L’agentivité énonciative de la répétition dans la lettre de consultation médicale The Enunciative Agentivity of Repetition in the Consult Letter: a Semiolinguistic Approach of the Discursive Mediation

Aurore Famy 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.95

L’étude soumise dans cet article a pour vocation d’identifier les caractéristiques formelles et les procédés sémiolinguistiques récurrents permettant la discursivisation de la pratique médicale de l’épileptologue. La lettre de consultation est plus qu’un document juridico-administratif clos mais bien une énonciation énoncée qui agit par la répétition. Par le truchement de la médiation discursive que constitue la lettre de consultation, des macro-actes de langage indirects construits permettent l’actualisation d’instaurations particulières. En utilisant une méthodologie de dépouillement manuel sur un corpus de lettres de consultation recueillies in situ, l’analyse de cet espace d’énonciation en tant que genre agentif, trivialement « où il se passe des choses », montre notamment que la répétition qui le caractérise, en tant que reprise d’énonciation, permet l’instauration ou la réfutation d’un diagnostic, la transmission de savoirs scientifiques, et surtout la construction d’un ethos médical spécialisé de l’auteur.

The study aims at identifying formal characteristics and regular semiolinguistic methods which allow the discursivisation of the medical practice of epileptologists. The consult letter is more than a legal and administrative document – it is above all an “enunciative enunciation” which acts by repeating. Through the consult letter, as a discursive mediation, speech acts are realized and instaurations (Latour, 2012 ; Couégnas & Fontanille, 2018) are actualized (Fontanille, 1998). Using a manual tabulation methodology in a corpus made up of consult letters collected in situ, the study of that agentive enunciation space notably shows that repetition, as an enunciation rebound, allows the instauration or the rebuttal of a diagnosis, the transmission of scientific knowledge and especially the building of a medical and specialized ethos for the author.

Sommaire
Texte intégral

1. Contexte et enjeux de la recherche

1L’étude proposée dans cet article s’inscrit dans une recherche plus globale, sur les discours scientifiques et médicaux en tant que médiations de l’information savante. En effet, l’ambition générale est d’analyser différents discours qui ponctuent le parcours de transmission de l’information savante à propos d’une maladie chronique particulière et sa recherche, l’épilepsie. Ainsi, à partir de différents corpus construits autour de cette thématique biomédicale, différents discours produits ont pu être étudiés dans cette perspective : (i) des articles de recherche scientifiques d’un laboratoire INSERM identifié, travaillant sur l’excitabilité neuronale ; (ii) des lettres de consultation en épileptologie recueillies dans un service de neurologie en Centre Hospitalier Universitaire (CHU) ; (iii) des discours médecin-patient recueillis par enregistrement in situ puis retranscrits manuellement ; (iv) ainsi que des autopathographies profanes, étudiées à partir de différents dispositifs numériques (forums santé – le fameux Doctissimo.fr en particulier, et réseaux sociaux – Twitter et Facebook notamment).

Note de bas de page 1 :

Voir la longue nomenclature de Michel Weber sur les étiologies surnaturelles associées à l’épilepsie : « le Mal Divin », « Morbus daemoniacus », « le Mal Sacré », « Morbus lunaticus », etc. (« Épilepsie : La maladie aux mille noms », Épilepsies, vol. 17, n°3, 2005, p. 172‑175). Voir également l’étude sur les représentations psychosociales de l’épilepsie en France, au Togo et au Bénin : Philippe Nubukpo et al., « Comparaison des représentations socioculturelles des épilepsies en Limousin (France), au Togo et au Bénin (Afrique) », Med Trop, n°63, 2003, p. 143‑150.

Note de bas de page 2 :

D’après un sondage réalisé pour la Fondation Française pour la Recherche contre l’Épilepsie, rendu public en octobre 2016, 9 % des Français pensent que l’épilepsie possède une origine surnaturelle (« Épilepsie : Maladie surnaturelle, infection, folie... Les préjugés perdurent », 20minutes.fr, 4 octobre 2016).

Note de bas de page 3 :

Pensons par exemple à la figure mystique du Prince Mychkine, héros épileptique de Fiodor Dostoïevski : L’Idiot, Paris, Plon, 1887. Plus récemment, pensons également à la représentation allégorique de la maladie dans L’Ascension du Haut Mal de David B. (Paris, L’Association, 1996‑2003) en tant que monstre fantasmatique, sorte de bête mythique, mi-serpent mi-dragon, qui attaque son frère et met à mal toute la famille. Nous pouvons également citer la récente autopathographie d’Alexandre Lafont, dont le titre est pour le moins évocateur : Je suis Épilepticman. Ils disaient que j’étais le diable (Paris, Plon, 2018).

2L’hypothèse de travail de départ formule que tous ces discours, en tant que traces d’un acte de communication socio-historiquement déterminé (Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 185‑186), sont des points nodaux voire des lieux hautement sémiotiques, où se produisent des significations singulières par la médiation de l’information savante. Le choix de l’épilepsie, comme une « clé d’entrée thématique » permet d’établir le panorama des médiations et remédiations de l’information, de la sphère scientifique jusqu’au patient et au grand public en général. Il s’agit avant tout d’une maladie, ce choix ouvre donc sur des enjeux sociaux importants et identifie un type de recherche spécifique. Cette thématique inscrit donc, de fait, les enjeux et les résultats de la recherche scientifique dans le vivant, dans le vital, dans l’urgence, dans la condition humaine elle-même. De plus, l’épilepsie se présente comme singulière au sein du paradigme des maladies. Il s’agit, premièrement, d’une maladie chronique, dont l’aspectualité particulière prédéfinit des conditions de vie difficiles et donc constitue une urgence d’appropriation des savoirs chez le patient qui en souffre et chez son entourage. D’autre part, l’épilepsie se définit le plus souvent, comme pour prendre une réelle consistance dans la conscience collective, au travers de ses représentations pourvoyeuses d’imaginaire. En effet, chaque fois qu’on parle d’épilepsie, son cortège de représentations teintées de surnaturel la suit, l’accompagne, voire la cannibalise. Aujourd’hui encore, cet imaginaire est fortement associé à la maladie, comme le montrent des études scientifiques1, sondages2, et autres publications littéraires contemporaines3.

3La recherche générale menée s’inscrit donc dans une volonté de réponse à un besoin social de compréhension, voire si possible d’optimisation, du parcours de l’information dans le cadre d’enjeux humains importants.

