant aient attenté à la dignité des Arméniens […] au point de nécessiter des mesures d’ordre pénal en Suisse » (§ 252). Selon la Cour, « les attaques portées par le requérant dans ses propos étaient dirigées non pas contre [les Arméniens] mais contre les ‘‘impérialistes’’ qu’il tenait pour responsables des atrocités » (§ 252). La Cour concède néanmoins que « les parties de ses discours qui pourraient d’une certaine manière passer pour offensantes aux yeux des Arméniens sont celles où il parle de ceux-ci comme des ‘‘instruments’’ des ‘‘puissances impérialistes’’ et les accuse de ‘‘s’être livrés à des massacres de turcs et de musulmans’’ » (§ 252). Cependant, elle estime qu’il ressort de la teneur générale des propos de M. Perinçek que « le requérant n’en tire pas la conclusion que les Arméniens méritaient de subir ces atrocités ou d’être anéantis » (§ 252). La Cour reprend ensuite l’argument du facteur temporel pour conclure que « ses propos ne peuvent passer pour avoir eu les conséquences particulièrement blessantes qu’on voudrait leur prêter » (§ 252). La Cour va également considérer que « les propos dans lesquels le requérant refusait aux évènements survenus en 1915 […] le caractère de génocide, mais sans nier la réalité des massacres et des déportations massives, [n’ont pas] pu avoir de graves conséquences sur l’identité des Arméniens en tant que groupe » (§ 253).

Comme on peut le constater, la Grande Chambre, au sujet de cette « mise en balance » des droits, se livre à une analyse toute en nuances en appliquant sa méthode d’interprétation[43]. Elle ne nie pas que les discours de M. Perinçek aient pu porter atteinte à la dignité des Arméniens. Mais elle considère, en revanche, que la protection des droits des Arméniens ne saurait justifier une atteinte aussi importante à la liberté d’expression qu’une condamnation pénale. Dans cette « mise en balance » des droits, la Cour exerce donc un certain contrôle de proportionnalité entre les « moyens utilisés » (la condamnation pénale) et le « but poursuivi » (la protection des droits des Arméniens) (§ 228), cela eu égard au principe fondamental de la liberté d’expression[44].

Ainsi, selon la Cour, la condamnation pénale était disproportionnée par rapport à l’atteinte à la dignité des Arméniens. On peut également observer que la formulation utilisée par la Grande Chambre – « elle ne saurait toutefois admettre que les discours du requérant aient attenté à la dignité des Arméniens […] au point de nécessiter des mesures d’ordre pénal en Suisse » (§ 252) – rappelle l’expression souvent utilisée par la Cour, selon laquelle il faut un besoin social impérieux pour pouvoir déroger à la protection de l’article 10 § 1er. En l’espèce, ce besoin n’existerait pas et la condamnation pénale ne serait donc pas nécessaire.

La limite, cependant, de cette analyse est qu’elle repose essentiellement sur les faits de l’espèce. Elle peut donc amener les juges à sur interpréter les faits dans un sens toujours plus favorable au requérant. Le § 252 de l’arrêt (cité plus haut) est, à cet égard, particulièrement édifiant. Dans leur opinion dissidente commune, les juges en désaccord avec l’arrêt avaient d’ailleurs souligné que le « discours pernicieux [du requérant] et ses conséquences ont été minimisés tout au long de l’arrêt » (§ 4)[45].

En définitive, la question de savoir si les propos de M. Perinçek pouvaient être envisagés comme ayant porté atteinte aux droits des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse a fait l’objet d’une divergence particulièrement nette entre les juges de la Grande Chambre.

Après avoir décidé que les affirmations du requérant ne portaient pas atteinte à la dignité des Arméniens au point de requérir l’application de mesures pénales, la Cour – toujours dans le cadre de son analyse l’ayant amenée à conclure qu’il n’était pas nécessaire de condamner pénalement M. Perinçek – a considéré qu’il n’existait aucune obligation internationale qui imposait à la Suisse de criminaliser des propos de cette nature.

d) Il n’existait aucune obligation internationale qui imposait à la Suisse de criminaliser des propos de cette nature

