Paulette Nardal ou le jeu du féminisme au prisme du genre grammatical Paulette Nardal or feminism's play seen through the prism of grammatical gender

Corinne Mencé-Caster 

https://doi.org/10.25965/flamme.98

La préoccupation de Paulette Nardal pour le sort des femmes noires et en particulier des femmes antillaises est indéniable. En quoi ces écrits, entre version en français et en anglais, permettent-ils de retrouver la marque d’une conscience genrée et/ou d’une conscience de race ? Analyser de façon renouvelée les textes majeurs de Paulette Nardal s’impose pour ce qui est de l’utilisation du genre grammatical afin de montrer comment elle crée un discours « genré » qui affiche sa solidarité avec les grandes luttes identitaires de son époque.

Paulette Nardal’s concern for the plight of black women and especially Caribbean women is undeniable. How do these writings, between French and English versions, make it possible to find the mark of a gendered consciousness and/or a race-consciousness? Analyzing Paulette Nardal’s major texts in a novel way is necessary concerning the use of grammatical gender in order to show how she creates a "gendered" discourse that displays its solidarity with the great identity struggles of her time.

Sommaire
Texte

1Les lectures féministes des textes qui ne s’en réclament pas nécessairement peuvent être considérées à raison comme des formes de violence symbolique qui imposeraient à leurs auteur(e)s une vision du monde anachronique. Il est pourtant cohérent de penser que les étiquettes catégorielles sont moins importantes que les contenus et qu’un texte peut délivrer un message de teneur féministe sans être revendiqué comme tel par son auteur(e).

Note de bas de page 1 :

Dans la première partie, chapitre 2 : « Paulette Nardal : La rupture de l’innocence. Naissance d’une conscience noire genrée », Ève Gianoncelli affirme : « Nardal n’utilise pas davantage d’expressions relevant d’un type de conscience en tant que sujet féminin racialisé ou d’une conscience féministe. C’est une lecture contemporaine qui permet de qualifier en ces termes ses représentations, pour les uns alors de parler simultanément de conscience de genre et de conscience raciale, pour les autres de manière imbriquée de conscience de genre racialisée, ou encore d’un féminisme, dans ses ambigüités définies à partir du paradoxe qu’a énoncé Joan Scott, que sous-tend déjà la compréhension de l’imbrication des logiques du sexisme et du racisme et qui précède et conduit à une conscience noire internationaliste » (Gianoncelli, 2016, p.116). Ève Gianoncelli est l’une des premières chercheuses françaises à proposer de relire les textes nardaliens selon une approche genrée. Voir également notre article : « Les sœurs Nardal ou une généalogie féminine de la Négritude dans le Paris des années 30 » (Mencé-caster, 2020a).

2La question se pose sans doute pour les écrits de Paulette Nardal : que ce soit dans La Dépêche Africaine ou dans La revue du Monde Noir, les femmes occupent une place essentielle dans les réflexions qu’elle développe. Cette préoccupation pour le sort des femmes noires, et en particulier pour celui des femmes antillaises en France, constitue selon Ève Gianoncelli la marque d’une « conscience genrée », doublée d’une « conscience de race » (Gianoncelli, 2016, p. 116)1 – signes selon elle d’une forme de féminisme balbutiant, plus latent que déclaré par ailleurs.

Note de bas de page 2 :

Première partie, chapitre 2, sous-chapitre III : « Le “cercle d’amis” ou salon de Clamart et La revue du Monde Noir : entre conscience de race et difficulté à se poser comme un “je” féminin pensant ».

3Toutefois, la posture de Paulette Nardal telle qu’elle est analysée par Ève Gianoncelli dans sa thèse de doctorat La pensée conquise. Contribution à une histoire intellectuelle transnationale des femmes et du genre au XXe siècle (Gianoncelli, 2016, p. 108 et suivantes)2, semble être marquée par une forme d’hésitation entre l’affirmation de soi comme « sujet féminin » et la mise en retrait, comme si assumer la position d’intellectuelle en tant que femme, qui plus est noire, constituait aux yeux de la Martiniquaise une transgression insoutenable.

