Dystopies, misanthropies et minorités

Tayeb AINSEBA 

https://doi.org/10.25965/dire.384

Dans les dystopies d’A. Huxley (Brave New World, 1932) et de R. Bradbury (Fahrenheit 451, 1953), les minorités sont profondément liées à des formes de misanthropie active. Par misanthropie active, j’entends acte politique qui a pour finalité l’annihilation de la Kultur (culture collective) et de la Bildung (culture personnelle). Chez Huxley, les minorités qui n’ont pas su s’adapter au meilleur des mondes sont reléguées dans la « Réserve à Sauvages ». Ces communautés symbolisent l’ancien monde, le monde d’avant Ford et l’État mondial les ostracise notamment parce qu’elles n’ont pas abandonné les anciennes religions, la viviparité et ne connaissent pas les vertus du soma, une drogue qui amoindrit les sentiments, ces derniers étant considérés comme menaçant la stabilité politique. Chez Bradbury, ce sont les mille voix des minorités, à travers leurs revendications politiques, qui ont conduit le monde à déclarer le livre ennemi public numéro un. Chez Huxley et Bradbury, les minorités sont tenues responsables de la chute de l’ordre ancien. Les dystopies, à cet égard, constituent le négatif des minorités. Dans quelle mesure, du point de vue de la littérature dystopique, les minorités représentent-elles un danger pour la culture commune ? Quand l’individu issu de minorité en vient-il à renvoyer l’accusation de misanthropie à la majorité dominante ?

In the dystopias by A. Huxley (Brave New World, 1932) and by R. Bradbury (Fahrenheit 451, 1953), minorities are profoundly associated with forms of active misanthropy. By ‘active misanthropy’, I mean a political act which aims at rendering Kultur (collective culture) and Bildung (personal culture) ineffective. In Huxley’s writings, the minorities which failed to adapt to the Brave New World are relegated to the “Savage Reservation”. These communities represent the ancient world, the world before Ford. The Global State stigmatises them because they have neither abandoned their ancient beliefs nor their viviparous condition, and because they don’t know the virtues of the soma, an emotion-lessening drug – emotions which are considered as a threat to political stability. In Bradbury’s writings, the thousand voices of the minorities, through their political demands, have pushed the world into declaring books as “public ennemy number one”. Thus, in both Huxley and Bradbury, minorities are held liable for the fall of the former order. In this respect, dystopias establish the negative side of minorities. To what extend, from the point of view of dystopian literature, do minorities embody a danger for common culture? When is an individual coming from a minority capable of refering the charge of misanthropy back to the dominant community?

Sommaire

Texte intégral

« L’ignorance est la nuit qui commence l’abîme »
V. Hugo.

Introduction

Élucider les rapports entre misanthropie et minorité ne va pas de soi, d’abord parce qu’une première ébauche définitionnelle tend à appréhender ces deux concepts comme des catégories numériques : serait misanthrope tout Homme qui hait l’humanité en son entier, serait minoritaire un groupe comportant peu de membres. À ne s’en tenir qu’à la catégorie statistique, il n’y aurait pas de lien évident, convaincant entre misanthropie et minorité : un misanthrope ne haïssant que des minorités n’en serait pas vraiment un puisque ce choix d’objet de haine laisserait en marge la majorité des êtres humains. Pareillement, une minorité ne pourrait pas être taxée de misanthrope si elle se contentait de haïr la majorité puisque, fondant son existence même sur l’appartenance revendiquée à un groupe, elle abstrairait ce groupe de l’humanité censée être haïssable sans limite aucune. Problème d’un contre tous, misanthropie sous-entendrait affaire subjective tandis que l’appartenance même à une minorité, soit à un groupe, invaliderait par tant d’abondance la possibilité d’être misanthrope.

Note de bas de page 1 :

 « Mais la calomnie de certains Cannibales, misanthropes, agélastes [néologisme de Rabelais qui signifie « qui ne sait pas rire »], avait été si atroce à mon encontre, qu’elle avait eu raison de ma patience et que j’étais décidé à ne plus écrire un iota. » (Rabelais (1ère pub. 1552, 1997). Le Quart-Livre, translation de G. Demerson, Paris, Éd. du Seuil, p. 52-53).

Pourtant, les origines grecques du mot de misanthropos ne s’occupent pas tant de la quantité inhérente au concept de misanthropie qu’à sa réaction sociale et culturelle : la haine du logos entendu comme langage et raison. Si le mot « misanthrope » apparait dans la bouche de Socrate (Phédon, 89d), c’est pour mettre en garde ces jeunes disciples contre la « haine des raisonnements » qui serait le propre à la fois des misanthropes et des misologues. Idem en français : le mot misanthropie apparaît en français dès 1548 dans Le Quart Livre de Rabelais : « Mais la calumnie de certains Cannibales, misanthropes, agelastes avoit tant contre moy esté atroce et desraisonnée qu’elle avoit vaincu ma patience et plus n’estois deliberé en escrire un Iota.1 » En ne prenant que ces deux exemples, platonicien et rabelaisien, philosophique et littéraire, nous constatons que la misanthropie est plus une atteinte aux deux cultures, Kultur (culture collective) et Bildung (culture personnelle), qu’un problème du nombre, la misanthropie est plus une atteinte à l’épanouissement intellectuel et spirituel de l’individu qui entend penser par lui-même qu’un problème de partage de l’humanité. Résumons ce sentiment à l’aide d’un syllogisme : les hommes sont cultivés (ils appartiennent à une culture), la misanthropie hait les Hommes, la misanthropie hait la culture.