Selon la Cour, « aucun traité international en vigueur n’imposait à la Suisse de sanctionner pénalement la négation du génocide en tant que telle » (§ 268). De même, « le droit international coutumier n’apparaît pas davantage l’avoir exigé » (§ 268). Pour arriver à cette conclusion, la Cour relève tout d’abord, que, même si l’article 261 bis a été adopté à l’occasion de l’adhésion de la Suisse à la Convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CEDR), « rien n’indique que la disposition […] qui régit la négation de génocide et sur le fondement de laquelle M. Perinçek a été condamné ait été spécifiquement requise par la CEDR » (§ 260). La Cour se livre d’ailleurs à une analyse minutieuse de l’article 4 de la CEDR pour conclure que « celui-ci n’impose pas, […], la criminalisation de la négation du génocide en tant que telle » (§ 261). La Cour note ensuite, qu’« il n’apparaît pas davantage qu’il ait existé une règle de droit international coutumier en vigueur imposant à la Suisse de criminaliser la négation du génocide » (§ 266).

Et la Cour conclut que « les obligations internationales de la Suisse ne peuvent donc passer pour avoir imposé à celle-ci, et encore moins justifié, l’ingérence commise dans l’exercice [de la liberté d’expression du requérant] » (§ 268)[46].

Cette analyse a été fortement contestée par les sept juges opposés à la condamnation de la Suisse pour violation de l’article 10 de la Convention[47]. Ces juges avouent, en effet, avoir les plus grands doutes quant à la pertinence du raisonnement – de la majorité des juges de la Grande Chambre – affirmant l’inexistence d’une obligation pour la Suisse de criminaliser les propos de M. Perinçek (§ 10). Selon les juges minoritaires « une coutume (régionale) émerge peu à peu à travers la pratique des États, de l’Union européenne […] [notamment] ». De même, les juges rappellent que « le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale a, à plusieurs reprises, recommandé la criminalisation du discours négationniste » (§ 10).

Enfin, les juges relèvent que « [Tribunal cantonal] du canton de Vaud, dans sa décision du 13 juin 2007, a rappelé que la particularité de la norme antiraciste suisse résidait dans le fait que le législateur national avait décidé, s’agissant notamment du génocide ou d’autres crimes contre l’humanité, d’aller au de-là des minima fixés par la Convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale » (§ 11).

Ainsi, on s’en rend compte, la divergence sur l’existence ou l’inexistence d’une obligation internationale pour la Suisse d’incriminer des propos comme la négation de génocide est forte au sein de la Grande Chambre. En même temps, les juges en désaccord avec la position de la Grande Chambre – tout en ayant de l’audace – font preuve d’une certaine prudence en évoquant « une coutume qui émerge peu à peu […] ». Nous avouons notre difficulté à choisir entre l’analyse retenue par la Grande Chambre et celle proposée par les juges dans leur opinion dissidente commune.

En définitive, et même si la position des juges minoritaires est séduisante, on peut tout d’abord se demander si cette coutume émergente a déjà une réalité qui puisse en faire une norme juridique suffisamment forte pour créer une obligation – ici d’incriminer la négation de génocide ? À cet égard, on peut rappeler que la coutume – fut-elle internationale – est traditionnellement une règle de droit fragile. Par ailleurs, dans sa définition juridique, la coutume internationale est une règle de droit dérivant d’une pratique ou d’usages étatiques acceptés généralement comme consacrant des principes normatifs[48]. Ces principes normatifs existent-ils à propos de la négation de génocide ? Enfin, l’obligation d’incriminer en vertu d’une coutume naissante est-elle compatible avec le principe de l’interprétation stricte des dispositions de nature pénale ? Invoquer la coutume pose donc de nombreuses questions et l’on peut comprendre que la Grande Chambre n’ait pas voulu s’aventurer sur un terrain juridique incertain. En tout cas, la recherche d’un compromis sur cette question entre les juges de la Cour européenne des droits de l’Homme sera extrêmement délicate car les deux analyses sont diamétralement opposées.

