L’aidant du malade diagnostiqué Alzheimer : quel rôle dans la relation de soin ? The caregiver of a person diagnosed with Alzheimer's disease: what role in the caregiving relationship?

Nathalie Garric ,
Frédéric Pugnière-Saavedra 
et Valérie ROCHAIX 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.305

Dans le cadre d’un projet interdisciplinaire d’analyse de la figure de l’aidant de personnes diagnostiquées Alzheimer, dont l’objectif est d’étudier son vécu, ses statut(s) et ses rôles dans une dimension intersubjective (et subjective), nous analysons ici 17 entretiens avec la double perspective d’accéder, d’une part, aux représentations que ces acteurs se font de leur rôle et de la façon dont les discours surplombants contraignent ces représentations et, d’autre part, d’étudier le rôle de cette explicitation de leur pratique d’aidance sur leur vécu d’aidant. L’analyse menée s’inscrit en linguistique de corpus et en analyse du discours, elle est outillée et située par rapport aux autres productions discursives sur le même thème. Il s’agira de rendre compte d’une reconceptualisation progressive de la notion de soin et simultanément de ceux qui le prodiguent dans ce que l’on nomme désormais le dispositif de soin et de qualifier la relation qu’il instaure telle qu’elle est explicitée par les aidants. Nous chercherons également à déterminer quelle est la place de l’aidant dans la relation soignant-soigné, à savoir si cette relation peut s’envisager désormais comme une relation triangulaire.

Within the framework of an interdisciplinary project on the figure of the carer of a patient diagnosed with Alzheimer's disease, based on the hypothesis of a progressive reconceptualization of the notion of care and simultaneously of the actors of the care system, we study the role of this carer in the care relationship. Through an analysis of a longitudinal corpus made up of 17 interviews conducted with carers, we analyse their place and their integration by the different actors in the carer/cared-for relationship, the acts of care that they assume due to their status and the representation that they propose of it, as well as the evolution of the conception of this status in the temporality of the support. The hypothesis of this triangular care relationship (doctor/patient/carer) is also questioned in relation to different carer profiles, predicted by the variables in the collection, in an attempt to criterize certain factors favouring or preventing the establishment of this helping relationship.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

1Le système de santé, entendu comme « l’ensemble des organisations, des institutions, des ressources et des personnes dont l’objectif principal est d’améliorer la santé » (définition de l’Organisation mondiale de la Santé) ne comprend pas l’institution familiale. Le rôle des proches, de la famille seule (Cresson, 2006) ou soutenue par le voisinage (Bungener et Horellou-Lafarge, 1988) dans la prise en charge sanitaire des malades a néanmoins été décrit assez tôt par les sciences sociales notamment lorsque le malade souffre d’une maladie chronique et de la maladie d’Alzheimer (Ngatcha-Ribert, 2012). En effet, le vieillissement de la population et « la crise du système du financement de la sécurité sociale [ont] imposé [aux professionnels de santé] progressivement une redistribution des tâches et des rôles entre professionnels et profanes » (Cresson, 2006, p. 9) sans que cela soit clairement défini pour l’ensemble des activités de soin :

[…] la frontière entre celles qui sont réservées aux seuls professionnels et celles qui sont prises en charge au moins partiellement par les profanes est une frontière souple et fluctuante (tout comme celle qui sépare les activités médicales et paramédicales. (Cresson et Gadrey, 2004).

2Pour certains, le soin comprend désormais une dimension affective :

[…] on peut aider quelqu’un en l’aimant, en l’écoutant, en le réconfortant “émotivement”, etc. ; une dimension cognitive : on peut aider quelqu’un en lui donnant de l’information, en secondant ses efforts pour maitriser intellectuellement un problème, etc. ; une dimension matérielle : on peut aider quelqu’un en lui facilitant l’accès à certaines ressources matérielles, en agissant sur lui ou avec lui dans l’environnement pour le modifier favorablement, etc. ; et une dimension normative : on peut aider quelqu’un en validant son comportement de rôle, en suggérant des comportements adéquats eu égard à des modèles ou à des normes, de façon entre autres, à maintenir élevée son estime de lui-même. (Bozzini et Tessier, 1985).

3La relation de soin ne peut ainsi pas être réduite à celle de soins au sens thérapeutique du terme. Elle renvoie à :

[…] un ensemble complexe de valeurs et de symboles, de gestes et de savoirs, spécialisés ou non, susceptibles de favoriser le soutien, l’aide et l’accompagnement de personnes fragilisées dans leurs corps-esprit, donc limitées, temporairement ou sur une longue période de leur existence, dans leur capacité de vivre de manière indépendante. (Saillant, 1992).

Note de bas de page 1 :

Cette recherche a été financée par l’Instance Régionale d'Education et de Promotion de la Santé (IReSP) dans le cadre de l’appel à projets Handicap et perte d’autonomie-session 10.

4Dans le cadre d’un projet interdisciplinaire d’analyse de la figure de l’aidant de personnes diagnostiquées Alzheimer (projet Accmadial labellisé MSH-Ange Guespin de 2018 à 2020 ; et financé par l’IReSP1 de 2020 à 2022), dont l’objectif est d’étudier spécifiquement son vécu, ses statut(s) et ses rôles dans une dimension intersubjective (et subjective), nous avons conduit des entretiens en plaçant cet aidant résolument et singulièrement au cœur du dispositif expérimental. Ces entretiens ont été construits dans la double perspective d’accéder, d’une part, aux représentations que ces acteurs se font de leur rôle et de la façon dont les discours surplombants contraignent ces représentations et, d’autre part, d’étudier le rôle de cette explicitation de leur pratique d’aidance sur leur vécu d’aidant. Ils sont menés selon une méthode longitudinale (tous les 6 mois environ avec identification d’un fait marquant entre deux entretiens), qui donne accès à ces représentations et leurs évolutions au fil de celle de la maladie de la personne aidée, de leur implication et de l’explicitation de cette implication.

5L’analyse menée se situe en linguistique de corpus au sens où elle est guidée par le corpus et en analyse du discours au sens où elle est située par rapport aux autres productions discursives sur le même thème, également configurées en corpus de comparaison, et socialement. Elle emploie une méthodologie quantitative lexicométrique qui permet d’isoler, par leur fréquence remarquable et leur représentativité dans les différents corpus convoqués, certains observables langagiers. « Ces caractéristiques lexicométriques ne constituent [donc] pas un cadre rigide d’analyse (au sens où nous devrions expliquer la raison de tel ou tel classement) mais nous aident à chercher des réseaux de cohérence, à associer des fréquences pour construire des cohérences » (Garric et Léglise, 2005, p. 107). Cette association repose sur une analyse qualitative qui procède par une description linguistique, notamment énonciative, des observables interprétés dans l’interdiscours du corpus d’archive.

6Dans le cadre de cette contribution, nous introduirons d’abord quelques éléments de cadrage théorique pour rendre compte d’une reconceptualisation progressive de la notion de soin et simultanément des acteurs du soin dans ce que l’on nomme désormais le dispositif de soin. Nous proposons ensuite d’exploiter une partie des données (voir infra sous 2.) ainsi recueillies, dans un corpus construit dans la perspective de qualifier la relation de soin telle qu’elle est explicitée par les aidants. Nous chercherons également à déterminer quelle est leur place dans la relation soignant-soigné, à savoir si cette relation peut s’envisager désormais comme une relation triangulaire.

