Le rôle de l’anamnèse dans la co-construction du diagnostic The role of anamnesis in the co-construction of the diagnosis

Viviane HUYS 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.344

Parce que la relation de soin repose en plus de l’examen clinique sur des interactions dialogiques entre un soignant et un patient, elle est soumise à des conventions qui encadrent l’interrogatoire thérapeutique qui la structure. Néanmoins, selon que le médecin convoque ou non la mémoire que possède le patient de sa propre histoire médicale, il augmente ou réduit les possibilités d’associer ce dernier à l’interprétation d’une symptomatologie. Ainsi, nous verrons que l’anamnèse, considérée comme un aspect non négligeable de la prise en charge du patient, peut contribuer à faciliter l’émergence d’un diagnostic co-construit.

Because the care relationship is based, in addition to the clinical examination, on dialogical interactions between a physician and a patient, it is subject to conventions that frame the therapeutic questioning that structures it. However, depending on whether or not the physician invokes the patient’s memory of his or her own medical history, he or she increases or reduces the possibilities of associating the latter with the interpretation of symptomatology. Thus, we will see that the anamnesis, considered as a non-negligible aspect of patient management, can facilitate the emergence of a co-constructed diagnosis

Contents

Full text

« Écoutez le malade, il va donner le diagnostic »
Sir William Osler (1849-1919)

Introduction

Note de bas de page 1 :

Denis Vernant, Martine Batt et Alain Trognon (2004) ont montré la manière dont la médecine prédictive, dans le cas d’une exploration génétique sur la maladie de Huntington, peut être confrontée au processus de dénégation du patient qui use de stratégies mettant en échec la démonstration déductive du médecin, cf. les aspects développés par Denis Vernant (2004).

1La consultation médicale constitue une interaction complexe mettant en jeu pragmatique du dialogue (Vernant, 2005), convocation de modalités de communication non-verbales et arrière-plans complexes où sont convoqués anamnèse mais aussi soubassements psychologiques1 dans lesquels différents types de stratégies entrent en jeu. Parmi les nombreux paramètres qui calibrent l’interrogatoire médical, l’anamnèse occupe une place fondamentale en ce qu’elle contient non seulement l’histoire médicale du patient mais aussi les différents événements qui l’ont accompagnée. Du grec ana (remontée) et mnémè (souvenir), l’anamnêsis, ou action de rappeler à la mémoire, consiste en la convocation du passé afin de disposer de données historiques fournies par le patient, susceptibles d’expliquer une pathologie présente. En effet, une pathologie ne peut être envisagée ex-nihilo mais interagit avec une situation personnelle et contextuelle nourrie de maints détails qui en éclairent les signes pour fournir une interprétation, de manière quasi archéologique.

2Nous examinerons ici la place occupée par l’anamnèse qui, non seulement fournit au médecin l’ensemble des renseignements relatifs à l’histoire de la maladie chez son patient, mais aussi les circonstances qui l’ont précédée. Si un médecin s’assure classiquement des antécédents lors d’un interrogatoire parce que le protocole de prise en charge l’y oblige, il ne reconnaît pas toujours à l’anamnèse le même statut, selon qu’il focalise son attention sur une pathologie possible et ses symptômes ou qu’il privilégie tous les aspects de l’histoire de son patient, en amont de la prise en charge qu’il assure.

3Première étape menant au diagnostic, l’anamnèse et l’importance qu’on lui accorde peuvent donc être infléchies selon que le thérapeute questionnera le patient en se focalisant sur des causes mécaniques et/ou physiologiques actuelles de la symptomatologie ou qu’il investiguera à partir de souvenirs parfois lointains qu’il mettra en perspective avec l’état de santé présent du patient.

4L’étude de cas sur laquelle nous prendrons appui nous permettra de mettre en évidence le rôle joué par les différentes formes d’interrogatoire dans la co-construction du diagnostic, lorsque médecin et patient, chacun de son point de vue et en possession d’indices distincts, tentent de résoudre ensemble ce qui se présente en réalité comme une énigme. Nous verrons ainsi que le savoir médical, s’il conditionne l’exactitude du diagnostic, ne peut suffire et que le processus dialogique à l’œuvre dans l’entretien entre médecin et patient peut favoriser l’émergence d’une explication à la lumière de la connaissance que ce dernier a de sa propre histoire médicale.