4Pour la question qui nous intéresse ici, celle de la répétition, nous proposons de régler la focale de recherche sur un type de médiation particulier en tentant de comprendre ce qui se joue à l’intérieur des lettres de consultation médicale. Il sera donc question ici de montrer, à partir d’un éclairage sémiolinguistique et en empruntant à la théorie des actes de langage, en quoi la lettre de consultation constitue un genre discursif et agentif particulier dans lequel la répétition est le procédé moteur de fonctionnement.

2. Présentation de l’objet d’étude

5Pour travailler sur notre objet d’étude – des discours médicaux qui incarnent une médiation de l’information savante sur l’épilepsie – un corpus de lettres de consultation rédigées par un neurologue spécialisé en épileptologie a été construit. En effet, les lettres de consultation médicale constituent un ensemble de données de première main permettant d’avoir accès aux discours de savoir circulant entre pairs.

2.1. Un document…

Note de bas de page 4 :

Le dernier en vigueur : Décret n°2016-995 du 20 juillet 2016 relatif aux lettres de liaison - Article 1, 20.07.2016.

6La lettre de consultation, variante de la « lettre de liaison médicale », est en premier lieu définie comme un document officiel circulant entre les professionnels de santé inclus dans la même relation de soin vis-à-vis d’un patient et qui est intégré au « dossier médical partagé » de ce dernier. En tant que document officiel, la lettre de liaison jouit d’un statut juridique et un décret4 en précise les contenus attendus et les modalités de transmission. La lettre de liaison est un document prévu à l’origine pour assurer une cohésion dans la prise en charge du patient entre la ville et l’hôpital, c’est‑à‑dire entre le médecin traitant et un service (voire un spécialiste) particulier de l’hôpital, et avec tout autre médecin impliqué dans la relation de soin. La lettre de consultation quant à elle, spécifiquement, n’implique pas un nécessaire séjour d’hospitalisation pour le patient mais seulement une rencontre, comme son nom l’indique, dans le cadre d’une consultation, avec un autre professionnel de santé que son médecin traitant. Ce spécialiste, le plus souvent, dicte en fin de consultation un courrier résumant tout ce qu’il s’est passé lors de cette rencontre.

2.2. … Des discours

Note de bas de page 5 :

La notion d’énonciation énoncée apparait dans le dictionnaire de Greimas et Courtès (1979) à l’entrée « énonciation ». Les auteurs font la distinction entre l’énonciation proprement dite en tant qu’action présupposée de l’énoncé et l’énonciation énoncée en tant que simulacre qui imite le faire énonciatif à l’intérieur de l’énoncé : le « je », le « ici » et le « maintenant » ne sont que des traces de l’énonciation. C’est grâce à ces traces « matérielles » que nous pouvons travailler sur l’énonciation en tant qu’acte de médiation.

Note de bas de page 6 :

Rappelons la distinction que fait Louis Guespin entre l’énoncé et le discours : « Un regard jeté sur un texte du point de vue de sa structuration en langue en fait un énoncé ; une étude linguistique des conditions de production de ce texte en fera un discours » (Guespin, 1971, p. 10).

7En sus de cette fonction juridico-administrative qui retrace les allées et venues d’un patient dans le parcours de santé, la lettre de consultation possède une fonction d’archive qui permet de constituer une mémoire de la relation de soin à partir de laquelle des raisonnements médicaux (comme le diagnostic différentiel par exemple) sont conduits. Intégrée au dossier médical, elle participe de la thésaurisation des informations s’inscrivant dans le soin : des informations personnelles (antécédents familiaux, antécédents personnels, symptomatologie, etc.), des informations législatives (rappel de la loi sur les rapports entre épilepsie et permis de conduire par exemple), ainsi que des informations scientifiques (références à la recherche scientifique, interprétation d’électroencéphalogrammes ci‑après abrégés en EEG, interférences éventuelles entre les traitements médicamenteux, etc.). Enfin, une troisième fonction vient définir le périmètre d’exercice de la lettre de consultation, en liant les deux premières : la fonction de médiation. La fonction de médiation, non prise dans le sens commun, même si elle agit effectivement comme un médiateur entre les professionnels de santé impliqués, est ici déterminée par la médiation au sens anthroposémiotique du terme (Couégnas et Fontanille, 2018), c’est‑à‑dire en tant qu’elle constitue une énonciation dynamique et actualisante, source d’instauration. Cette dernière fonction fait de la lettre de consultation non plus un simple document clos, circonscrit et fermé, mais un espace d’énonciation où trivialement « il se passe des choses », comme l’instauration ou la réfutation d’un diagnostic, la transmission de savoirs scientifiques, et la construction d’un ethos médical spécialisé. La lettre de consultation incarne une énonciation énoncée5 porteuse de plusieurs discours : sur le patient, sur la maladie, mais aussi et surtout sur le médecin qui la rédige lui-même – et c’est ce que l’étude tente de démontrer. En ce sens, notre conception du discours est à la fois fidèle à la définition de Benveniste pour qui le discours est une « énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière » (Benveniste, 1966, p. 242), mais également attachée à l’Analyse de discours pour laquelle il ne peut être séparé de ses conditions de production6.

3. Méthodologie et ancrage épistémologique

3.1. Présentation du corpus

8Le corpus est constitué de quarante lettres de consultation faisant chacune en moyenne entre deux et trois pages. Les données ont été récoltées au Centre Hospitalier Universitaire de Limoges, avec les accords respectifs du Chef de Service et du neurologue spécialisé en épileptologie qui en est l’auteur. Pour la récolte, l’empan de la période d’intérêt est assez restreint : nous avons en effet choisi de recueillir les courriers en fonction de notre période d’étude de terrain, c’est‑à‑dire ceux qui ont été dictés au moment des consultations que nous avons suivies aux mois de septembre et octobre 2016. Ainsi, les patients concernés par certaines lettres de ce corpus sont aussi concernés par des transcriptions de consultation d’un autre corpus utile à l’enquête générale (corpus des interactions médecins-patients, retranscriptions mentionnées en 1.). Très concrètement, pour la procédure de récolte, nous avons eu accès au logiciel permettant d’accéder aux lettres des patients ayant été accueillis en consultation entre le 1er septembre et le 31 octobre 2016, à partir de l’emploi du temps des consultations d’un des neurologues suivis pour l’enquête de terrain. Les consultations qui ne faisaient pas partie du cadre de l’épileptologie proprement dite (qui concernaient d’autres affections neurologiques) ont été exclues du corpus. Quelques lettres issues du corpus construit pour la présente étude sont proposées au lecteur en annexe à titre d’exemples. L’ensemble des lettres sélectionnées a été anonymé manuellement par l’analyste, d’où les nombreux « blancs » qui ponctuent les annexes.