Note de bas de page 3 :

« Avant 1914, écrit Paul Morand, un noir c’était quelque chose de risible ou d’exotique […]. Maintenant du point de vue de la plastique, ce qui est déjà beaucoup, il a partie gagnée : l’Européen l’admire ainsi qu’un bel animal dont il a, comme la danseuse Congo (alias Joséphine Baker), la souplesse, la joie, “l’élan vital immédiatement transmissible”. La conquête de l’artiste faite, il lui reste maintenant à faire celle du bourgeois, de l’intellectuel ».

Note de bas de page 4 :

Pour mieux comprendre cette époque et la place des Noirs en France et plus particulièrement à Paris.

4Pour rappel, au début des années 30, les Noirs, si l’on en croit Paul Morland, éprouvent de grandes difficultés à se faire reconnaître comme « sujets pensants », tant sont vivaces les préjugés et stéréotypes visant à les enfermer dans une bestialité que vient rompre timidement la lente reconnaissance de leur statut d’artistes (Gianoncelli, 2016, p. 104)3. On peut donc imaginer que ce qui est déjà complexe pour les hommes noirs de l’époque, à savoir s’imposer en tant qu’intellectuels, le soit encore davantage pour leurs congénères féminins et que se jouent, pour Paulette Nardal, un certain nombre de dilemmes et paradoxes délicats à affronter (Noël, 2020)4.

Note de bas de page 5 :

Pour ce qui est du développement des revues liées à l’Afrique, se reporter à (Hage, 2009).

5L’article « L’éveil de la conscience de race » (Nardal, 1932, p. 25-31 et p. 347)5, publié dans La revue du Monde Noir, représente sans doute un des textes les plus à même de soutenir une réflexion sur la posture « féminine/féministe » de Paulette Nardal dans la mesure où certaines chercheures, telles Gianoncelli ou encore Denean Sharpley-Whiting, le décryptent comme le lieu où l’intellectuelle martiniquaise paraît révéler et masquer tout à la fois sa « conscience genrée », dans un jeu permanent d’affirmation et de retrait de soi. Je reprendrai donc ici l’analyse de ce texte en tâchant de l’éclairer sous un jour nouveau. Je chercherai, en effet, à souligner des aspects autres qui tiennent davantage à la manière dont Paulette Nardal utilise les ressources du genre grammatical pour créer un discours « genré » qui affiche sa solidarité avec les grandes luttes identitaires de son époque, tournées vers l’affirmation d’une « conscience noire ».

1. Du masculin générique au féminin particularisant : l’émergence d’une voix féminine

6Je prendrai pour point de départ de mon analyse l’affirmation suivante d’Ève Gianoncelli : « il est très difficile de savoir quand s’opère véritablement, chez Nardal, le passage d’une conscience de genre à une conscience féministe en tant que sujet féminin racialisé » (Gianoncelli, 2016, p. 116). Cet énoncé suggère que le passage s’est de toute façon opéré et que le doute ne subsiste que sur le moment de cette « conversion ». On est alors en droit de déduire que, chez Paulette Nardal, la « conscience de race » a précédé la « conscience genrée ». Mais en est-il vraiment ainsi ?

7Prenons la citation suivante sur laquelle s’appuie aussi Gianoncelli dans son étude :

Pourtant [...] s’affirmaient chez un groupe d’étudiantes antillaises à Paris les aspirations qui devaient se cristalliser autour de La revue du Monde Noir. Les femmes de couleur vivant seules dans la métropole moins favorisées jusqu’à l’exposition coloniale que leurs congénères masculins aux faciles succès, ont ressenti bien avant eux le besoin d’une solidarité raciale qui ne serait pas seulement d’ordre matériel : c’est ainsi qu’elles se sont éveillées à la conscience de race. Le sentiment de déracinement qu’a exprimé avec tant de bonheur « L’Histoire sans importance » de Robert Horth, parue dans le n° 2 de La revue du Monde Noir, aura été le point de départ de leur évolution (Gianoncelli, 2016, p. 116).