1. L’anamnèse au sein de l’interrogatoire médical

Note de bas de page 2 :

http://www.med.ucalgary.ca/education/learningresources

5Le guide de Calgary-Cambridge fournit un descriptif détaillé de la structure de la consultation médicale. Les habiletés communicationnelles y sont rassemblées en trois rubriques : les habiletés de contenu (le savoir médical), du processus (la structuration de la consultation et celle de la construction de la relation) et émotionnelles (relatives aux attitudes et à la gestion des émotions du médecin)2.

Note de bas de page 3 :

https://cnrtl.fr/definition/anamnese

Note de bas de page 4 :

Il serait réducteur de ne voir dans l’anamnèse que la composante psychanalytique qu’elle constitue. Son acception large d’approche archéologique et réflexive de l’histoire médicale du patient nous semble féconde pour comprendre les ressorts du dialogue thérapeutique.

6S’apparentant davantage à une approche historiographique des symptômes présentés par un patient, l’anamnèse est quant à elle définie comme la « reconstitution de l’histoire pathologique d’un malade au moyen de ses souvenirs et de ceux de son entourage en vue d’orienter le diagnostic »3. Elle précède l’examen clinique et consiste pour le médecin à obtenir des informations indicielles favorisant l’établissement d’un diagnostic. Elle peut également contribuer à l’établissement d’un diagnostic différentiel. L’anamnèse possède une connotation psychanalytique car elle convoque une forme archéologique du savoir que constitue l’exploration du passé du patient. Celui-ci inspecte alors sa propre histoire pour tenter d’en dégager les traces permettant éventuellement d’expliquer certaines de ses manifestations somatiques4.

7Cette approche analytique occupe une place prépondérante dans le diagnostic puisqu’on « estime que le praticien pose environ 50 % des diagnostics par l’anamnèse, 30 % par l’examen clinique et 20 % seulement grâce aux examens complémentaires » (Scheen, 2013, p. 599).

8Parce qu’il s’agit selon Scheen d’un « processus fragile où la subjectivité du médecin et du patient est évidente, avec donc un risque d’orientation diagnostique erronée » (Ibid., p. 603), l’anamnèse est parfois relativement négligée par le thérapeute qui, dans une posture parfois strictement clinique, cherche d’abord à écarter tel ou tel risque, procédant par éliminations successives des causes possibles.

9Mais l’approche indiciaire ne suffit vraisemblablement pas à résoudre de manière strictement sémiologique un examen clinique. La sémiotique possède des racines médicales qui autorisent l’interprétation des signes comme autant d’indices prélevés et également interprétés. Mais nous savons que de mêmes indices peuvent conduire à des interprétations et donc des résolutions d’énigmes très différentes. Nous l’avions montré ailleurs, dans un article paru en 2015 portant sur « Les Mystères irrésolus de Sherlock Holmes et Poirot » (Huys, 2015), lorsqu’existe une double interprétation d’indices dont nous savons qu’ils peuvent autant permettre l’inculpation que perdre leur pertinence pour peu que la vérification de leur efficience échoue.

1.1. La médecine : une affaire d’indices

Note de bas de page 5 :

L’ouvrage est paru en français sous le titre Le Signe des trois. Dupin, Holmes et Peirce, notes et index sous la dir. de Viviane Huys & Denis Vernant, traduction par Rémi Clot-Goudard, Estelle Diksa-Grand, Viviane Huys & Denis Vernant, préface de Jean-Marie Klinkenberg, Liège, Presses universitaires de Liège, 2015(1984). On y apprend ainsi de quelle manière Giovanni Morelli, médecin, a par ailleurs contribué à alimenter par sa méthode le recours aux indices comme modèle transversal d’investigation transférable à l’histoire de l’art par exemple.

Note de bas de page 6 :

Le paradigme indiciaire constitue un cadre épistémologique introduit par Carlo Ginzburg dans un article paru dans la revue Le Débat (1980).