La Grande Chambre ayant décidé qu’il n’existait aucune obligation internationale qui imposait à la Suisse de criminaliser des propos de cette nature, elle va également considérer que le requérant a été condamné car il exprimait une opinion différente de celle de la majorité en Suisse.

e) Les tribunaux suisses semblaient avoir sanctionné le requérant car il avait simplement exprimé une opinion divergente de celles ayant cours en Suisse

La Cour note tout d’abord que le Tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne qui concluait que les évènements de 1915 s’analysaient en un génocide n’a pas examiné cette question en se référant aux règles du droit suisse ou du droit international définissant cette notion, « mais qu’il s’est borné à renvoyer à un certain nombre d’actes de reconnaissance officiels émanant d’instances suisses, étrangères et internationales [et à des documents divers] » (§ 271). La Cour relève ensuite que le Tribunal cantonal du canton de Vaud a, quant à lui, cité les dispositions juridiques définissant le génocide, « mais a jugé déterminante l’opinion du Parlement suisse sur le point de savoir si les évènements de 1915 constituaient un génocide » (§ 271). Enfin, la Cour rappelle que le Tribunal fédéral a infirmé ce point dans son arrêt, mais a confirmé le raisonnement du Tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne. Le Tribunal fédéral a d’ailleurs lui-même conclu que les arguments du requérant sur l’opportunité de qualifier ces évènements de génocide, au sens de l’article 264 du Code pénal, étaient sans pertinence sur la solution du litige (§ 271)[49]. Le Tribunal fédéral avait considéré, en particulier, que « l’argumentation du recourant […] [était] sans pertinence pour la solution du litige, dès lors qu’il s’agit de déterminer tout d’abord s’il existe un consensus général, historique en particulier, suffisant pour exclure du débat pénal sur l’application de l’article 261 bis al. 4 du Code pénal le débat historique de fond sur la qualification des évènements de 1915 comme génocide » (considérant 4.3)[50].

En définitive, selon la Grande Chambre, « on ne sait pas vraiment si le requérant a été sanctionné pour avoir récusé la qualification de génocide aux évènements de 1915 ou pour s’être montré en désaccord avec les vues prédominantes sur cette question dans la société suisse » et la Cour conclut que « dans le second cas […], sa condamnation ne serait pas compatible avec la possibilité, dans une ‘‘société démocratique’’, de formuler des opinions s’écartant de celles des autorités ou de la population » (§ 271). La Grande Chambre, au sujet de cette question, rappelle à la fois la nécessaire rigueur juridique qui doit guider les juridictions nationales mais également que la Cour examine de façon approfondi l’effet que les décisions des tribunaux suisses ont eu pour les droits du requérant. Elle souligne, à cet égard, avec vigueur l’importance fondamentale à accorder au principe de la liberté d’expression et d’opinion. La Grande Chambre confirme ainsi, en le précisant, ce que la Deuxième section avait déjà relevé quand elle avait évoqué – pour le critiquer d’ailleurs – « le ‘‘consensus général’’ auquel se sont référés les tribunaux suisses pour justifier la condamnation du requérant » (§ 116)[51].

Outre son constat selon lequel le requérant paraissait avoir été condamné car il exprimait une opinion différente des opinions majoritaires, la Grande Chambre – toujours dans le cadre des éléments qu’elle a pris en compte pour estimer qu’il n’était pas nécessaire de condamner pénalement M. Perinçek – a considéré que l’ingérence a pris la forme grave d’une condamnation pénale.

f) L’ingérence a pris la forme grave d’une condamnation pénale

La Grande Chambre rappelle, en premier lieu, que « dans deux affaires récentes, qu’elle a examinées sur le terrain de l’article 10 de la Convention, la Cour a confirmé la proportionnalité d’ingérences que constituaient des régimes limitant les moyens techniques permettant d’exercer la liberté d’expression dans la sphère publique » (§ 272)[52]. Elle estime ensuite que « la forme de l’ingérence en cause en l’espèce – une condamnation pénale qui pouvait donner lieu à une peine de prison – est en revanche bien plus grave quant à ses conséquences pour le requérant, et elle appelle un contrôle plus rigoureux » (§ 272).

La Cour se réfère, enfin, à sa propre jurisprudence, dans laquelle elle a plusieurs fois affirmé « […] qu’une condamnation pénale était une sanction grave, eu égard à d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles [(sic)] » (§ 273)[53]. Elle considère que, en l’espèce, l’important « n’est pas tant la gravité de la peine infligée au requérant que le prononcé même d’une condamnation pénale » qui, selon la Cour, est « l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression » (§ 273).

