Conclusion générale

Les responsabilités du militaire et de l’Etat français, en cas de commission de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, furent ici appréhendées sous l’angle du droit pénal français, du droit international pénal, du droit administratif français et du droit international public. Ces quatre disciplines s’entrecroisent. D’une part, elles ont vocation à s’articuler ; d’autre part, le phénomène global d’internationalisation du droit crée des interconnexions.

Si chacune des responsabilités répond à des préoccupations différentes et exige des éléments spécifiques, leurs objectifs communs de protection de l’individu et de recherche de la paix, parfois utopiques, expliquent que les unes dérivent des autres. Partant de l’idée affirmée dans le jugement de Nuremberg, selon laquelle ce sont les hommes qui commettent de tels crimes et non des entités étatiques, c’est-à-dire en mettant l’homme au centre de cette réflexion, il semble qu’il faille appréhender la responsabilité étatique comme une responsabilité dérivée de celle du militaire, dans l’hypothèse de travail bien particulière retenue ici. Si une telle affirmation ne prête pas à controverse en droit français, elle n’est pas évidente dans la sphère internationale où l’Etat a précédé l’individu. Dès lors, on ne peut plus uniquement considérer la responsabilité pénale, notamment internationale, comme une modalité de satisfaction et une garantie de non répétition de la responsabilité internationale de l’Etat. La permanence de la Cour pénale internationale s’y oppose. Cette juridiction, entrée en fonction en juillet 2002, connaît actuellement ses premières audiences devant la Chambre préliminaire. L’exemple du Darfour souligne le défi que doit relever la Cour. Le doute a plané quelque temps avec la création de juridictions ad hoc, comme le récent tribunal spécial iraquien pour les crimes contre l’humanité créé en décembre 2003 par la coalitionNote3455. . Récemment, le Conseil de sécurité de l’ONU a pourtant choisi de confier cette situation à la Cour pénale internationaleNote3456. .

A peine créée, la Cour pénale internationale pâtit de l’absence de définition de l’agression, sur laquelle réfléchit un groupe de travail dépendant de l’Assemblée des Etats parties. D’autres infractions comme le terrorisme, dont l’ampleur va grandissantNote3457. , le trafic international de drogue et d’enfants et les atteintes graves à l’environnementNote3458. mériteraient sûrement leur place devant cette juridiction.

La responsabilité du militaire et de l’Etat français pour des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité peut donner lieu à d’autres qualifications juridiques et à d’autres types de sanctions. En effet, la France est un Etat membre du Conseil de l’Europe, partie à la Convention européenne des droits de l’Homme. Jusqu’à présent, hormis certains cas particuliers, cette hypothèse avait été exclue. La passer sous silence serait pourtant méconnaître l’aspect transcendant des droits de l’Homme et le débat relatif au rapport de ces droits avec le droit international humanitaireNote3459. . A cet égard, la Cour internationale de Justice eut l’occasion de préciser la différence entre ces droits, notamment dans ces avis de 1996 relatif à la licéité de la menace et de l’emploi de l’arme nucléaire, et de 2004 relatif au mur construit par IsraëlNote3460. . Toujours sur ce point, on peut constater que le TPIY essaye de marquer un rapprochement entre droit international humanitaire et droits de l’Homme en minimisant l’aspect dérogatoire du premier, confirmant cet aspect de lex specialiNote3461. .

En outre, si les droits de l’Homme n’apparaissent pas clairement dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, ils exercent leur influence sur le droit français, et plus implicitement, sur l’activité des juridictions internationales pénales, par leur prise en compte par les juges, de l’aveu de ces derniersNote3462. .

La Cour européenne des droits de l’Homme peut être saisie de situations identiques à celles sanctionnées par le droit des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Elle retient alors les qualifications correspondantes dans son statutNote3463.  ; par exemple, le droit à la vie (art. 2)Note3464. ou l’interdiction des traitements inhumains et dégradants (art. 3)Note3465. . Elle peut également être confrontée à des situations en marge de tels événements. Par exemple, la Cour a donné raison à d’anciens membres des services de sécurité de l’Union soviétiques, déclarés inéligiblesNote3466. ou bien faisant l’objet d’interdictions professionnellesNote3467. . A l’inverse, on peut observer une prise en compte de la jurisprudence des TPI par la Cour européenne des droits de l’Homme, notamment dans une décision MC contre Bulgarie du 4 décembre 2003 où apparaît une référence explicite à la décision FurundzijaNote3468. . Elle se réfère également aux principes de Nuremberg dans sa décision K.-H. W. c/ Allemagne du 22 mars 2001Note3469. .