10La médecine emprunte une démarche épistémologique qui se caractérise par un accent mis sur des anomalies (Ginzburg, 2007). Comme le rappelle Debru (2007, p. 177), « les signes de la médecine ont la spécificité d’être lisibles exclusivement sur les corps ». Aucun signe n’étant « par lui-même un index, un indice, ou un symbole » et n’étant « qualifié comme tel que par un parcours interprétatif qu’il réifie » (Ibid.), il devient l’indicateur d’une pathologie possible dès lors qu’il se manifeste de manière anormale ou atypique, repéré comme tel notamment lors d’une consultation. Le médecin, interprète de cet indice, lui affecte une valeur qui l’élève au rang d’anomalie. Mais ce qui peut constituer une anomalie dans un contexte donné, peut ne plus l’être dès lors que ce dernier change. Il en ira ainsi dans l’exemple développé ci-après. Car comme dans tout processus sémiologique, il s’agit de procéder à des mises en relation de signes qui conduisent au repérage d’indices ; on doit toutefois « savoir encore qu’associer n’est pas accumuler. L’art de l’indice repose sur une sorte de concaténation significative entre les signes » (Ibid.). La médecine consistant avant tout en un art, elle rejoint la pratique du détective comme l’ont si bien montré Umberto Eco et ses acolytes dans l’ouvrage The Sign of Three (Eco & Sebeok, 1984)5. La place accordée à l’enquête dans des domaines apparemment aussi différents que l’archéologie, la psychanalyse, la médecine ou encore l’énigme policière justifiait pourtant que l’on s’employât à en identifier le dénominateur commun : le prélèvement de traces, de signes, permet de comprendre la signification qu’ils rendent possible, leur interprétation favorisant l’émergence d’une explication6.

1.2. Le dialogue thérapeutique : une méthodologie de l’enquête

Note de bas de page 7 :

Cf. supra, note 6.

11Le dialogue thérapeutique s’annonce donc comme une véritable enquête, la médecine ayant pour mission de « trouver le “coupable” (aitos) c’est-à-dire la cause (aitia) d’un mal » (Debru, 2007, p. 175). La série télévisée Docteur House a d’ailleurs été construite selon ce modèle : des symptômes, autrement dit un crime et donc un responsable, l’origine physiologique, biologique, anatomique, autrement dit le criminel ; des enquêteurs que sont les membres de l’équipe médicale d’un hôpital. Le processus inférentiel qui caractérise la méthodologie de l’enquête procède du paradigme indiciaire7 qui, en tant que modèle spéculatif, admet avant tout le possible comme fondement du raisonnement. En accordant « davantage de liberté à la reconstruction » il fournit « d’autant moins de garanties de sa justesse » (Thouard, 2007, p. 13). Par ses questions, le médecin mène l’enquête et en fonction des indices – des symptômes – fournis par son patient, élabore une hypothèse explicative. Si le traitement prescrit produit ses effets et rectifie l’état de la personne malade, alors l’hypothèse nosologique aura été vérifiée. Si les symptômes persistent, alors il convient d’investiguer davantage afin de formuler une nouvelle hypothèse.

12Le dialogue thérapeutique est cependant à distinguer de l’anamnèse en ce qu’il consiste, par le récit qu’en fait le patient, dans le relevé d’observations subjectives menées par ce dernier. L’anamnèse consiste, elle, davantage dans une rétrospective narrative d’épisodes antérieurs pouvant sembler liés aux manifestations qui ont conduit le malade au cabinet de son médecin. Cette sorte d’archéologie pathologique sera déterminante puisque, autant dans la gestion de récidives que de celle de causalités somatiques, l’anamnèse constitue un moment d’évaluation permettant de décider de la nécessité ou non de procéder à certains examens. Mais surtout, et c’est le sujet qui nous intéresse ici, elle constitue un moment de la consultation de co-construction du diagnostic dans laquelle patient et praticien convoquent leurs connaissances respectives, croisent indices et historique pour trouver ensemble une réponse thérapeutique adaptée aux symptômes. L’exemple que nous analyserons ci-dessous illustre ce type de processus sémiosique lorsque la construction de la signification opère de manière conjointe entre le savant et le sachant.

2. Un souffle au cœur : dialogue et stratégie oratoire

13Dans l’exemple que nous avons choisi, il s’agira de montrer de quelle manière opère, dans le cadre de deux consultations médicales, le processus dialogique co-construit par les médecins et l’une de leurs patientes. Celle-ci présente à l’examen une anomalie détectée par le médecin au cours d’une consultation de routine. Dans les deux cas, le médecin indique le fait qu’il entend un souffle au cœur. Dans le premier cas nous verrons comment le praticien instaure un type de dialogue ne permettant pas à la patiente d’intervenir en tant que co-agent discursif et donc de prendre part au diagnostic. Dans le second cas, nous verrons que, associant sa patiente au diagnostic, grâce à l’anamnèse, le médecin ramène le symptôme qui constitue nosologiquement une anomalie au rang de normalité, parvenant dès lors à un diagnostic co-élaboré.