La Grande Chambre est ici dans la continuité de sa jurisprudence traditionnelle en rappelant la nécessaire proportionnalité des ingérences et le fait que lorsque l’ingérence prend la forme d’une condamnation pénale ce qui est particulièrement grave eu égard au principe de la liberté d’expression l’ingérence appelle un contrôle particulier du juge. La Haute juridiction suggère également que d’autres ingérences seraient sans doute davantage admises par elles-mêmes car étant davantage proportionnées. La Grande Chambre a donc, sur cette question du bien-fondé de la condamnation pénale prononcée contre le requérant, suivi un raisonnement différent de celui de la Deuxième section. En effet, la chambre avait estimé « qu’il n’y avait pas a priori de contradiction entre la reconnaissance officielle de certains évènements comme le génocide, d’une part, et l’inconstitutionnalité des sanctions pénales pour les personnes mettant en cause le point de vue officiel, d’autre part » (§ 123)[54]. Et la chambre ajoutait, de façon très pertinente, que « les États qui ont reconnu le génocide arménien […] n’ont d’ailleurs pas jugé nécessaire d’adopter des lois prévoyant une répression pénale, [car ils étaient] conscients que l’un des buts principaux de la liberté d’expression est de protéger les points de vue minoritaires […] » (§ 123)[55]. Cependant, même si la Deuxième section et la Grande Chambre ont eu une approche différente de cette question, ces deux formations s’accordent pour souligner la gravité de la répression pénale lorsque la liberté d’expression est en jeu.

En l’espèce, la Grande Chambre relève donc la gravité particulière de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant.

Ayant pris en compte l’ensemble de ces éléments pour analyser les propos de M. Perinçek, la Cour va alors se livrer à une comparaison des droits en cause dans cette affaire.

Ainsi, sur la base de tous ces éléments, la Cour va procéder à la « mise en balance du droit du requérant à la liberté d’expression et du droit des Arméniens au respect de leur vie privée » (§ 274) afin de déterminer si les autorités suisses ont ménagé « un juste équilibre entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit des Arméniens à la protection de leur dignité » (§ 274). Comme le rappelle la Cour, « les Hautes Parties contractantes jouissent d’une marge d’appréciation en la matière mais seulement si leurs autorités se sont livrées à une mise en balance conforme aux critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour […] » (§ 274)[56].

La Grande Chambre va ensuite observer que lors de l’adoption du futur article 261 bis, al. 4, du Code pénal, le gouvernement suisse avait évoqué le conflit potentiel entre ce texte et les droits à la liberté d’opinion et d’association garantis par la Constitution de 1874 alors en vigueur. Le gouvernement suisse avait alors expliqué qu’il fallait « mettre en balance » ces droits dans chaque situation particulière de manière à ne sanctionner que les comportements réellement fautifs. Selon la Cour, cette préoccupation du gouvernement montre que les tribunaux suisses devaient appliquer l’article 261 bis, al. 4, « en pesant soigneusement les intérêts concurrents en présence » (§ 275). Et ce d’autant plus dans le cas « d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression prenant la forme d’une condamnation pénale […] » (§ 275).

Or, selon la Grande Chambre, les tribunaux suisses dans leurs décisions n’ont pas « spécialement pris en compte cette mise en balance » (§ 276).

Ainsi, d’après la Cour, « les juridictions vaudoises n’ont pas même mentionné, ni a fortiori examiné en détail, l’effet de la condamnation sur les droits du requérant découlant de l’article 10 de la Convention ou des dispositions équivalentes en droit interne […] » (§ 277).

De même, la Cour reproche au Tribunal fédéral une contradiction dans ses considérants (5.1 et 6) à propos de l’invocation par M. Perinçek de l’article 10 de la Convention[57]. La Cour considère, à cet égard, que le Tribunal fédéral avait constaté lui-même que le requérant avait invoqué son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention avant de se demander si la condamnation de ce dernier était compatible avec cet article (§ 278). La Cour fait alors, à ce sujet, grief à la Haute juridiction suisse d’« [avoir] examiné ce point en ne s’attachant qu’à la prévisibilité de la condamnation ainsi qu’à son but, à savoir la protection du droit des Arméniens ». Elle ajoute que « [le Tribunal fédéral] n’a rien dit de la nécessité de cette mesure dans une société démocratique et n’a consacré aucun développement aux éléments s’y rapportant » (§ 278).