Enfin, il est intéressant de relever que la Convention européenne des droits de l’Homme peut parfois avoir des effets extra-territoriauxNote3470. , c’est-à-dire au-delà du territoire des Etats membres, ce qui intéresse donc les opérations militaires extérieuresNote3471. . Ceci serait également valable pour un territoire occupé ou sous administration d’un Etat adhérant à la Convention. La convention s’appliquerait, au moins, aux actes de ce dernier. La Cour EDH procède par une interprétation large de la notion de juridiction contenue à l’article 1er de la Convention européenne des droits de l’Homme, qu’elle aligne sur celle du droit international généralNote3472. .

En revanche, s’agissant d’organisations comme l’OTAN ou l’UE, ces dernières semblent faire écran à la responsabilité des Etats fournissant les forces multinationales, mêmes si ceux-ci adhèrent à la ConventionNote3473. . En effet, la Convention ne concerne pas directement des organisations internationales. En outre, pour engager la responsabilité des Etats, les requérants doivent prouver qu’ils étaient sous la juridiction des Etats poursuivisNote3474. .

Limiter cette étude à quatre types de droit ne doit pas non plus occulter l’influence de l’Union européenne et de ses mécanismes, comme l’intervention d’Europol, dans la recherche d’inculpés, et d’EurojustNote3475. , ainsi que d’InterpolNote3476. . On peut encore citer l’utilisation du mandat d’arrêt européen.

Sur le terrain, l’Union européenne dispose de forces en ex-Yougoslavie, pouvant faciliter le travail des enquêteurs du TPIY. La Cour pénale internationale pourra vraisemblablement en bénéficier ; elle qui n’a pas de force propre et qui doit compter sur les contingents sur place comme ceux de l’ONU, ce qui n’est pas sans occasionner nombres de difficultés, du fait de l’opposition des USA à la CPINote3477. .

Enfin, l’importance de la collaboration avec les TPI doit être relevée, comme condition de candidature et de poursuite des pourparlers d’adhésion à l’Union européenne. C’est d’ailleurs actuellement le cas pour la Croatie qui se voit reprocher son manque de collaboration dans l’arrestation de certains criminels présumés.

En quelques mots, il existe une interaction tant des droitsNote3478. que des mécanismes de lutte contre la criminalité.

Ces interactions entre les différents droits sont évidentes. Les Etats essayent de s’accorder avec le droit et les procédures européennes, avec celles du droit international public et du droit international pénal. Pour autant, certains facteurs ne sont pas sans compliquer la situation. Les juges nationaux sont les premiers garants des droits extranationaux. Afin de conserver leurs compétences, ils doivent non seulement assurer le respect de ces droits et les concilier entre eux. La tâche n’est pas aisée et le risque d’une contrariété probableNote3479. . A cet égard, un auteur s’interroge clairement sur le point de savoir s’il n’est pas « risqué pour les Etats de coopérer avec les juridictions internationales pénales »Note3480. . Ceci suppose une interprétation concilianteNote3481. . Mais l’insécurité juridique caractérisant les juridictions internationales pénales confirme le problème. En effet, la double influence des systèmes de comm law et de civil law, le choc des cultures juridiques sont autant d’éléments accentuant ces incertitudes. Leur impact pratique est d’ailleurs plus qu’avéré.

La Cour européenne des droits de l’Homme, dans sa décision Waite et Kennedy c/ Allemagne du 18 février 1999, affirme que « lorsque des Etats créent des organisations internationales pour coopérer dans certains domaines ou pour renforcer leur coopération, et qu’ils transfèrent des compétences à ces organisations et leur accordent des immunités, la protection des droits fondamentaux peut s’en trouver affectée. Toutefois, il serait contraire au but et à l’objet de la convention que les Etats contractants soient ainsi exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dans le domaine d’activité concerné »Note3482. . L’affaire Matthews du même jour reconnaît également le transfert de compétence à condition que les droits garantis par la Convention continuent d’être assurés. En cas contraire, l’Etat peut voir sa responsabilité engagéeNote3483. .

