1ère partie : L’imputation des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité commis par le militaire

Jusqu’en 1945, il ne fait quasiment aucun doute que seul l’Etat est sujet de droit international et peut être sanctionné. Malgré une volonté tenue en échec de sanctionner Guillaume II en 1919, aucun individu n’a été condamné par une juridiction extra-étatique, se fondant sur un texte international. Les procès de Nuremberg et de Tokyo innovèrent dans ce domaine et sanctionnèrent les grands criminels de guerreNote188. . L’individu, d’objet du droit international, devint un sujet passif. La fin du 20ème siècle marque une étape importante dans l’évolution de la place de l’individu dans le système international. Les Tribunaux pénaux internationaux réitérèrent les expériences de Nuremberg et Tokyo, mais surtout, la création d’une juridiction internationale pénale permanente, la Cour pénale internationale, confirma le statut de l’individu en droit international.

Désormais, coexistent deux systèmes de responsabilités : l’un étatique, l’autre individuelNote189. . Actuellement, rares sont ces cas en droit international : le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, la torture, le terrorismeNote190. . Cette coexistence, ou concurrence, pour reprendre le terme utilisé par plusieurs auteursNote191. , est confirmée, entre autres, par le Tribunal pénal pour l’ex-YougoslavieNote192. . L’article 29 de la quatrième convention de Genève de 1949 semble aller dans le même sensNote193. .

Les crimes sanctionnés par des juridictions internationales sont peu diversifiés et, pour simplifier, sont des actes de masse nécessitant une action d’ampleur et une organisation que seules des structures étatiques ou paraétatiques permettent, à l’exception du crime de guerre. De fait, on peut observer une proximité et des recoupements entre les responsabilités de l’Etat et celles de l’individu.

Le principal problème réside dans l’identification de celui à qui on doit imputer l’acte (titre 1er) : l’Etat ou l’individu. Une réponse tranchée n’est pas possible, car les deux responsabilités ayant des fonctions différentes, l’une n’est pas exclusive de l’autre, et une coexistence n’est pas à écarter (titre 2nd).

Titre 1er : La double imputation de l’acte criminel au militaire français et à l’Etat

Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité sont pour l’instant l’unique fleuron d’une pénalisation internationale de l’individu. Hormis cas particuliers, ils constituaient des actes engageant la responsabilité de l’Etat dans le système international. En droit pénal français, ils sont également sanctionnés, notamment depuis la jurisprudence BarbieNote194. et surtout depuis l’entrée en vigueur, en 1994, du code pénal, concernant les crimes contre l’humanité et le génocide, et sur le fondement, encore limité, des conventions de Genève concernant les crimes de guerreNote195. . Pour autant, la responsabilité de l’Etat n’est pas exclue en droit administratif, comme le prouve le récent arrêt d’Assemblée Papon du 12 avril 2002Note196. .

Les crimes contre la paix se caractérisent par un régime particulier, eu égard à l’intention particulière animant les criminels. « La protection pénale de l’humanité doit présenter un complément à la protection pénale de la personne humaine atteinte en raison d’une appartenance communautaire »Note197.  : une protection particulière, prévue par des textes spécifiques et une répression également adaptée, avec notamment l’instauration de règles dérogatoires au régime pénal communNote198. .

Pour H. Donnedieu de Vabres, « l’inculpation de génocide, ou ‘crime de lèse-humanité’ ne se justifie qu’à l’égard des gouvernants et des Etats. A l’égard des exécutants, elle fait double emploi avec les incriminations de meurtres, coups et blessures (…) que contient le droit pénal commun. Elle ne se distingue de ces dernières que par le mobile qui, dans une saine construction juridique, n’est pas l’élément légal de l’infraction »Note199. .

On peut alors observer les rapports assez ambigus que l’Etat entretient avec les criminels dans ces situations. D’ailleurs, la Cour de cassation française, concernant la Seconde Guerre mondiale, certes tenue par les textes, fait le lien avec la criminalité d’Etat, lorsqu’elle exige que le crime ait été commis pour le compte d’un Etat de l’Axe ou par un Etat pratiquant une politique d’hégémonie idéologiqueNote200. .

La responsabilité internationale du militaire est représentative de cet enchevêtrement des responsabilités. Le militaire peut, à la fois, pour de tels actes, engager sa responsabilité pénale et celle de l’Etat, aussi bien en droit interne qu’en droit international. C’est pourquoi, dans un premier temps, il paraît utile de déterminer les modalités d’imputation d’un tel acte au militaire (chapitre 1er), puis dans un second temps à l’Etat (chapitre 2nd).