En conséquence, la Cour conclut « qu’elle doit se livrer elle-même à cette mise en balance » (§ 279).

Ainsi, « au vu de l’ensemble des éléments analysés […], la Cour conclut qu’il n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, de condamner pénalement le requérant afin de protéger les droits de la communauté arménienne qui étaient en jeu en l’espèce » (§ 280). « Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention » (§ 281)[58].

Il s’ensuit, selon la Cour, « qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 17 de la Convention » (§ 282)[59].

Par ailleurs, partageant « en tous points l’analyse de la chambre », la Grande Chambre rejette « dans son intégralité la demande du requérant pour dommage matériel et [considère] que le constat de la violation de l’article 10 de la Convention représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par lui » (§ 295)[60].

La Grande Chambre confirme donc le verdict de la Deuxième section. Ainsi, la Cour, comme elle avait admis les « débats d’idées » sur le régime de Vichy dans l’arrêt Lehideux et Isorni c/ France du 23 septembre 1998[61] que la Cour cite d’ailleurs expressément (§ 273), admet qu’il puisse y avoir débat sur la question du génocide des Arméniens.

Comme nous l’avons déjà écrit, l’architecture juridique des juges de la Grande Chambre nous semble cependant moins convaincante que celle des juges de la Deuxième section, notamment car la Grande Chambre à la différence de la chambre prend insuffisamment en compte la définition juridique du génocide en droit international. De même, le choix fait par la Grande Chambre, s’agissant des critères qui permettent de distinguer la présente affaire des affaires où était en jeu la négation de l’Holocauste, nous paraît moins pertinent que celui fait par la chambre. L’arrêt, de ce point de vue, manque peut-être d’un peu de sel juridique !

Au-delà de la question du génocide des Arméniens, on peut se demander si des lois pénalisant la contestation de génocides – comme ceux commis au Cambodge ou au Rwanda – seraient conformes à la Convention européenne des droits de l’Homme.

À ce propos, et comme on l’a observé[62], l’arrêt permet peut-être de tracer une limite entre ce qui ne serait pas autorisé par la Cour et ce qui le serait.

Ainsi, la négation des génocides perpétrés au Cambodge ou au Rwanda ne peut sans doute pas ou plus être en elle-même considérée comme un acte délictueux au regard du principe de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention.

En revanche, si l’on ne peut incriminer le négationnisme en tant que tel, il est possible de recourir au délit général d’incitation à la haine raciale ou à celui d’apologie de la violence pour lutter contre les propos négationnistes.

Cependant, et comme on l’a remarqué, « ce n’est que si l’on peut déceler dans le discours négationniste des propos haineux ou racistes à l’encontre d’un groupe ethnique ou religieux ou une apologie de la violence [à l’égard du groupe] qu’il y a alors matière à condamnation pénale »[63]. Comme le souligne la Grande Chambre, la dépréciation de ce groupe par les propos tenus doit être telle qu’elle équivaut « à un appel à la haine, à la violence ou à l’intolérance [à l’encontre du groupe] » (§ 230)[64] ou à « attenter gravement à la dignité du groupe concerné par ces évènements […] » (§ 253).

En définitive, cet arrêt conduit à envisager avec une grande prudence toute législation qui envisagerait d’élargir le délit de contestation de l’existence de crimes contre l’humanité à d’autres situations que l’Holocauste ; celui-ci continuant à bénéficier d’un statut particulier. À cet égard, la Grande Chambre considère que la pénalisation de la négation du génocide des Juifs par les nazis peut se justifier, car « [cette] négation, même habillée en recherche historique et impartiale, traduit invariablement une idéologie antidémocratique et antisémite » (§ 243).

Ainsi, l’interdiction de la discussion sur les génocides sera vue avec défaveur par la Cour européenne des droits de l’Homme au regard des droits fondamentaux et notamment de la liberté d’expression, ici renforcée, garantie par l’article 10 de la Convention. Les législateurs nationaux, grands amateurs de lois sur l’histoire, sont donc avertis et seront bien inspirés de méditer sur la jurisprudence de la Cour[65].

Par ailleurs, si l’arrêt comporte divers enseignements juridiques importants, il laisse tout de même une impression de malaise s’agissant de la question du génocide des Arméniens mais plus largement sur la question d’autres génocides controversés.