2.1. Stratégie discursive et interrogatoire médical : la technique comme tiers

14Madame D. se rend chez un médecin qu’elle n’a jamais rencontré, suite à un déménagement. Il s’agit d’une visite dite de « routine » pour faire le point sur son état de santé général. Madame D. n’a à ce jour aucune pathologie révélée, ne prend aucun traitement, vient d’avoir 50 ans et mises à part de légères rondeurs, semble en parfaite santé. Le médecin pose quelques questions habituelles axées avant tout sur les « antécédents familiaux » permettant un premier repérage d’éventuelles hérédités : y a-t-il eu des personnes cardiaques dans la famille, parents, grands-parents ? Du diabète ? Des cancers ? Une fois ce premier grand repérage effectué, l’examen clinique peut commencer. À l’auscultation au stéthoscope, le médecin suspend son geste un instant et sans regarder Madame D. lui annonce qu’« il y a un souffle aortique ». Il s’agit d’un constat. Ce souffle « est », existe, il l’entend. Comme le médecin ne poursuit pas et ne pose aucune question, c’est alors la patiente qui demande légitimement quelle peut en être la cause : « Et cela peut venir de… quoi ? ». La réponse du médecin ne se fait pas attendre : « Cela peut être causé par différentes choses ; une plaque de cholestérol qui obstrue l’artère par exemple. » Il n’énumère pas les « différentes » causes mais opte pour l’énonciation de celle qui lui semble possible et qu’il va pouvoir écarter en premier lieu : « je vais vous prescrire une prise de sang pour vérifier votre taux de cholestérol. » La patiente demande ensuite : « Mais si je n’ai pas de cholestérol ? ». Le médecin répond par anticipation : « nous ferons faire une coronarographie ». Autrement dit, c’est une inspection des coronaires qui permettra de savoir ce qu’il s’y passe si le prélèvement sanguin ne montre pas de présence anormale de cholestérol dans l’organisme. Le médecin a donc déroulé le protocole clinique qui veut que, constatant une anomalie, il élabore une stratégie médicale et planifie un premier examen pour écarter ou non la suspicion d’une présence élevée de cholestérol dans l’organisme.

2.2. Le dialogue comme constitution de la sémiose dans le contexte de l’interrogatoire médical

15Madame D. décide, à l’occasion d’une consultation pour un motif mineur, de faire appel à un autre médecin et choisit de ne pas invoquer le souffle dont lui a parlé le premier médecin, ne mentionnant que le léger rhume qui lui fournit le prétexte à ce second examen. Choisissant de se taire, elle laisse le second médecin maître de la situation, évitant d’influencer et de diriger le dialogue. Le médecin qu’elle consulte cette fois l’examine pour évaluer le degré d’intervention nécessaire pour traiter ce rhume. C’est alors qu’il interroge : « Est-il connu ce souffle au cœur ? ».

16Cette question apparemment anodine relève de l’interrogatoire mais dans le même temps s’appuie sur une pratique visiblement spontanée de l’anamnèse : la question signifie « le souffle au cœur que j’entends a-t-il déjà été pris en charge dans votre vie ? ». Ici, le médecin ne place pas au centre du dialogue le souffle au cœur qu’il entend mais le fait qu’il ait pu potentiellement déjà être repéré. Cette question vient prendre appui sur la mémoire de Madame D. qui, parce qu’elle est questionnée sur la connaissance qu’elle-même pourrait avoir de ce souffle, se souvient immédiatement des examens cardiologiques pratiqués lorsqu’elle était enfant : « Oui » répond-elle. « Lorsque j’étais enfant, mes parents ont fait pratiquer des examens chez le spécialiste pour comprendre d’où venait ce souffle ; on m’a alors dit que je vivrais avec toute ma vie, qu’il était congénital, et sans conséquence majeure sur ma santé ». « La mémoire individuelle peut entreprendre ce que Dilthey nommait “connexion de la vie” » (Ferry, 2007, p. 95). Cette connexion de vie résulte de « l’organisation de l’expérience vécue dans la mémoire » (Ibid.). Ce second entretien convoque donc l’anamnèse et non la seule recherche d’une pathologie héréditaire. L’histoire de la patiente est mobilisée, le médecin la conduisant, par sa question, à fouiller dans sa mémoire pour vérifier si ce souffle est déjà connu d’elle. La patiente est donc ici considérée comme faisant partie intégrante du processus diagnostique. Le médecin n’est plus le seul à posséder un savoir, à détenir les réponses aux anomalies médicales puisqu’il fait l’hypothèse que sa patiente détient la réponse quant à l’importance de ce souffle.