Chapitre 1er : L’imputation de l’acte criminel au militaire

Les responsabilités pénales, d’origines françaises ou internationales, supposent un élément légal, un élément matériel et un élément psychologique. Le premier réside dans le code pénal français, dans les statuts des juridictions internationales pénales et dans certaines conventions produisant des effets en droit français ; le deuxième élément est considéré comme réalisé ; c’est donc le troisième qui fera l’objet d’une attention plus particulière.

Il convient, préalablement, de préciser certains éléments juridiques et terminologiques. « Imputabilité » et « culpabilité » sont des notions difficiles à dissocier. Les professeurs Conte et Maistre du Chambon les distinguent clairement en rattachant l’idée d’imputabilité au libre-arbitre et la culpabilité à l’existence d’une faute pénaleNote201. . Mais si d’un point de vue théorique cette distinction est juste, d’un point de vue pratique, elle n’est guère aisée à caractériser dans certaines hypothèses. En effet, il n’est pas évident d’identifier le dol criminel sans la perception et la conscience du résultat illégal. D’ailleurs, les mêmes auteurs écrivent, parlant de la faute intentionnelle : « l’intention existe lorsque l’agent a eu conscience du fait que par son acte, il allait causer nécessairement le résultat légal illicite de l’incrimination envisagée (…) L’intention délictueuse doit donc être rapprochée de la volonté »Note202. .

Si l’imputabilité postule des exigences de discernement et de compréhension, la culpabilité, qui lui est fortement liée, permet l’imputation de l’acte à une personne.

La question de l’imputation, centrale dans la problématique de l’attribution d’un acte criminel de droit international à l’Etat ou à son agent, incite à étudier le dol criminel des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, afin de faire apparaître leurs caractéristiques, à savoir l’existence quasi exclusive d’un dol spécial, qui pourra être parfois qualifié de spécifique (section 1ère). Pour autant, l’hypothèse d’une faute non-intentionnelle n’est pas à exclure trop rapidement et mérite quelques développements (section 2nde).

Section 1ère : La responsabilité pénale de principe fondée sur le dol criminel spécial

La notion de faute, en droit pénal, fait l’objet d’une abondante littérature. Une première approche pourrait consister à la considérer comme intention ou indisciplineNote203. . Il convient dès lors de distinguer entre l’intentionnel et le non-intentionnel. L'élément intentionnel de la faute pénale est le dol criminel. Il est conçu comme un rapport psychologique entre la volonté de l'agent et le fait délictueuxNote204. . Cette faute pénale intentionnelle fait l’objet de deux définitions, qui méritent d’être précisées, car les crimes étudiés sont à l’intersection de l’une et de l’autre.

La première est qualifiée de classique et abstraite ; c’est celle retenue par le droit français. Elle se définit par la connaissance ou la conscience d’accomplir un acte illicite ou bien encore la volonté de commettre un acte que l’on sait prohibé par la loi pénale. En outre, cette définition se prête à la distinction profane – professionnel ; le militaire français entrant dans la seconde catégorie. Dans le cadre de la commission d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, le militaire  est donc censé savoir qu’il enfreint une règle pénale, ce qui est conforté par un manichéisme patent.

La seconde définition du dol criminel est qualifiée de concrète et positiviste. L’intention serait déterminée par le mobile. L’intention criminelle se confond ou est conditionnée par ce mobile, qui révèle l’instinct réellement mauvais de l’infracteur. Cependant, le caractère subjectif du mobile soulève des difficultés d’identification. En droit français, rares sont les exemples d’infractions se rattachant à cette définitionNote205. .

Le dol pénal connaît différents degrés. Le dol général est la volonté de commettre le fait interdit, tel que légalement défini. Le dol spécial présente un élément supplémentaire par rapport au dol général, à savoir une intention particulière, la volonté d'un résultat précis prohibé par la loi ou bien encore la volonté de provoquer un préjudice précisNote206. . Dans certains cas, il semblerait que le dol spécial absorbe le dol généralNote207. . Certains auteurs reconnaissent l’existence d’un dol aggravé, qui permet de prendre en compte le mobile qui d'ordinaire est indifférent en droit pénal françaisNote208. . Pour d’autres, il consiste en la préméditationNote209. .

