La condition minoritaire corse ou la manipulation politique du paradigme de la minorité

Liza TERRAZZONI 

https://doi.org/10.25965/dire.402

Si le phénomène minoritaire corse recouvre, à partir des années 1970 surtout, une traduction politique, dont les mouvements nationalistes locaux sont l’une des manifestations, il n’y est pourtant pas réductible. Il recouvre, en effet, également des traductions sociales qui se manifestent dans des rapports sociaux et qui renvoient à une politisation diffuse de la société et notamment des espaces intellectuel et culturel.

A partir de matériaux recueillis dans le cadre d’un doctorat (Terrazzoni, 2010), cet article décrit quelques-unes des formes du phénomène minoritaire corse, parmi lesquelles celle du sentiment, et met en évidence les ressorts de sa diffusion. Il s’intéresse ensuite aux potentialités oppressives (Balibar, [1988] 1997) contenues dans la manipulation politique du « paradigme de la minorité » autour des idées d’infériorisation et de disparition du peuple corse, opérée par certains nationalistes.

If the minority phenomenon covers political dimensions, from 1970s especially, the local nationalist movements of which are one of the demonstrations, it covers social dimensions too, which are appeared in social relations. Politicization of society, including intellectual and cultural spaces, is one of the explanations that this article would show. From material collected during a PhD, we would describe some forms of Corsican minority phenomenon, including that of feeling, and highlight the springs of its distribution in the island which is particularly linked to the omnipresence of politics. Second, we would show the oppressive potential contained in the political manipulation by some nationalists of the "paradigm of the minority" around the ideas of inferiority and disappearance of the Corsican people.

Sommaire

Texte intégral

Le phénomène minoritaire est aujourd’hui un cadre d’interprétation couramment mobilisé par une partie des Corses pour se situer au sein d’un ensemble politique et culturel plus vaste et pour se différencier dans les interactions avec d’autres tandis que le sentiment minoritaire traverse un certain nombre de leurs discours. S’il recouvre une traduction politique, à partir des années 1970 surtout, dont les mouvements nationalistes locaux sont l’une des manifestations, il n’y est pourtant pas réductible. Il recouvre en effet également des traductions sociales qui se manifestent dans des rapports sociaux et qui renvoient à une politisation diffuse de la société et notamment des espaces intellectuel et culturel. Il prend la forme de revendications qui associent contestations culturelles mais également socio-économiques, deux faces du phénomène minoritaire qu’il est parfois difficile de distinguer.

A partir des matériaux recueillis dans le cadre d’un doctorat (Terrazzoni, 2010), cet article voudrait décrire quelques-unes des formes du phénomène minoritaire corse, parmi lesquelles celle du sentiment, et mettre en évidence les ressorts de sa diffusion dans l’île en s’intéressant notamment à la politisation de la société corse.

Celle-ci recouvre deux formes. D’une part, l’omniprésence de discours émanant de divers types d’acteurs (individus, associations, journalistes, artistes, intellectuels, etc.) qui prennent position sur des questions liées à l’intérêt collectif, autrement dit qui engagent et obligent tout un groupe (Rivière, 2000). D’autre part, à la présence d’acteurs politiques nationalistes, qui unissent leurs efforts en vue de participer au pouvoir, selon la définition que Max Weber donne du politique (Weber, [1919] 2001 : 32).

Les mouvements nationalistes, en tant qu’agents de défense des « particularités » et de dénonciation des « dépendances » vis-à-vis de l’espace national, deux caractéristiques du phénomène minoritaire (Guillaumin, 2002), se sont d’abord faits les porte-parole de l’ethnicité (Barth, 2008) corse et de la condition minoritaire qui y était liée. Le deuxième temps de cet article mettra en évidence les potentialités oppressives (Balibar, [1988] 1997) contenues dans la manipulation politique du « paradigme de la minorité » autour des idées d’infériorisation et de disparition du peuple corse, opérée par la suite par certains nationalistes.

Formes et définitions du phénomène minoritaire corse

Cadre historique

La Corse est une région définitivement rattachée à la France en 1796 après avoir été administrée par Pises (1077-1347), Gênes (1347-1453), l’Office de Saint-Georges (1453-1553), puis avoir connu une occupation française (1553-1559) et un retour à Gênes (jusqu’en 1729) avant de se constituer en Etat national dont Pascal Paoli fut le Général (1755-1768). Si l’île est déclarée partie intégrante de l’Empire français à l’Assemblée nationale par le décret du 30 novembre 1789, les partisans de Pascal Paoli continuent de conduire des révoltes dont le Royaume anglo-corse (1794-1796) sera la dernière incarnation.

Note de bas de page 1 :

 Cette définition renvoie à celle de la minorité nationale de Kymlicka (2000) qui définit les minorités nationales comme « des groupes qui constituent des sociétés complètes et fonctionnelles situées sur leur terre d’origine avant d’être intégrées à un Etat plus important » et utilisée par Le Coadic (2004).

A la fin du 19ème siècle, les premières mises en évidence d’un particularisme corse voient le jour à travers la création de multiples outils culturels qui se donnent la connaissance de la Corse comme cadre et objet. Des revues culturelles spécifiquement corses telles que La Ruche ou L’Echo de la Corse naissent en 1872, tandis qu’en 1880, la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse est fondée. Dans un contexte social ou le thème de l’abandon de l’île par l’Etat français commence à se développer dans les hebdomadaires locaux (Pellegrinetti, 2003), le premier périodique en langue corse, A Tramuntana, parait en 1896. Il dénonce la situation politique et économique de l’île au sein de la France et marque la naissance d’un combat contre la République en même temps que celle de l’affirmation de la langue corse comme attribut spécifique identitaire du peuple corse (Pellegrinetti, 2003). Après la première guerre mondiale, la question minoritaire corse commence à être politisée, comme l’illustrent les parutions de A Cispra (1914), manifeste autonomiste qui revendique la nécessité de repenser les relations entre la région et l’Etat français pour aller vers l’autonomie politique, et de la revue régionaliste A Muvra (1920) qui défend la « race corse » et également l’autonomie politique. Le Partitu Corsu d’Azzione (PCA – Parti Corse d’Action) est fondé en 1923, probablement en écho à la constitution du Parti Autonomiste Sarde en 1922, et adhère, dès 1927, au Comité central des minorités nationales de France. La seconde guerre met entre parenthèses l’évolution de ces mouvements et revendications qui ne réapparaitront qu’à partir de la fin des années 1950. Ce sont là les premières expressions du phénomène minoritaire corse comme phénomène qui renvoie à la revendication, par un groupe, d’une existence historique, avec des formes culturelles, politiques et sociales spécifiques, préexistantes à l’intégration au sein d’un Etat plus vaste qui l’a absorbé (Kymlicka et Mesure, 20001) voir « laminé » pour reprendre les termes de Michel Wieviorka (2005).