Il est à ce sujet possible se demander, comme Jean-Pierre Marguénaud, si, « compte tenu de la gravité des enjeux politiques [de ces questions], il n’y aurait pas lieu, en matière de justice pénale internationale, d’introduire un adage ‘‘le criminel tient le civil et le politique en l’état’’ [?] ». Ceci « pourrait permettre à la Cour européenne des droits de l’Homme de poser à la Cour pénale internationale une question préjudicielle relative à la qualification juridique de faits, notamment historiques, susceptibles […] de constituer ou d’avoir constitué des crimes [au sens du droit pénal international] »[66].

Cependant, au-delà du droit, l’essentiel est sans doute, cent ans après les évènements tragiques ayant frappé la communauté arménienne, qu’il reste une obligation non plus juridique mais symbolique et morale de qualifier les massacres et les déportations de 1915 et de les inscrire définitivement dans l’histoire de l’humanité comme un exemple de ce que les hommes ne devraient plus jamais faire[67].


[1] Cour EDH, arrêt 17 décembre 2013, Perinçek c/ Suisse, Req. n° 27510/08. Voir notre commentaire de cet arrêt dans notre communication, « La question du génocide des Arméniens à l’épreuve des droits fondamentaux », Rencontres de l’IirCO : Mémoires des crimes de masse – Le génocide des Arméniens (Limoges, 12 mars 2015), à paraître à la LGDJ – Institut universitaire Varenne.

[2] J.-P. Marguénaud, « L’incrimination hasardeuse du génocide arménien », RSC 2014, p. 180.

[3] Cour EDH, arrêt 17 décembre 2013, Perinçek c/ Suisse, § 122. Le Conseil constitutionnel avait particulièrement dénoncé dans le considérant n° 6 la répression de la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crime que le législateur a lui-même reconnus et qualifiés comme tels.

[4] Il s’agit de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, plus communément désignée par l’appellation Convention européenne des droits de l’Homme ou par le sigle CEDH.

[5] Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse, Req. n° 27510/08.

[6] Cf. supra, II, B.

[7] Ibid.

[8] Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse. La Cour cite expressément à ce propos l’arrêt du 17 décembre 2013, Perinçek c/ Suisse, § 111. Dans une opinion dissidente commune aux juges Spielmann, Casadevall, Berro, De Gaetano, Sicilianos, Silvis et Kuris, in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse opinions séparées, ces sept juges ayant voté contre la violation de l’article 10 par la Suisse – dont le président de la Cour, D. Spielmann – critiquent sévèrement cette « timidité » et estiment « que les massacres et déportations subis par le peuple arménien […] constitutifs d’un génocide relèvent de l’évident. Le génocide arménien est un fait historique clairement établi » (§ 2), p. 126.

[9] Pour le sens véritable de ce texte et sa rare application (l’affaire Garaudy, Cour EDH, décision 24 juin 2003, Garaudy c/ France, D. 2004, p. 239, note D. Roets), cf. J.-P. Marguénaud, art. cit., p. 180. Voir également Cour EDH, décision 7 juin 2011, Gollnisch c/ France, Req. 48135/08 ; Cour EDH, décision 10 novembre 2015, M’bala M’bala (Dieudonné) c/ France, Req. 25239/13. Pour une présentation récente et complète de la question cf. J. Andriantsimbazovina, « L’abus de droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », D. 2015, n° 32, p. 1854.

[10] La Cour cite sa jurisprudence la plus récente sur la question, et notamment Cour EDH, décision 12 juin 2012, Hirz ut-Tahir et autres c/ Allemagne, Req. n° 31098/08.

[11] Cour EDH, arrêt 17 décembre 2013, Perinçek c/ Suisse. La chambre avait d’ailleurs fortement précisé cette affirmation au même § 52.

[12] Dans le même § 115, la Cour cite une abondante jurisprudence à l’appui de sa solution.

[13] Opinion dissidente additionnelle du juge Silvis, à laquelle se rallient les juges Casadevall, Berro et Kuris, in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse opinions séparées. Selon le juge Silvis, il fallait « se livrer à une analyse au fond sous l’angle de l’article 17 avant d’entrer sur le terrain de l’article 10. C’est seulement après une telle analyse que la Cour aurait dû appliquer l’article 17 à titre subsidiaire comme principe directeur dans l’interprétation de l’article 10 au stade de la ‘‘nécessité’’ sous l’angle du § 2 de cet article », § 9, p. 133.