Note de bas de page 6 :

Je renvoie à la courte nouvelle « En exil », écrite par Paulette Nardal dans La Dépêche Africaine, et qui retrace le sentiment de solitude et de déracinement d’une « vieille négresse » martiniquaise, Élisa, dont le fils est parti en Amérique du Sud faire fortune et qui aspire à rentrer au « pays ». Les termes entre guillemets sont de Paulette Nardal, « En exil », La Dépêche Africaine, décembre 1929.

8Selon cette citation, il apparaît clairement que Paulette Nardal, dans la posture d’observatrice qui est la sienne, cherche à témoigner d’une expérience féminine singulière qui, de toute évidence, ne recoupe pas le vécu masculin. Le texte ne laisse aucun doute à ce sujet : plusieurs indices nous sont fournis. D’abord, dans les premières lignes de l’article, il est question des « Noirs antillais », puis des « Antillais » que l’on est en droit d’interpréter comme un « masculin générique » référant tant aux hommes qu’aux femmes. Puis, au sein de cette large classe, Paulette Nardal restreint le prisme, ainsi qu’on peut le voir dans l’extrait cité, pour ne plus s’intéresser qu’aux seules étudiantes antillaises. Il s’agit donc bien, dans ces quelques lignes, de rendre compte, non de l’expérience des Antillais dans son entier, mais de la manière dont « les femmes de couleur », étudiantes, vivent leur « exil ». C’est pourquoi le genre grammatical féminin est alors le seul de mise : « groupe d’étudiantes antillaises », « les femmes de couleur vivant à Paris », « elles se sont éveillées ». Ce recours à la morphologie du féminin permet de singulariser l’expérience dont il est ici question et d’identifier clairement les sujets qui sont ainsi visés. On peut, à cet égard, rapprocher cet article de la courte nouvelle « En exil »6 publié par Paulette Nardal dans La Dépêche Africaine, qui raconte une douloureuse expérience féminine de l’exil, à travers le personnage de la vieille Élisa.

9Il me paraît important de souligner ce glissement du « masculin générique » vers le « féminin », dès lors « particularisant », car cet usage du féminin s’est progressivement imposé comme un trait distinctif de l’écriture féminine (antillaise), et ce, en dépit du fait que la critique lui ait rarement prêté une attention suffisante. Si l’on établit un parallèle avec les intellectuels « hommes » de l’époque ou d’époques postérieures, on peut remarquer que ces derniers tendent à privilégier le « masculin pluriel », dit « générique », à savoir un masculin appelé en théorie à référer aux hommes et aux femmes, et donc, à exprimer l’entier d’une expérience qui serait non « genrée ». Il est rare, en effet, que s’opère chez les hommes le glissement signalé, c’est-à-dire le passage de ce qui serait un masculin « générique » à un masculin « particularisant », et ce, pour au moins deux raisons. La première est que le pronom sujet « ils » peut exprimer le « générique » (hommes et femmes) comme le « particularisant » (les hommes seulement), sans que l’on sache très bien quand s’effectue le changement de perspective. Le français ne dispose pas de pronom sujet apte à marquer un tel glissement, même si on peut y trouver des ressources linguistiques susceptibles de limiter le prisme générique des discours. La seconde, plus sournoise, tient au fait que le postulat (inconscient) de nombre d’auteurs masculins est celui d’un consensus « neutralisant » où hommes et femmes percevraient et vivraient nécessairement la même chose, sans besoin de distinguer les expériences des une(s) et des autres. J’ai eu l’occasion dans un article intitulé « Édouard Glissant et le féminin. Quelques observations » (Mencé-Caster, 2020b) de faire remarquer que ce masculin générique pouvait être trompeur, en ce qu’il tend à faire passer une vision masculine du monde créole pour « LA » vision de ce monde, sans que ne soit jamais posée la question de ce qu’aurait pu être le récit féminin de la même expérience. Des observations similaires valent aussi pour Aimé Césaire et nombre d’intellectuels postérieurs, y compris les auteurs de L’éloge de la créolité (Bernabé et al., 1989).