Dans les années 1960, la Corse est le théâtre d’un « ethnic revival » à l’instar d’autres groupes en France et dans le monde (Smith, 1981), qui s’accompagne d’une dénonciation de sa condition minoritaire alimentée par une perception des pouvoirs publics comme colonisateurs, ainsi que le climat national et international invite à le faire. Ces années sont, en effet, marquées par la conférence de Bandung (1955) qui condamne la colonisation et l’impérialisme ainsi que par les premières décolonisations. Dès le début des années 1960, l’expression de « colonialisme » pour qualifier l’intervention de l’État dans certaines régions françaises est utilisée par exemple par le Comité Occitan d’Études et d’Action (Bernabéu-Casanova, 1997) alors que Michel Rocard parle, lors de la rencontre socialiste du 30 avril et 1er mai 1966, de « décoloniser la province », tandis que dans les années 1970, les réflexions sur l’Occitanie continuent de se poser en termes de « colonisés de l’intérieur » (Jouve, 1977). C’est dans ce contexte que le Front Régionaliste Corse (FRC) et l’Action Régionaliste Corse (ARC) sont fondés en 1966 et 1967. Les années 1970, sur lesquelles je reviendrai plus longuement par la suite, voient l’avènement de mouvements nationalistes forts, notamment avec la création, en 1976, de l’organisation politico-militaire du Front de Libération Nationale de la Corse (FLNC) alors que les années 1980 voient l’instauration du nationalisme comme force politique institutionnellement visible puisqu’alors que la région devient une collectivité territoriale de plein exercice en 1982, les insulaires élisent les premiers conseillers régionaux et donnent 12 % des sièges aux nationalistes.

Ces manifestations du phénomène minoritaire revêtent à la fois des aspects culturels, à travers la valorisationd’une spécificité culturelle et notamment d’une langue, des aspects sociaux, puisqu’il s’agit de contester une situation socio-économique de dépendance, et des aspects politiques puisqu’émergent des revendications qui ont pour objet de négocier une redistribution des pouvoirs avec l’Etat absorbeur. Ces différentes manifestations ont, depuis la fin du 19e siècle, pour point commun de partir du constat que le groupe corse est en situation « de domination, de dépendance, d’exclusion » (Simon, 1995) et de « particularité » (Guillaumin 1972 2002), éléments définitionnels des situations minoritaires. Ici, minorité numérique et minorité sociologique se distinguent puisque ce n’est en effet pas le nombre mais la forme des rapports entre les groupes qui déterminent si l’un d’eux est minoritaire. Des réalités aussi diverses que les femmes, les homosexuels, les Noirs, les Juifs, les immigrés, les Corses ou les Bretons peuvent être qualifiés de minorités, sans pour autant que la nature de la domination dont ces groupes sont l’objet soit comparable (Simon, 2006). Retenons que c’est le sentiment de subordination, culturel, économique et/ou politique, et dont les formes sont plus ou moins violentes selon les groupes, qui est caractéristique du phénomène et qu’il se construit dans une relation à deux termes ou interactionniste (Barth [1969] 2008 ; Juteau, 1999 ; Weber, [1992] 1995), celle-là même qui met en jeu un minoritaire et un majoritaire (Guillaumin, [1972] 2002).

Les manifestations actuelles du sentiment minoritaire

J’ai observé qu’au niveau individuel l’une des traductions du phénomène minoritaire s’incarnait dans le sentiment minoritaire qui traversait, de manière assez courante, les discours d’une partie des interviewés, indépendamment de leur appartenance sociale et politique. L’expression de ce sentiment s’inscrit dans deux logiques qui se mêlent au niveau empirique mais qu’il convient pourtant de différencier au niveau analytique. Première logique, le sentiment minoritaire recouvre quasiment une dimension politique et épouse les arguments développés par les mouvements nationalistes. J’insiste sur le quasiment parce qu’il renvoie à l’existence d’une sensibilité assez bien partagée au sein des insulaires envers les thématiques développées par les mouvements politiques nationalistes (Luciani, 1995 ; Terrazzoni, 2010) parmi lesquelles celle de la minorisation. La deuxième logique est celle de la formulation d’un sentiment minoritaire par des individus qui, par ailleurs, n’expriment aucune sympathie pour ces mouvements, voire y sont opposés. Les arguments sont souvent similaires mais diffèrent dans le sens où l’intensité de la domination est vécue autrement et interprétée en dehors du cadre politique.

Note de bas de page 2 :

 « We may define a minority as a group or people who, because of their physical or cultural characteristics, are singled out from the others in the society in which they live for differential and unequal treatment, and who therefore regard themselves as objects of collective discrimination», (Wirth ([1946] 2007 : 347).

Ce qui revient comme un leitmotiv dans les entretiens, c’est bien le fait d’appartenir à un groupe doublement distinct, d’abord parce qu’il est formé de gens qui se pensent et sont pensés par les autres comme membres d’un groupe particulier, ensuite parce que ce groupe pense être mal traité socialement par la majorité (incarnée ici par l’Etat français) en raison de son appartenance culturelle. Je qualifie ce sentiment de minoritaire parce qu’il s’inscrit dans la définition que Louis Wirth donne des groupes minoritaires : ceux qui, en raison de leurs caractéristiques culturelles ou physiques, sont traités différemment ou de manière inégalitaire ou se pensent comme l’objet d’une discrimination collective2. Injustice sociale et négation des particularismes sont les deux termes principaux autour desquels s’articulent le sentiment d’être un objet de la domination et du traitement discriminatoire de la part du majoritaire.

Note de bas de page 3 :

 Information issue d’un entretien réalisé en 2006 avec un conseiller à l’Assemblée de Corse.

Note de bas de page 4 :

C’est, semble-t-il, lié au fait que la politique régionale de l’État français a été infléchie lors du passage de la IVe à la Ve République et, de ce fait, les crédits des sociétés d’économie mixte qui devaient servir à financer ces opérations considérablement réduits.

Note de bas de page 5 :

Entretien réalisé en 2006 avec François, 62 ans.

Note de bas de page 6 :

Entretien réalisé en 2006 avec Marina, 22 ans.