1. Cadrage théorique : redéfinition du dispositif de soin

1.1. Émergence de la notion d’aidant

7En France, ce n’est pas la nature des tâches effectuées et des soins délivrés par les proches des personnes dépendantes qui fait des 9 à 11 millions d’intervenants profanes des aidants mais prioritairement la nature de leur relation :

[…] est considéré comme proche aidant d’une personne âgée son conjoint, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité ou son concubin, un parent ou un allié, définis comme aidants familiaux, ou une personne résidant avec elle ou entretenant avec elle des liens étroits et stables, qui lui vient en aide, de manière régulière et fréquente, à titre non professionnel, pour accomplir tout ou partie des actes ou des activités de la vie quotidienne. (art. 51 de la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement).

8Plus ou moins bien identifiés dans la chaine de soin, beaucoup d’entre eux partagent l’accomplissement de ces actes avec d’autres proches (Brunel, Latourelle et Zakri, 2019) et avec des intervenants professionnels. Ils ont aussi souvent un rôle de coordination de ces différentes interventions (Da Roit et Le Bihan, 2009).

9Ainsi, progressivement, dans le contexte sanitaire lié au vieillissement de la population, certains éléments viennent brouiller la frontière entre relation affective et relation professionnelle au point que la répartition des soins entre ces deux sphères n’est plus aussi nette. Par exemple avec le « congé du proche aidant » (loi n° 2019-1446 du 24 décembre 2019 de financement de la sécurité sociale pour 2020) et l’attribution d’une indemnité financière (ou rémunération) à l’aidant, la notion de rétribution fait son apparition en compensation d’activités quotidiennes a priori non professionnelles. La formation des proches devient également une nécessité reconnue pour l’accompagnement de personnes proches atteintes d’une pathologie. On assiste à une professionnalisation de l’aide informelle (Jaeger, 2012). Complémentairement à cette évolution, on constate que désormais la formation des futurs médecins ou plus généralement du personnel soignant inclut des savoirs et des compétences dont la place dans le soin fut longtemps ignorée ou tout au moins peu reconnue ou encore laissée à la charge de l’« aide soignant », entité distincte du « proche aidant » ou de l’« aidant familial »/» aidant naturel »/» aidant informel », mais aussi de l’« aidant professionnel ». Jaeger titre ainsi son article de 2012 : « continuum aidants informels-aidants professionnels ».

1.2. Le soin relationnel et ses acteurs

Note de bas de page 2 :

Selon l’enquête CARE – Capacités, Aides et Ressources des seniors (Besnard et al., 2019), 59,5 % des aidants des seniors sont des femmes.

10Pour distinguer l’intervention de l’entourage de la personne dépendante de celles des professionnels, a émergé – dans une perspective des gender studies dans un premier temps2 – la notion de soins dits « profanes ».

Parler de soins profanes, c’est […] rompre avec une partie de la tradition sociologique (mais aussi économique) qui ne reconnait pleinement les soins que s’ils sont effectués par des professionnels (…) Dans cette optique, la notion même de soins est élargie : soigner est d’abord, avant tout, un acte de vie, dans le sens que soigner représente une variété infinie d’activités qui visent à maintenir, entretenir la vie (…). (Cresson, 2001, p. 303).

11Ceux qui les délivrent construisent une relation de soin en tissant un « répertoire de liens » (Bozzini, Tessier, 1985) multidimensionnel.

12Le concept de « soins centrés sur le patient et la famille » (« patient and family-centered care »), en préconisant un partenariat entre équipes soignantes, patients et familles et en se centrant sur la dimension familiale et humaine de la maladie, donne un certain cadre à cette approche multidimensionnelle et globale de la santé (Rossi, 2011). Son application semble plus envisageable lorsque le patient est un enfant ou encore un adulte privé notamment de sa capacité à s’exprimer, en service de réanimation.

Bien que les définitions de soins centrés sur la famille varient selon les contextes, l’idée qui apparaît dans la plupart de celles-ci est que les soignants doivent reconnaître et savoir utiliser au maximum les connaissances, les compétences et la présence des familles lorsque l’on prodigue des soins à l’un de ses membres. (Carbajal, 2013, p. 1).

13Si les travaux inscrits dans cette conception du soin soutiennent une recherche qualitative basée sur les expériences personnelles, ceux qui se consacrent à la démence font peu de place à l’expérience des aidants tout en mettant l’accent sur l’environnement psycho-social du patient (Epp, 2003, p. 6). Plus encore, ceux-ci peuvent parfois apparaître comme des outils à la meilleure prise en charge du patient en omettant les difficultés et la potentielle vulnérabilité de l’aidant. C’est donc aussi l’un des objectifs de cette contribution : analyser l’expérience des aidants dans le parcours de soin, en particulier dans l’interaction patient/équipe de soin.

2. Les acteurs autour du malade

Note de bas de page 3 :

Rappelons que les prénoms ont été modifiés pour garantir leur anonymat. Nous remercions Solenne Latil, Emmanuelle Vade et Berangère Bouteille pour la qualité des transcriptions qu’elles ont réalisées dans le cadre de ce projet de recherche.

14L’analyse est menée à partir d’un extrait de notre corpus global que nous traitons cependant comme un corpus de référence afin de formuler des interprétations. Le corpus d’étude comprend 17 entretiens (141 309 formes graphiques) espacés de 6 mois auprès d’aidants3.

Tableau 1 : présentation des participants

Prénom

Nb d’entretiens

Relation avec la personne malade

Jeannette

2 entretiens

Parent à domicile

Sabine

2 entretiens

Cécile

2 entretiens

Aline

3 entretiens

Dorothée

2 entretiens

Parent vit en Ehpad

Mathilde

2 entretiens

Sœur est en Ehpad

Jean-Marc

2 entretiens

Conjoint à domicile

Florence

2 entretiens

Note de bas de page 4 :

Une fois le verbatim retranscrit avec Transcriber selon la convention ICOR, nous avons opté pour les clés de répartition suivantes : une clé *entretien pour 17 sous-corpus, une *locuteur pour 8 sous-corpus, une pour le *numéro d’entretien dans le recueil longitudinal pour 3 sous-corpus du premier au dernier entretien, une *lien relationnel distinguant trois sous-corpus, selon que l’aidant est le conjoint, un de membre de la fratrie ou un enfant assistant son parent. Deux autres clés renseignent la *zone géographique de la famille et le *lieu de résidence du malade (domicile ou institution médico-sociale).

15Le corpus a été partitionné à l’aide de plusieurs variables (ou clés), dont nous testons la pertinence, qui sont conçues comme autant de configurations soumises au traitement lexicométrique4 car comme l’indique Mayaffre (2012, p. 9) « encore moins que la fréquence d’un mot, la récurrence de segments ne peut être naïvement attribuée au hasard : soit elle pointe une contrainte syntaxique, soit elle indique une détermination ou option sémantique », nous pensons que les fréquences nous guident pour la construction de réseaux de cohérence établis à partir des indices sélectionnés, qui reçoivent un traitement qualitatif en vue de la formulation d’hypothèses interprétatives.

2.1. Présupposés interactionnels de la relation d’aide

16Malgré la variété dénominative observée plus haut pour désigner l’aidant (« proche aidant », « aidant familial », « aidant naturel », « aidant informel »), les choix linguistiques marquent une certaine permanence dans la conceptualisation de l’objet socio-discursif visé. En qualifiant ainsi le rôle du proche aidant, l’institution sociale reconnaît l’existence d’une situation sociale avec des pratiques qui sont simultanément jugées : elles sont un contributeur, un adjuvant, à une activité principale : la relation patient-soignant. Concevoir en outre l’activité du proche comme une aide, c’est reconnaître des obstacles dans le déroulé du processus de soin, lesquels requièrent l’intervention d’un tiers facilitateur dans la préservation de la santé du patient. Cette aide construit un bénéficiaire qu’il conviendra d’identifier précisément : le patient ? l’équipe de soin ? la relation de soin ? Enfin, cette activité d’aide est également la construction d’un certain type de patient, celui atteint d’un processus neuro-dégénératif et qui, ainsi conçu comme dépendant, a besoin d’être aidé ou doit être aidé. Par ailleurs, comme mentionné supra, qualifier l’aidant de « proche », c’est reconnaître une autre relation créée par la proximité quotidienne. Les interactions présupposées résultent alors d’une activité de discrimination dans l’environnement relationnel du patient et sont donc exclues de ces interactions les personnes éloignées et les professionnels. Les dénominations institutionnelles introduisent donc deux types d’interaction distincts.