Note de bas de page 7 :

Le pronom inclusif « nous » est aussi souvent utilisé pour référer à la dimension collective. Parmi les noms collectifs, on trouve également « Les Antillais ».

10Ainsi l’usage du « masculin générique » dont la forme la plus représentative est le pronom « ils » (avec pour variante éventuelle l’indéfini « on7 ») révèle donc l’incapacité de nombre d’intellectuels et écrivains « hommes » à assumer le discours masculin qu’ils profèrent. En toute bonne foi, ils ont tendance à considérer que leur discours est valable pour tous et toutes.

11À l’inverse, il y a chez Paulette Nardal, comme chez d’autres écrivaines ou penseuses antillaises, le sentiment de devoir distinguer les expériences féminines des expériences masculines, sans la prétention de rendre compte tout le temps de l’entier de l’expérience antillaise comme vécu non genré. En ce sens, le bref extrait cité témoigne de la conscience qu’a Paulette Nardal (on pourrait en dire autant de Maryse Condé (Condé, 2000), par exemple) de la singularité des postures féminines et de la différence des expériences des hommes et des femmes. C’est pourquoi il me semble plus juste de considérer que sa « conscience genrée » se déploie en même temps que sa « conscience de race », car elle se positionne avant tout comme un « sujet féminin » apte à rendre compte des expériences de femmes, et non pas seulement de l’expérience des Noirs et des Antillais dans l’acception générique que peuvent revêtir ces pluriels.

12S’il paraît difficile de repérer cette « conscience genrée », jusqu’à douter qu’elle existe, c’est parce que n’est pas portée généralement une attention suffisante à cet usage du « genre grammatical » féminin chez nombre d’intellectuelles et auteures, pas plus qu’à l’opposition qui se crée entre cet usage et celui des hommes. Il est courant, en effet, de tenir pour « générique » le genre masculin que privilégient les auteurs « hommes », sans le questionner davantage, et parallèlement, de ne pas interroger non plus le recours au « genre grammatical » féminin chez les femmes. On remarquera, au passage, que Gianoncelli et Denean Sharpley-Whiting ne sont attentives à cet usage du féminin qu’en présence d’une disjonction traductive, lorsque Nardal a eu recours au pronom his pour traduire un pronom qui était féminin dans le texte français. Elles sont, en revanche, restées indifférentes, toutes deux, au glissement qui s’opère dans le texte entre le « masculin générique » et le « féminin particularisant », tel que nous l’avons évoqué précédemment.

13Ce point aveugle en dit long sur la manière dont la langue française, du fait de cette double valeur du « masculin », à la fois particularisante (le pronom « ils » peut ne référer qu’à des êtres de sexe masculin) et générique (le pronom « ils » peut équivaloir à « ils » et » elles » en même temps), contribue à brouiller les pistes sur l’identité exacte du/des sujet(s) dont on parle. Il importe ainsi de constater alors que les femmes autrices ont un léger désavantage par rapport aux hommes : il ne leur est pas possible, en effet, de jouer dans leur discours la carte du brouillage. Autant un auteur « homme » peut ne parler que des hommes en prétendant parler de tout le monde, autant une femme qui entend évoquer une expérience féminine est contrainte en quelque sorte de se démasquer, en brandissant le pronom « elles » et toutes les marques d’accord au féminin qui confirment cet ancrage féminisant.

Note de bas de page 8 :

« La conscience de genre relève d’un sentiment d’identification et d’appartenance au groupe des femmes en tant qu’il est opprimé, sentiment susceptible de se traduire politiquement en “conscience féministe” ».