Dans la jurisprudence internationale pénale, on trouve les notions de dol, notamment le dol spécial et les dols direct, indirect et éventuel, définis comme suit : le dol direct équivaut à une volonté délibérée ; le dol indirect signifie que l’agent n’a pas voulu expressément le résultat mais sait qu’il aura lieu ; le dol éventuel signifie que le résultat n’est qu’une conséquence probable ou possible envisagée par l’auteur. Concernant ce dernier, il est fait un lien avec la prise de risque délibérée, tout en espérant que ce risque ne crée aucun dommageNote210. .

Dans la conception positiviste, l’intention criminelle se confond avec le motif ou tout au moins est conditionnée par lui. Au contraire, dans la conception classique, l’intention criminelle n’est qu’une volonté abstraite et l’intention et le mobile sont distincts.

L’intention est la volonté consciente d’accomplir un acte illicite. Le mobile est l’intérêt, la raison personnelle qui a déterminé l’action ou bien la cause impulsive et déterminante de l’acte criminel. Il est la source de l'acte. Par conséquent, il est variable selon les individus et les circonstances. Cependant, certaines infractions n’existent qu’au regard d’un mobile précis, si bien que l’on tend alors vers une objectivisation des crimes. Soit alors on définit le crime par des éléments objectifs, soit on déduit le mobile d'éléments objectifsNote211. .

Le mobile intervient surtout dans la fixation de la peine. Sa prise en compte dans la définition même de l'infraction est rare. La doctrine est confuse sur ce point. Les juges, français et internationaux, ont tendance à lier l’intention et le mobile, c'est-à-dire intention spécifique, en tant que résultat recherché et mobile.

L’analyse des crime contre l’humanité, en droit français, pâtit de controverses doctrinales relatives aux différents dols et à la prise en compte et à la définition des mobilesNote212. .

Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, pris individuellement, sont a priori relativement hétérogènes. Il semble cependant ressortir de leurs définitions des éléments communs. D’une part, tous se caractérisent par l’existence d’un dol spécial, mais derrière cette expression se cache une grande diversité (sous-section 1ère) ; d’autre part, ils se caractérisent par la volonté d’insérer l’acte criminel individuel dans une action criminelle collective (sous-section 2nde)Note213. .

Sous-section 1ère : L’hétérogénéité du dol spécial des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité

Les crimes contre la paix se caractérisent par un dol spécial. Cependant, derrière cette expression, se cache une réelle diversité. Pour reprendre la définition des professeurs Maistre du Chambon et Conte, le dol spécial caractérise la volonté d’atteindre un résultat précis prohibé par la loi et peut inclure le mobile.

A l’évidence, les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité ne révèlent pas un simple désir d’outrepasser la loi, mais une réelle volonté d’atteindre un résultat précis, qui serait, dans le cas de l’agression, de mener une attaque contre un autre Etat, de violer sa souveraineté ; dans le cas du génocide, de tuer afin de détruire tout ou partie d’un groupe spécifique ; en matière de crime contre l’humanité, notamment, de tuer, de persécuter une population civile dans un but politique ou autre et enfin en matière de crime de guerre, chaque crime se caractérise par un dol spécial, mais qui varie beaucoup plus : tuer, s’emparer d’un bien…

La notion de dol, ou celle plus explicite d’intention, se retrouve tant dans les systèmes juridiques de civil law que de common law. Pour autant, elle ne recouvre pas la même signification. Les statuts des juridictions internationales, leur processus de création et leur jurisprudence mettent en valeur l’affrontement de ces deux grands systèmes. Cet antagonisme est perceptible dans le domaine de l’intention criminelle, ce qui incite certains auteurs à voir dans la jurisprudence criminelle internationale, une approche hybrideNote214. .

Tous les crimes se caractérisent, en premier lieu, par ce que l’on pourrait qualifier de dol spécial simple, c’est-à-dire le résultat immédiat, à savoir notamment : faire souffrir, ôter la vie, s’approprier un bien. S’ajoute à cela un élément spécifique : le résultat global recherché, c’est-à-dire la destruction d’un groupe, la commission d’un massacre d’ampleur, soit une dualité de résultat. Dans certains cas, au-delà du résultat particulier recherché, il y aurait un résultat global, spécifique. Seront alors distingués le dol spécial « simple » et le dol spécial spécifiqueNote215. .