Figure 1 : Interactions de soin construites par les dénominations

Figure 1 : Interactions de soin construites par les dénominations

2.2. Besoin et reconnaissance de l’aidant

17Avant d’entrer dans l’analyse à proprement parler du corpus, il nous paraît important de nous arrêter sur la relation créée par le dispositif expérimental lui-même. En entamant le processus de recueil des données, nous avions, intuitivement, pensé que les aidants seraient au moins matériellement peu disponibles pour nous accorder un entretien, qui plus est, que nous souhaitions établir sur un temps long par plusieurs enregistrements écartés de 6 mois.

Note de bas de page 5 :

Des aidants dont le conjoint est mort récemment ou depuis longtemps, des aidants habitant au domicile du malade, des aidants dont le conjoint ou le parent est en Ehpad, des aidants qui exercent une profession médicale en lien avec les problématiques du grand âge, les frères et sœurs qui sont aidant.e.s pour leur parents, etc.

Note de bas de page 6 :

Ceux dont le malade est décédé seront recontactés pour faire l’objet d’un autre corpus.

18Nous avons d’abord contacté la Présidente de France Alzheimer 56 qui nous a mis en contact avec une dizaine d’aidants volontaires. Considérant le nombre de participants insuffisant, nous avons, un an plus tard, lancé un appel à participation à un projet de recherche dans la presse locale bretonne (Ouest-France). Les répondants ont été très nombreux, les configurations personnelles l’étaient tout autant5. Dans cette étude, nous avons sélectionné les aidants dont le malade est encore en vie6. Au cours des entretiens et du lien qui s’instaure entre chercheurs et participants, nous nous sommes rendu compte que ces derniers faisaient preuve d’une volonté et d’une confiance telles qu’ils nous donnaient la possibilité non seulement d’entrer dans l’intimité de leur famille au travers de leur récit mais également de prendre le rôle d’entremetteur (les sociologues parleraient ici de « fixeur ») pour inciter les membres de leur famille impliqués dans l’aidance de leur proche à nous accorder de leur temps en participant à ce projet de recherche.

19Le nombre important de participants à l’ensemble du recueil, 142 entretiens ont été réalisés auprès de 72 personnes, ne saurait être mis sur le compte d’un seul argument de coopération à la recherche sur le moyen terme (rencontres tous les 6 mois avec les chercheurs). En effet, nombreux parmi eux ont justifié leur volonté de participer par l’occasion qui leur était exceptionnellement donnée de prendre la parole sur un problème sociétal et personnel.

[1] Intervieweur : bien sûr bien sûr // alors on arrive au terme de de l'entretien est-ce que vous [acq] aimeriez ajouter quelque chose ? (silence)
Jean-Marc : ben euh deux deux choses un euh merci de me donner l'opportunité de ces échanges merci de ce que vous pouvez euh [e] je sais que c'est une aide pour euh ce que vous faites donc euh [e] et quelque part le temps que je passe pour eux c'est aussi une manière une contribution à [e] à ce que vous faites [acq] à ce que ça aide pour euh [e] ma chère mère euh // je serais ravi d'avoir le l'outcome [acq] euh // ça c'est c'est une forme je pense [e] […]

Note de bas de page 7 :

Edith fait partie du corpus de référence et pas du corpus de travail car au moment du traitement textométrique, l’entretien n’était pas encore transcrit.

20C’est tant un besoin de reconnaissance qu’une vulnérabilité que les aidants mettent en mots et chaque participant s’engage alors volontiers dans cette relation. Au fil des entretiens, les formules de sympathie et de reconnaissance se font de plus en plus explicites. Dans l’exemple suivant, Edith7 nous consacre du temps pour la 4e fois et nous a mis en relation avec ses trois enfants qui participent également à ce projet.

21Au début de l’entretien

[2] Intervieweur : bonjour madame X euh donc c'est aujourd'hui notre quatrième rendez-vous/ Comment allez-vous ?
Edith : euh, très bien merci, euh oui, c’est bien le 4ème et je suis toujours très contente de venir parler avec vous
Intervieweur : merci beaucoup

22À la fin de l’entretien

[3] Intervieweur : merci beaucoup et puis je vous rappelle euh dans environ six ou sept mois en fonction de de vos disponibilités puis voilà euh si il y a un autre confinement enfin bref on on on verra ce que l'avenir nous dira
Edith : oui bien sûr avec plaisir, on a nos p’tites habitudes maintenant !
Intervieweur : oui, effectivement, je vous remercie et bonne journée

Note de bas de page 8 :

Notons que les aidants font preuve d’une grande inventivité pour gérer le quotidien.

Note de bas de page 9 :

Ces ressources ne seront pas exploitées dans le cadre de cette contribution mais il nous a semblé important de souligner leur existence et le rôle que leur accordent les aidants dans leur pratique.

23Plus encore, les participants ont majoritairement voulu inscrire leur participation (et celles d’autres personnes aidantes) dans le temps et ont proposé de mettre à notre disposition des documents singuliers, intimes, qui racontent des choses sur leur quotidien et sur celui de la personne malade, des outils (pense-bêtes intelligents disposés dans la maison, code couleur, marquage sur le sol, etc.8 mis en place dans le cadre de l’accompagnement), mais aussi des documents de nature diverse pour pallier la mémoire du malade : cahiers de dessin retraçant les activités du malade au cours de la journée passée en structure d’accueil, carnet de bord de l’aidant, film ou enregistrement de moments marquants dans la famille, albums photos, etc.9

24Cette collaboration très bienveillante entre aidant et chercheur s’inscrit également dans une forme d’engagement de part et d’autre qui peut légitimement être interrogée. Les aidants instrumentalisent-ils les chercheurs pour qu’ils relayent leurs préoccupations, leurs difficultés quotidiennes auprès des institutions décisionnaires ? Profitent-ils de cette tribune, de la possibilité qui leur est offerte pour parler d’eux-mêmes ? Comment se manifeste l’attente forte en termes de reconnaissance de leur statut ? Ont-ils besoin d’être rassurés dans une activité d’aide informelle ? Cette collaboration met en jeu des problématiques affectives mais aussi éthiques, sociales et législatives – pour illustration, le débat actuel sur la création d’une cinquième branche « dépendance » de la sécurité sociale. La bonne réception de ces marques de confiance et de coopération, qui témoigne également de leurs besoins et de leurs attentes, doit être assortie d’une vigilance contre tout risque d’instrumentalisation ou au moins d’éparpillement dans notre processus de construction des savoirs.

2.3. Les acteurs de l’aidance conçue par les aidants

Note de bas de page 10 :

En textométrie, la spécificité d’une forme indique en fonction de sa fréquence partielle la sur- (spécificité positive) ou sous- (spécificité négative) représentation dans une partie sélectionnée du corpus en comparaison avec sa fréquence dans les autres parties (ou sous-corpus) et en relation avec la taille de chacun des sous-corpus. C’est donc une forme caractéristique d’un ensemble de textes (sous-corpus), réunis par une variable, par rapport à une norme établie dans l’ensemble du corpus, selon un modèle probabiliste.