Le premier terme renvoie aux injustices liées à la mise en œuvre de la justice étatique envers les Corses et au déploiement de la police dans l’île. Le traitement judiciaire des affaires dans lesquelles sont impliquées des Corses est perçu comme une discrimination au sein de laquelle être Corse devient un vecteur d’application sévère de la justice, voire d’acharnement judiciaire et de procédures au cours desquelles les droits les plus élémentaires ne sont pas respectés. L’affaire Yvan Colonna, condamné pour l’assassinat du préfet Erignac, est souvent présentée comme une illustration de cette application spécifique de la justice (par exemple, Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur, n’avait pas, à l’arrestation de Colonna, respecté la présomption d’innocence). Au cours des périodes où se tiennent des procès de ce type, les mouvements nationalistes accueillent d’ailleurs plus de nouveaux militants qu’à l’accoutumée3 ce qui montre qu’au sein du phénomène minoritaire, les frontières entre conscience sociale et engagement politique sont poreuses et viennent s’alimenter l’un et l’autre. Dans les villes, la présence visible de la police, dont les camions de CRS qui patrouillent de jour comme de nuit, est également présentée comme le signe d’un traitement spécifique. Le sentiment d’injustice ne se déploie cependant pas seulement autour d’une perception de l’application discriminatoire de la justice étatique mais également autour des injustices sociales que la figure des « privilégiés » vient incarner et dont les Rapatriés Pieds-Noirs d’abord, les Français Continentaux ensuite, sont des personnifications. Ces derniers sont en effet perçus comme les signes du traitement socialement inégalitaire dont les Corses sont victimes sur le territoire insulaire. En 1957, l’Etat met en place un Programme d’Action Régional dont l’un des objectifs est de développer l’agriculture. Pour des questions politiques et financières4, le Ministère des Rapatriés participe à hauteur de 20 millions de francs en échange de quoi 75 % des lots sont réservés à l’installation de sa population (Dottelonde, 1987). Outre que ce dernier fait est venu alimenter un sentiment de dépossession du territoire, il voit se manifester celui d’iniquité, comme l’évoque cet interviewé5 : « quand après la guerre d’Algérie, il a fallu faire rentrer les Français d’Algérie, ils sont rentrés un peu de partout mais surtout en Corse, où ils ont eu des aides… […] En les aidant on a montré qu’en fait on pouvait aider les agriculteurs corses. Et chaque fois aux agriculteurs corses […] on leur disait ‘mais ici on peut rien faire, ce que vous produisez ici ça coûte plus cher que ce qu’on va acheter sur le Continent’. On disait ça, sauf que quand les Pieds-noirs sont arrivés on leur a ouvert les vannes, je dis bien ouvert les vannes. » Cette partie de l’histoire « a donné ce goût amer de l’injustice » à cet interviewé. Ce sentiment est plus fort, sans doute parce que plus actuel, à l’égard des Continentaux à qui il est souvent reproché d’acquérir des biens sociaux, qualifiés de privilèges, qui devraient d’abord revenir aux Corses, ou de bénéficier d’un traitement préférentiel, comme me l’a fait sentir cette jeune femme de 22 ans qui attendait d’être engagée en contrat à durée indéterminée : « Ça m’énerve. Si ça se trouve ils vont le garder. Alors que moi, je suis en CDD [Contrat à Durée Déterminée]. Ça m’énerve, c’est un Pinzuttu [un français du Continent], on leur donne tout et nous rien6. »

Le second terme du sentiment minoritaire est celui de la négation des particularismes et il renvoie à une domination culturelle qui prend la forme d’une dépossession. Elle se manifeste par exemple, selon certains enquêtés, au cours de l’apprentissage scolaire où les écoliers apprennent « l’histoire de France et à aucun moment… La conquête de la Corse n’est évoquée ». Comme le rappelle la même interviewée : « pour nous, tout ce qui s’est passé avant qu’on soit Français, on ne l’apprend pas ». La dépossession d’une histoire qui préexistait à l’absorption au sein d’un ensemble plus vaste est interprétée comme une négation des Corses en tant que Corses, membres d’un groupe culturel particulier. L’Homme corse devient alors un Homme sans histoire. La majorité est ici dotée du pouvoir de nier la minorité dans ses particularismes. L’exemple selon lequel les Corses ont été privés de parler leur langue, à l’école, sous peine de sanctions (par ailleurs comme dans toutes les régions françaises dont la Bretagne) est régulièrement mis en avant comme le signe de cette dépossession. Mais c’est dans la question de l’insularité que la négation des particularismes trouve l’une de ses principales traductions. Dans la majorité des entretiens, l’insularité est présentée, souvent au moins au cours des cinq premières minutes, comme un particularisme fort. L’interlocuteur formule alors une phrase du type « il ne faut pas oublier qu’ici c’est une île », comme pour m’avertir de la teneur spécifique du groupe dont nous allons parler. L’insularité apparaît à ce titre comme un argument qui permet de poser d’emblée, dans la situation d’interaction, une distinction qui fait spécificité de manière indiscutable, puisqu’il est en effet impossible de remettre en cause le caractère géographique de l’île. L’insularité, et ce n’est pas sans lien, a par ailleurs été très probablement l’un des aspects dont les effets ont été le plus régulièrement niés dans la rhétorique républicaine à l’adresse de la Corse (Fabiani, 2001).

Enfin, je soulignerai l’une des implications du sentiment de négation culturelle qui réside dans l’expression fréquente des préoccupations liées à la situation démographique de la Corse. Avec un solde naturel qui s’équilibre à peine depuis 1975, l’accroissement de la population est en effet lié au solde migratoire (migrations interrégionales et internationales) tandis que la secondarisation résidentielle est un phénomène en pleine croissance. Au cours des interviews, il arrive, même chez ceux qui affichent un attachement profond à la France et à la République, que la situation démographique soit mise en lien avec la question de la reproduction du peuple corse selon l’argument qui consiste à dire que, ne bénéficiant d’aucune reconnaissance institutionnelle, le peuple corse risque de se retrouver noyé au sein d’une population allogène qui ne sera en mesure ni de perpétuer ni transmettre les bases de sa culture. Si les questions démographiques sont au cœur de la rhétorique nationaliste (Terrazzoni, 2010) et le cheval de Troie des militants et sympathisants, elles sont également régulièrement abordées dans les conversations ordinaires entre insulaires et cristallisent des visions anxiogènes de disparition du peuple corse. Souvent évoquée dans la presse locale de ce point de vue, la démographie est aussi une question centrale des discours politiques de tous bords. Bernabéu-Casanova et Lanzalavi (2003) se sont prêtés à l’exercice de s’entretenir avec vingt-et-une personnalités politiques insulaires de tendances différentes sur l’actualité et l’avenir de la région. La question démographique traverse ces entretiens pour y apparaître comme un problème majeur dès que l’avenir de la Corse est évoqué. Ce qui a également été le cas au cours des entretiens que j’ai menés.