La minorité non plus ne peut pas être réduite à un décomptage, à un être chiffré et chiffrable. Historiquement, les Européens ne représentent qu’une poignée d’Hommes, leur infériorité numérique ne les a pas empêchés de conquérir le monde, de s’implanter partout - Tandem aliquando, invasores fiunt vernaculi [Finalement, les envahisseurs deviennent des indigènes]. Dans une salle de classe, qui est majeur ou mineur ? L’enseignant ou les élèves devant lui ? Dans l’entreprise, le patron ou ses employés ? Qui prend le plus de poids dans la balance ? Robinson est seul sur son île avec Vendredi, ils sont à égalité numérique, pourtant l’un incarne la majorité et l’autre une minorité. Prenez Achab et ses hommes d’équipage sur le Pequod, tous à la recherche de Moby Dick : qui est majoritaire ? Qui est minoritaire ? Peut-on, en outre, taxer une minorité de misanthrope ? Le cas s’est vu : en Grèce, au IVe s. av. J.-C., le philosophe grammairien Hécatée d’Abdère relayé par Diodore de Sicile (Bibliothèque historique, Livre XL) reproche aux Juifs minoritaires leur mode de vie misanthrope. La misanthropie n’est donc pas simplement un sentiment individuel et la minorité un chiffre. Je suivrais donc ici la définition de « minorité » qu’en donne R. Pfertzel : « appartenance à un groupe uni par un lien culturel, comme la langue ou la religion, et/ou l’attachement à un territoire déterminé, ainsi que l’intégration à une population plus importante en nombre et ne possédant pas les mêmes références culturelles. » (Laithier et Vilmain, 2008 : 57). Peuvent être appréhendés comme minorités les femmes, les homosexuels, les enfants, les groupes ethniques.

Ainsi, revus et corrigés, les concepts de misanthropie (entendue comme active dans ses volontés de déflation de la libre pensée et de la libre création) et de minorité (entendue comme groupe en proie à une domination) permettent de penser plus avant les conflagrations misanthropiques et culturelles entre ces « constructions sociales » (Laithier et Vilmain, 2008 : 33) que sont majorité et minorité. Un des livres favoris des Français, roman de l’entre-deux guerres, Brave New World (Le Meilleur des Mondes, 1932) d’Aldous Huxley et Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury peuvent être considérés comme des exempla du problème qui nous occupe ici, à savoir : pourquoi, du point de vue de la culture, les relations entre majorité et minorité prennent-elles mauvaise tournure dans les dystopies des XXe et XXIe siècles ? Dans les dystopies d’A. Huxley et de R. Bradbury, les minorités sont profondément liées à des formes de misanthropie active. Par misanthropie active, j’entends acte politique qui a pour finalité l’annihilation de la Kultur (culture collective) et de la Bildung (culture personnelle). Par culture, j’entends la définition que Freud en donne dans L’Avenir d’une illusion ou M. Henry dans La Barbarie : ensemble des forces qui permettent à la vie de s’accroître elle-même. Dans quelle mesure, du point de vue de la littérature dystopique, les minorités représentent-elles un danger pour la Kultur, la culture commune (question brûlante d’actualité s’il en est) ? Quand, l’individu issu d’une minorité, en vient-il à renvoyer l’accusation de misanthropie à la majorité dominante ?

1. Comment les minorités dystopiques vivent-elles ? L’exemple de la réserve de Huxley

Au premier coup d’œil, les minorités sont représentées chez Huxley par la Réserve à sauvages et, chez Bradbury, elles sont tenues responsables de la mort des livres, de leur censure par le pétrole et l’autodafé, d’où le titre de l’ouvrage « Fahrenheit 451 », « température à laquelle brûle le papier » (Bradbury, 1953 : 17). La Réserve est décrite au chapitre VI, 3 de Brave New World. Si le lecteur comprend dès les premiers chapitres qu’A. Huxley dépeint un monde obsédé par l’homogénéisation biologique et psychologique de sa population (au nom de la stabilité sociale), il ne comprend pas en revanche l’existence de cette Réserve qui sonne comme une contradiction invalidant l’idée de gouvernance mondiale. Le lecteur partait avec l’espoir d’entrer dans un monde-Un où plus personne ne serait étranger, l’espoir d’entrevoir la fin du racisme, etc., et c’est pour retomber dans les dichotomies humaines, trop humaines. Ce n’est qu’au chapitre 11 que le lecteur apprend pourquoi l’État mondial n’a pas colonisé, n’a pas modelé à son image cette partie du monde : « une réserve à sauvages est un endroit que, étant donné les conditions climatiques ou géologiques peu favorables, il n’a pas valu la peine et la dépense de civiliser. » (Huxley, 1932 : 184). Empreinte de la majorité sur la cartographie, la Réserve, dis-location, sub-section, ne nie donc pas l’idée de gouvernance mondiale puisqu’elle doit son existence à l’État qui, tout en se réservant la part du lion, a décidé de la laisser à la marge par pragmatisme économique, État qui d’ailleurs essentialise l’Autre en le qualifiant de « sauvage ». Le Meilleur des Mondes n’est pas homogénéisation d’un État au milieu d’autres États mais homogénéisation du monde même ; les limites de l’État mondial ne sont autres que celles de la Terre. Ne pas vouloir civiliser un groupe, c’est penser que ce groupe n’est pas civilisé.

Dans la Réserve, n’entre pas qui veut, Bernard Marx accompagné de Lenina Crowne nous y emmènent d’abord. La Réserve se trouve au Nouveau Mexique, au milieu des déserts :

« Ils franchissaient la frontière qui sépare la civilisation de l’état sauvage. Par monts et par vaux, à travers les déserts de sel ou de sable, coupant les forêts, descendant aux profondeurs violettes des canons, franchissant précipice, pic et plateau de mesa, la clôture courait, irrésistiblement en ligne droite, symbole géométrique du dessein humain triomphant. » (Huxley, 1932 : 125).

Accumulation de kilomètres et de paysages, esthétique de la frontière, de la coupure et de l’enclave donc, renforcée par le fait que la Réserve est protégée par une cloison électrique : » cinq cent soixante mille kilomètres carrés, divisés en quatre Sous-Réserves distinctes, dont chacune est entourée d’une clôture en treillage métallique à haute tension » (Huxley, 1932 : 121). Cette politique du mur et de la cloison électrique sert à empêcher les mouvements des animaux que l’on trouve dans la Réserve et non plus dans le meilleur des mondes (« cerf, taureau, puma, porc-épic ou coyote… » (Huxley : 125)), animaux indomptés qui renvoient à la sauvagerie, à la barbarie que les civilisés prêtent aux habitants de la Réserve. La cloison infranchissable annihile les flux d’entrées et de sorties par voix terrestre : « Toucher la clôture, c’est la mort instantanée, déclara solennellement le Conservateur, il n’y a pas moyen de s’évader d’une Réserve à Sauvages. » (Huxley : 122). Voilà une minorité que l’on ne peut accuser de provoquer de l’insécurité, de voler le travail des autres, de profiter du système ou de vivre dans l’assistanat. La Réserve est un système fermé. On rappellera que la même technique d’hermétisation électrique sera employée par les nazis peu de temps après la publication du Meilleur des mondes.