[14] Dispositif de l’arrêt.

[15] La question de l’application de l’article 16 n’avait, en effet, pas été soulevée par la Suisse devant la chambre.

[16] La Cour rappelle sa jurisprudence en la matière.

[17] Ibid.

[18] Nous utilisons l’expression d’application bienveillante de l’article 10 au requérant car on n’oubliera pas que dans leur opinion dissidente commune (Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse – opinions séparées) les sept juges ayant voté contre la violation de l’article 10 par la Suisse – dont le président de la Cour – ont qualifié le discours de M. Perinçek de « particulièrement pernicieux » (§ 4), p. 126.

[19] La Cour définit cette notion avec une très grande précision aux § 146 et s.

[20] La Cour cite de nombreux arrêt à l’appui de sa position.

[21] Pour la présentation de cette jurisprudence, cf. § 200 et s.

[22] La Cour, sur ce point, reprend à l’identique la motivation de la chambre (§ 113).

[23] Cour EDH, arrêt 17 décembre 2013, Perinçek c/ Suisse, § 112.

[24] Talaat Pacha est considéré par les historiens comme étant l’instigateur des massacres de 1915 et des années suivantes.

[25] Cour EDH, arrêt 17 décembre 2013, Perinçek c/ Suisse, § 119.

[26] Opinion dissidente commune […], in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse opinions séparées, p. 126.

[27] Ibid., p. 106.

[28] Ces propos sont rapportés au § 13 de l’arrêt.

[29] La définition juridique du génocide en droit international est indirectement et très rapidement abordée au § 238.

[30] Au-delà du droit, l’absence de toute mention précise, dans l’arrêt de la Grande Chambre, à la question du génocide nous laisse une indéfinissable impression de malaise.

[31] La Cour va ensuite considérer, en justifiant son analyse avec une très grande précision juridique, qu’« on ne peut guère soutenir que l’hostilité qui existerait à l’encontre de la minorité arménienne en Turquie soit le résultat des propos tenus par le requérant en Suisse, ni que la condamnation pénale de ce dernier en Suisse aient réellement protégé les droits de cette minorité […] » (§ 246). Elle va, enfin, relever que « si l’hostilité manifestée à l’encontre des Arméniens de Turquie par certains cercles ultra nationalistes turcs est indéniable, […], on ne peut guère y voir le résultat de propos tenus par le requérant » (§ 247).

[32] Opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de la juge Nussberger, in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse opinions séparées, p. 122.

[33] Ibid., p. 122. La même juge estimait, dans son opinion, qu’en conséquence il n’y avait pas eu de violation matérielle de la liberté d’expression mais seulement une violation procédurale de l’article 10 de la Convention, cela, en raison d’un manque de sécurité juridique s’agissant de l’article 261 bis, al. 4 du Code pénal suisse et d’une mise en balance insuffisante des droits protégés par l’article 10 sur la liberté d’expression et de ceux protégés par l’article 8 sur le respect de la vie privée, p. 124.

[34] Ibid., p. 124.

[35] Ibid., p. 124.

[36] Opinion dissidente commune […], in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse opinions séparées, p. 127.

[37] Résolution sur « la protection des droits de l’Homme et le principe de non-intervention dans les affaires intérieures des États », Annuaire de l’Institut de droit international, 1989, vol. II, p. 341, article 1er.

[38] Opinion dissidente commune […], in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse opinions séparées, p. 128.

[39] Opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de la juge Nussberger, in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse opinions séparées, p. 124.

[40] Opinion dissidente commune […], in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse opinions séparées, p. 128.

[41] La chambre fondait son raisonnement sur la différence dans le degré de certitude entre ce qui s’est passé en Turquie en 1915 et en Allemagne sous le régime nazi.

[42] La chambre n’avait pas hésité à citer et à se référer à la jurisprudence de la Cour internationale de justice et du Tribunal pénal international pour le Rwanda (§ 116).