Note de bas de page 7 :

 Conversation avec Stéphane en 2008, 30 ans.

Le sentiment minoritaire se manifeste surtout lors de situations parfois anodines au cours desquelles il est donné à voir à l’observateur que le phénomène minoritaire est une grille de lecture privilégiée. Au cours d’un voyage en avion par exemple, une de mes connaissances me disait, alors que nous devions prendre un bus qui devait conduire les passagers auprès de l’avion : « Et qui est-ce qu’on met toujours au bout de l’aéroport ? Les Corses ! On est toujours au bout nous. Celui-là l’avion, il vient de Bastia ? Aller, hop ! Au bout !7 » Il voulait dire par là que le fait de prendre un bus pour atteindre un avion de la Compagnie Corse Méditerranée était une attitude volontairement pratiquée par les services de l’aéroport qui parquaient les avions en provenance de Corse aux places les moins accessibles du seul fait qu’ils transportaient des Corses. Ce sentiment se manifeste donc également au niveau individuel.

Quelques-uns des ressorts du phénomène minoritaire ou la politisation diffuse des espaces intellectuels

Le phénomène minoritaire peut aujourd’hui être caractérisé de diffus parce qu’il se manifeste comme grille de lecture ordinaire des Corses sur leur situation. Je voudrais mettre en évidence quelques-uns de ses ressorts. L’interaction entre le regard des autres sur l’île (entendons celui des étrangers à la Corse), notamment des écrivains voyageurs et fonctionnaires de l’Etat français, et les liens entre politique et production culturelle et intellectuelle, surtout scientifique (Pesteil, 2008), hérités des années 1970, me semble être un de ses ressorts. Cette interaction s’incarne essentiellement dans la prégnance d’un regard politique sur l’histoire locale, au sens d’un regard investi de revendications qui ont trait à la collectivité et à son intérêt et qui prend des formes aussi différentes que celle de publications universitaires ou de chansons de groupes musicaux populaires. Ces deux logiques, dont le phénomène minoritaire s’est abondamment nourri, sont entremêlées.

La prégnance d’un regard politique sur l’histoire

Note de bas de page 8 :

 Développements présentés à l’Assemblée Nationale relativement à la proposition concernant le dessèchement des marais de la Corse par Xavier de Casabianca, représentant du peuple, Paris, octobre 1848 selon une citation reprise chez Ettori (1987 : 29).

On l’a vu plus haut, au cours du 19e siècle émergent, ça et là, les premières manifestations d’un ressentiment envers un Etat à qui il est reproché de malmener la région. Xavier de Casabianca, alors représentant du peuple, écrit déjà en 1848 que : « Jusqu’ici la France n’a point rempli envers nous l’engagement qu’elle a contracté en nous enlevant notre nationalité, en détruisant notre République naissante qui, sous la présidence de Paoli, notre immortel législateur, excitait l’admiration de l’Europe entière. […] Nous sommes toujours pauvres, sans industrie, notre sol est demeuré inculte8 ». L’historien qui cite cet extrait, Fernand Ettori, y voit l’expression d’une « conscience corse » qui s’exprime au sein du peuple et parfois par certains coups de colère dont les deux exemples suivants sont une illustration. En 1849, des individus crient « Mort aux Français ! » alors que des soldats de garnison s’étaient baignés nus à Ajaccio et, cinquante ans plus tard, en 1899, deux professeurs français du collège Fesch à Ajaccio avaient dû quitter la Corse rapidement, après avoir parlé en mal de la Corse et des Corses tandis que leur navire était suivi par la foule en barque brandissant un drapeau corse. L’historien introduit l’idée que la conscience mobilisée n’est pas sociale mais « corse ». L’utilisation de ce qualificatif a sans doute ici pour fonction d’introduire à la fois une distinction et de souligner l’épaisseur historique, et par là culturelle, du groupe en question et ainsi de rappeler son écrasement historique par le majoritaire. Par ces remarques, je voudrais introduire l’idée d’un point de vue politique sur l’histoire locale.

Note de bas de page 9 :

 L’extrait est cité par Pomponi (1979 : 353) mais emprunté à Fabiani (2001).

A cette même époque, l’idée d’une région oubliée et méprisée, plus maltraitée qu’une colonie par l’État commence à se diffuser tout en s’articulant à un discours visant à resituer le groupe corse à la fois dans son historicité et sa spécificité. L’apparition et la diffusion des premiers stéréotypes racisants sur les Corses, notamment dans la presse nationale (Dressler-Holohan, 1977 : 38) sont concomitantes : ils ont trait à la paresse, au banditisme et à la vendetta. Les Corses sont ainsi relégués « au même rang » que les populations colonisées : comme objet de la mission civilisatrice de la puissance coloniale. Dans les expositions précoloniales, ils tenaient d’ailleurs la place des Nubiens ou des Maures et » illustraient jusqu’alors l’archaïsme présent aux marges de la métropole » (Peretti-Ndiaye, 2010). Certains écrits de fonctionnaires viennent parfois confirmer cette représentation de la région. Ainsi l’on pouvait lire dans l’un des rapports du commissaire Constant, officiant sous la Restauration (1814-1830) : « L’étranger se demande s’il est en France ou en Afrique et si les lois faites pour la nation la plus civilisée conviennent toutes aux mœurs agressives d’un peuple que l’on prendrait dans ses montagnes pour les Arabes du désert9 ».

Note de bas de page 10 :

 La citation est empruntée à Andréani (1999 : 49) qui cite le Commissaire Broussard, in Mémoires, 2 tomes, Plon, 1997 et 1998.

Note de bas de page 11 :

 Evaluation de l’enseignement dans l’Académie de Corse, Rapport à Monsieur le Ministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Inspection générale de l’Education nationale, rapport n°2006-39, juillet 2006.