17On voit bien ici que la posture interrogative du second médecin est distincte de celle qui caractérise la première visite. Dans le premier cas, le médecin use du questionnement pour établir à partir de sa connaissance statistique les risques pathologiques potentiels encourus par sa patiente et pour guider son examen. Dans le second cas, l’unique question posée par le médecin se focalise sur la connaissance que peut avoir la patiente de sa pathologie. Le premier se situe en tant que professionnel, seul à même de pouvoir diagnostiquer la pathologie de sa patiente à l’aide d’outils techniques qui permettront d’écarter les hypothèses les unes après les autres, quand le second s’appuie d’abord sur la connaissance que peut avoir sa patiente d’éventuelles pathologies anciennement repérées et traitées.

18À des fins de modélisations nous allons enfin détailler plus avant les ressorts dialogiques qui sous-tendent ces deux consultations. Nous examinerons ci-dessous leur structuration qui, pour le premier dialogue, a conduit à une projection de différents examens médicaux ; pour le second, à la résurgence d’un souvenir éclairant l’examen clinique.

3. Le processus sémiotique à l’œuvre : à l’origine de la sémiose

19Comme nous venons de l’expliquer, la médecine constitue, et ce, depuis l’Antiquité, la pratique fondatrice d’une certaine forme de sémiose. Mais tandis que « la principale fonction du signe est, dans la sémiologie hippocratique, de pronostiquer l’avenir de la maladie » (Debru, 2007, p. 177), il s’agit ici de procéder à la prise en compte du savoir du patient et donc de favoriser, par la convocation d’une anamnèse, l’émergence d’un diagnostic auquel celui-ci apporte sa contribution. Fruit d’une co-construction, le diagnostic intègre donc les interactions provoquées par le dialogue thérapeutique comme une forme de contribution à la fabrication de la résolution d’une apparente anomalie physiologique.

3.1. Le rôle du patient dans l’élaboration du diagnostic

20Sous la forme d’un tableau et en indiquant en gras les termes et formes syntaxiques qui caractérisent chacun des deux dialogues entre le médecin et sa patiente, nous visualiserons plus facilement les enjeux d’une telle comparaison.

Confrontation des deux dialogues

Situation 1

Situation 2

M : Il y a un souffle aortique.

Mme D. : Et cela peut venir de quoi ?

M : Cela peut être causé par différentes choses : une plaque de cholestérol qui obstrue l’artère par exemple. Je vais vous prescrire une prise de sang pour vérifier votre taux de cholestérol.

Mme D. : Mais si je n’ai pas de cholestérol ?

M : Nous ferons faire une coronarographie.

M : Est-il connu ce souffle au cœur ?

Mme D. : Oui. Lorsque j’étais enfant, mes parents ont fait pratiquer des examens chez le cardiologue pour comprendre d’où venait ce souffle. On m’a alors dit que je vivrais avec toute ma vie, qu’il était congénital et sans conséquence majeure sur ma santé.

21Un ensemble d’oppositions apparait entre les deux schémas qui structurent différemment les deux dialogues. Dans la situation 1 le médecin affirme tandis que dans la situation 2 le médecin questionne. Dans la situation 1 le patient questionne le médecin qui occupe la figure d’expert, dans la situation 2 le patient apporte une réponse conclusive à la question du médecin qui se sait, ici, « ignorant » : « oui », ce souffle est connu lui apprend la patiente. Dans la situation 1 le médecin recourt à une terminologie technique usant d’adjectifs, de verbes et de termes complexes : « aortique », « plaque de cholestérol », « obstruer », « prescrire », « coronarographie ». Dans la situation 2, le médecin utilise le verbe « connaître » à l’adresse de sa patiente : l’objectif est de savoir si le souffle est connu d’elle.