25Le dispositif expérimental est donc conçu par les interviewés comme l’occasion de parler de leur vécu avec le proche atteint de la maladie d’Alzheimer. Ils la saisissent pour développer un discours dominé par le pronom « je » et, bien que d’une fréquence moindre, le pronom « on », remarquable notamment dans la fratrie. Ce dernier désigne le plus souvent l’environnement familial, parfois avec, parfois sans le patient, ou un sujet indéterminé par lequel l’aidant généralise ses pensées ou comportements en règle sociale, ou une instance large correspondant aux acteurs du système de soin ou encore dans la singularité de la relation fraternelle aux autres membres proches. Il est notable que la fréquence de « je » est particulièrement sur-représentée dans le cas de l’aide portée au conjoint, avec une spécificité positive très forte (sp+16)10, où elle s’associe en outre à la spécificité positive du pronom « me » (sp+9) et à la spécificité négative des formes « famille » (sp-6) et des adjectifs possessifs, qui dans les autres sous-corpus et de façon très marquée pour l’aide portée aux parents, servent à définir l’environnement relationnel et dans une moindre mesure matérielle du locuteur. On constate de plus que, peut-être en compensation de la faiblesse de la dimension relationnelle informelle, le conjoint fait une référence beaucoup plus large au(x) médecin(s).

Figure 2 : Répartition des lemmes je et me selon leur spécificité positive (+) ou négative (-) en fonction de la relation aidant/aidé

Figure 2 : Répartition des lemmes je et me selon leur spécificité positive (+) ou négative (-) en fonction de la relation aidant/aidé

Figure 3 : Répartition du lemme médecin selon sa spécificité positive (+) ou négative (-) en fonction de la relation aidant/aidé

Figure 3 : Répartition du lemme médecin selon sa spécificité positive (+) ou négative (-) en fonction de la relation aidant/aidé

26On trouve dans l’ensemble du corpus 139 occurrences du lemme médecin. Convoqué au pluriel, toujours avec un article défini, il désigne le plus souvent le corps médical en général, avec éventuellement une remise en cause de son implication présupposée comme une vérité partagée, comme le dit Florence ci-dessous, (« vous savez les médecins … ») ou une relativisation, par exemple exprimée par Sabine, de sa compétence par rapport à celles de l’aidant :

[4] Florence : […] c'est vrai que les médecins eux / du coup les médecins c'est vite fait / "ah bon il est méchant ? il est méchant" / allez hop ! on augmente la dose c'est tout euh / le médecin c'est ça / il dit "moi je vais vous le calmer eh" / alors moi j'ai toujours dit je ne veux pas qu'il dorme toute la journée moi je ne veux pas qu'il dorme / c'est quand même mieux qu'il aille dehors et tout / et le médecin m'a dit non pas forcément / pour lui c'est peut-être mieux qu'il dorme pour lui parce que il me dit "vous pensez vous que c'est mieux d'aller dehors que c'est mieux mais pas forcément" / alors bon !
Intervieweur : et c'est un gériatre
Intervieweur : oui
Florence : vous savez les médecins j'en reviens moi je peux vous dire / incroyable vous savez les médecins les les /

[5] Sabine : indét[…] c'est vrai que c'est difficile euh / et puis ben les médecins / ils sont / ils sont pas forcément plus au courant que nous ou plus euh / ils nous disent euh / déjà le mieux possible / oui d'accord mais comment faire quoi //

27Au singulier, en plus des nombreuses constructions « chez le médecin » et « (aller) voir le médecin », « le médecin » est aussi celui qui reçoit une requête, une instruction de l’aidant (« j’ai dit / j’ai demandé au médecin »), voire une menace :

[6] Florence : […] le médecin traitant un jour mon mari à un moment donné il était très addict à une boisson euh / le l'Orangina mh parce qu'il est diabétique en plus ça / donc euh / mon mari buvait beaucoup mais vraiment de façon un peu addicte oui/ donc c'est pas bon quoi / donc un jour on était chez le médecin / j'ai dit au médecin "dites-lui d'arrêter euh / d'arrêter l'Orangina" parce que moi je lui ai dit euh / il m'envoyait balader puis je peux vous dire c'était des fois violent quoi / et le médecin m'a dit devant lui / "ben ça sert à rien que je lui dise il aura oublié en sortant" / vous vous rendez compte il parle comme ça devant eux / le médecin traitant / le gériatre il fait pareil euh / un jour le gériatre je lui ai dit / il me il me parlait de mon mari devant moi / je lui dis "ben adressez-vous à lui" / le gériatre "ah bon" / je dis "oui parlez-lui essayez de communiquer c'est important quand même" / alors il lui a posé deux questions euh / évidemment mon mari s'est senti tout d'un coup qu'il fallait qu'il parle il n'a pas pu tout suite il m'a dit "vous voyez bien il est incohérent c'est pas la peine que je lui parle".

[7] Cécile : […] Donc euh il se trouve que parallèlement à cela, papa [e] euh a commencé à / développer une démence de type euh sénile [e] euh comme sa mère, et euh donc en 2012 [e] après plusieurs alertes médicales qui n'ont pas été suivies de mes frères et de moi-même [e], nous avons donc demandé au médecin d'intervenir, parce que ça devenait extrêmement dangereux, que papa s'était mis à harceler [e] des personnes et commençait à maltraiter notre mère / après cinquante ans de mariage. [e] Donc nous avons fait intervenir le médecin en lui disant que si nous, il n'y avait pas une intervention, ça remontait à, au conseil de l'ordre [e], et là euh, papa ayant souffert d'un cancer de la prostate euh assez mal accompagné [e], euh le médecin donc euh un matin [e] euh au mois de septembre, nous avons rencontré papa, maman était là, papa était revenu des courses, [e] et euh donc euh nous avons fait accepter à notre père l'idée d'entrer à l'hôpital. [e]

28Le médecin est peu convoqué comme une source de savoir. Sur les 129 emplois de la forme « médecin », 3 seulement sont précédés de « d’après » et aucune structure telle que « selon le médecin » n’est observée :

[8] Sabine : les deux en fait ont dit que c'est de l'arthrose / moi je veux bien / mais euh / c'est arrivé d'un coup quoi / et / or d'après le médecin / c'est c'est un problème d'Alzheimer [mh] #1 des conséquences #

[…]

[9] Sabine : elle a des maladies qui sont pas d'après le médecin / d'après le chirurgien / enfin euh / neurologue elle s'invente des maladies / c'est-à-dire qu'elle dit qu'elle a mal dans les jambes /

29On note néanmoins 3 phrases clivées qui construisent une focalisation sur le rôle du médecin. Il est alors remarquable que le médecin construit une relation triangulaire, mais celle-ci semble essentiellement ici se limiter à la recherche et à l’annonce du diagnostic :

[10] Florence : il a toujours ce comportement là un petit peu comme ça / c'est ce qui fait que même les gens souvent étaient un peu étonnés / « il plaisante oui non ? » / ce qui fait que quand il a commencé à avoir des problèmes je pense qu'on a rien vu quoi / je pense qu'il a masqué ça sa façon de répondre à côté ou de répondre répondre en plaisantant / c'était une façon peut-être pour lui déjà de masquer ses difficultés / je n'en sais rien en fait euh / toujours est-il que c'est le médecin qui m'a envoyée chez un spécialiste [bb] /et donc en 2014 on lui a fait les tests et là les tests ont montré qu'il était déjà très très malade quoi

[11] Jean-Marc : alors ça devrait être en 2013 euh / j'ai un / le chien que vous avez vu là / on l'a je l'avais adopté pour lui faire une compagnie pour essayer de euh / d'avoir une autre présence que moi euh / etc etc / bon c'est le médecin qui me disait ça / « monsieur xx ça il fallait euh / accaparer son esprit euh / lui fait faire du travail supplémentaire etc. » / et donc le chien on l'a on l' avait adopté et puis un jour euh / il est parti / donc j'ai dit à ma femme d'aller le chercher / donc euh / elle est partie / et descendue au petit village à [xx] / puis là je ne sais pas ce qui s'est passé elle a pris un chemin et elle s'est perdue dans les bois.