Il n’est pas rare de rencontrer des Hommes dont on doute de l’entrée plénière dans la civilisation : « ces hommes dont nous disons, en les voyant : Il en faut pourtant des comme ça. » (Balzac, 1835 : 33). Certains Hommes ont l’air plus inhumain que d’autres, ainsi pour Lenina appartenant à l’hyperclasse des betas plus :

« Naked from throat to navel, their dark brown bodies painted with white lines (“like asphalt tennis courts,” Lenina was later to explain), their faces inhuman with daubings of scarlet, black and ochre, two Indians came running along the path. » (Huxley, 1932 : 104). 

L’inhumanité de l’Homme peut venir de son allure, de peintures rituelles ou du port de la barbe ou du niqab : « Hideusement masqués, ou bariolés à perdre tout aspect humain, ils [les gens de la Réserve] s’étaient mis à danser autour de la place, en frappant des pieds sur le sol, une danse étrange et boitillante… » (Huxley : 133). De fait, les sociétés de Huxley sont deux : il y a deux humanités au minimum dans Le Meilleur des mondes, les « humains de souche » victimes de stéréotypes et les autres.

Coupées du meilleur des mondes, les minorités possèdent des mœurs et droits spéciaux, droits qui les font précisément relever de l’animalité. Qu’ont-ils que les civilisés n’ont pas ? Le droit à la famille, le droit à la viviparité, la liberté de culte, tous droits que le meilleur des mondes range dans la catégorie des aberrations biologiques et culturelles quand on entend offrir à une société la stabilité. En empêchant les fuites de population, la barrière électrique permet à ces sous-Hommes aux droits spéciaux de demeurer chez eux. Mais pourquoi sous-Hommes ? D’abord parce que, coupés de la civilisation, réfractaires à l’hygiénisme, ils vivent dans un état de précarité extrême, bien en deçà des normes hygiénistes et médicales qui sont le propre du Brave New World : « pas de parfums, pas de télévision, pas même d’eau chaude. »(Huxley : 120).Ils ont conservé la reproduction humaine par voie naturelle alors que l’État mondial eugéniste fabrique lui-même les sujets dont il a besoin par le « procédé Bokanovsky » (Huxley : 25). Conservant la viviparité, les sauvages ont de facto conservé la famille et le mariage :

“... about sixty thousand Indians and half-breeds ... absolute savages ... our inspectors occasionally visit ... otherwise, no communication whatever with the civilized world ... still preserve their repulsive habits and customs ... marriage, if you know what that is, my dear young lady; families ... no conditioning ... monstrous superstitions ... Christianity and totemism and ancestor worship ... extinct languages, such as Zuñi and Spanish and Athapascan ... pumas, porcupines and other ferocious animals ... infectious diseases ... priests ... venomous lizards ...” (Huxley : 99-100)

Chez Huxley, la Kultur des minorités assemblées en société plurielle est infrahumaine, relève à la limite d’une thérianthropie – en même temps, l’État mondial est notoirement misologue. Les exemples dans lesquels la viviparité est assimilée à un fait animal abondent chez Huxley, le fait de renvoyer l’humain aux zoologues est une détermination de la misanthropie. Les animaux sont méprisés en tant qu’ils ne contrôlent pas la procréation ; l’animalisation des femmes de la Réserve ghettoïsée se joue dans un contexte eugéniste ; elles qui ovulent à tous vents, se reproduisent à l’ancienne, en batterie, sont stigmatisées par les civilisés :

“Maniacally, the mother brooded over her children (her children) ... brooded over them like a cat over its kittens ; but a cat that could talk, a cat that could say, "My baby, my baby," over and over again. "My baby, and oh, oh, at my breast, the little hands, the hunger, and that unspeakable agonizing pleasure ! Till at last my baby sleeps, my baby sleeps with a bubble of white milk at the corner of his mouth. My Little baby sleeps...” (Huxley, 1932 : 43)

Note de bas de page 2 :

 « Le soma du Meilleur des Mondes n’avait aucun des inconvénients de l’original indien. Pris à petites doses, il donnait une sensation d’euphorie délicieuse ; à plus fortes doses, des visions, et si vous en absorbiez trois comprimés, vous vous enfonciez, au bout de quelques minutes, dans un paisible sommeil. Tout cela, sans la moindre réaction physiologique ou mentale fâcheuse. Les habitants du Meilleurs des Mondes pouvaient s’évader de leurs humeurs noires ou des contrariétés quotidiennes sans sacrifier leur santé ou réduire leur efficacité de façon permanente. Aussi, ce genre de toxicomanie n’était-il pas un vice personnel, mais bien une institution politique, l’essence même de la Vie, de la Liberté et de la Poursuite du Bonheur garanties par la Déclaration des Droits. » (Huxley, 1958 : 92).