[43]Cf. supra, p. 7. La Cour rappelle en particulier dans le § 228, qu’« [elle doit] apprécier l’importance comparée des deux droits en jeux […], la nécessité de restreindre ou de protéger, chacun d’eux, et la proportionnalité entre les moyens utilisés [par ces droits] et le but poursuivi [par ces droits] ».

[44] On sait, par ailleurs, que la Cour a traditionnellement une interprétation restrictive des restrictions à la liberté d’expression énoncées par l’article 10 § 2.

[45] Opinion dissidente commune […], in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse opinions séparées, p. 126.

[46] La Cour cite sa jurisprudence sur la question.

[47]Opinion dissidente commune […], in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse opinions séparées, p. 129.

[48] En ce sens, R. Cabrillac, Dictionnaire du vocabulaire juridique, LexisNexis, 2016. Cet auteur cite, à titre d’exemple, l’article 38 du Statut de la Cour internationale de justice.

[49] La Cour renvoie au § 26 pour la présentation de l’arrêt du Tribunal fédéral.

[50] Tribunal fédéral, arrêt du 12 décembre 2007, in Cour EDH, arrêt 15 octobre 2015, Perinçek c/ Suisse, § 26.

[51] Cour EDH, arrêt 17 décembre 2013, Perinçek c/ Suisse, § 116.

[52] La Cour cite, notamment, l’arrêt Mouvement Raelien c/ Suisse du 13 juillet 2012, § 49-77, Req. n° 16354/06. Dans cet arrêt très controversé, la Grande Chambre avait conclu à la non-violation de l’article 10 par la Suisse (à la majorité de neuf juges contre huit juges).

[53] La Cour évoque avec force et à titre d’exemple l’arrêt Lehideux et Isorni c/ France du 23 septembre 1998, § 57, Req. n° 55/1997/839/1045.

[54] Cour EDH, arrêt 17 décembre 2013, Perinçek c/ Suisse, § 123.

[55] La Chambre concluait ce motif en notant que « les points de vue minoritaires [sont] susceptibles d’animer un débat sur des questions d’intérêt général qui ne sont pas entièrement établies ».

[56] La Cour souligne de façon très précise, dans le même §, que les « autorités » doivent également avoir « bien pesé l’importance et la portée des droits en jeu ».

[57] Dans le considérant 5.1, le Tribunal fédéral disait à propos de M. Perinçek qu’« il ne tente pas de démontrer que ces constatations de fait [par les tribunaux suisses] seraient arbitraires ou procéderaient d’une violation de ses droits de niveau constitutionnel ou conventionnel » et dans le considérant 6., le tribunal relevait que « le recourant invoque encore la liberté d’expression garantie par l’article 10 CEDH, en relation avec l’interprétation donnée par les autorités cantonales à l’article 261 bis al. 4 du Code pénal ».

[58] Dans le dispositif de l’arrêt, la Cour indique que cette violation de l’article 10 est votée par dix voix contre sept.

[59] Ibid. La non-application de l’article 17 de la Convention est votée par treize voix contre quatre.

[60] Ibid. Le constat selon lequel la violation de l’article 10 de la Convention représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par requérant est voté par douze voix contre cinq.

[61] Cour EDH, arrêt Lehideux et Isorni c/ France du 23 septembre 1998, § 57, Req. n° 55/1997/839/1045.

[62] G. Poissonnier, « Liberté d’expression (violation par la Suisse) : droit de nier le génocide arménien », D. 2015, n° 38, p. 2183.

[63] Ibid., p. 2183.

[64] Voir également les § 233, 234 et 239.

[65] Nous avions déjà fait ce constat en ce qui concerne la question du génocide des Arméniens à la suite de l’arrêt du 17 décembre 2013, Perinçek c/ Suisse, cf. notre commentaire de cet arrêt dans notre communication, « La question du génocide des Arméniens à l’épreuve des droits fondamentaux », Rencontres de l’IirCO : Mémoires des crimes de masse-Le génocide des Arméniens, (Limoges, 12 mars 2015), à paraître à la LGDJ – Institut universitaire Varenne. On pourrait désormais élargir cette observation. En même temps, la Cour a été fortement divisée sur cette question ; ce qui peut laisser augurer de certaines évolutions.

[66] J.-P. Marguénaud, art. cit., p. 182.

[67] Mes remerciements à H. Castagné pour son attentive relecture.

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