L’image des Corses comme agressifs et indomptables existait déjà dans les textes anciens : Sénèque demandait à leur propos « Quoi de plus féroce comme peuple ? » alors que Tite Live évoquait la difficulté à apprivoiser ces esclaves (Andréani, 1999 : 51). Mais c’est surtout la réputation de résister aux multiples envahisseurs au cours de l’histoire insulaire qui l’emporte au sein des représentations, d’une part, des Corses sur eux-mêmes, d’autre part, des autres sur les Corses et qui est relayée par toutes sortes de mediums. Le Commissaire Broussard, dans ces mémoires, rappelle, à propos de la Corse qu’elle « a connu l’histoire la plus tragique de la Méditerranée » avec ses « dix-neuf changements de domination [depuis les Romains], trente-sept changements de dénomination, trente-sept révoltes générales, sept périodes d’anarchie10 ». Le site internet de la préfecture de Corse, à la rubrique histoire, présente, en exergue de la présentation historique de la région, l’extrait d’un texte écrit en 1906 : « […] Tous les peuples l’ont convoitée [la Corse]. Fière, elle a résisté avec héroïsme à tous. Enfin est venu le beau Français qui l’a prise de force, et, comme la Sabine elle a fini par aimer passionnément son ravisseur. » (Girolami-Cortona, [1906] 1971). Un siècle plus tard, en 2006, le rapport de l’inspection générale de l’Education nationale pour qualifier les spécificités de l’académie11, présente la Corse comme « cent fois conquise mais jamais soumise » (p. 2), affirmation aujourd’hui tellement banale sur la Corse qu’elle est le titre de la première partie d’un livre intitulé La Corse pour les nuls (Ottaviani, 2010), ouvrage de vulgarisation censé donner les clés de compréhension de l’île. Toutes sortes d’objets (briquets, autocollants, badges, etc.) reprenant ce slogan sont aujourd’hui vendus dans plusieurs types de commerces, dont les magasins de souvenirs ou les tabacs et participent également, de la même manière que les médiums cités plus haut, à hisser l’insoumission au rang des caractéristiques définitionnelles du peuple corse.

Cette réputation d’insoumis a été entretenue et alimentée par une partie du discours scientifique sur la région, ce qui a contribué à lui octroyer, en quelque sorte, un statut de vérité. Depuis le début du 20e siècle surtout, on relève en effet une tendance de la part de quelques universitaires et auteurs à mettre l’accent, dans la description qu’ils font de l’île, sur l’idée qu’elle a été un objet de « convoitises » de la part des puissances alentours. Un objet qui, malgré la pluralité des tutelles qu’il a connues, ne s’est jamais laissé conquérir. Cette tendance se manifeste dans un certain nombre d’ouvrages et à des époques différentes bien que les années 1970 et 1980 aient sûrement été les plus concernées par ce phénomène. L’historien Angelini indique, dans un ouvrage des années 1970, que « la Corse ne se donna jamais à ces « étrangers » qui, pour elle, ne faisaient que passer » (1977 : 100). Arrighi avait déjà écrit, au milieu des années 1960, que la Corse avait été « objet des convoitises » et que « le résultat de cet état des choses, c’est que la guerre a été pendant des siècles le pain quotidien de ce peuple naturellement fier et épris d’indépendance » ([1966] 1969 : 6-8). Cette même phrase sera reprise dans la 9e édition de 2006 coécrite avec Francis Pomponi. Robert Colonna D’Istria rapporte, lui, dans une édition de 1998, que « l’île n’a pu devenir et rester elle-même qu’en s’efforçant de maintenir un équilibre entre l’obligation, imposée au monde clos insulaire de s’ouvrir à l’extérieur et la nécessité de se protéger des convoitises, des conquêtes, des occupations, voire des razzias. » (Robert Colonna D’Istria, 1998 : 10). Pour évoquer l’histoire corse, les universitaires et chercheurs mobilisent tour à tour un champ lexical qui renvoie aux minorités : occupations et annexions (Arrighi, [1966] 1969), résistance, colonisation et luttes sont utilisées pour décrire notamment les 160 ans de période génoise (1569 – 1729) (Antonetti, 1973 ; Dressler-Holohan, 1977), tandis que l’interprétation de certains phénomènes en terme d’émergence de la « conscience corse », comme l’historien Ettori (1987) le propose, font prédominer une lecture politique des faits historiques.

L’histoire corse montre pourtant qu’il est extrêmement complexe de distinguer ce qui a impulsé les luttes, parfois un peu trop facilement qualifiées de luttes contre l’occupant. S’agit-il de revendications sociales, qui auraient été liées, au vote d’une loi, au coût de la vie, à l’accroissement des disparités sociales ou de la pauvreté ? Ou s’agit-il d’une revendication minoritaire en tant qu’elle contient la conscience d’être nié dans une particularité ? Dressler-Holohan (1977), qui par ailleurs utilise le champ lexical de la minorité, montre paradoxalement que les temps de paix ont généralement été des périodes au cours desquelles les différents administrateurs de la Corse (Pise, Gênes, la France) tentaient une mise en valeur agricole des plaines qui s’opérait par l’importation de main-d’œuvre pour les travaux de labours. Ces situations se terminaient par des luttes entre pasteurs autochtones et laboureurs étrangers. Lutte sociale ou lutte nationalitaire ? La présence permanente d’une puissance administratrice ne permet pas toujours de les distinguer. Elles semblent plus ou moins liées et se confondent même peut-être, dans l’histoire insulaire, au moins à partir du début du 18e siècle.

Note de bas de page 12 :

 Je renvoie ici le lecteur à l’article de Pesteil (2008) qui éclaire cette question.

Cette résistance attribuée au peuple corse a surement été parfois exagérée comme le soulignent certains historiens, plus nuancés (Andreani, 1999). Ce phénomène traduit l’existence d’un point de vue politique sur l’histoire de Corse qui semble lié aux relations complexes entre monde intellectuel et politique (Pesteil, 2008) et notamment au rôle des militants nationalistes dans la constitution de l’université de Corse et à la fonction qui lui a été conférée dès son ouverture, celle de garant légitime de la spécificité corse. Il existe, en effet, une tendance, au sein de l’institution (mais pas seulement) à donner aux disciplines telles que l’histoire, l’anthropologie ou la sociologie, une fonction politique d’outil au service de la connaissance et de la compréhension de la Corse dans ces spécificités (comme s’il fallait les prouver), ce que les objets étudiés illustrent d’ailleurs parfaitement bien12. Il faut d’ailleurs souligner que la production historique sur la Corse a été principalement occupée à démontrer que la Corse, en tant qu’entité sociale, politique et économique, existait avant de devenir française. Les discours sur l’île, parmi lesquels ceux circulant dans les milieux universitaires, sont peut-être trop souvent accrochés au paradigme explicatif du particularisme culturel, qui consiste à mesurer les implications politiques et sociales d’une spécificité culturelle pour comprendre la situation contemporaine, ou autrement dit du paradigme de la minorité (Terrazzoni, 2013).

Ce point de vue politique sur l’histoire n’est pas sans introduire des biais. Ainsi, conférer la qualité d’insoumis aux Corses, qui plus est comme une qualité traditionnelle puisqu’elle caractériserait le groupe tout au long de son histoire, est-ce quasiment d’une part donner une existence essentielle au peuple corse, d’autre part, l’inscrire d’emblée comme une minorité historique. C’est surtout gommer les dimensions sociales des luttes et révoltes qui ont eu lieu en Corse, ce qui reviendrait finalement à gommer quelque peu la spécificité du groupe corse, et lui retirer sa particularité d’insoumission, pour l’inscrire dans des dynamiques communes parmi lesquelles les jacqueries qui ont traversé l’histoire de France.