Ici, l’on sent l’influence des théories eugénistes de Sade sur Huxley. Encore méprisées par Linda (la mère de John le sauvage qui passera de la Réserve au Brave New World), ces femmes de la Réserve non bréhaignes qui vivent sans pratiquer le malthusianisme : “And of course they don‘t know anything about Malthusian Drill, or bottles, or decanting, or anything of that sort. So they’re having children all  the time - like dogs.” (Huxley, 1932: 115).À cause de son mode de production planifiée, l’État mondial doit pouvoir chiffrer exactement les têtes de son cheptel. Le destin de la femme n’est pas de pondre des petits d’Hommes ; cette mission incombe à l’État et les enfants n’ont plus ce « droit sacré à la vie par voie urinaire » (Ajar, 1974 : 24). Qui dit famille, mariage, foi religieuse dit sentiment or le sentiment est l’un des ennemis du Brave new world car les affects passionnés mettent en péril la stabilité sociale. On retrouve la même idée phare dans Fahrenheit 451 où Clarisse est clairement le fruit d’un travail de Pygmalion effectué par son oncle qu’elle invoque dans quasi toutes ses répliques. Pygmalion encore l’est le grand-père de Copeau avec son petit-fils – sans Jan poussant le petit à entretenir des pensées personnelles proscrites par la loi, pas de Copeau dissident. (Levin, 1970 : 30) La figure de Pygmalion est centrale dans la parentologie misanthropique. Afin d’amoindrir, sinon de tuer les élans sentimentaux, l’État mondial a recours à deux remèdes : le soma et l’hypnopédie. Le soma est une drogue, produit que Huxley est allé chercher dans l’Inde antique (Huxley, 1958 : 91) et qui protège du stress social2. Le soma comme nourriture est un alicament contre les sentiments : « Avec un centicube [de soma], guéris dix sentiments. » (Huxley, 1932 : 110) Les sauvages, ne connaissant pas le soma des sans-cœur, ne peuvent que vivre dans ce chaos où l’homme est un loup pour l’homme, ce qui est précisément l’état agressif et misanthropique par excellence. L’hypnopédie – « premier emploi officiel en l’an 214 de N.F. » (Huxley : 43) – « l’hypnopédie – La plus grande force moralisatrice et socialisatrice de tous les temps. » (Huxley : 46) – est une technique de lavage de cerveau, une forme d’hypnose par conditionnement qui apprend à l’individu à faire passer les autres avant lui. Vivant de manière religieuse, la Réserve est en proie aux interdits qui rendent malheureuse l’humanité, par exemple la liberté sexuelle n’a pas cours ici. Bien évidemment, les gens de la Réserve ne sont pas représentés politiquement devant l’État mondial, en cela les sauvages sont mis à égalité avec les sujets du Brave New World puisque, eux non plus, ne pratiquent pas la politique par des paroles et des actes. L’on ne peut pas dire de la Réserve, avec ces humains de seconde zone, qu’elle vit dans un état de marginalité politique puisque rien ne la représente, elle est tout simplement néant politique, mise hors jeu des drames, actions sociaux et politiques.

Note de bas de page 3 :

 Vingt-cinq langues meurent chaque année. (Hagège, 2000 : 9).

Mise à l’écart des bienfaits de Prométhée, la Réserve est du même coup protégée de ses méfaits et l’on notera avec intérêt que la Réserve est aussi une réserve de langue ; l’on y parle des langues mortes dans l’autre monde. Le fait que la Réserve ait conservé les langues anciennes et des livres annoncent, du point de vue littéraire, philosophique, philologique et psychologique qu’elle constitue un réservoir de vie et de supplément d’âme. Face à l’univoque du meilleur des mondes (l’anglais), le babélisme possède la puissance d’une vertu et Huxley, longtemps avant C. Hagège, a entrevu le sombre destin des langues vivantes3.

Note de bas de page 4 :

 Orwell (4.01.1946). « We, by E.I. Zamyatin ». Tribune magazine. En ligne http://www.orwelltoday.com/weorwellreview.shtml, consulté le 1er mars 2014.

Note de bas de page 5 :

 Bradbury, 1953.

Si, eu égard aux critères philanthropiques du meilleur des mondes, la Réserve est misanthrope, c’est qu’elle refuse le progrès et n’a jamais fini de sacrifier aux anciens cultes responsables du sabotage du monde d’avant Ford qui institua l’ordre nouveau. La Réserve représente tous les dangers qui mettent en péril la vita sociali. Cette idée de réserve, de monde à part, n’est pas une invention de Huxley, on en trouve plusieurs formes chez Zamiatine (Nous autres, 1920), G. Orwell reprochera d’ailleurs plus tard à Huxley ses multiples emprunts à l’écrivain russe4. Les concepts de réserve, d’exil, d’exigüité sont des topoï des dystopies des XXe et XXIe siècles. L’idée de réserve ou de parc humain (donc l’idée d’une séparation misanthropique puisqu’elle empêche la circulation de la Kultur) est implicitement présente chez Zamiatine : « depuis la Guerre de Deux Cents ans, aucun d’entre nous n’a franchi le Mur Vert. » (Zamiatine, 1920 : 23), chez Bradbury où les intellectuels et les amateurs de livres sont contraints à l’exil5, chez I. Levin où les dissidents politiques, appelés les « incurables » vivraient « au sommet des montagnes. Dans des cavernes. » (Levin, 1970 : 6) On retrouve le thème de la Réserve chez W. Tevis avec la ville de Maugre dans Mockingbird (1980) et chez P. Bordage à partir du deuxième opus de ses uchronies « Ceux qui… » (Bordage, 2010 : 42). Mais quel est le dénominateur commun de tous ces exilés minoritaires et dystopiques ?

2. Des résidus de l’ancien monde

Note de bas de page 6 :

 « N’imaginez pas de faire de bons républicains tant que vous isolerez dans leurs familles les enfants qui ne doivent appartenir qu’à la république. En donnant là seulement à quelques individus la dose d’affection qu’ils doivent répartir sur tous leurs frères, ils adoptentinévitablementlespréjugéssouventdangereuxdecesindividus ; leurs opinions, leurs idées s’isolent, se particularisent et toutes les vertus d’un hommed’Étatleurdeviennentabsolumentimpossibles. » (Sade (1972), La Philosophie dans le boudoir (Les instituteurs immoraux), Paris, Éditions 10/18 (« Coll. Domaine français »), p. 193). Le communisme des enfants est aussi pratiqué chez Zamiatine : « Nous visitâmes une chambre dans laquelle se trouvaient des petits lits d’enfants (à l’époque, les enfants étaient également propriété privée) » (Nous autres, op. cit., p. 38).

Note de bas de page 7 :

 « On ne peut pas faire de tacots sans acier, et l’on ne peut pas faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux […] ; ils ne sont encombrés de nuls pères ni mères ; ils n’ont pas d’épouses, pas d’enfants, pas d’amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes » (Huxley, 1932 : 244-245).

Note de bas de page 8 :

 « Il faut réduire l’excédent annuel des naissances. Mais comment? Nous avons le choix entre la famine, les épidémies et la guerre d’une part, le malthusianisme d’autre part. La plupart d’entre nous choisiront cette dernière solution – et aussitôt nous nous trouvons devant un problème qui est un puzzle à la fois physiologique, médical, sociologique, psychologique et même théologique. » (Huxley, 1958 : 145).