30Le médecin fait nécessairement partie de l’entourage de l’aidant mais ce dernier n’y fait que rarement référence dans son propos. Seul l’aidant dans le couple, le conjoint, mentionne fortement cette instance et l’on constate alors qu’elle ne contribue pas réellement à l’activité d’accompagnement telle que la conçoit l’aidant conjoint :

Ainsi, pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, ces couples fonctionnent en relative autarcie […] et comme une entité soudée face à la maladie et à ses évolutions, demeurant étanches au discours médical qui les incite à mettre en place des aides supplémentaires. (Campéon et Rothé, 2017).

31En spécificité négative pour les deux autres sous-corpus, l’acteur médical semble peu conceptualisé dans l’activité d’aide portée au malade sans recevoir cependant de jugement particulier. Il est enfin notable que, mis à part dans le couple, la relation d’aide se conçoit comme une activité familiale collective, une « aide partagée », a contrario de la dénomination d’« aidant principal ». Ces premiers résultats d’analyse ne nous orientent guère vers l’identification d’une relation de soin tripartite, sauf si la définition du soin et le rôle du soignant sont conçus différemment en fonction de l’acteur à son origine. Nous nous intéresserons à ce que notre corpus nous apprend de celle par rapport à laquelle se situent les aidants interrogés.

3. Conception des activités de soin par les aidants

32Du point de vue lexical, le soignant est celui qui donne des soins, c’est-à-dire qu’il produit quelque chose pour une personne :

Note de bas de page 11 :

Le Grand Robert (1989) définit les soins comme « des actes par lesquels on soigne » ou « actes par lesquels on conserve ou rétablit la santé » ; le Lexis (2009) les définit comme « ensemble des moyens hygiéniques, diététiques et thérapeutiques mis en œuvre pour conserver ou rétablir la santé » ; le Quilllet (1990) comme « les attentions, les gestes pour quelqu’un, services qu’on lui rend, peine qu’on lui épargne, « donner des soins à un malade », s’efforcer de le guérir, comme médecin ou comme garde-malade » ; le Nouveau Littré (2007) ne définit pas « soins » mais le soignant comme « celui qui s’occupe des soins au malade mais n’est pas médecin » ; Le dictionnaire médical de l’Académie de Médecine en ligne [http://dictionnaire.academie-medecine.fr] donne pour « soins » (au pluriel) : « En médecine, ensemble des mesures et actes visant à faire bénéficier une personne des moyens de diagnostic et de traitement lui permettant d’améliorer et de maintenir sa santé physique et mentale ». Notons également que « soin » au singulier et au pluriel n’apparait pas dans le Nouveau Dictionnaire Médical (Marroun, Sene, Quevauvilliers et Fingerhut, 2017).

  • des actes par lesquels on veille au bien-être de quelqu’un ;

  • des actes thérapeutiques qui visent à la santé de quelqu’un, de son corps ;

  • des actes d’hygiène, de cosmétique qui visent à conserver ou à améliorer l’état de la peau, des ongles, des cheveux (larousse.fr)11.

33La classification hiérarchique dépendante (CHD, méthode Reinert, 1990), qui donne accès aux univers sémantiques principalement développés dans le corpus et surtout aux mots-clés qui le constituent et en construit une représentation singulière, montre qu’un domaine du soin est largement explicité dans la classe 4 de la figure ci-dessous : il relève des actes d’hygiène, domaine qui dans l’univers médical est laissé au personnel aide-soignant. Ces actes de soins sont fréquents, permanents (rôle important du lexique du temps : « midi », « heure », « soir », « jour », « nuit », « journée ») et associés à une obligation mais pas à des expressions d’émotions ou de relations affectives, contrairement à ce que l’on peut observer dans les autres classes identifiées par la CHD (1, 2 et 3). La classe 1, qui comporte des mots véhiculant des valeurs positives (« accord, écouter, rire ») est plus caractéristique des aidants dont le proche est placé en Ehpad, c’est-à-dire pour qui le soin relatif à l’entretien du corps et à l’hygiène est complètement délégué à des professionnels.

Figure 4 : Classification hiérarchique descendante, identification des univers sémantiques construits

Figure 4 : Classification hiérarchique descendante, identification des univers sémantiques construits

Note de bas de page 12 :

L’AFC figure la plus ou moins grande proximité (et distance) lexicale entre les univers lexicaux construits par la CHD, et indique, en même temps, leur conformité au vocabulaire de base, représenté par l’intersection des axes. Les codes couleurs permettent de faire des corrélations entre les univers lexicaux construits et les groupes de locuteurs qui les construisent en fonction du formatage choisi en amont

34La représentation de l’analyse factorielle des correspondances (AFC)12 par modalités, c’est-à-dire les différents éléments qui correspondent à une même caractéristique ou variable (la modalité parent ou conjoint par exemple pour la variable personne aidée), montre que cette dimension du soin est surtout développée chez les conjoints de malade qui partagent le même domicile que la personne aidée (tous les deux étant en violet).

Figure 5 : Analyse factorielle des correspondances (AFC) par catégories

Figure 5 : Analyse factorielle des correspondances (AFC) par catégories

35Le tableau lexical intégral mis en lien avec le concordancier montre qu’aucun des aidants-informateurs ne se désigne comme « soignant ». Le lemme soignant apparait 7 fois sous forme nominale au féminin pluriel (« les aides-soignantes ») ou adjectivale (« le personnel soignant ») pour désigner le personnel intervenant dans les Ehpad. Le lemme soigner apparait 8 fois, toujours à la troisième personne, à la forme active avec comme sujet un pronom personnel (sing. ou pl.) ou indéterminé (« on ») ou à la voix passive dans des formes de discours rapporté de l’aidé par l’aidant. Il est convoqué en majorité par les aidants-conjoints (5 occ./8). Enfin, comme montré sur la figure 4, le lemme soin apparaît essentiellement chez un(e) des informateurs (Cécile). Le retour au corpus montre que c’est essentiellement dans les segments « derniers soins » ou « soins palliatifs ».

Figure 6 : Répartition du lemme soin par aidant selon leur spécificité + ou –

Figure 6 : Répartition du lemme soin par aidant selon leur spécificité + ou –

36Les participants utilisent donc assez peu la désignation « soin » (au singulier) (5 occurrences) pour évoquer leurs actes quotidiens avec la maladie. Dès lors que la désignation « soins » (21 occurrences) est utilisée au pluriel, elle renvoie, pour Cécile comme pour l’ensemble des aidants interrogés, aux soins palliatifs (dans 15 cas sur 21), c’est-à-dire au confort du malade pour soulager ses douleurs, ses symptômes ou sa souffrance psychologique. Les soins palliatifs annoncent, pour l’aidant, la fin de vie du malade en Ehpad. 

37Nous continuons l’analyse par l’étude de la répartition des différents sens de « soigner », rappelés ci-dessus, dans le corpus : veiller/surveiller, soigner ou laver.

381ère acception de soigner (veiller) : surveiller : 11 occurrences. ; veiller : 3 occ. (figure 7)

39Les lemmes veiller et surveiller, qui correspondent à la première acception de l’acte de soigner, sont principalement convoqués par les conjoints.