14En dépit de cette asymétrie, si l’utilisation du pronom « elles » par les auteures « femmes » qui y recourent ne saute pas aux yeux (comme si la « sororité » allait de soi), c’est que, de manière inconsciente, du fait de la domination que les femmes subissent, on tend à trouver normal qu’elles s’expriment seulement au nom de femmes, et pas en celui de tous. Cette forme de régionalisation de leur pensée induit que leur conscience genrée (Gianoncelli, 2016, p. 117)8 soit perçue comme la forme la plus naturelle de leur conscience (les femmes ne peuvent parler qu’au nom des femmes ; les Noirs au nom des Noirs, etc.), et non pas comme une prise de position militante. Pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer un article écrit par un homme, dans lequel serait précisé que le masculin utilisé n’a aucune dimension générique, mais qu’il s’applique exclusivement aux personnes de sexe mâle ; un tel discours serait immédiatement perçu comme « genré ». Or, on l’a vu, il n’en va pas de même pour les femmes.

15En définitive, il y a une sorte de chassé-croisé remarquable : les hommes qui recourent au pronom « ils » créent une illusion de « généricité », alors même qu’ils ne témoignent la plupart du temps que de leur expérience d’hommes. Les femmes qui utilisent le pronom « elles » et sont donc obligées de dévoiler leur ancrage féminin risquent d’être perçues comme étant incapables d’avoir une vision non genrée du monde, parce que, quoi qu’on en dise, nos schèmes de pensée – et les langues romanes nous y aident beaucoup – sont construits de telle sorte que le masculin ait vocation à référer au genre humain dans son entier, même lorsqu’il n’en est rien. Il en découle que le monde dit par les hommes se présente comme LE monde. Celui dit par la femme, comme une région du monde.

2. Du féminin en français à la neutralisation du genre en anglais : quelle interprétation ?

16Est-ce pour toutes ces raisons que, selon Ève Gianoncelli, l’article « Éveil à la conscience de race » de Paulette Nardal « révèle […] une tension entre affirmation subjective et effacement de soi » (Gianoncelli, 2016, p. 118) ?

17Pour étayer son point de vue, Gianoncelli se fonde sur cet exemple que rapporte l’intellectuelle martiniquaise dans l’article précité. Elle fait ainsi observer qu’au moment d’évoquer le caractère pionnier d’un mémoire sur Beecher Stowe qui était le sien, Nardal recourt à la troisième personne du singulier, et non au « je ». « Pour la première fois, au diplôme d’études supérieures d’anglais, l’une d’elles [des étudiantes] opta pour l’œuvre de Mrs Beecher Stowe (1° La case de l’oncle Tom ; 2° Le puritanisme dans la Nouvelle Angleterre) » (Gianoncelli, 2016, p. 118).

18La question qui semble être posée par Gianoncelli est bien celle de la possibilité d’émergence d’une « conscience genrée » qui ne soit pas soutenue par un sujet féminin capable de s’affirmer comme « je ». En réalité, l’argument semble mince : la réserve de Paulette Nardal à dire « je » dans ce contexte peut très bien s’expliquer par le simple topos de la modestie. Sans doute que l’information importante à transmettre consistait, pour elle, moins dans le dévoilement de son identité comme autrice de ce mémoire de recherche, que dans la mise en exergue de l’existence d’une telle étude fondatrice de travaux postérieurs en France. Il semble dès lors quelque peu abusif de considérer que cette mise en retrait du « je » rende problématique l’émergence d’un « sujet féminin pensant ».

19Plus intéressant et significatif est sans doute le jeu de masquage du genre grammatical qui transparaît dans ce même article dans ses versions française et anglaise. Comme on sait, La Revue du Monde Noir est bilingue et les textes sont présentés sur une même page dans des colonnes juxtaposées. Il est donc aisé de suivre les différences qui peuvent intervenir entre le texte français et le texte anglais. S’agissant de l’article « Éveil à la conscience de race », Ève Gianoncelli fait remarquer que :

Note de bas de page 9 :

Ce qui est souligné l’est par nos soins.

Le texte français laisse apparaître une marque de genre explicite, ainsi l’énonciation d’un sujet féminin, qui est alors aussi l’expression de Nardal elle-même : « On ne pouvait parler d’esclavage ni mentionner sa fierté d’être descendante de Noirs Africains sans faire figure d’exaltée ou tout au moins d’originale ». Or dans la traduction anglaise, cette énonciation féminine est effacée : « One could not speak about slavery or proclaim his pride of being of African descent without being considered as an overexcited or at least an odd person » (Gianoncelli, 2016, p. 118)9.