3.2. Objectif 

9Puisque nous émettons l’hypothèse que la lettre de consultation est plus qu’un document mais bien une énonciation énoncée qui agit, il est question ici d’interroger les mécanismes qui lui permettent d’agir, d’instaurer, de mettre en discours et d’informer les savoirs scientifiques et médicaux. Sous la forme épistolaire, ces discours possèdent des caractéristiques singulières au service de fonctions sémio-pragmatiques à identifier. Dans quelles mesures la lettre de consultation peut-elle être considérée comme un genre privilégié de la médiation discursive dans la construction des savoirs, et ce grâce à la répétition ? Comment qualifier les actes de langage particuliers qui semblent, dans leur coprésence, caractériser le genre discursif de la consultation médicale ?

3.3. Méthode

10La méthode utilisée est celle du dépouillement manuel. Une première lecture est effectuée pour saisir les récurrences et traits saillants à l’intérieur des items du corpus. À partir des premières saisies, une grille d’analyse ad hoc est construite dans un tableur pour rendre compte des mécanismes discursifs mis en œuvre dans le corpus.

11Pour chaque lettre de consultation, l’analyse consiste en :

  • un relevé systématique des marques formelles du genre épistolaire ;

  • un relevé systématique des marques de présence de l’énonciateur (embrayage en 1e personne du singulier et 1e personne du pluriel, marques axiologiques, jugement de valeur, assomption énonciative : utilisation du conditionnel, lexique du doute) ;

  • un relevé des marques de présence de l’énonciataire (embrayage en 2e personne, verbes, pronoms personnels et possessifs, etc.) ;

  • un relevé des marques de présence du référent, c’est‑à‑dire le patient (prénoms, nom, pronoms personnels, pronoms possessifs, etc.) ;

  • un relevé des collocations et structures propres au discours médical ;

  • un relevé des repères temporels (déictiques temporels, expression de dates ou périodes) ;

  • un relevé des marques de l’argumentation (connecteurs logiques, structures impersonnelles) ;

  • un relevé des temps verbaux utilisés ;

  • un relevé des structures négatives.

12En revendiquant un ancrage théorique sémiolinguistique, proche de la théorie de l’énonciation de Kerbrat-Orecchioni (1980) et de l’héritage benvenistien, nous nous donnons comme principes que 1) toute séquence discursive porte la marque de son énonciateur à des degrés variables, que 2) les considérations énonciatives permettent de caractériser des types d’énoncés (Ibid., p. 157).

3.4. Atouts et limites

13Comme tout corpus, celui construit pour cette étude présente certaines limites. Étant composé de quarante lettres de consultation, il est relativement restreint et ne propose que peu de représentativité. Ce manque de représentativité est augmenté par le fait que toutes les lettres de consultation soient dictées par le même neurologue. Outre le manque d’hétérogénéité des auteurs constituant une représentativité lacunaire, cette construction de corpus individu-centré n’épargne pas l’analyse d’un éventuel biais idiosyncrasique. Ainsi, une attention particulière a été portée au moment de l’étude pour ne pas confondre récurrence fonctionnelle de faits saillants et tics de langage ou éléments de style personnel.

14En outre, la méthodologie choisie est chronophage et demande à être optimisée. Cependant, elle présente un atout important, car le dépouillement manuel permet une analyse qualitative précise et située. À titre d’exemple, elle permet notamment de bien faire la différence entre le « il » impersonnel, fréquemment employé dans les structures impersonnelles conclusives et le « il » en tant que pronom personnel anaphorique pour parler du patient ou encore entre le « elle » anaphorique de la crise et le « elle » anaphorique de la patiente.

15Un des atouts majeurs de ce corpus est la corrélation qu’il entretient avec certains items d’un autre corpus de l’enquête générale (celui des retranscriptions d’interactions médecin-patient), nous permettant une éventuelle mise en regard des discours du médecin au patient et des discours du médecin à d’autres médecins à propos de ce même patient. Trivialement, il est possible d’étudier ce qui est dit au patient et ce qui se dit du patient, dans une perspective comparée aux niveaux lexicologique, syntaxique, et rhétorique.

4. Principaux résultats et discussion

4.1. Discours rapportés

16L’analyse énonciative du corpus montre une présence significative de discours rapportés, qui peuvent être spécifiés en discours hétéro-rapportés (l’énonciateur rapporte les discours que le patient lui a tenus) et en discours auto-rapportés (l’énonciateur rapporte ses propres discours, ceux qu’il a tenus au patient). Le discours rapporté, de manière générale, présente toujours un dédoublement de l’énonciation :

le discours tenu par le locuteur de base contient un discours attribué à un autre énonciateur (ou parfois au locuteur de base mais à un autre moment), qui est rapporté par le locuteur premier. Celui-ci se fait en quelque sorte le porte-parole du discours. (Riegel, Pellat & Rioul, 2009, p. 1009‑1010)

17La lettre de consultation acte ainsi une certaine mise en mémoire de l’interaction discursive ayant eu lieu lors de la consultation correspondante. L’énonciateur « raboute » les discours qui se sont construits et co‑construits au fur et à mesure des tours de paroles, sélectionne, résume, condense ou au contraire développe certains points, dans une réénonciation c’est‑à‑dire une nouvelle mise en discours par le truchement de la lettre de consultation. Les discours rapportés sous forme de discours indirects (Ibid., p. 1012) sont introduits ici par des verbes sélectionnés à l’intérieur de deux paradigmes restreints : rapporter que, dire que, parler de, décrire, se plaindre de (pour les discours hétéro-rapportés) ; expliquer que, dire que, conseiller, recommander, informer de, discuter de (pour les discours auto-rapportés). Ces verbes introducteurs sont suivis de subordonnées complétives objet qui reprennent le contenu des discours tenus :

[1a] Elle me dit que lorsqu’elle consommait de l’alcool, elle ne prenait pas son traitement pour éviter de mélanger les deux. Je lui explique qu’il faut éviter cela, car cela cumule les facteurs favorisant les crises.