Figure 7 : Répartition du lemme veiller par personne aidée selon leur spécificité + ou -

Figure 7 : Répartition du lemme veiller par personne aidée selon leur spécificité + ou -

402e acception de soigner (soigner) : 9 occurrences (figures 8 et 9)

41Le lemme soignant – soigner – soigné – soin, qui correspond à la deuxième acception de l’acte de soigner, est en revanche plus spécifique du discours des enfants aidants de leur parent malade d’Alzheimer.

Figure 8 : Répartition du lemme soin selon leur spécificité + ou - par relation aidant/aidé

Figure 8 : Répartition du lemme soin selon leur spécificité + ou - par relation aidant/aidé

Figure 9 : Répartition du lemme soignant et soigner selon leur spécificité + ou - par relation aidant/aidé

Figure 9 : Répartition du lemme soignant et soigner selon leur spécificité + ou - par relation aidant/aidé

423e acception de soigner (laver) : 53 occurrences (figure 10)

43Le lemme laver, qui est un des verbes qui explicitent la troisième acception du soin, est principalement convoqué par les conjoints.

Figure 10 : Répartition du lemme laver selon leur spécificité + ou – par relation aidant/aidé

Figure 10 : Répartition du lemme laver selon leur spécificité + ou – par relation aidant/aidé

44Parmi les 3 sens du « soin » définis par Larousse et représentés par les figures 5 à 8, c’est le sens portant sur le maintien de l’hygiène du malade (53 occurrences) qui est le plus utilisé, puis celui portant sur sa surveillance (14 occurrences), enfin celui portant sur le soin proprement dit (9 occurrences).

4. Conceptualisation progressive de la relation d’aide

45La partition du corpus selon la variable longitudinale montre que la conceptualisation de la notion d’aide par les aidants est un processus qui s’installe progressivement. Les premiers entretiens sont ainsi dominés par l’imparfait qui réunit les proches dans la relation qu’ils entretenaient dans le passé avant la maladie, alors qu’à partir du second entretien, la situation actuelle devient omniprésente.

Figure 11 : Répartitions des spécificités des verbes à l’imparfait et des verbes au présent en fonction du numéro d’entretien avec l’aidant

Figure 11 : Répartitions des spécificités des verbes à l’imparfait et des verbes au présent en fonction du numéro d’entretien avec l’aidant

46Dans le corpus étudié, les rapports entre les aidants naturels et les professionnels du soin sont compliqués. Comme l’attestent les extraits supra de Cécile et de Florence, les aidants reprochent aux médecins, lors des visites avec le patient, de ne s’adresser qu’à l’aidant au prétexte que le patient ne comprend plus. Pas un geste, pas une parole en direction du malade, ils laissent penser que le malade est devenu transparent, invisible, comme si le malade était un tiers absent pour reprendre la terminologie de Charaudeau (2004, p. 112) ; le malade est présent, le médecin parle de lui mais il n’est pas invité à y prendre part, ce qui accroît la souffrance de l’aidant.

47Dans les premiers entretiens, la maladie reste à l’arrière-plan, l’aidant se construit seul dans son discours avec une sous-représentation remarquable de la troisième personne du pluriel, des médecins ainsi que de la maladie. Ce schéma s’inverse avec le second entretien, évolution confirmée et renforcée dans le troisième entretien dans lequel « médecin », « maladie » et 3ème personne sont désormais des formes banales, mais avec une nouvelle spécificité positive, celle de la 3e personne du singulier qui renvoie notamment au malade. Il est alors particulièrement remarquable que cette sur-représentation s’associe à une sous-représentation forte des désignations familiales : un groupe de formes, rassemblant « maman, papa, mari, femme, conjoint, frère, sœur », trouve en effet les spécificités suivantes : entretien n° 1 (sp+8), entretien n° 2 (sp-5) et entretien n° 3 (sp-11).

Figure 12 : Répartition du « corps médical » par rapport à la pronominalisation selon leur spécificité

Figure 12 : Répartition du « corps médical » par rapport à la pronominalisation selon leur spécificité

48Ces observations semblent justifier une transformation relationnelle entre les acteurs touchés par la maladie : la relation initiale serait centrée sur la quotidienneté antérieure, sur les rôles qui existaient au sein de la cellule familiale, alors que la maladie, l’expérience de la maladie et l’accompagnement du patient, ainsi que la confrontation au système médico-social permettraient progressivement de développer une nouvelle relation au proche qui n’est plus vu, lors des gestes dédiés à cette activité, comme membre de la famille mais comme personne exigeant un certain nombre de soins.

4.1. Évoquer l’idée de soin

49Une entrée par les verbes lemmatisés (ramenés à l’infinitif) montre que le soin apparaît très significativement, selon la construction valencielle de certains verbes.

Tableau 2 : Verbes les plus fréquemment mobilisés selon le tableau lexical intégral

Verbe

Nombre d’occurrences

Faire

541

Dire

361

Voir

217

Aller

186

Savoir

137

Mettre

99

Prendre

94

50Si l’on excepte les 4 premiers verbes polysémiques les plus fréquents en français (faire, dire, voir, aller), le verbe mettre (6ème en termes de fréquence), qui selon le dictionnaire en ligne TLFi, désigne « agir de façon à établir ou modifier (la localisation, la disposition, l'état, la fonction, la situation de quelque chose ou de quelqu'un) », est en effet utilisé avec une construction trivalente (quelqu’un X mettre quelque chose Y à quelqu’un Z vs quelqu’un X mettre quelque chose Y) dans 38 % des cas et renvoie explicitement, avec cette construction, à une situation de soin.

[12] Je suis obligée de lui mettre un change complet la nuit

[13] Je l’aide à mettre son slip

[14] Je suis avec lui pour lui mettre le savon dans les mains pour l’aider à faire la toilette le matin

[15] Je le fais avec lui, même si c’est fatiguant de lui mettre son pantalon

[16] Je finis par lui mettre ses chaussures, ça va plus vite

51Il en est de même avec le verbe prendre (7ème en termes de fréquence) qui dans son premier sens, selon TLFi, désigne « saisir quelque chose (ou quelqu'un), généralement avec une partie du corps ou avec un instrument, à des fins diverses ». L’idée de soin avec une construction trivalente apparaît dans 27 % des cas.

[17] Il veut que je lui fasse prendre sa douche

[18] Je l’aide à prendre son petit déjeuner, ses cachets, ses médicaments

[19] C’est dur de le prendre par le bras car il est lourd et corpulent

52Une autre entrée par la construction de certains adverbes – c’est notamment le cas de « toujours » – renvoie à la notion de soin par la mise en place de mécanismes de surveillance et d’alerte liés à l’expérience.

[20] Je dors à l’étage, et ma grand-mère au rez-de-chaussée, je laisse toujours ma porte entr’ouverte, comme ça, si elle se lève la nuit et qu’elle ouvre une porte pour sortir, ça fait courant d’air, ça me réveille et je descends tout de suite

4.2. Activité réflexive et savoirs

53La progression linéaire de chacun des entretiens (vs longitudinale) semble également mettre en place une évolution qui nous amène à poser l’hypothèse d’une distanciation progressive de l’aidant comme si une activité réflexive s’installait, lui permettant de dissocier deux identités, marquées par deux rôles énonciatifs et deux types d’interaction.