Dans les dystopies, les minorités sont constituées par la majorité d’autrefois ; ainsi leur est reproché leur lien constant avec le passé et les Hommes d’avant, leurs communions culturelles et politiques avec les morts. Le privilège, le droit que les minorités dystopiques se sont donnés, c’est un dialogue incessant avec les Hommes du passé – « Il y a des moments où j’ai l’impression d’être une antiquité. » (Bradbury, 1953 : 53). Or les régimes totalitaires dystopiques, du passé, ne veulent pas ; là le passé n’a aucun avenir. Les communautés de la Réserve huxleyenne symbolisent l’ancien monde, le monde d’avant Ford et l’État mondial les ostracise notamment parce qu’elles n’ont pas abandonné les anciennes pratiques qui ont mené le monde à sa perte, c’est-à-dire à l’instabilité économique et politique : l’amour de la promenade, de la nature, des livres, le libéralisme, la peur de la mort, les pratiques endogamiques et vivipares qui confèrent un fondement biologique au concept de jalousie, d’exclusivisme sexuel et finalement de famille, etc.. L’idée de famille est politiquement irrationnelle ; commettre des enfants, chez Zamiatine et Huxley, relève d’une misanthropie infantile. En transformant les entrailles féminines, le cloaque en bocal de laboratoire, l’État hygiéniste de Huxley a rationnalisé la reproduction humaine pour tempérer le malheur humain et comme chez les Spartiates ou dans les rêves de Sade6, c’est l’État qui joue la nourrice, la mère de substitution et, pour un nouveau roman familial, garantit l’éducation des enfants (« la main qui fait osciller le berceau gouverne le monde »), l’éducation à la mort par exemple dans des hôpitaux qui font office de centre de conditionnement. La crainte de la mortalité étant annihilée, que reste-t-il de l’humanité ? Chasser la peur de la mort chez l’humain peut être considéré comme acte misanthrope tandis qu’avoir l’État pour père (comme chez Levin où le corps sociopolitique est appelée « La Famille » (Levin, 1970 : 8), c’est se faire fils du Léviathan et réactualiser de loin les parentés mythiques. Encore une fois, la Réserve de Sauvages ghettoïsée est mise au ban parce qu’elle a conservé la structure familiale et le mariage, phénomènes liés à la religion, à l’animalité, au babélisme et à la maladie ; les mères biologiques, chez Huxley, sont des figurations de l’archaïque. Si l’humain, au lieu de chômer au lit, reproduit l’humain, la nécessité mathématique veut qu’il y ait plus d’humains et l’équation misanthropique scande : plus d’humains = plus de mal. La misanthropie passive, spermicide, est un malthusianisme appliqué et, quitte à avoir besoin d’enfants, autant que ce soit l’État qui les fabrique parce que les familles, les lignées hautes-tensions, à elles-seules risquent, par atavisme, de produire des fissures politiques et des monstres sociaux7 : « tout ce qui grouille dans le fond, tout ce qui nous est resté de la barbarie des anciens » (Zamiatine, 1920 : 115). Le malthusianisme strict dont rêvait Huxley mais qui était impossible à mettre en place à l’échelle planétaire, l’auteur l’a réalisé dans son roman8. La famille est centre des difficultés de socialisation et objet de l’amertume du misanthrope. Le concept de famille est lié à celui de tragédie. Pour le misanthrope, le fils est à l’égal du père, les chiens ne font pas des chats ; comme chez les catholiques, le Fils vaut comme Doppelgänger : quand Freud rappelle que « nous sommes tous les descendants d’une longue lignée d’assassins » (cité par Piret, 2008 : 44), il affirme que pères et enfants aiment le sang et l’on pourrait pousser le commentaire plus loin en déclarant que les premiers nourrissent les seconds avec de la bouillie humaine. Tous, issus de la même arborescence, sont comme Minos, éjaculateurs de scorpions et de serpents. Et puis, les enfants qui portent en eux la violence des pères comme atavisme toujours réactualisé peuvent tuer leur père… Fils d’un casse-pied, Œdipe paricide et sauveur de Cité, ainsi que la grande armada des êtres humains ont leurs entrées dans le monde par le sexe de la femme : l’infanticide relève de la nécessité historique selon le misanthrope actif qui préjuge toujours de la valeur morale des Hommes à venir ; si les Hommes sont mauvais partout et depuis toujours, que cesse ce cirque ovarien ! La Réserve, par son syncrétisme, ses droits confessionnels et sa pluralité ethnoculturelle, est baroque, symbole de chaos, signe du mal comme l’était l’infini pour Aristote ; les minorités sont biologisées par un pouvoir biocratique qui en perçoit d’autant mieux les infirmités. La minorité, c’est la minorité familiale, c’est encore la minorité archaïsante, l’hérédité appréhendée comme tare ; la majorité dystopique, c’est celle qui ne doit plus rien aux parents, celle qui célèbre la mort de l’héritage des ancêtres – or la culture n’est jamais qu’un dialogue avec les morts : « La déréliction absolue n’est pas dans la conscience de la mort, mais dans l’éternel silence des morts, lorsqu’on est devenu sourd à leur murmure. » (Dumoulié, 2002 :52)

Mais pourquoi les individus des dystopies n’ont-ils pas le droit de se tourner vers le passé ? Pourquoi le peuple humain primitif (vivipare) tourné vers les Anciens est-il renvoyé dans le domaine de l’obscène dégoûtant ? Qu’y a-t-il de si dangereux dans le passé qu’il doive être oublié ? L’oubli d’une partie de l’être se justifie selon les pouvoirs dystopiques par la capacité du passé à créer de la mélancolie, du malheur. L’on peut résumer la dialectique entre passé et stabilité sociale ainsi : « si tu ne t’assimiles pas à l’actualité, au présent du progrès, tu ne seras pas heureux et si tu n’es pas heureux, nous ne le serons pas non plus ». La haine du passé est la condition sine qua non du bonheur individuel lui-même lié au bonheur collectif appréhendé comme Souverain Bien : la proposition vaut pour Zamiatine, Huxley, Bradbury, Levin, Tevis. L’on pourrait encore résumer ainsi : aujourd’hui les gens veulent être heureux et l’État doit leur en donner les moyens. L’identité misologique veut briser les identités culturelles car ces dernières ne conduisent pas au bonheur ; la misologie est une idéologie du bonheur. Qu’elles le veuillent ou non, les minorités dystopiques sont des minorités malheureuses qui, par leur malheur même, mettent en danger les fondements de l’État ; l’anxiété sociale influe sur la stabilité sociale. Dans ce cadre, le lecteur assiste à l’instrumentalisation politique des minorités qui empêcheraient, par leurs différences psychologiques, le Souverain Bien du bonheur collectif. L’intérêt supérieur de l’humanité exige le bonheur de tous ses membres. Au début du roman, Montag appartient à la masse des imbéciles heureux, il a toujours aux lèvres un sourire caractéristique qui ne le quitte jamais (Bradbury, 1953 : 22). Tous les héros dystopiques sont des héros malheureux : Clarisse est contrainte à la psychanalyse (Bradbury : 44), « Il [Guy Montag] n’était pas heureux. Il n’était pas heureux. Il se répétait ces mots. Ils résumaient parfaitement la situation. Il portait son bonheur comme un masque… » (Bradbury : 31). C’est par cette prise de conscience, ce réveil philosophique que Montag glisse de la majorité vers la minorité, du pouvoir au contre-pouvoir.