[1b] Son épouse ne rapporte plus aucune crise depuis fin avril (…) Parallèlement, son épouse décrit depuis le mois de mai une aggravation de l’état neurologique de son mari.

18Cette reprise ne s’effectue pas mécaniquement mot à mot, mais au contraire présente une médiation, c’est‑à‑dire non pas une « traduction » intralinguale mais une traduction au sens de Lotman dans son essai sur la Sémiosphère (Lotman, 1999) qui implique nécessairement une transformation dans le passage de la culture patient à la culture médicale.

Note de bas de page 7 :

Ci-après en annexe.

19Voici un exemple patent de cette « traduction », qui pourrait être qualifié de cas d’école. Soit l’extrait de lettre suivant (exemple [2]), issu du quatrième item du corpus proposé en annexe7 :

[2] Les témoins rapportent une rupture de contact, un arrêt de l’activité, peut-être une révulsion oculaire, pas d’automatisme manuel ni oro alimentaire.

20Grâce à un autre groupe de corpus issu de l’enquête générale, celui des retranscriptions de consultation, il a été possible de mettre en regard les verbatim de la consultation correspondante et ce qui se retrouve ensuite dans la lettre. Soit l’extrait de retranscription suivant (exemple [3]), avec L1 le neurologue, L2 la belle-fille de la patiente, L3 la patiente (94 ans) :

[3a] L2 : Donc ça c’est passé comme ça la première fois que je l’ai vue donc elle a comment dire les yeux un peu révulsés puis elle s’est mis elle s’est mis à faire comme ça (mime), comme ça puis après elle s’est mis à vomir.

21Puis plus tard dans « l’interrogatoire patient » :

[3b] L1 : Les difficultés à parler c’est pendant la crise ou c’est après quand elle se réveille qu’il y a des difficultés pour parler ?
L2 : Oh non après quand elle reprend connaissance euh ça va quoi mais ça l’a fatiguée ça… non non après ça va mais pendant la crise elle parle pas du tout hein.
L1 : (…) Est-ce que pendant la crise elle a tendance à mani- à faire des choses avec ses mains ? <L2 : Non.> à essayer d’attraper ? Non <L2 : Je ne crois pas.> ni avec la bouche elle a pas tendance à faire des mouvements de bouche (mime) des choses comme ça ?
L2 : Non bah …
L1 : Vous avez pas remarqué.
L2 : Non non j’ai pas du tout… /
L1 : En fait elle reste figée quoi <L2 : Hum hum (acquiesce)> c’est ça ? <L2 : Hum hum (acquiesce)> Elle s’arrête de faire /
L2 : Après elle revient à elle. »

22Les discours rapportés dans l’extrait de la lettre de consultation n’ont pas uniquement subi un traitement syntaxique du type :

Note de bas de page 8 :

Pour reprendre l’exemple de Maingueneau (2005, p. 127).

Paul a dit : « il pleut » (Discours direct) > Paul a dit qu’il pleuvait (Discours indirect)8

23Ils ont ici également subi une condensation, une traduction intralinguale de la terminologie (telle que la conçoit Mortureux, 1982) et une concaténation qui permet une mise en relation des différentes propositions rapportées dans le cadre d’un raisonnement médical.

24Dans certains cas, les discours sont même « re-sémiotisés » ou plus précisément « trans-sémiotisés » dans la mesure où l’on passe du mime (langage gestuel) à la traduction en « mots » (langage verbal), dont l’extrait donne un exemple représentatif avec le mime du mâchonnement et sa traduction en langue médicale « automatismes oro alimentaires ». Cet exemple de traduction intersémiotique (Jakobson, 1963, p. 79) entre ce qui se passe en consultation et ce qui est rédigé dans la lettre ne constitue pas un phénomène isolé, et se trouve même récurrent d’après l’étude menée, du fait de la nature très visuelle, voire spectaculaire, des symptômes épileptiques.

25En outre, il convient de noter que la frontière entre discours hétéro-rapportés et auto-rapportés se montre parfois floue. En effet, toujours avec le même exemple comparatif, il est possible de voir que ce qui est rapporté explicitement comme émanant du patient ou de son entourage « Les témoins rapportent… » naît d’une co-construction où la « paternité » de tous les éléments ou points de vue (PDV) (Rabatel, 2005) est difficilement imputable à un locuteur présent en consultation en particulier.

Tableau 1 : Récapitulatif de la co-construction du sens à partir des exemples [2] et [3]

Interaction en consultation (retranscription)

Lettre de consultation

L1 (neurologue)

L2 (témoin)

Les témoins rapportent

« mais pendant la crise elle parle pas du tout hein »

une rupture de contact

« En fait elle reste figée quoi c’est ça ? »

« Elle s’arrête de faire / »

« Après elle revient à elle »

un arrêt de l’activité

« les yeux un peu révulsés »

peut-être une révulsion oculaire

« tendance à faire des choses avec ses mains ? à essayer d’attraper ? »

« Non »

« Je ne crois pas »

pas d’automatisme manuel

« elle a pas tendance à faire des mouvements de bouche (mime) des choses comme ça ? »

« Non non »

ni oro alimentaires

Note de bas de page 9 :

« Le co-énonciateur culiolien représente une des facettes de l’activité de co-énonciation que nous définissons comme une coproduction par deux (ou plus) locuteurs d’un PVD partagé par les deux (ou plus) locuteurs/énonciateurs, au fil des anticipations et ajustement discursifs » (Rabatel, 2005).

26Le neurologue, dans la lettre de consultation, rapporte un discours qu’il a co‑construit avec le patient et/ou les accompagnateurs témoins des crises épileptiformes, dits alors co-énonciateurs9, par l’intermédiaire de « l’interrogatoire patient » qu’il guide. Les segments de discours indirect de la lettre, ainsi construits, témoignent donc d’une hybridité énonciative due à la forme de l’entretien semi-dirigé par les questions du médecin. Les discours rapportés du patient ou de son entourage sont en réalité co‑énoncés.