20Gianoncelli en conclut alors que :

Les traductions anglaises étaient effectuées par Nardal en collaboration avec Clara Shepard, enseignante africaine-américaine vivant alors à Paris, ce qui rend cet effacement d’autant plus troublant. On peut supposer que la volonté d’universaliser son message et de provoquer une prise de conscience chez tous les Antillais amène à cet usage neutralisé. Mais un tel effacement n’en demeure pas moins saisissant, quand Nardal a souligné le caractère précurseur des femmes, en exil, dans cet éveil à la conscience de race, faisant même contraster largement leur comportement, plus mature, avec celui des hommes (Gianoncelli, 2016, p. 118-119).

21Cette observation de Gianoncelli est à mettre en parallèle, par ailleurs, avec celle de Tracy Denean Sharpley-Whiting qui considère que l’écriture de Paulette Nardal est empreinte d’une forme de « masculinisme théorique » qu’illustre bien précisément la traduction neutre, depuis la perspective du genre qu’elle adopte dans cet article (Sharpley-Whiting, 2002, p. 65).

22Pour ma part, j’accueille ces analyses avec quelque réserve, dans la mesure où le plus risqué, pour Paulette Nardal (puisqu’il faut le reconnaître, se poser comme « sujet féminin pensant », au début des années 1930, constitue bien une prise de risque majeure, qui n’est à pas à la portée de toutes les femmes, intellectuelles ou non) consiste bien à s’affirmer en langue française comme « sujet féminin pensant ». C’est dans cette langue que ses compatriotes féminins et masculins la liront et prendront conscience de la « sororité » qu’elle exprime et donc, de son parti pris en faveur des femmes. En recourant, comme je l’ai montré précédemment, dans la version française de son article aux marques du genre grammatical féminin, Paulette Nardal fait émerger pour la première fois, dans cet univers des étudiants antillais de Paris, une voix féminine qui dissèque une expérience singulière – celle des « étudiantes antillaises ». Ce faisant, non seulement elle s’affirme comme « sujet pensant » (elle fait œuvre d’analyste), mais aussi comme « sujet féminin noir », puisqu’elle revendique la singularité du vécu féminin à Paris, tout autant que son appartenance à la « race » noire, alors que la majeure partie de ses compatriotes masculins, comme elle le dit par ailleurs, seraient plutôt enclins à exalter la culture latine.

23La conscience qu’elle a du caractère novateur de son discours est perceptible dans ces propos que nous avons déjà cités, mais dont nous reprenons quelques extraits pour mettre en exergue leur force illocutoire : « Les femmes de couleur vivant seules dans la métropole moins favorisées jusqu’à l’exposition coloniale que leurs congénères masculins aux faciles succès », « c’est ainsi qu’elles se sont éveillées à la conscience de race » (Nardal, 1932, p. 347). Comment ne pas voir, derrière la formulation « leurs congénères masculins aux faciles succès », l’expression de la conscience d’une expérience/résistance spécifiquement féminine, due au fait que les femmes rencontrent des obstacles singuliers qui induisent chez elles des prises de conscience et des « éveils » qui leur sont propres ?

24C’est en ce sens qu’il nous semble difficile, s’agissant de Paulette Nardal, de douter ici de l’émergence et de l’affirmation d’un « sujet féminin pensant ». Il nous paraît plus juste, surtout si l’on en revient à l’usage de la troisième personne dans l’évocation du mémoire sur Beecher Stowe, de tenir que ce « sujet féminin pensant » cherche à s’affirmer alors moins en tant que « je » que dans la sororité qu’il tente d’articuler à l’expérience décrite. On peut, en effet, imaginer à quel point il a pu être difficile, au tournant de la fin de ces années 1920, de manifester de manière aussi ouverte une forme de « précocité » de la « conscience de race » chez des femmes à qui leurs « frères » noirs ne reconnaissaient pas de vraie légitimité en tant qu’intellectuelles capables de prendre des orientations décisives quant aux mouvements noirs en gestation. Comme le dit si bien Maryse Condé :

Elles ont voulu être des intellectuelles. C’était en fait un domaine réservé aux hommes. Alors on ne leur permettait pas d’entrer dans ce terrain qui les fascinait. […] Le fait de vivre en tant que femme c’est un problème qu’il fallait résoudre avant même de faire communiquer ses idées. Donc je pense qu’elles ont eu une bataille tellement rude sur tellement de fronts que ça les a un peu pénalisées (Servant, 2004).