L’avantage de distinguer ces deux types de dol permet d’illustrer la variabilité et l’hétérogénéité des dols en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Le génocide et l’agression seront abordés directement en terme de dol spécial spécifique (§ 1er), les crimes de guerre, en termes de dol spécial « simple » (§ 2ème), et le crime contre l’humanité, au sein duquel le crime de persécution se distingue, sera étudié de manière séparée (§ 3ème).

§ 1er : Les crimes à dol spécial spécifique

Les crimes de génocide et l’agression se distinguent des autres crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité par des dols spécifiques, dont on ne trouve pas d’équivalents. Contrairement aux crimes de guerre ou aux crimes contre l’humanité, leurs actes matériels, leurs finalités et surtout leurs motivations sont d’une telle particularité que les juges et la doctrine n’hésitent pas à parler de dol spécial du génocide (A) ou de dol agressif pour l’agression (B), marquant ce caractère propre.

A : Le génocide : un crime à dol spécial spécifique 

Le génocide fait l’objet d’une réprobation unanimeNote216. . Il se caractérise par l'existence d'un plan et l'intention d'aboutir à un résultat spécifique qui est la destruction en tout ou partie d'un groupe spécifique, par la commission d'actes criminels. Cette intention est dictée par un mobile envisagé par les textes. Il y a donc une double exigence en termes de dols : la volonté de commettre le crime de droit commun et le résultat immédiat et intermédiaire qui n’a d’autres fins que de détruire un groupe spécifique, qui est le résultat finalNote217. . Ce dernier doit être distingué de la volonté d’adhérer à la politique globale génocidaire.

La définition du génocide ne fait naître aucune ambiguïté, l’article 2 de la convention de 1948 relative au génocide dispose : «  le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieuxNote218. , comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transferts forcés d’enfants du groupe à un autre groupe ».

Les différents instruments internationaux, les statuts des Tribunaux pénaux internationaux, de la Cour pénale internationale et le projet de code de 1996 reprennent cette définition. L’idée de dol spécial, caractérisant le génocide, est déjà contenue dans les documents de l’Assemblée généraleNote219. . Pour le TPIY, ce sont des règles de droit coutumier international ayant valeur de jus cogensNote220. .

Selon la jurisprudence internationale : « Le génocide se distingue d'autres crimes en ce qu'il comporte un dol spécial. C'est l'intention précise, requise comme élément constitutif du crime, qui exige que le criminel ait nettement cherché à provoquer le résultat incriminé. Dès lors, le dol spécial du crime de génocide réside dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel »Note221. . Les juges usent « d’intention spécifique » ou d’ « intention génocidaire » comme synonymes du dol spécial du génocide ou bien encore de « surcroît d’intention »Note222. .

L’intention n’apparaît pas toujours clairement, ce qui incite les juges internationaux à démontrer son existence par d’autres moyens de preuve. Ils cherchent alors d’autres éléments, comme la répétition d’actes discriminatoires, de destructions, ou la massivité des atteintes aux individus. Le TPIR, confronté à un génocide indéniable, après observation des actes commis, en a tiré une typologie d’actes révélateurs du génocide, suivi en cela par le TPIYNote223. . La cruauté ou la massivité des actes ne suffit pas à le caractériserNote224. . L’intention peut également résulter d’actes non énumérés par la convention de 1948 ou les textes la reprenant, mais commis dans le cadre de la même ligne de conduite, comme un discours haineux…Note225. .

En droit français, certains auteurs caractérisent également le génocide par l'existence d'un dol spécialNote226. . Cependant, cette analyse fait l'objet de divergences doctrinalesNote227. .

La littérature juridique relative au génocide fait souvent référence à la notion de mobile, caractérisé par l'appartenance des victimes. Il peut être soit distingué, soit inclut, comme le font certains auteurs, dans la définition du dol spécial. Il est expressément mentionné dans le projet du comité spécial du génocideNote228. .

L'article 2 de la convention relative à la prévention et à la répression du crime de génocide prête à controverse sur ce point : « (…) le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel (…) ». Ce dernier élément de phrase est interprété par certains comme faisant explicitement référence au mobile, interprétation qui est loin de faire l'unanimitéNote229. .

Les individus, victimes de génocide, sont, certes, désignés en fonction de leur appartenance au groupe visé, mais cela caractérise-t-il de manière indéniable le mobile ? Ce dernier n'est pas évident à prouver de manière irréfutable, même s'il peut être déduit de traits communs des victimes et de certaines différences spécifiques existant entre les criminels et les victimes.