27Cet effet d’hybridité est soutenu dans certains cas par l’incursion d’îlots textuels (Maingueneau, 2005, p. 129) dans le discours rapporté, bénéficiant ou non d’une mise en exergue typographique (guillemets, italique, gras, etc.) dans la lettre de consultation. La notion d’îlot textuel, empruntée à Maingueneau, est définie comme un fragment attribué à l’énonciateur du discours cité, à l’intérieur du discours rapporté. Dans le corpus, ce phénomène existe dans quelques séquences, et se manifeste de manière explicite avec une mise en relief (guillemets, glose métalinguistique) en [4a] ou de manière implicite en [4b] :

[4a] « Du fait de ses difficultés familiales, il a présenté également des ‟crises de nerfs”, comme il les appelle, avec une agitation, une agressivité intense et brutale. Il y a une certaine intolérance à la frustration ».

[4b] « Elles ont débuté par une sensation de malaise qui monte, comme l’impression de tomber dans les pommes ou de gonflement dans la tête puis une perte de connaissance a priori uniquement sur la dernière grossesse ».

28La partie de discours rapporté ici en gras n’a pas subi de traduction intralinguale ni de « traduction » sémiotique. L’énonciateur assume entièrement la familiarité et le manque de précision de l’expression car il l’attribue implicitement au patient. L’insertion de cet îlot correspond à un discours direct « intégré », mais dont l’origine énonciative est tacitement cédée au patient, l’écart des vocabulaires recrutés étant suffisant pour la révéler.

29Les discours rapportés impliquent une assomption énonciative à degrés variables, passant par le choix des verbes introducteurs du discours indirect (rapporter, décrire, avouer...), par les temps et modes utilisés (conditionnel notamment) et par l’emploi de locutions modalisatrices. En effet, le verbe introducteur a une fonction d’indexation, il montre que ce qui suit n’est pas pleinement assumé par l’énonciateur :

À la différence de ce qui se passe au discours direct, c’est le sens du verbe introducteur “raconte” qui fait percevoir qu’il y a ici discours rapporté et non une simple subordonnée complétive objet (Maingueneau, 2005, p. 127).

30Avec une telle structure, l’énonciateur se dédouane et laisse la responsabilité de l’énonciation de la proposition subordonnée à un autre énonciateur (témoin, patient). L’utilisation de verbes introducteurs est déjà un premier indice d’assomption énonciative non complète de la part de l’énonciateur. Pour accentuer ce phénomène, on note l’utilisation, non systématique mais récurrente de propositions négatives introduites par une conjonction de coordination contrastive notamment, ou l’expression d’un commentaire à l’axiologie négative. Soient les exemples suivants :

[5a] « Elle me dit avoir eu un suivi EEG régulier tous les 5 ans depuis 1993 avec des EEG normaux, mais je n’ai aucun des tracés ».

[5b] « La patiente décrit également des troubles phasiques sur certaines crises avec impossibilité de s’exprimer, même si l’interrogatoire est peu fiable ».

[5c] « Depuis la dernière fois, il me dit avoir fait une possible crise au mois d’avril 2016 puisqu’il s’est réveillé le matin avec une perte d’urine. Cela reste incertain ».

[5d] « Elle me dit avoir fait une crise en avril 2015 un peu différente puisque les manifestations concernaient les 4 membres, ce qui est assez étonnant ».

31Le jeu des temps et des modes verbaux constitue également un lot de précieux indices indiquant une assomption énonciative faible. L’utilisation du conditionnel (passé ou présent dans le corpus) conditionne une lecture presque « méfiante » de la proposition qui suit, introduisant une modalisation véridictoire, inhérente au temps verbal faisant partie des subjectivèmes :

[6a] « Sur la première crise, elle aurait présenté des mouvements rythmiques des membres supérieurs ».

[6b] « Elle aurait eu une IRM cérébrale en 2008 dont je n’ai pas les résultats ».

32De la même façon, l’utilisation de locutions adverbiales ou d’adverbes modalisateurs comme « a priori », « selon », « peut-être », viennent questionner le statut véridictoire des propositions affirmées en discours indirect :

[7a] « puis une perte de connaissance a priori uniquement sur la dernière grossesse. Elle a du mal à me décrire les événements, ne s’en souvient plus mais a priori il y avait eu des mouvements anormaux sans plus de précision ».

[7b] « il a bénéficié d’une radiographie du poumon qui met en évidence selon la belle-mère une bronchite tabagique ».

[7c] « L’observance du traitement était bonne, peut-être une certaine fatigue. Elle présente une première crise qui survient sans prodrome. A priori perte de connaissance, mouvements tonico-cloniques généralisés. Elle se réveille avec les pompiers ».

33Outre l’usage du conditionnel, de verbes de parole comme introducteurs spécifiques du discours rapporté, et d’adverbes modalisateurs, l’étude met en évidence que les fluctuations d’assomption énonciative sont également prises en charge par les choix lexicologiques de l’unité clinique de base de l’épilepsie : la crise. Ce substantif-clé fait partie d’un paradigme synonymique fermé à l’intérieur du corpus. Le médecin évoque ainsi : la « crise », le « trouble », « l’épisode », le « malaise », la « manifestation », pour parler de ce que décrit le patient ou son entourage comme la raison de la consultation, et ce de manière bien différenciée en fonction du contexte. Il appert que l’énonciateur crée une sorte d’échelle de gradation lexicologique de l’assomption énonciative :

Figure 1. Assomption énonciative graduée en fonction des choix lexicologiques

Figure 1. Assomption énonciative graduée en fonction des choix lexicologiques

34En procédant par une analyse sémique de base des lexies (sémèmes) proposées, il est possible de faire apparaître une succession de sèmes inhérents et afférents contextuels (actualisés par le contexte de la consultation chez un neurologue épileptologue) :

Figure 2. Analyse sémique des lexèmes en question

Manifestation /il se passe quelque chose/ + /élément discriminé/
Trouble /axiologie négative/ + /non-normal/
Malaise /élément discriminé/ + /axiologie négative/ + /non-normal/ + /survenue/
Événement /élément discriminé/ + /axiologie négative/ + /non-normal/ + /survenue/ + /ponctuel/
Épisode /élément discriminé/ + /axiologie négative/ + /non-normal/ + /survenue/ + /ponctuel/ + /itérativité/
Crise /élément discriminé/ + /axiologie négative/ + /non-normal/ + /survenue/ + /ponctuel/ + /itérativité/ + /origine épileptique certifiée/