Les nouveaux ordres mondiaux dystopiques veulent aller vers toujours plus de majorité, rêvent de former un peuple sans minorité, travaillent à un monde de l’indifférencié mais, le malheur des uns faisant le malheur des autres, la symbiose entre sujet heureux et sujet malheureux est impossible. Quel moyen les États, pour le coup utopiques et dystopiques dans le même temps, ont-ils adopté pour rendre leurs sujets heureux ? Comment rendre miscible ce qui ne veut pas l’être ? Par l’interdiction des livres et, à travers elle, par la haine de la Kultur toute entière, haine intégrée dans les cours d’instruction civique hypnopédique : le multiculturalisme réduit à la monomisologie institutionnelle, à la bêtise animale comme superstructure d’une époque. Le point commun des particuliers constituant la majorité sera d’abord leur propre pauvreté intellectuelle ; la préférence du même et de l’intranéité pour éviter les antagonismes se joue dans la servitude intellectuelle plus ou moins volontaire. Dans Brave New World, dès le chapitre 2, le lecteur apprend que les bébés de huit mois sont conditionnés à haïr les livres, des infirmières laissent les enfants s’approcher de livres disposés là pour eux et quand ces derniers sont attrapés par les petites mains, sirènes et alarmes violentes mettent les enfants dans un état de terreur qui leur font lâcher les ouvrages. Pour être sûr que les enfants craindront bien les livres, on électrocute le plancher pour les tenir à distance du « danger » (Huxley, 1932 : 37-40). Le même procédé est utilisé pour séparer les civilisés des sauvages. Bruits et électrocutions complètent les leçons hypnopédiques :

« Les livres et les bruits intenses, les fleurs et les secousses électriques, déjà, dans l’esprit de l’enfant, ces couples étaient liés de façon compromettante ; et, au bout de deux cents répétitions de la même leçon ou d’une autre semblable, ils seraient mariés indissolublement. Ce que l’homme a uni, la nature est impuissante à le séparer.
Ils grandiront avec ce que les psychologues appelaient une haine « instinctive » des livres et des fleurs. Des réflexes inaltérablement conditionnés. Ils seront à l’abri des livres et de la botanique pendant toute leur vie. » (Huxley : 40).

Si les livres sont bannis, c’est que la lecture est une activité solitaire or le temps du particulier doit être réservé à la communauté. Qui plus est, la lecture risque de dé-conformiser, de déconditionner ce que l’hypnopédie a conditionné. Notons que les enfants sont conditionnés à haïr les fleurs et la nature parce que l’amour des fleurs et de la nature ne coûtent rien. De facto, tous les livres semblent avoir disparu du meilleur des mondes ; s’il en restait, ils seraient nécessairement vieux. De vieux livres aussi il est question dans Fahrenheit 451 de Bradbury ; s’ils sont interdits, c’est qu’en eux se cachent tragédies et ferments de révolutions. Comment la consécration de la misologie s’est-elle produite dans le monde de Montag ? Comment la diversité culturelle entre-t-elle en conflagration avec le droit à la libre création ? :

« À présent, prenons les minorités dans notre civilisation, d’accord ? Plus la population est grande, plus les minorités sont nombreuses. N’allons surtout pas marcher sur les pieds des amis des chiens, amis des chats, docteurs, avocats, commerçants, patrons, mormons, baptistes, unitariens, Chinois de la seconde génération, Suédois, Italiens, Allemands, Texans, habitants de Brooklyn, Irlandais, natifs de l’Oregon ou de Mexico. Les personnages de tel livre, telle dramatique, telle série télévisée n’entretiennent aucune ressemblance intentionnelle avec des peintres, cartographes, mécaniciens existants. Plus vaste est le marché, Montag, moins vous tenez aux controverses, souvenez-vous de ça ! Souvenez-vous de toutes les minorités, aussi minimes soient-elles, qui doivent garder le nombril propre. Auteurs pleins de pensées mauvaises, bloquez vos machines à écrire. Ils l’ont fait. Les magazines sont devenus un aimable salmigondis de tapioca à la vanille. Les livres, à en croire ces fichus snobs de critiques, n’étaient que de l’eau de vaisselle. Pas étonnant que les livres aient cessé de se vendre, disaient-ils. Mais le public, sachant ce qu’il voulait, tout à la joie de virevolter, a laissé survivre les bandes dessinées. Et les revues érotiques en trois dimensions, naturellement. Et voilà, Montag. Tout ça n’est pas venu d’en haut. Il n’y a pas eu de décret, de déclaration, de censure au départ, non ! La technologie, l’exploitation de la masse, la pression des minorités, et le tour était joué, Dieu merci. Aujourd’hui, grâce à eux, vous pouvez vivre constamment dans le bonheur, vous avez le droit de lire des bandes dessinées, les bonnes vieilles confessions ou les revues économiques. » (Bradbury 1953 : 12).