Elément subjectif, le mobile est difficile à prouver en dehors d'aveux. Seuls des indices factuels peuvent éclairer les juges. La théorie du génocide cède donc devant une approche empirique du crime et de sa preuve, au profit d'une objectivisation. Les juges internationaux, par une jurisprudence constante aujourd'hui, en ne retenant que la qualification de dol spécial confirment cette analyse. Est alors recherchée « l'intention spéciale de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux », ce qui semble alors englober le mobile.

Le TPIR eut le premier l’occasion de développer une jurisprudence approfondie sur le génocideNote230. . Dans la décision Kambanda du 1er mai 1998, le génocide est constitué par un dol spécial ou special intent ou specific intentNote231. , alors que le projet de code de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de 1996 parlerait plutôt d’une general intentNote232. .

Le statut de la Cour pénale internationale, en apparence identique, soulève quelques difficultés supplémentaires, notamment, concernnat le lien pouvant exister entre l’article 30Note233. , déterminant la consistance de l’élément moral d’un point de vue général, et les éléments moraux des articles spécifiques à chaque crime.

En outre la conception retenue de la mens rea, à savoir de common law ou de civil law, incite certains auteurs à conclure à la difficulté d’analyser l’élément moral dans le statut de la CPINote234. . Sinon, l’élément moral est toujours binaire : la volonté de commettre l’un des actes de la liste contenue dans le statut et la volonté de détruire un groupe spécifique. Si, pour l’instant, la doctrine semble hésiter, notamment au regard des différentes cultures juridiques et des différentes propositions et concessions qui furent faites lors de la création du statut, il convient d’attendre les premières jurisprudences de la Cour.

Si la doctrine et la jurisprudence semblent s’accorder sur l’existence d’un dol spécial du génocide, la controverse sur la nécessaire prise en compte du mobile entretient une autre controverse, au sein de la doctrine française sur la qualification de ce dol : spécialNote235. ou aggravéNote236. . Généralement, toute incrimination supposant que soit atteint un certain résultat implique la preuve d’un dol spécial. La question est délicate lorsque ce résultat n’est pas l’un des éléments matériels nécessaires de l’infraction. Lorsque l’acte matériel n’est pas univoque, la question du mobile se pose.

Les auteurs soutenant que le génocide se caractérise par un dol aggravé, prennent en compte les mobiles, notamment pour définir l’élément intellectuel d’une infraction intentionnelle.

Les Nations Unies retinrent la notion de génocide telle que définie par Lemkin et telle que perçue par H. Donnedieu de Vabres et par J. Graven. Pour ce dernier, c’est le mobile qui permet de distinguer le génocide et on peut le déduire de la « qualité collective des victimes, non individuellement choisies, mais persécutées et détruites anonymement en bloc »Note237. . La jurisprudence confirme cette exigence dans de nombreuses décisionsNote238. .

Il ne fait alors aucun doute que le génocide est constitué d'un dol spécial, voire aggravé pour certains auteurs. L’intention génocidaire et le mobileNote239. doivent transparaître clairement pour donner naissance au dol dit spécifique. Il semble que l’approche française du dol spécial ait fortement influencé le statut de la Cour pénale internationaleNote240. .

Il reste à préciser la notion de groupe. Derrière le meurtre d’un seul individu se profile la volonté d’un crime plus grand, celui d’un groupe. La notion peut être appréhendée selon deux définitions, l’une objective et l’autre subjectiveNote241. .

La première consiste à voir dans le groupe une réalité sociale, stable, permanente. La seconde signifie que des individus se perçoivent membres du groupe sans autre caractère spécifiquement établi. L’article 220 a) du code pénal allemand parle « d’unité sociale dans sa spécificité, son caractère unique et ses sentiments d’appartenance au groupe »Note242. . Dans sa décision Rutaganda de 2000, le TPIR définit les quatre groupes pouvant être visés par un génocide, en se fondant sur des éléments tirés de la jurisprudence NottebohmNote243. . A cette occasion, les juges retinrent une approche combinée des visions subjective et objective, soulignant la difficulté d’une définition de groupes ethnique, national, racial ou religieux, tout en précisant que cette approche mixte penche plus vers la subjectivitéNote244. . Cette difficulté de définition est rappelée dans la décision BagilishemaNote245. . Le code pénal français étend la notion de groupe aux entités déterminées selon des critères arbitrairesNote246. .