L’engagement politique dans la production chantée

Note de bas de page 13 :

 Extrait du conseil constitutionnel, décision n°91-290 DC du 9 mai 1991.

Note de bas de page 14 :

 A nostra storia, texte dit par Jean-François Bernardini lors d’un concert au Zénith en 1992.

Le phénomène minoritaire est également entretenu par la production culturelle, notamment celle du chant. Dans certains textes et discours des artistes, les particularismes corses sont en effet affirmés et le traitement de la part de l’Etat dénoncé. Les groupes musicaux tels I Muvrini, Canta U Populu Corsu, I Chjami Aghjalesi, populaires en Corse, arborent des textes au sein desquels les thèmes de la lutte, de la nation, de la terre et du peuple occupent une place significative. La Corse y est célébrée comme terre géographique, symbolique et historique dont la position dans l’espace français est questionnée. Les Muvrini, par exemple, dans la chanson « A voce rivolta » (À tue-tête), posent la question du peuple corse en ces termes : « Peuple Corse / De ta belle voix / Dis leur que tu existes / Une dernière fois / Une dernière fois ... ». Une lecture particulière de l’histoire, qui met l’accent sur la domination de la Corse par la France est aussi proposée, comme cela s’est illustré, lors de la prise de parole du leader du groupe au cours d’un concert au Zénith de Paris en 1992. Il faut certainement rappeler avant de continuer qu’en 1991, le statut Joxe, du nom du Ministre qui en était à l’origine, visait à faire de la Corse une collectivité territoriale. Le premier article de la loi avait fait l’objet d’une censure par le conseil constitutionnel qui considérait que, dans l’article 1er, « la mention faite par le législateur du « peuple corse, composante du peuple français » est contraire à la Constitution, laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion13 ». L’année suivante donc, le leader des Muvrini prononçait un texte dans lequel il dénonçait la condition minoritaire des Corses et la négation dont ils étaient l’objet. Il rappelait qu’ « Au début était la paix / Avec des pierres / Les hommes du mégalithique inventaient leurs premiers abris et sculptaient d’étranges dieux à Filitosa ou ailleurs en Corse / Mais les îles sereines attirent des envahisseurs / Et vingt fois au cours des siècles l’île de Corse sera prise d’assaut par des conquérants venus de tous les horizons / Le plus souvent ils susciteront la haine et la révolte contraignant ce peuple de bergers à prendre les armes et à résister14. » Il évoquait ensuite la fonction historique de « Pasquale Paoli » et le rôle précurseur qu’il avait tenu dans la rédaction d’une constitution, pour l’époque révolutionnaire, qui suscita l’admiration des philosophes des Lumières, parmi lesquels Voltaire et Rousseau. Pour finir, « si cette mémoire-là n’a pas sa place dans les très officiels livres d’histoire, elle est pourtant de ces vérités que l’on doit aux hommes, au peuple, à leurs luttes, leurs souffrances et leurs espoirs ». Ces manifestations artistiques sont des lieux au sein desquels le sentiment minoritaire se diffuse et qui plus est un sentiment minoritaire qui se raccroche au politique. Giudici écrit en effet que : « Les concerts de Canta u populu corsu (Chants du peuple) ou des Muvrini (les Mouflons) sont applaudis par des salles en délire aux cris de : F.L.N… F.L.N. ! [du nom du mouvement nationaliste créé en 1976] […] Les récitals se veulent l’antichambre de l’insurrection. La révolution se fera en chantant. Une telle effervescence finit par contaminer tout le combat culturel, le réduisant à des enjeux politiciens. La culture se transforme en drapeau, bien qu’elle soit par nature ennemie des drapeaux » (Giudici, 1997 : 45).

Ce phénomène minoritaire, dont on voit bien qu’il renvoie à la conscience de faire partie d’un groupe marginalisé et malmené par une majorité, s’il était latent dans la société corse comme l’a montré un détour, même succinct, par l’histoire, doit sa diffusion, telle qu’elle est décrite plus haut, d’une part à des incidents qui se déroulent en 1975, d’autre part au fait qu’il a été capté et investi politiquement dans une société où il faut, par ailleurs, noter l’omniprésence du politique.

L’appropriation politique du sentiment minoritaire

Si une pluralité de mouvements, impulsés par le phénomène minoritaire, qui combinent revendications sociales envers l’Etat (mobilisation contre la vie chère, pour le maintien du réseau ferré, contre l’instauration d’une zone d’essais atomiques) et politiques (mobilisation pour l’autonomie interne) apparaissent à partir du début des années 1960, ce sont les incidents d’Aléria (21 août 1975) qui constituent sans doute un « mouvement nodal » (Moussaoui, 2008) au sens où ils vont cristalliser plusieurs forces. Ils viennent instaurer, de manière durable et diffuse, le sentiment minoritaire au sein de la population corse et marquent l’appropriation politique de ce sentiment.

Note de bas de page 15 :

 La chaptalisation consiste à ajouter du sucre au moût pour augmenter le degré d’alcool final du vin.

Note de bas de page 16 :

 Il est probable que, par la suite, d’autres agriculteurs se soient joints au commando. RTL lors d’un flash du 22 août 1975 diffusé à 5h33 annonce le nombre de cinquante agriculteurs, Lefèvre (2000) en évoque trente.

Note de bas de page 17 :

 Terrorisme en France : les évènements d’Aléria, 28 février 2000, FR3.

Note de bas de page 18 :

 Terrorisme en France : les évènements d’Aléria, 28 février 2000, FR3.

Note de bas de page 19 :

 Idem.

Note de bas de page 20 :

 Entretien avec Jacques, 45 ans, réalisé en 2006.