Des juges internes peuvent décider de contrôler une demande de remise au TPIR, au regard de la CEDH, en prenant le soin d’affirmer une présomption de conformité des procédures des TPI à la CEDH et au PIDCPNote3484. . Mais tous les juges internes ne procèdent pas de la sorte. Les TPI ayant été créés sur le fondement du chapitre VII, les Etats n’ont guère le choix et, quand bien même ils opteraient pour un refus de coopération au regard de la CEDH, ils seraient sanctionnés pour une méconnaissance de prescriptions adoptées sur le fondement du chapitre VII et de l’article 103 de la CharteNote3485. . Le contrôle est d’autant plus inique que la Cour EDH n’est pas compétente pour porter un quelconque jugement sur les TPINote3486. . Pourtant, sanctionner les Etats dans leurs rapportsNote3487. avec eux peut revenir à porter une appréciation indirecte. Dans la décision Naletilic, en précisant que le TPIY est « un tribunal international qui présente toutes les garanties nécessaires, y compris celles d’impartialité et d’indépendance, comme le montre la teneur de son statut et de son règlement de procédure », la Cour porte une appréciation in abstracto sur la juridiction internationale, permettant aux Etats de coopérer sans crainte d’une sanction de sa part. A cet égard, on peut remarquer que la Cour, qui statue d’ordinaire in concreto, le fait ici in abstracto, dans une formulation singulière qui semble plus relever de la pétition de principe que de l’œuvre judiciaireNote3488. .

Enfin, on peut relever la décision X. c/ RFA dans laquelle la Cour, au sujet d’une procédure pénale engagée sur des crimes commis durant la Seconde Guerre mondiale, affirme que les principes dégagés par la commission et par elle, et ayant trait à d’autres infractions, sont inapplicablesNote3489. .

Le dernier problème pouvant être soulevé concerne l’interprétation de normes par des juridictions se voulant indépendantes, qui sont amenées à interagir. Concrètement, dans le cadre de cette étude, si pour l’instant les juridictions criminelles françaises appliquent le droit français, il n’est pas inopportun de croire qu’afin de réaliser une totale adéquation avec la Cour pénale internationale, elles soient amenées à appliquer son statut et donc à l’interpréter. Les juridictions internationales pénales sont également amenées à appliquer des normes internationales déjà utilisées par la Cour internationale de Justice. L’indépendance revendiquée par chacune peut être source de conflits d’interprétation, ce qui risque de rompre l’unité du droitNote3490. .

Un auteur résume très clairement la situation : la diversité des normes et des juridictions soulève le problème de l’unité de leur application et de leur interprétation. Dans le domaine pénal, notamment, un tel risque vient à l’encontre de la sécurité juridique attendue par la discipline. Ces difficultés sont accrues par une multitude de juridictions spéciales, nationales et internationales, revendiquant une autonomie, ce qui peut pousser la situation jusqu’à des divergences d’interprétationNote3491. . L’égalité de traitement des accusés risque d’en pâtir, renforçant alors le phénomène de forum shopping.

La situation est d’autant plus complexe que toutes ces juridictions intervenantes n’ont pas de rapports réglés hiérarchiquement. Un juge français risque d’être soumis au respect des juges du Conseil constitutionnel, de la Cour européenne des droits de l’Homme et à celui de la Cour pénale internationaleNote3492. . La divergence potentielle de jurisprudence entre ces trois juridictions prend alors le visage du dilemme corneilienNote3493. . Pourtant, en pratique, une convergence générale semble s’opérerNote3494. . Le dialogue des juges devient alors totalement nécessaire pour remédier à de potentiels conflitsNote3495. .

Dans le domaine pénal, de telles incertitudes posent des problèmes au regard du principe de légalité, de prévisibilité du droit, de sécurité juridiqueNote3496. et de traitement identique.

Si le traitements des crimes contre la paix et la sécurité, en tant que tel, ainsi que la création de juridictions internationales pénales constituent une avancée, il reste encore nombre de problèmes pratiques à résoudre.

Le sujet de la responsabilité de l’Etat et du militaire français en cas de commission de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité est un des révélateurs de la densité des interactions entre les droits et les juridictions, qu’elles soient nationales ou internationales. Face à une véritable mutation des systèmes juridiques et à une modification de leur structure et de leurs rapports, la société internationale semble franchir un nouveau degré d’évolution.

Ces syncrétismes ne doivent pas aboutir à aposer le modèle étatique à la sphère internationale. Cependant, les droits nationaux et internationaux évoluent de manière parallèle, en accord avec leurs sociétés réciproques, afin d’atteindre des objectifs communs. Entre l’utopie de la paix et de la sécurité par le droit et les réalités, l’écart demeure important, mais il s’amenuise, approchant de l’inévitable marge qui sépare toujours le modèle poursuivi de sa réalisation la plus aboutie.