25Comment donc expliquer ce glissement du genre grammatical féminin au « genre » neutre dans la traduction anglaise ?

26Tout d’abord, il faut préciser que le glissement évoqué est strictement limité audit passage et que, partout ailleurs dans le texte, Paulette Nardal et Claire Shepard respectent le choix du genre grammatical féminin de la version française. Ainsi, le passage cité précédemment est traduit comme suit :

However, parallel to the isolate efforts above mentioned, the aspirations which were to be crystallized around The Review of Black World asserted themselves among a group of Antillian women students in Paris. The coloured women living alone in the metropolis […] have certainly been less favoured than coloured men who are content with a certain easy success (Nardal, 1932, p. 347).

27Il n’est donc pas juste de considérer que la traduction proposée de cet article est « neutre » ou « masculinisante », la version anglaise respectant bien dans son ensemble le caractère « genré » du discours. Venons-en maintenant au passage où s’opère le glissement. Pour que les choses soient plus claires, il me paraît utile de reproduire l’entier du paragraphe dans lequel il s’insère, en le mettant en italique :

J’étudierai plus particulièrement cet éveil chez les Noirs antillais. Il y a certainement quelque chose de changé dans leur attitude vis-à-vis des questions de race. Il y a à peine quelques années, on pourrait même dire quelques mois, certains sujets étaient tabous à la Martinique. Malheur à qui osait y toucher : On ne pouvait parler d’esclavage ni mentionner sa fierté d’être descendante de Noirs Africains sans faire figure d’exaltée ou tout au moins d’originale. Ces questions ne provoquaient chez les jeunes comme chez les vieux aucune résonance profonde (Nardal, 1932, p. 343).

28Cet extrait est situé au tout début de l’article, dans le paragraphe liminaire où la première phrase réfère aux « Noirs antillais » : « J’étudierai plus particulièrement cet éveil chez les Noirs antillais » (Nardal, 1932, p. 343). La phrase qui nous intéresse (en italique dans la citation) se trouve encadrée en amont par un masculin générique (« les Noirs antillais ») et en aval, dans l’énoncé de clôture du paragraphe, par une formulation non moins générale : « Ces questions ne provoquaient chez les jeunes comme chez les vieux, aucune résonance profonde » (Nardal, 1932, p. 343). En réalité, Paulette Nardal annonce un sujet énonciatif « Les Noirs antillais », mais crée ensuite une forme de rupture au niveau du genre grammatical attendu, en pratiquant soudain dans la phrase un accord au féminin singulier. Il faut l’avouer, dans la version française, cette irruption du genre grammatical féminin intrigue et surprend, d’autant que l’entier de ce paragraphe liminaire renvoie à une vision générique, celle des Antillais, hommes et femmes confondus. Tout se passe comme si, au cœur d’un énoncé liminaire profondément ancré dans le genre neutre, surgissait, sous la forme masquée d’un pronom « on », un « je » qui n’est autre que l’expression fugace de la figure de Paulette Nardal. Puis le genre neutre reprend sa place. La parenthèse subjective se referme. C’est pourquoi il est cohérent de penser que le féminin de ladite phrase dans la version française doive s’interpréter moins comme une marque de féminité que comme une manifestation de la subjectivité de Paulette Nardal, qui parle en son nom propre. Ici, nulle voix d’un « collectif féminin » tel celui dont il sera question plus loin dans l’article, lorsqu’elle évoquera le « groupe d’étudiantes antillaises ». Juste le surgissement de la voix de l’autrice de l’article.