En 1969, la chaptalisation est interdite pour les régions situées au sud de la Loire et à partir de 1972 en Corse15. Quelques viticulteurs continuent néanmoins à chaptaliser. En 1975, certains d’entre eux sont inculpés par la brigade nationale de la répression des fraudes. Le vin local est boycotté, les ventes et la production s’effondrent et certains viticulteurs se retrouvent fortement endettés. Les manœuvres financières entre les créanciers, l’État et quatre agriculteurs rapatriés, provoquent la colère des agriculteurs (Dottelonde, 1987 ; Crettiez, 2006). L’Action Régionaliste Corse (fondée en 1967) s’insurge contre la gestion de la crise vinicole par les pouvoirs publics et met en cause la colonisation dont la Corse est victime. Le 21 août, un commando constitué de sept militants de l’ARC armés de fusils de chasse s’installent et s’enferment, avec les ouvriers, dans la cave d’un viticulteur mêlé au scandale vinicole16. Il y aurait eu, selon Lefèvre (2000) un demi-millier de gendarmes mobiles envoyés par le Ministère de l’Intérieur, deux mille selon d’autres sources. Un documentaire diffusé sur FR317 montre des images d’archives du déploiement des forces de l’ordre : des centaines de gardes mobiles, assortis de deux chars et deux hélicoptères. La réaction des pouvoirs publics est vécue comme une répression dont la démesure n’est justifiée que par l’appartenance corse du commando et conduit finalement une partie de la population, qui hésitait encore, à soutenir l’action de l’ARC. Les militants qui s’insurgent contre la politique colonialiste de l’État menée en Corse gagnent en légitimité. Bernabéu-Casanova (1997 : 109-111) évoque un « peuple solidaire » en faisant référence à un sondage réalisé par la SOFRES pour le Nouvel Observateur : sur 600 personnes d’origine corse sondées entre le 28 et le 30 août 1975, 62 % pensaient que l’action de l’ARC était justifiée au départ, 60 % pensaient que la responsabilité du sang versé incombait en premier lieu au gouvernement qui avait refusé de négocier et 52 % accordaient de la sympathie au mouvement des frères Simeoni [ARC] et estimaient que ce que l’ARC avait fait jusqu’à présent était bon pour la Corse. Le soutien populaire est également évoqué par les membres du commando eux-mêmes. L’un d’eux raconte : « quand on sait qu’on atteint Ghisonaccia, même avant Ghisonaccia, on est sûr d’être à l’abri. On compte de nombreux militants là, il n’y a pas de problème. On compte sur la population aussi. Et quand on arrive dans le Fiumorbu, on se sent en pleine sécurité.18 » Il sous-entend qu’une partie de la population, en dehors des militants, était prête à soutenir l’action du commando, du moins à la défendre. Un autre membre, raconte avoir passé quelques mois « dans le maquis » et avoir été hébergé par des gens : « C’était des gens qui n’étaient pas du tout autonomistes qui nous hébergeaient, qui nous disaient leur soutien total. Il y avait un réflexe de solidarité corse. C’est là qu’on s’est rendu compte qu’il devait y avoir véritablement une marée de soutien autour des membres du commando19. » Apparaissant comme les défenseurs des intérêts de la population, les membres du commando ont bénéficié d’un soutien conséquent. Des centaines de personnes se sont précipitées à Aléria, autour de la cave en question, pour les soutenir ou au moins assister à l’évènement. Le côté impressionnant et insolite de ces évènements, puisque le déploiement des forces de l’ordre est important, tandis que Bastia est quadrillée par celles-ci, en a fait un évènement qui a profondément marqué la population locale : « Moi, la période des années 70, j’ai pas bien connu, j’étais enfant, bon… J’ai le souvenir d’Aléria par l’événement que c’était, par le choc. Comme vous demandez à un gosse qui a dix ans, s’il entend quelque chose passer à la télé, il va se souvenir. Moi je me souviens d’avoir vu des hélicoptères passer, de voir les gens qui parlaient que de ça, d’écouter la radio. ça c’est quand même quelque chose qui marque20. »

Note de bas de page 21 :

 Voir sur cette question Touraine, Dubet, Hegedus, Wieviorka (1980).

Ces incidents apparaissent comme fédérateurs et ont contribué à instaurer de manière diffuse et donc au sein de populations très différentes, le sentiment d’appartenir à un groupe minorisé par l’État français, un Etat oppresseur, dominant et répressif, économiquement et culturellement. A travers ces évènements, l’on voit se renforcer un mouvement politique qui cherche à associer une contestation socio-économique avec une revendication culturelle en instaurant l’idée que le mal traitement social, dont la crise viticole est une illustration, est en fait lié à une appartenance culturelle21. Le glissement entre la charge sociale de la contestation et la charge culturelle va ouvrir le champ à l’émergence d’un nationalisme fort qui saura articuler les deux dans la définition de la condition minoritaire corse. La vigueur des incidents d’Aléria et le moment d’histoire collective qu’ils représentent vont en effet permettre aux nationalistes de justifier, pour les trente années qui suivent, un discours victimaire articulé autour de l’idée de minorité.

La rhétorique nationaliste ou la manipulation politique du paradigme de la minorité

Note de bas de page 22 :

 Simeoni, Arritti, n°25, 10 décembre 1971, cité par Meistersheim (2003 : 127).

Note de bas de page 23 :

 Castellani, Arritti, n°536, 3 septembre 1976, cité par Ettori (1987 : 6).

Note de bas de page 24 :

 Thèmes pour le développement de la Corse, Rapport sur une étude aérienne intensive, Hudson Institute, Quaker Ridge Road, Croton-on-Hudson, 26 p.

Note de bas de page 25 :

 U Ribombu, n°448, Ghjovi u 18 di Nuvembre 1999 (jeudi 18 novembre 1999).

Note de bas de page 26 :

 Le rapport a été réalisé, en 1998, dans le cadre de la commission d’enquête sur l’utilisation des fonds publics et la gestion des services publics en Corse.