Cette longue tirade sort de la bouche de Beatty, chef des pompiers et supérieur du héros Guy Montag. Comment la culture minoritaire met-elle en danger l’espace social ? Quand les revendications identitaires deviennent-elles misologues ? N’est-ce pas le propre des revendications identitaires que d’être misologues ? La dialectique État/minorités est plus flagrante chez Bradbury que chez Huxley, car ce dernier a réglé le problème des minorités, du moins le croit-il. Chez Bradbury, l’État reproche aux minorités leurs particularismes, leurs revendications politiques, leurs quêtes d’honneurs, toutes demandes que l’État a expédiées par la misologie dont le point focal est la haine des livres et les autodafés, la censure absolue, la mise à l’index, l’aspiration de la galaxie Gutenberg dans le trou noir politico-misologique ; le feu de Prométhée et de l’ « igniteur » (Bradbury,1953 : 21) est invoqué contre l’ethnicité. Certes la chute des livres est polygénétique (« technologie, l’exploitation de la masse ») mais c’est sur les minorités que Beatty insiste le plus lourdement. Les minorités sont accusées de la désintégration culturelle, de la mort de la Kultur et, per consequens du tarissement de la Bildung. L’on ne peut pas être plus clair : les minorités, le « culte de la diversité » (Fourest, 2009 :9) sont activement misanthropes parce qu’elles sont directement responsables du massacre de la culture à l’ère post-moderne. Le melting-pot, le cosmopolitisme, le surinvestissement affectif de ses propres origines sont mortifères en matière d’imprimés et de liberté d’opinion, de conscience, d’expression, de liberté culturelle. Grande est ici la tentation de faire lien entre cet extrait et nos propres problèmes interculturels en ce début du XXIe siècle. La culture, la mettra-t-on à la question ? Est-elle hallal ? Définir la misanthropie comme frein à la culture fait ranger l’incendie de la bibliothèque de Sarajevo par les Serbes (août 1992) ou la destruction des Bouddhas de Bâmyân par les talibans (mars 2001) dans les actes misanthropes. Chez Bradbury, ce sont les mille voix des minorités, à travers leurs protestations politiques, qui ont conduit le monde à déclarer le livre ennemi public numéro un ; ce sont les minorités qui empêchent de penser, d’écrire et de créer, qui nous coupent de l’Autre du livre ; par elle, la lecture est devenue un acte terroriste, lire une faute sociale.

Note de bas de page 9 :

 Bradbury, 1953 : 33-36 pour l’intoxication de Mildred et pour la mort de Beatty, p. 162.

En même temps, les minorités, en contribuant grandement à l’édulcoloration, à l’érosion puis finalement à la disparition du livre dans un grand mouvement entropique et lobbyiste, ont permis, outre une homogénéisation partisane de la société, l’instauration d’un plus grand bonheur collectif car, comme le rappelle des amies de Mildred, l’épouse de Guy Montag : « poésie égale larmes, poésie égale suicide, pleurs et gémissements, sentiments pénibles, poésie égale souffrance ; toute cette sentimentalité écœurante ! » (Bradbury, 1953 : 137). Dans le grand œuvre de Bradbury, la mélancolie, comme chez Huxley, est l’ennemie publique numéro un, elle fait tourner de l’œil ses contempteurs. La poésie révèle la maladie de l’esprit : le misanthrope Chamfort au suicide raté et Nerval et Gary… Et Zweig, et Primo Levi… Tous suicidés. Néanmoins, la misologue féminine fait fausse route : l’on trouve des suicidés aussi chez les paralysés de l’intellect ; d’ailleurs, Mildred, l’épouse de Montag manquera de mourir par prise immodérée de médicament et Beatty se laissera tuer par Montag9.

Le livre doit être sacrifié car il ressemble aux Hommes de la Cité ; une violence qui n’est pas donnée au monde, qui n’y circule pas, une violence qui ne peut s’épuiser momentanément hors soi est une violence qui risque de se déverser sur la communauté. (Girard, 1972) Et personne ne demandera vengeance pour la mort des livres ; physiquement, biologiquement, ils ne sont pas humains. Le livre est sacré en matière de religion et de misologie ; en tant que chose, il ne peut se venger :

« Une cascade de livres s’abattit sur Montag tandis qu’il gravissait, parcouru de frissons, l’escalier en pente raide. Quelle plaie ! Jusque-là, ça n’avait jamais été plus compliqué que de moucher une chandelle. La police arrivait d’abord, bâillonnait la victime au ruban adhésif et l’embarquait pieds et poings liés dans ses coccinelles étincelantes, de sorte qu’en arrivant on trouvait une maison vide. On ne faisait de mal à personne, on ne faisait du mal qu’aux choses. Et comme on ne pouvait pas vraiment faire du mal aux choses, comme les choses ne sentent rien, ne poussent ni cris ni gémissements, contrairement à cette femme qui risquait de se mettre à hurler et à se plaindre, rien ne venait tourmenter votre conscience par la suite. Ce n’était que du nettoyage. Du gardiennage, pour l’essentiel. Chaque chose à sa place. Par ici le pétrole ! Qui a une allumette ? » (Bradbury, 1953 : 61)

Ce qui laisse encore à penser que le livre possède une fonction sacrificielle, c’est que Montag lui-même parle à la suite de cet extrait de « rituel » (Bradbury : 61).

Le paradoxe est que les deux ouvrages, celui de Huxley et celui de Bradbury, présentent des mondes hypertechnicistes mais misologues, anti-prométhéens, rationnels et pragmatiques économiquement et politiquement parlant mais dénués de toute conscience philosophique de l’amour, de la mort, de la politique, de l’art, etc..

Conclusion

Pour qui cherche trace de la misanthropie hors le théâtre, « misanthrope » a ses équivalents dans le texte romanesque : « ennemi du genre humain », « noir ennemi du monde », « le boiteux », « l’antéchrist », « l’hérétique », « détesteur de civilisation », « pessimiste », etc. ; tout ce vocabulaire ouvre des voies, par lui l’on peut faire entrer dans un corpus sur la misanthropie hors le théâtre des auteurs, des œuvres qui n’emploient pourtant pas le mot grec passé – héritage – en français : misanthrope.Qu’importe que le misanthrope n’avoue pas sa misanthropie avec le mot même quand il la dit autrement, par d’autres signes, ses mœurs par exemple ou ses affronts ? :

« - Ainsi donc, vous n’aimez guère la civilisation, monsieur le Sauvage, dit-il [Mustapha Mond].
Le Sauvage le regarda. Il était venu disposé à mentir, à faire le fanfaron, à se cantonner dans une réserve sombre ; mais rassuré par l’intelligence bienveillante du visage de l’Administrateur, il résolut de dire la vérité, en toute franchise. « Non. » » (Huxley, 1932 : 242).