54Le pronom « je » construit l’énonciateur réflexif qui modalise son activité d’aidance, il s’agit du « je » du récit de vie et qui, en outre, se met en scène dans cette activité à l’aide d’un « je » acteur. Le premier est un sujet fortement accompagné de l’incertitude, mais qui dans son activité introspective, et plus particulièrement dans les deuxième et troisième entretiens, énonce l’acquisition de certaines aptitudes nécessaires à un accompagnement efficace :

[21] Florence : moi aussi je suis devenue plus calme plus sereine plus euh / plus à son écoute et tout / j'ai une copine qui m'a envoyé un mail hier qui m'a dit qu'elle m'avait trouvé douce attentive / et c'est vrai que c'est des termes qui ne me correspondent pas vraiment mais en fait je me suis rendue compte que je suis comme ça avec lui maintenant / c'est vrai je suis attentive à lui je fais très attention à lui et du coup ben tout se passe bien / on arrive en fait à un certain euh / à une certaine sérénité quoi quand il n'est pas en pleine crise

[22] Florence : et que peut-être euh / c'est quand même bien / c'est quand même riche finalement parce que je me rends compte que j'ai des qualités que je ne connaissais pas / notamment je suis capable d'être finalement attentive calme et puis plein de choses qui n'étaient pas du tout euh / mon tempérament [n] et puis je suis euh / organisée j'arrive à m'organiser / [bb] donc on apprend sur soi aussi sûrement quoi

[23] Jeannette : voilà c'est ce que j'ai appris c'est de rester calme comme comme je rentre à la du travail inversement quand je je quitte le travail je dis « bon allez hop / tu pars tu laisses tes résidents maintenant tu vas rejoindre ton résident particulier » [acq] et je voilà je me concentre et voilà c'est parti ça va je rentre / bonjour / ça va euh / tout va bien mais une phrase euh / tout va bien je souris hop je vais dans ma chambre je pleure

55Le « je » réflexif se reconstruit dans le passé et discrimine les changements qu’il a opérés et qui lui permettent de mieux tenir son rôle à la fois au bénéfice de son proche et à son propre bénéfice. Ce qui est remarquable, c’est que le développement de ces savoir-être est le plus souvent personnel, il peut recevoir un adjuvant incarné notamment par l’association France Alzheimer, mais également un opposant représenté par des acteurs de l’équipe médicale.

56D’autres savoirs, des savoir-faire, sont présents dans le récit de l’aidant qui, en décrivant son activité, introduit des actions qui sont nécessaires au maintien de la vie et qui relèvent de ce que l’un des aidants nomme les « soins primaires » (alimentation, prise de médicaments), qu’ils puissent ou non les accomplir eux-mêmes. Cette dimension processuelle est illustrée dans le récit de Jeannette

[24] Jeannette : donc on est obli- / et donc il rentrait dans une chambre / il faisait pipi quoi / donc c'est / donc c'est comme à la maison si on est / si on tourne le dos et puis / même si on lui dit « papa tu as envie d'aller aux toilettes avant que euh / je fasse autre chose » il va dire « ben non » et puis deux secondes après il va peut-être avoir envie / donc il va / c'est toujours le coin [rire] euh / il va faire ça soit dans la salle soit dans la chambre euh / voilà [acq] et euh / bon ça c'est des choses qu'on qu'on sait / qu'on a acceptées / « oui je sais mais j'ai envie de lui dire » bon ben [rires] « dis-le ! » [rire]

[25] le repas du soir alors là ben il y a les médicaments à nouveau [bb] et puis là alors après c'est / là c'est le mélange de tout alors il mange avec sa petite cuillère où il va essayer de couper du pain avec sa fourchette où il va essayer de manger avec le manche de la fourchette euh / c'est incroyable alors là du coup il faut vraiment séparer il faut mettre que le que le couvert qui va être utilisé / par exemple quand s'il y a de la soupe je lui mets que sa cuillère si jamais je mets la fourchette il va manger avec la fourchette ou il va tout mélanger / il est capable de mettre / je lui mets une petite cuillère dans son yaourt / il y a la petite cuillère il va manger le yaourt avec la fourchette avec la petite cuillère qui est dedans / voilà donc ces genres de choses quoi / évidemment au début c'est oh ! c'est choquant puis en fait maintenant je suis tellement habituée à tout ça / alors moi je lui prends les trucs / j'essaie de pas / comme si c'était naturel [e] j'enlève le mauvais couvert je remets tout ça je dis « ah attention là tu renverses » des fois il renverse son vin dans le yaourt [rire] le yaourt dans le vin je lui dis : « non [rire] il y a un mélange c'est pas terrible » [n] et puis voilà quoi par contre il sait me réclamer à boire / ça il sait me réclamer à boire / donc il a son pichet de vin et donc j'ai acheté parce qu'il avait tendance à trop boire alors j'ai acheté un un cubi qui se remplit et donc je mets de l'eau dedans en fait / je mets trois litres d'eau et un litre de vin qu'il boive moins [rire] quoi pour qu'il soit pour qu'il soit [rires] et puis le problème c'est que des fois quand il voit dans son verre [rire] c'est transparent

57Par leur activité réflexive, les aidants décrivent des savoirs qui sont mis progressivement en place en réponse aux attentes de la personne aidée et en apprenant de leur relation avec elle. Ils ont impliqué un changement de leur relation, changement que l’on peut envisager comme un passage de l’interaction familiale à une interaction de soin. La locution verbale « se rendre compte », remarquablement représentative de notre corpus, témoigne de la difficulté de ce processus. « Se rendre compte » est définie comme emploi en extension par le TLFi du sens d’« état, rapport détaillé de choses non évaluables en argent et, p. ext., non quantifiables (cf. compte rendu) ». Il est glosé par « remarquer, comprendre, s’apercevoir » qui précise donc le sens de la locution comme résultat d’un raisonnement. L’analyse que propose Touratier de l’un des sens de « sentir » par « se rendre compte » nous semble très instructive :

IIA : -prendre connaissance -d’une chose difficile à découvrir ou que d’autres cherchent à vous cacher, -grâce à un effort de perspicacité- donc en temps voulu, -pour pouvoir (éventuellement) agir en conséquence (Touratier, 2008, p. 193).

58La récurrence de « se rendre compte » exprime donc une certaine prise de conscience de la part des aidants, laquelle nécessite un travail qui semble mené dans la solitude et dans le souvenir initial de leur propre vie antérieure avec leur parent ou leur proche. À titre d’illustration, le graphique et les exemples suivants montrent combien le groupe de formes à partir de « rendre, rends, rendu compte » se rapporte au travail introspectif de l’aidant quand le malade est encore au domicile. Cette introspection est moins présente (ou se manifeste autrement) dès lors que le malade est en établissement.

Figure 13 : Répartition du lemme rendre compte

Figure 13 : Répartition du lemme rendre compte

[26] Florence : voilà malheureusement mon mari s'est construit son grand hangar parce qu'il voulait bricoler / il peut plus rien faire il peut plus [sanglot] il quand il voit un outil il sait pas quoi en faire / il sait plus quoi faire / il va prendre un marteau à l'envers / il va faire des trucs incroyables des trucs qu'il a tout le temps fait / [n] il prend un tournevis et puis il va le mettre dans la serrure / il fait des trucs incroyables donc euh / tout ce qu'il avait prévu de faire ben il fait plus rien du tout donc moi ça été un choc quand même grave [n] parce qu'on avait tout ça qui était prêt pour lui et puis qui ne servait plus à rien quoi [n] et puis la tronçonneuse qui ne servait plus à rien quoi / il n'était plus capable de démarrer une tronçonneuse / il n'était plus capable de rien alors qu'il a vécu comme ça tout le temps il a toujours dû faire ça / [n] et des trucs comme ça / un jour je l'ai vu essayer d'ouvrir une huitre alors qu'il est né en Charente-Maritime plus des huitres il est né avec ça / il sait plus ouvrir une huitre / il était là il regardait ça c'est incroyable quoi / donc euh plus toute cette déchéance c'est quand même difficile à vivre

[27] Florence : moi j'ai réussi à voir / j'ai réussi dans mon mental déjà à me détacher de tout ça et j'essaie en fait euh / de faire le deuil de ce qu'on a pas pu vivre / [n] c'est-à-dire que maintenant je vis un peu au jour le jour / je m'habitue ici on vit comme ça et j'essaie d'oublier en fait tout ce qu'on aurait pu faire en fait / je me suis dit qu'il fallait pas du tout que je sois dans le regret / ou dans le je sais pas dans le pas le remords mais le regret plutôt oui / ne pas avoir des regrets parce que du coup je pourrai pas vivre sereinement en fait / [mic] du coup j'ai fait un blocage complet sur ce qu'on peut plus faire sur ce qu'on aurait pu faire / j'y pense même pas en fait et maintenant on vit comme ça au jour

Note de bas de page 13 :

Tropes est un logiciel d’analyse de contenu développé par P. Molette sur la base des travaux de R. Gighlione (voir Ghiglione et al., 1998). Il répertorie notamment toutes les catégories de mots, dont les modalisations présentes dans le texte.