29De fait, est-il si déroutant et significatif que la version anglaise recoure au pronom his, en effaçant cette énonciation, moins féminine que personnelle, et tellement inattendue dans un passage où il était précisément question de livrer la vision générale des Noirs antillais ?

Note de bas de page 10 :

Ce qui est souligné l’est par nos soins.

One could not speak about slavery or proclaim his pride of being of African descent without being considered as an overexcited or at least an odd person10.

30Il me semble que la version anglaise vient en quelque sorte réparer cette disjonction en renonçant à introduire un témoignage personnel, là où précisément est annoncé qu’il sera question de rendre compte d’une vision collective, non genrée. Paulette Nardal, en recourant au pronom his ne cherche donc pas à effacer la voix féminine qu’elle porte, mais à faire taire sa voix individuelle et subjective, celle qu’elle a laissé surgir dans le texte français et qui est en quelque sorte indue, puisqu’était attendue une perspective uniquement collective, celle des Noirs antillais, hommes et femmes. En revanche, quand il s’agira plus loin dans l’article de mettre en lumière la voix féminine du « groupe d’étudiantes antillaises », elle n’effacera point dans la traduction anglaise les marques de cette « féminité ».

31Autant dire que la traduction peut aussi être une clé de lecture pertinente dans la mesure où elle est susceptible de restituer une cohérence et de rappeler que glisser d’une langue à l’autre suppose des manipulations complexes, où le genre grammatical n’a pas nécessairement la même valeur. La traduction en anglais, au moyen du « genre neutre » (his), nous invite ainsi à relire les accords au féminin singulier de la phrase française en question, moins comme expression d’une énonciation féminine que mise en exergue d’une subjectivité (celle de Paulette Nardal) qui, dans le texte français, aurait dû s’effacer pour laisser toute la place à la voix de sa communauté (« les Noirs antillais »).

32En définitive, dans « Éveil à la conscience de race », Paulette Nardal relève le défi de l’affirmation précoce d’une sororité entre Antillaises « en exil » dans la métropole parisienne. Pour ce faire, elle est contrainte d’évoquer, en préambule, le positionnement des « Noirs antillais », plus enclins à la latinité, avant de mettre en exergue l’émergence d’une « conscience de race » chez les étudiantes antillaises vivant à Paris.

33Le recours au genre grammatical féminin témoigne donc de sa prise de position militante en faveur de la cause des femmes. Toutefois, une fois au moins dans le texte, et plus précisément dans le paragraphe liminaire de l’article, les marques morphologiques du féminin singulier renvoient, non pas à l’affirmation d’une quelconque féminité, mais à celle de sa subjectivité.

34De fait, la traduction par le pronom his dans la version anglaise ne signe point l’effacement de l’énonciation au féminin, mais la restitution du caractère générique du discours dudit paragraphe. L’expression du féminisme et de la subjectivité de Paulette Nardal passe donc par la déclinaison subtile qu’elle fait des diverses ressources morphologiques que le genre grammatical lui propose en français, et notamment par l’exploitation de l’opposition entre masculin et féminin, auquel il faut ajouter celle entre singulier et pluriel, dérivée de la catégorie du nombre.

35Il en découle que seule une analyse fine du texte et de sa traduction, associée à l’examen minutieux de la valeur précise des marques morphologiques du singulier et du pluriel, permet de suivre la complexité des postures féminines/féministes que revendique l’intellectuelle martiniquaise qui refuse de céder au chant des sirènes du « je », pour lui préférer le nous inclusif des étudiantes antillaises dont elle cherche à signaler la position d’originalité.

36Examiner le jeu du féminisme au prisme du genre grammatical revient donc à mettre en évidence, chez Paulette Nardal, l’extrême maîtrise du verbe en français, mais aussi une forme de perspicacité à l’égard des univers culturels qui la conduisent à privilégier, pour la version anglaise de son article, les formes d’expression les plus aptes à exprimer la posture des « Noirs antillais » face à la « conscience de race », plutôt que la sienne propre.