Le sauvage John est un ennemi de la civilisation parce que la civilisation « inventée » par le fordisme déteste Shakespeare. Le Meilleur des mondes est une version gaie, libertine, on est presque tenté de dire solaire de 1984 et de Fahrenheit 451. La haine se dit en plusieurs sens, elle se transfigure quand elle passe d’un corps à un autre, fusse-t-il de papier. De toutes ces considérations, il appert que si nous sommes tous plus ou moins sensibles à Thanatos en tous et en chacun, la misanthropie est un des modes de la haine, une haine bien particulière, concentrée sur la question de la culture de l’Homme, Homme auquel elle attribue une nature. Le mal chez les Hommes, dans la pensée misanthrope, n’est ni axiomatique ni un accident de l’histoire, il épouse l’être de l’Homme. Les charges de la haine contre l’humanité prennent trois formes : 1) les pensées de haine (les projets de haine, l’imaginaire de la haine), 2) les paroles de haine (malédictions, imprécations, calomnies, injures, grossièretés…), 3) les actes haineux (frapper, mordre, violer, etc.). Ces trois déterminations doivent être prises en compte pour penser les liens entre majorité et minorité à travers le prisme de la misanthropie.

Ces quelques réflexions voulaient, suivant l’axe proposé par Pierre Macherey (1990), « prendre la littérature au sérieux », c’est-à-dire reconnaître en elle le pouvoir philosophique d’être un outil indispensable pour penser, au sein des Cultural Studies, le politique, et en l’occurrence l’archiproblème contemporain des minorités, « minorité » étant toujours plus un problème politique qu’une catégorie numérique. La minorité a été ici pensée plus en tant qu’altérité culturelle (dimension qualitative) qu’en tant que chiffre démographique (dimension quantitative). Prendre la littérature au sérieux est un exercice d’autant plus périlleux quand on s’appuie sur un corpus que l’Histoire Universitaire range dans les « littératures mineures ». Huxley est un auteur difficile à lire car il donne l’impression de dénoncer ce qu’il défend. Brave New World est le cri d’un émerveillement expérimentant la tragédie de la désillusion, c’est John qui appelle ce meilleur des mondes « Brave new world » ; par ce baptême, il goûtera, devant l’ethnodifférentialisme (en tant que fait et non pas en tant que théorie) aboli, l’erreur des mots qui ne collent pas à la réalité. Le monde des Hommes n’est jamais merveilleux. L’originalité de Bradbury est de rendre littérairement une vérité historique : les intellectuels ne constituent qu’une minorité sur la planète. Dans une perspective misanthropique, cette étude montre que la vie humaine n’aurait de sens qu’en société, sur ce point minorité et majorité sont d’accord et confortent Aristote dans sa proposition « L’Homme est un animal politique » (Aristote, 1993 :92-93). Que ce soit dans la majorité ou la minorité, le groupe a toujours plus de valeur que l’individu. L’inflation politique, dans les dystopies, annoncent les lendemains incertains de la culture, ses mésaventures dans l’avenir – et, comme par suite logique, l’entropie politique sans le meurtre de masse, sans le génocide. L’Histoire des classes dominées n’en finit pas.

Note de bas de page 10 :

 « Ce fléau bien caractéristique du XXe siècle, la schizophrénie. » (Huxley, 1954 : 15).

Note de bas de page 11 :

 « Toute civilisation qui, soit dans l’intérêt de l’efficacité, soit au nom de quelque dogme politique ou religieux, essaie de standardiser l’individu humain, commet un crime contre la nature biologique de l’homme. » (Huxley, 1958 : 32). Le thème de l’uniformisation totale de la majorité, Huxley le tient certainement de Zamiatine : « Tous les matins, avec une exactitude de machines, à la même heure et à la même minute, nous, des millions, nous nous levons comme un seul numéro. À la même heure et à la même minute, nous, des millions à la fois, nous commençons notre travail et le finissons avec le même ensemble. Fondus en un seul corps aux millions de mains, nous portons la cuiller à la bouche à la seconde fixée par les Tables ; tous, au même instant, nous allons nous promener, nous nous rendons à l’auditorium, à la salle des exercices de Taylor, nous nous abandonnons au sommeil… » (Zamiatine, 1920 : 25).

Je souhaiterais prolonger cette étude par quelques réflexions plus prospectives : dystopiquement parlant, l’égalité n’est possible que dans une société qui a renoncé à la politique ; l’égalisation des sexes, des professions, des esprits se jouent dans l’infrapolitique. La réalité sociale (Helmholtz, Lenina) fait mentir ce que la tyrannie de la majorité pense d’elle-même, à savoir qu’elle est soudée sans faille. Le minoritaire renforce l’image identitaire que la majorité se fait d’elle-même dans un mouvement descendant et sub-structurant : la majorité se pense elle-même à travers ses minorités. Comment aller par delà le dominant et le dominé ? Observateur, Huxley voyait qu’il assistait à une recrudescence, à une véritable épidémie de maladies mentales en Occident10. Dans son approche des problèmes médicaux et psychiatriques, Huxley parle en philosophe et par aporie quand il prétend que les gens normaux sont les plus… anormaux : trop bien adaptée à sa niche écologique, tranquille politiquement, la personne bien intégrée accepte les anormalités (sur le plan des rapports sociaux par exemple) qui font ces vivariums maléfiques, les sociétés ; la personne la mieux adaptée est celle qui est la moins révolutionnaire parce qu’elle s’accommode de tout, même de l’infâme (Huxley, 1958 : 31-32) : le normal, politiquement, est le pathologique. Vu sous cet angle, l’antisocial et minoritaire Bernard Marx, aussi viles soient ses envies de reconnaissance sociale et John, si réactionnaire soit-il, font bien figure de héros puisque ces irrités expressifs luttent plus ou moins contre les modèles politiques établis et revendiquent la liberté contre l’uniformisation biopolitique11. Appartenir à une minorité, aller seul même, ne se revendiquer d’aucun groupe serait un gage de santé intellectuelle et politique.