35Plus l’énonciateur semble mettre en doute le diagnostic de l’épilepsie, plus ses choix lexicologiques pour qualifier l’objet de la visite vont correspondre à la tension gauche du continuum proposé ci‑dessus. Au contraire, plus l’assomption est forte et plus il aura tendance à suivre la tension droite jusqu’à réellement parler de « crise d’épilepsie ». L’échelle de gradation proposée semble superposable à une succession hiérarchique au niveau lexicologique, c’est‑à‑dire un enchaînement d’hyperonymes et d’hyponymes successifs, « trouble » et « manifestation » étant les hyperonymes, alors que crise est l’hyponyme le plus spécifique. L’étude montre donc que l’énonciateur a recours à des généralisations hyperonymiques pour ne pas s’engager « lexicologiquement » sur la nature épileptique des descriptions cliniques. Les jeux de conjugaison des verbes et le cotexte qui accompagnent ces lexies-clefs permettent d’établir encore plus précisément le degré d’assomption énonciative de l’énonciateur.

36Tous ces phénomènes font varier l’assomption énonciative de l’énonciateur épileptologue, se dédouanant ainsi parfois du discours profane (du témoin, du malade) qu’il rapporte.

Note de bas de page 10 :

D’après l’expression de Couégnas & Famy (2020).

4.2. La lettre de consultation comme un genre particulier de l’« agir du sens »10

Note de bas de page 11 :

Voir notamment Couégnas (2014), Chapitre 2 : « Genre et généricité ».

37Le genre est ici considéré en tant que catégorie d’analyse, essentiellement déterminée par ses régularités compositionnelles (dues au caractère prescripteur de l’horizon générique) et par sa composante communicationnelle (conditions de production et d’interprétation). Une compatibilité nous semble en effet possible à envisager entre ces deux perspectives d’ordinaire opposées (genre de texte vs. genre de discours) en adoptant un point de vue sur le rôle dynamique du genre dans la production et l’interprétation du genre, ce qu’on nomme la généricité11. Ainsi, nous proposons d’étudier dans cette partie la coprésence d’éléments – devenant, du fait même de leur coprésence – définitoires du genre de la lettre de consultation médicale. Ces éléments spécifiques, convoqués ensemble, semblent être des critères de définition au cœur de différentes théories du genre. Ils sont par exemple appelés « corrélats génériques » dans la théorie du genre d’Ablali (2014) – d’orientation plutôt textuelle – ou encore « co-illocutions » chez Anquetil (2013, 2017) pour qui ces dernières sont des cooccurrences favorisées, voire déterminées, par le genre de discours (orientation sémio‑pragmatique du discours).

38L’étude linguistique de ces observables du discours (au sens large ici) permet d’alimenter une démarche sémio-pragmatique. Nous empruntons le terme à Boutaud (1998), qui définit la démarche sémio-pragmatique comme celle s’intéressant aux modes d’élaboration et aux principes structurants du sens en acte, dans la trajectoire pragmatique de la communication : « Une orientation de recherche préoccupée par les conditions d’émergence de la signification dans la construction sociale de l’échange. Car il s’agit bien d’une construction » (Boutaud, 1998, p. 13).

Note de bas de page 12 :

Nous reprenons la notion d’acte illocutionnaire proposée par Searle (1972, p. 61) dans sa théorie des Actes de langage, en tentant de l’ajuster à une nouvelle échelle de pertinence pour l’objet de notre étude. Nous proposons de répertorier les principaux macro-actes illocutionnaires dans les sous-parties du 4.2.

39Le postulat de départ principal pour l’enquête générale est que la transmission de l’information induit nécessairement une transformation qui n’est pas « à perte », car du sens se crée, et parfois même, le sens agit. Par le truchement de la médiation discursive que constitue la lettre de consultation, des macro-actes de langage illocutionnaires12 s’actualisent au moyen du travail de compilation-répétition polyphonique réalisé par le médecin dans sa lettre de consultation.

4.2.1. La répétition comme traduction

40La fonction de traduction œuvre à deux niveaux dans la lettre de consultation. Les résultats de l’analyse montrent que les discours tenus par le patient ou son entourage, quand ils sont rapportés par l’énonciateur, subissent une traduction intralinguale au niveau lexical : le médecin traduit dans la terminologie médicale les énoncés produits par le patient en consultation. Ainsi, « elle papillonne des yeux » devient « elle présente des clonies palpébrales », une position « couchée sur le côté » devient un « décubitus latéral », le phénomène de « bave » devient une « hyper sialorrhée », et comme il a été observé dans le comparatif [2] / [3] dans le corpus, le « mâchonnement » devient « automatisme oro alimentaire », etc. Cependant, la traduction qui opère dans la lettre de consultation ne se réduit pas à cette traduction intralinguale qui permet le passage d’un lexique à un autre – qui, de surcroit, n’est pas stérile et implique nécessairement des transformations sémantiques. Elle n’en constitue qu’un des mécanismes opératoires. Elle fonctionne de conserve avec plusieurs opérations concomitantes : une opération de condensation qui sélectionne les contenus et propose donc un ensemble d’énoncés condensés, parfois résumés ; une opération de concaténation qui organise cet ensemble d’énoncés selon une juxtaposition chronologique, cette distribution des contenus permettant leur mise en relation dans un raisonnement médical ; enfin, une opération de transformation syntaxique se manifestant par l’apparition de nombreux connecteurs et repères temporels, de participes présents et autres structures épithètes expansées, réduisant ainsi les verbes conjugués et favorisant la description comme un état des lieux, une banque de données qui sert à la pratique médicale.

41La traduction en tant que médiation (Lotman, 1999) permet un réel passage de frontière entre la sémiosphère du patient et celle de la médecine, le médecin se faisant paradoxalement à la fois Parole du centre expert et actant passeur d’informations au niveau de la frontière poreuse. Il permet d’apporter des informations de la sphère du patient dans celle de la médecine, grâce à ses compétences de « traducteur ». L’information nouvelle permet d’alimenter le dynamisme de la sphère médicale, et évite au centre de se scléroser : la pratique médicale a besoin des informations du patient, c’est d’ailleurs tout l’enjeu de « l’interrogatoire patient ».

42Le macro-acte de langage illocutionnaire qui se réalise ici pourrait donc être désigné comme un acte de traduction des discours patients, ou des discours co‑construits avec lui, comme des items instaurés, authentiques et disponibles pour le raisonnement médical.