Ces évènements vont permettre aux mouvements politiques nationalistes de gagner en légitimité et d’occuper une place significative dans les sphères politique et publique locales. Ces derniers vont connaître une reconnaissance qui se traduira par le résultat des premières élections de 1982 et voir leurs idées se diffuser au sein des Corses de toutes origines et appartenances politiques. Cela adviendra à un moment où le nationalisme est pourtant en train d’opérer un glissement d’interprétation de la condition minoritaire comme domination sociale à une domination ethnique. Si les recherches sur le nationalisme sont traversées par un débat classique qui oppose nationalisme ethnique et nationalisme civique – ou encore appelé politique ou social (Birnbaum, 1997 ; Crettiez, 2006), je me placerai dans le sillage de Smith qui a montré que chaque nationalisme contient des éléments civiques et ethniques dont les formes et les degrés varient (Smith ([1991] 1993). Si aucun nationalisme ne peut être totalement politique ou ethnique, parce que chacun combine les deux dimensions, il n’empêche cependant que l’une des deux dimensions peut prendre le pas sur l’autre. La popularisation des idées nationalistes avec les incidents d’Aleria se produit alors que le paradigme de la minorisation ethnique commence à fortement structurer les débats politiques nationalistes. Le leader de l’ARC écrivait par exemple, en 1971, dans le journal du parti, Arritti : « on s’achemine à grand pas vers la disparition du peuple corse par la mise au point d’une immigration active et envahissante qui réduira en quelques années les Corses au rôle de minorité inutile et sans emploi. […] Telles sont les perspectives favorablement envisagées par ceux qui prétendent planifier l’avenir de la Corse et qui planifient surtout la mort de notre communauté22. » D’autres parleront même de « génocide ». Ainsi, en 1976 on lisait, dans le même journal : « la mort du peuple corse est planifiée, froidement appliquée par les pouvoirs publics. Une nouvelle Corse est mise en place, excluant la population historique de l’île et bâtie sur un monde totalement étranger à l’âme de ce pays. La mort d’un peuple, volontairement planifiée, cela ne s’appelle pas expansion ni démocratie, fût-elle française, cela s’appelle génocide23 ». La minorisation ethnique s’est propulsée au cœur de la rhétorique nationaliste à partir de 1970, alors que la DATAR (Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité régionale) recevait les conclusions d’un rapport qu’elle avait commandé à l’Hudson Institute de New York chargé de réfléchir aux possibilités d’aménagement de la Corse. Parmi les deux solutions proposées, l’institut propose « d’accélérer l’érosion de l’identité corse, par exemple en encourageant une nouvelle immigration massive en provenance de la Métropole » ou de « conserver et restaurer l’identité culturelle et les traditions corses en développant le potentiel de l’île dans le contexte corse24 ». Les conclusions de ce rapport contribueront à diffuser l’idée, au sein du nationalisme, que la Corse est victime d’un « génocide par substitution » de la part de l’Etat français. L’idée de minorisation ethnique va se trouver, depuis la parution du rapport et jusqu’à aujourd’hui, au centre de la rhétorique nationaliste. En effet, en 1999, par exemple, les élus de Corsica Nazione, parti représenté à l’Assemblée de Corse, avaient évoqué, lors d’une conférence de presse à Bastia, « la substitution ethnique méthodiquement mise en place dans les administrations pour évincer les Corses des postes à responsabilités25 ». Le rapport Glavany était accusé d’en avoir fait la recommandation explicite26. Cette substitution ethnique s’opère, selon la logique nationaliste, par la persécution contre les entreprises corses, l’aliénation de la terre corse et le remplacement des fonctionnaires et des cadres corses par des Continentaux. En 2005, on lisait encore, sous la plume d’un journaliste militant : « Parmi les conclusions de ce rapport figure la mise en chantier de la disparition rapide de l’identité culturelle corse par une immigration continentale massive […]. C’était la disparition programmée du peuple corse […] un concept dans lequel l’État français va s’engouffrer en entamant une politique de transfert de population à grande échelle encourageant l’arrivée massive de Français en Corse. […] C’est ce que nous, nationalistes corses, avons appelé colonisation de peuplement et génocide par substitution » (Bourdiec, 2005 : 83). Tandis que le leader du parti Corsica Nazione, représenté à l’Assemblée de Corse, parlait encore d’une « politique ethnique de substitution » en 2008.

Au sein de cette rhétorique, c’est donc un vocabulaire négatif qui est utilisé et qui renvoie aux champs lexicaux de la disparition, de l’oppression et de la guerre. Aussi, la thématique de la disparition est-elle une constante de l’argumentaire que par ailleurs elle structure : la Corse est présentée comme l’objet d’une minorisation par l’État français dont l’action met l’ethnie corse en danger de mort. Il s’agit donc de dénoncer et d’agir contre la minorisation ethnique dont le peuple corse est l’objet. L’État est fortement stigmatisé et identifié comme une menace de mort extrême puisqu’il organise l’anéantissement des Corses. Son instrument est la colonisation économico-politique et la colonisation ethnique. La manipulation politique du paradigme de la minorité a pour effet de rendre vulnérables ceux qui sont identifiés comme des instruments de cette colonisation : les Français rapatriés d’Algérie des années 1960, les Français originaires du Continent et les populations immigrées (Terrazzoni, 2010), notamment parce que dans la logique nationaliste, il devient légitime de lutter contre eux puisqu’ils menacent le peuple corse. L’identification d’une menace et les logiques d’exclusion déployées pour lutter contre celle-ci sont un trait caractéristique des nationalismes. En effet, même si le discours nationaliste à une visée d’ouverture, ses fondements mêmes incitent à l’exclusion. Manero (2003) a montré, à partir de ses recherches sur le nationalisme argentin, que l’identification de la menace est un principe permanent et nécessaire des nationalismes. C’est la prise de conscience de la menace qui rend possible la mobilisation sociale autour du nationalisme et en Corse, la prise de conscience moderne semble principalement articulée autour du paradigme de la minorisation ethnique.

L’idéologie est, en effet, organisée autour de la catégorie « d’allogènes », qui traverse d’ailleurs un certain nombre de discours, envers laquelle la violence est légitimée par la disparition qui menace les Corses et instaurée par le FLNC comme un moyen de lutte privilégié. Dans le tract qui signe la création de cette organisation, la « destruction de tous les instruments du colonialisme français (armée, administration, colons) » est le moyen de combat affirmé. Cette lutte est présentée, dans le même document, à la fois comme politique et culturelle. Le FLNC lutte aussi contre l’aliénation culturelle des Corses par l’État français qui tente de « faire disparaître complètement notre peuple et le remplacer par une population étrangère ». A la fin du tract, « la menace de mort » qui pèse sur le peuple corse est rappelée et utilisée pour justifier le recours à la lutte. Au sein de cette double revendication, politique et culturelle, s’inscrivent, d’une part, la lutte officielle contre des colons, et d’autre part, une dérive idéologique qui consiste finalement à lutter contre un ensemble de populations non corses, réunies sous l’appellation englobante « d’allogènes ».

J’ai tenté, dans cet article, de mettre en évidence les tensions contenues dans le phénomène minoritaire corse entre revendications sociales, politiques et culturelles ainsi que les mécanismes de son appropriation politique. La manipulation du paradigme de la minorité par le nationalisme, coïncidant avec des évènements qui ont permis sa diffusion, a marqué le glissement d’interprétation du phénomène minoritaire d’un phénomène de domination sociale à celui de domination ethnique. Elle a également révélé les potentialités oppressives contenues, comme dans tous les nationalismes (Balibar, [1988] 1997), dans le nationalisme corse. Comme phénomène politique, à l’intérieur duquel la dimension ethnique a pris le pas sur la dimension politique, il favorise effectivement, par des effets de rhétorique et de manipulation du paradigme de la minorité, l’exclusion des autres. Il fait même de cette exclusion une condition nécessaire de la survie du peuple corse, qui, à défaut d’une reconnaissance institutionnelle, se bat pour sa survie.