3.2. Savant versus sachant

22Dans la seconde situation, par sa question « Est-il connu ce souffle au cœur ? », le médecin évite l’énoncé constatif de la première consultation – » Il y a un souffle aortique » - et, faisant l’hypothèse qu’il est peut-être déjà connu et a déjà été pris en charge, le normalise. L’anomalie somatique cesse d’en être une du fait du recours mnésique provoqué par le praticien.

23Le médecin, supposant que sa patiente connaissait ce souffle, ayant pu en avoir été informée à un moment ou l’autre de sa vie, l’implique dès lors de manière active. Dans ce cas, le médecin fait de Mme D. le co-constructeur du diagnostic et un contributeur à la décision de poursuivre ou non les investigations. Il existe plusieurs modalités de questionnement. En effet, l’interrogatoire du premier médecin précède l’examen clinique et porte sur d’éventuels antécédents familiaux pour lesquels la patiente répondra par l’affirmative ou la négative. L’entretien est alors directif et ne permet pas l’implication réelle de la patiente. Le second médecin interroge la patiente sur sa connaissance éventuelle de l’anomalie qu’il constate. Dans le premier cas, il s’agit seulement de revenir sur l’histoire familiale extérieure à la patiente ; dans le second, de convoquer la mémoire réflexive de celle-ci. Les questions de l’interrogatoire familial sont déductives : le médecin déduira des réponses données la nécessité ou non de prendre en compte des risques liés à une hérédité. Dans le second cas, la question est abductive : ce souffle au cœur n’a rien d’une anomalie s’il est déjà connu de la patiente. Dans ce cas de figure, en effet, le médecin fait l’hypothèse que la patiente a les moyens de savoir si ce souffle a déjà été détecté. Plutôt que de se considérer comme découvreur d’un souffle au cœur, le médecin agit de manière plus abductive. L’abduction constitue un raisonnement des plus créatifs puisqu’il permet de résoudre une anomalie de la façon suivante : « A constitue une anomalie mais si B, alors A s’explique ».

« Car l’abduction consiste en l’invention d’une hypothèse pour expliquer une anomalie, hypothèse qui, si elle se révélait juste et constituait une règle, pourrait expliquer l’existence même de cette anomalie » (Huys, 2018, p. 156).

24Le second médecin fait donc le pari que si sa patiente lui confirmait qu’elle connaissait ce souffle au cœur, ce dernier ne serait dès lors plus à considérer comme une anomalie. Le premier médecin, lui, partant du symptôme sans recourir à l’anamnèse, sans susciter la mémoire de sa patiente, a formulé des hypothèses ex-nihilo s’arrogeant la détention d’un savoir qu’il n’imaginait pas comme pouvant être partagé. Agissant en savant, il a omis le statut de sachant de sa patiente.

Conclusion

25Parce que « la clinique commence par le recueil de signes, traces d’autre chose que ce que l’on voit » (Debru, 2007, p. 175), elle convoque les outils de la sémiose dans ses aspects les plus originels. Le dialogue entre le premier médecin et sa patiente met en évidence le fait qu’en ne posant de questions que d’un point de vue préventif afin de cibler les éventuelles pathologies par anticipation et en ne procédant pas à une anamnèse qui permettrait de comprendre le symptôme manifeste – en l’occurrence le souffle au cœur de sa patiente –, le médecin procède selon un protocole qui transforme un « vieux » symptôme en un élément nouveau qui provoque l’inquiétude, légitime, de Mme D. Cette dernière, dès lors, questionne son médecin dans une position d’ignorance, devenue dépendante du savoir de son interlocuteur. Cela a pour effet de neutraliser sa mémoire : alors qu’elle connait en réalité l’existence de ce souffle, elle ne la convoque pas puisque le médecin fait appel à des explications parmi lesquelles ne figure pas la connaissance qu’elle pourrait en avoir et son éventuelle ancienne prise en charge. La situation 1 conduit d’ailleurs à une forme de paradoxe qui met la patiente en position d’enquêtrice obligeant le médecin à formuler d’autres hypothèses anticipant sur l’élimination successive de différentes pistes possibles. À l’inverse, en interrogeant sa patiente et en faisant le pari que son souffle au cœur est en réalité déjà connu d’elle, le second médecin éveille un pan de mémoire de celle-ci la conduisant ainsi à éclairer par une connaissance historique de son corps, celle, nosologique, du praticien.

26L’anamnèse constitue donc un aspect pouvant se révéler crucial dans l’établissement du diagnostic médical mais aussi, et surtout, le mécanisme central de la co-construction de celui-ci.