4.2.2. La répétition comme bilan-compilation

43L’étude permet de mettre en évidence le caractère « compilé » des discours qu’elle met en scène. Elle permet en effet de faire le bilan c’est‑à‑dire d’élaborer un inventaire de tous les éléments de la situation ayant une importance pour la prise en charge. Elle répertorie ainsi l’histoire du patient en précisant ses antécédents personnels, périnataux et familiaux, mais également en retraçant la chronologie des événements, des examens et des soins qui ont déjà été réalisés. Pour ce faire, l’énonciateur de la lettre compile les discours : ceux tenus par le patient, ceux des autres acteurs professionnels de santé, ceux des témoins (entourage du patient), ceux qu’il a lui-même tenus, et ceux qu’il a co‑construits avec le patient ou son entourage. Les discours rapportés le sont par le biais de discours indirects et indirects libres. Il les agence et les organise en fonction d’une structure canonique de distribution des contenus permettant d’établir le raisonnement médical, d’établir le diagnostic puis de donner les suites de la prise en charge.

44Le jeu des verbes conjugués et les nombreux verbes introducteurs de parole sont les éléments les plus ostentatoires de la mise en relation des différents discours. Parallèlement, l’omniprésence des repères temporels (dates, adverbes et locutions adverbiales de temps) ainsi que les différences de valeurs fonctionnelles des temps verbaux déjà précisées, sont les marqueurs de la fonctionnalité « bilan » de l’énonciation qui sert elle-même la fonction « archive » de la lettre de consultation identifiée en 2. Présentation de l’objet d’étude. Le tout participe d’une même mission de thésaurisation des informations : cependant, il s’agit d’une thésaurisation dynamique, c’est‑à‑dire une énonciation qui ne se contente pas de construire une mémoire de la prise en charge médicale mais qui en constitue le moteur d’instauration. Le macro-discours que constitue la lettre de consultation, certes compile les discours antérieurs, mais le fait dans une démarche qui peut être qualifiée d’heuristique, puisque le médecin cherche à poser un diagnostic ou à le réfuter, dans tous les cas s’inscrit dans une démarche de connaissance vers la guérison. Il est en effet nécessaire au médecin d’être en possession de toutes les données, de toutes les informations, organisées selon une certaine structure, afin de pouvoir élaborer son raisonnement médical, possédant sa propre logique de sémiose. La lettre de consultation constitue donc à la fois le bilan des actions et discours antérieurs et l’actualisation d’une nouvelle sémiose, d’une nouvelle énonciation, d’un nouveau raisonnement.

45Il s’agit alors d’un acte de langage indirect diffus qui, lui aussi, s’inscrit dans une construction transphrastique. Pour résumer, le macro-acte de langage illocutionnaire qui se réalise ici est un acte heuristique permettant l’actualisation du raisonnement médical par la thésaurisation dynamique et ordonnée des informations.

4.2.3. Le diagnostic comme figure du simulacre ?

46Nous émettons l’hypothèse que le raisonnement médical constitue un type de sémiose particulier. Il s’agit d’une médiation qui procède par catégorisation et qui ainsi autorise le passage d’une série de symptômes cliniques particuliers, accompagnée d’un ensemble de données résultant d’examens, à une maladie générale. Dans la théorie de l’effectuation, qu’on retrouve chez Bordron, notamment dans son article « Analogie, modèle, simulacre : trois figures de la médiation » (Bordron, 2003), aux côtés de l’analogie et du modèle, la figure de médiation appelée « simulacre » travaille l’hétérogénéité dans un rapport de projection entre un intérieur et un extérieur, trivialement, « ce qui est dedans » et « ce qui est dehors ». Le simulacre délimite, borne, produit un « effet de constitution » quasi‑juridique. Il apparait que le diagnostic est une médiation qui agit selon cette logique particulière : il permet de catégoriser un ensemble de données hétérogènes à l’intérieur d’une maladie, et consiste à éliminer les symptômes qui ne peuvent y rentrer.

47L’analyse du corpus a montré une forte concentration de phrases négatives dans les sections « bilan de l’interrogatoire » et « interprétation des examens ». Cela vient corroborer la thèse de la « juridiction » du diagnostic qui consiste à interroger l’appartenance de chaque donnée à telle catégorie. L’importance de la négation est la marque privilégiée du diagnostic différentiel qui met en rapport pour mieux les discerner deux maladies possédant des propriétés communes. Ainsi, dans le corpus, les crises épileptiques sont mises en rapport avec les malaises vagaux ou encore avec les crises non épileptiques psychogènes. Les différentes structures négatives permettent d’écarter tel ou tel symptôme pour justifier la catégorisation produite par le simulacre. La mise en discours de ces exclusions successives participe à l’élaboration du sens et au raisonnement diagnostique.

48La figure du simulacre semble donc s’imposer comme logique interne du diagnostic élaboré par la médiation discursive de la lettre de consultation. Chaque diagnostic réalisé incarne l’actualisation existentielle de la maladie aux yeux de la communauté médicale et à ceux du patient. La maladie s’instaure par le truchement de cette médiation discursive. Pouvant être considéré comme l’aboutissement de l’acte heuristique précédemment exposé, cet acte de type déclaratif permet l’instauration d’un diagnostic médical ou sa réfutation. Dans les cas où le raisonnement ne peut aboutir faute de données ou en raison de résultats divergents, l’acte de langage s’en tient à rendre disponible un début de raisonnement (où les discours rapportés sont ordonnés), qu’il faudra combler à l’avenir dans la relation de soin (on s’en tient à l’acte heuristique).

4.2.4. Répétition comme instauration d’ethos

49Dans sa définition liminaire, la lettre de consultation a été présentée comme un document-discours possédant une fonction « médiation », dans la mesure où elle constitue une énonciation dynamique et actualisante, « où il se passe des choses » comme l’instauration ou la réfutation d’un diagnostic, la transmission de savoirs scientifiques, ou encore la construction d’un ethos médical spécialisé. La fonctionnalité instauratrice participe pleinement de la fonction « médiation ».