59Reconnaître désormais son proche comme patient, c’est accepter qu’il n’est plus ce qu’il a été. Selon le logiciel Tropes13, la modalité de la négation est une caractéristique représentative du corpus, elle atteint 22,4 %. Alors que « (ne)…pas » et « (ne)…plus » apparaissent en spécificité négative (-sp6) dans l’entretien n° 1, avec respectivement sp-4 et sp-5, on constate qu’ils obtiennent une spécificité positive (sp+6) dès l’entretien n° 2, sp+4, sp+3, pour que « ne…pas » devienne une forme banale dans l’entretien n° 3 et « (ne)…plus » une forme sur-représentée avec l’indice sp+3. La ventilation de ces formes avec la variable « personne aidée » montre en outre que la relation de couple s’exerce comme une entrave à la mise en œuvre de la capacité réflexive de l’aidant :

Figure 14 : Répartition des opérateurs de négation par type de relation aidant/aidé selon leur spécificité

Figure 14 : Répartition des opérateurs de négation par type de relation aidant/aidé selon leur spécificité

60Les opérateurs de la négation sont des formes banales dans la relation de couple, alors qu’elles caractérisent selon des spécificités inversées les deux autres liens de parenté. La ventilation par ailleurs de la modalité épistémique nous révèle que cette modalité reçoit une spécificité de +9 lorsqu’elle est négativée (neg savoir) a contrario de la modalité de l’opinion particulièrement sous-représentée avec un indice de -14. La relation de couple constitue le principal frein à la mise en place de la réflexivité et à la reconnaissance du conjoint comme patient. L’aidant est animé par une volonté de savoir, une volonté de comprendre sans trouver de réponse à sa quête et en l’absence, il coupe son propos de toute opinion, c’est-à-dire de toute croyance. Ses repères sont comme perdus (« je ne sais et c’est ça qui me fait le plus peur » ; « je ne sais pas comment faire »), il assène presque systématiquement un « je (ne) sais pas/plus » qui résonne comme un appel à l’aide. La relation parent/enfant construit, elle, une interaction différente, dans laquelle la modalité de l’opinion est dominante avec un indice de spécificité de +20. Elle exprime une certitude moyenne ou faible (« peut-être ») qui témoigne de la recherche de compréhension intuitive en la faiblesse de la modalité épistémique (« je ne sais pas mais je pense que »). En ce qui concerne l’aide dans la fratrie, la spécificité négative de « je » se combine avec la sous-représentation des verbes modaux. Le dire est beaucoup plus factuel et la sur-représentation de « pas » accompagne les actions devenues impossibles pour l’aidé ou encore, très singulièrement, les adjectifs modaux « possible » et « normal » : « c’est pas possible » ; « c’est pas normal ». L’aidant dans ce cas ne se positionne pas comme l’aidant principal, ce rôle étant accordé au mari, il semble adopter un rôle plus extérieur et non apparenté au soin mais à la « logistique ».

61L’état résultant de la maladie s’apprend par le proche dans son expérience quotidienne et non dans sa relation à l’équipe de soin. L’un de nos participants explicite ce développement de compétences en indiquant son regret qu’il ne soit pas favorisé par les acteurs institutionnels. Cette aidante, qui a un parcours singulier, a pu effectuer ce travail grâce à un élément facilitateur lié à sa reconversion professionnelle et son activité en Ehpad.

[28] Dorothée : en fait ils mettaient pas assez nos compétences en avant euh pour eux c'était on est pas des aides ménagères mais pas loin et c'était très dommage en fait on était là pour du ménage et je leur disais mais punaise on est on a autre chose à leur apporter à ces gens-là [i] déjà on a un savoir-faire aussi parce que moi le matériel médical ben tout ce qui est XX voilà je les toilettes enfin des courses ou même une promenade et non en fait on intervenait beaucoup pour du ménage et moi j'ai vu des des gens [pf] beaucoup de gens dont le conjoint était désorienté et je me suis dit mon dieu ça doit être catastrophique chez eux [i] mais l'ADMR ça en fait on avait beau transmettre et je trouvais que donc moi c'est pas ça moi je voulais vraiment aller vers les gens et là je recherche

Conclusion

62Observer la représentation de la relation de soin à partir de la parole des aidants, comme cela est construit par les objectifs et les modalités de recherche adoptés pour le projet Accmadial, permet de développer un nouveau point de vue sur la place de cet acteur clé de la prise en charge de la dépendance. L’analyse du discours des aidants montre une reconstruction de cette relation qui implique la multiplicité des acteurs y prenant part. Elle concerne les acteurs médicaux, dont la légitimité réside plus dans la mise en mots des troubles du proche au moment du diagnostic que dans un accompagnement d’expert de la prise en charge de la maladie. Elle concerne les acteurs paramédicaux, avec lesquels l’aidant peut éventuellement se confondre, à condition que son lien post-maladie ne fasse pas obstacle à cette évolution. Elle concerne également le proche malade, qui passe progressivement de proche aimé et aimant à proche accompagné puis veillé. Elle concerne enfin les autres proches, plus ou moins impliqués dans cette prise en charge.

63Au regard de notre corpus, l’aidant fait ce cheminement différemment selon son lien avec l’aidé mais en développant de façon relativement autonome et par sa propre expérience de vie dans l’aidance – une expérience habitée par le doute et des prises de conscience successives – une forme d’expertise non pas de la maladie mais de son malade, qui progressivement se substitue à son proche tel qu’il a été. Cette observation amène de nouvelles interrogations.

Note de bas de page 14 :

En notant que cette possibilité n’est pas offerte aux conjoints d’une personne dépendante : « le bénéficiaire de l’allocation personnalisée d’autonomie peut employer un ou plusieurs membres de sa famille, à l’exception de son conjoint ou de son concubin ou de la personne avec laquelle il a conclu un pacte civil de solidarité » (Article L.232-7 du Code de l’action sociale et des familles).

64Celles-ci concernent, du point de vue de l’analyse linguistique, le positionnement qu’implique la désignation de ce proche malade dont le statut d’une part contraint la possibilité de certaines relations de soin et d’autre part est modifié par cette relation : est-il « un père », « un papa », « un malade », « un patient » ? Du point de vue de l’insertion de l’aidant dans la relation de soin, nos analyses interrogent le rôle de l’institution dans la reconstruction de cette relation : quel positionnement discursif du personnel médical et quelle dénomination juridique pourraient la faciliter ? Quel est l’impact d’une rémunération de l’aidance14 au-delà de soulager financièrement les aidants qui en bénéficient ? Quel est l’impact dans la relation avec les autres professionnels impliqués ? et quel est-il sur la relation intime avec le proche ?