Note de bas de page 13 :

Tels qu’ils sont définis chez Latour tout au long de son Enquête sur les modes d’existence (Latour, 2012)

50Parallèlement, par l’intermédiaire de la lettre de consultation, d’autres « êtres »13 s’instaurent. La médiation qu’elle constitue permet en effet à l’énonciateur de parler de lui-même et de construire une image de son énonciataire. La relation intersubjective qui s’instaure alors par l’énonciation peut déterminer différents rapports entre l’énonciateur et l’énonciataire : un rapport entre pairs ou un rapport hiérarchisé.

51En premier lieu, le relevé des résultats dans la partie précédente montre la construction d’une « connivence » qui établit un rapport de parité entre les deux instances de l’énonciation. En témoignent l’utilisation de sigles et acronymes non explicités, l’utilisation récurrente de phrases nominales stéréotypées et l’expression d’un partage de savoirs et savoir-faire du type :

[8a] « Nous réaliserons donc les recherches classiques sur la ponction lombaire ».

[8b] « Une prise de sang récente avec un bilan thyroïdien était normale, le bilan standard rénal sans anomalie ».

52Ces structures de connivence participent de la construction d’une relation intersubjective horizontale, c’est‑à‑dire qui place l’énonciateur et l’énonciataire à un même niveau.

53Au contraire, certaines séquences font remonter la nature verticale de la relation entre le neurologue spécialisé en épilepsie et le destinataire qui se trouve souvent être le médecin traitant du patient concerné. Certaines lettres du corpus, peu nombreuses, qui se caractérisent par leurs requêtes explicites, modifient la structure canonique de la lettre de consultation pour demander un examen particulier en urgence, par exemple. Ces lettres instaurent une relation hiérarchisée en posant l’énonciateur comme étant « en droit de » formuler la requête.

54Parallèlement, certaines séquences de « vulgarisation », certes très peu présentes dans le corpus, participent tout de même à la création d’une verticalité dans le rapport épileptologue / médecin traitant :

[9a] « Les états de mal épileptiques c’est‑à‑dire les crises généralisées durant plus de 5 minutes, ce qui est rare ».

[9b] « Elle présente un syndrome HHE (Hémiplégie Hémiconvulsion Épilepsie) se rapprochant maintenant d’une épilepsie généralisée non idiopathique de type Lennox Gastaut ».

55Enfin, certaines séquences semblent constituer des actes de langage de « recadrage », voire de « reproche » qui elles aussi instaurent l’énonciateur en position « haute » par rapport à l’énonciataire, sous la forme d’un regret (voir [10a]) ou sous la forme d’un constat négatif suivi d’un conseil (voir [10b]) :

[10a] « Cher confère, merci de m’avoir adressé Mme X (…) Se pose donc l’arrêt de son traitement antiépileptique. Nous envisageons l’arrêt des traitements antiépileptiques après 5 ans sans crise si les EEG sont normaux. Ce qui est dommage est qu’aucun EEG n’a été programmé concomitamment à ma consultation. Il m’est impossible de décider ».

[10b] « Par contre, nous voyons ensemble ce jour que le dosage pré grossesse et le dernier dosage ont été faits à 8h tandis que les deux dosages plus élevés étaient réalisés à 14h. Habituellement, le dosage est réalisé juste après la prise du matin. Il est important de réaliser les dosages au même moment pour éviter les variations de résultats, d’autant plus qu’elle prend tout son traitement le matin ».

56L’instauration de rapports intersubjectifs hiérarchisés implique moins une position « haute » et une position « basse » socialement marquées qu’une dissymétrie dans le partage de l’information. Le spécialiste épileptologue est conjoint à un /savoir/ extrêmement spécifique duquel le médecin généraliste est disjoint. Cette dissymétrie, qui se manifeste dans les séquences de recadrage notamment, instaure l’expertise de l’énonciateur. C’est lui qui est en position d’émettre un jugement de valeur sur les paroles et actes antérieurs de son énonciataire, c’est lui qui possède les compétences lui permettant d’instaurer le diagnostic ou au contraire de l’éliminer.

57Le macro-acte de langage décrit dans cette partie se construit à partir de différents « micro-actes » de langage tels que la requête ou le reproche. Il s’agit d’un acte d’instauration d’ethos expert pour l’épileptologue dictant la lettre de consultation. La force perlocutoire d’un tel acte de langage se mesurerait alors en termes de « légitimité ressentie » par ses lecteurs/pairs et donc en degrés de confiance dans le diagnostic posé.

58L’embrayage en première personne qui se montre omniprésent dans la lettre de consultation n’exclut pas la scientificité ; au contraire, il permet à l’énonciateur d’assumer le fait qu’il en soit le dépositaire. Son discours est argumenté et entre dans une logique démonstrative (connecteurs nombreux, structure canonique de la présentation des informations, diagnostic différentiel et structures négatives, etc.).

Conclusion

59Pour résumer, grâce à la répétition multiforme, la coprésence de différents discours de la lettre de consultation permet, entre autres, d’effectuer la traduction des informations émanant de la sphère profane (interrogatoire patient), d’informer un raisonnement médical grâce à un macro-acte de langage de thésaurisation heuristique, d’instaurer la maladie (le diagnostic) et l’ethos scientifique de l’énonciateur ainsi que les rapports intersubjectifs complexes qui se nouent entre l’énonciateur et l’énonciataire. La répétition comme opération d’instauration met donc en œuvre la fonction « médiation » de la lettre de consultation.

Note de bas de page 14 :

Les prémices de cette démarche de conciliation se trouvent dans Famy (2018), au chapitre V : « V.3.2. Socle médiatico-générique élargi : vers une théorie discursivo-générique », p. 344.

60La démarche de définition du genre de la lettre de consultation à la fois en tant que texte clos et en tant que genre discursif ne constitue ici qu’une proposition à développer. L’idée serait, à la suite du travail de Anquetil (2017) sur le figement de la cooccurrence illocutoire non aléatoire, de proposer une modélisation permettant d’identifier les différents co-actes illocutoires génériques (définitoires d’un genre) de la même façon qu’on identifie des corrélats génériques chez Abali (2014) ou des composantes sémantiques textuelles chez Couégnas & Famy (2015) pour définir un genre. Les trois entreprises pourraient d’ailleurs être conjointes pour saturer l’analyse et proposer en cela une véritable théorie discursivo-générique14. Ces réflexions s’inscrivent dans une épistémologie particulière, ce que nous tentons de définir comme une anthroposémiotique de la communication.