La décision Stakic du 31 juillet 2003Note247. du TPIY retient une approche a contrario du groupe – cible (§ 512), contrairement à la décision Jelisic rendue par une autre chambre de première instance. Selon elle, c’est l’intention qui est déterminante et il ne doit pas être exigé de seuil quantitatif (§ 522), suivant en cela la décision Semanza du TPIRNote248. . En outre, les juges précisent qu’ils accueillent avec circonspection la jurisprudence antérieure du Tribunal permettant de caractériser un génocide sur une zone géographiquement réduite, comme une municipalité, de peur de dénaturer la définition de ce crime (§ 523).

La décision la plus aboutie en ce domaine semble être celle de la chambre d’appel, Krstic, du 19 avril 2004, relative au massacre de SrebrenicaNote249. . Pour les juges, la première étape consiste à déterminer le groupe visé, en l’espèce les serbes de Bosnie, qu’ils considèrent comme un groupe national particulier et distinct (§ 6). Le général Krstic est accusé d’avoir voulu détruire une partie de ce groupe, à savoir les musulmans de Srebrenica, considérés comme une communauté d’une certaine importance (§ 15), en l’occurrence, 40 000 habitants et réfugiés. Encore convient-il de savoir ce qu’il faut entendre exactement par importance ? Non seulement, l’appréciation se fait globalement par rapport au groupe visé, mais également par rapport à la partie du groupe visé (§ 12). Une approche quantitative constitue un premier élément, mais n’est pas suffisante. Il convient également de tenir compte de la zone géographique, de sa géopolitique et de l’importance du groupe – cible dans cette région et de l’intérêt que cette région revêt pour ce groupe. Ensuite, la partie du groupe visé doit être substantielle (§ 8). Les juges d’appel considèrent ces éléments comme des lignes directrices qui peuvent varier selon les circonstances de l’espèce (§ 14).

Les éléments qui viennent d’être relevés permettent de conclure à l’existence d’un dol spécifique du crime de génocide, considéré comme particulier, parfois dénommé « intention génocidaire ». Une telle spécificité semble également reconnue au dol de l’agression.

B : Le dol spécial spécifique du crime d’agression

L’agression est avant tout un comportement étatique, sanctionné en tant que tel ; c’est un crime d’EtatNote250. . Il s’agit d’une violation du jus ad bellum. La reconnaissance de la responsabilité individuelle pour agression passe paradoxalement par la commission de cet acte par l’EtatNote251. . Cet élément a constitué un point d’achoppement lors de la détermination du statut de la CPI. Le problème des relations entre le Conseil de sécurité de l’ONU et la CPI fut soulevé en ce domaineNote252. .

L’article 6 a) du statut du TMI de Nuremberg sanctionne l’agression sous le vocable de crime contre la paix. Dans le jugement du TMI, ce crime absorbe le complot, qui se réduit alors à la préparation de guerre d’agressionNote253. .

Trois éléments semblent ressortir : d'une part la volonté d'un résultat précis, l'intention de domination ; d'autre part, l'intention agressive, c'est-à-dire la volonté de commettre l'acte d'agression ; et enfin l'intention de collaborer à un plan concerté ou complot, c'est-à-dire la conscience d'insérer son acte dans une œuvre collective, de donner une ampleur à l'objectif poursuivi par le criminel, pris individuellement.

Contrairement à la notion de complot, retenue lors du procès de Nuremberg, celle de plan concerté est plus large. En effet, le complot s’entend d’un « plan concret de guerre »Note254. . Contrairement au génocide et au crime contre l'humanité qui reposent sur un plan concerté entendu au sens large, c'est-à-dire au sens de politique criminelle, l'agression, en elle-même, se rapproche de l'idée de complot retenue lors du procès de Nuremberg.

Dans son projet de 1996, la Commission du droit international rédige un article 16 disposant : « Tout individu qui, en qualité de dirigeant ou d'organisateur, prend une part active dans - ou ordonne - la planification, la préparation ou le déclenchement ou la conduite d'une agression commise par un Etat, est responsable de crime d'agression »Note255. .

Un individu participant donc à l'une de ces phases peut voir sa responsabilité engagée. L'agression, telle que définie, suppose un minimum d'organisation et un plan. La définition de l'infraction individuelle parle explicitement de dirigeant ou d'organisateur prenant une part active dans un vaste processus organisé. L'individu sanctionné sera celui qui a participé en toute connaissance de cause, c'est-à-dire en insérant son acte dans un processus plus large visant à agresser un Etat.

« Deux critères prévalent à la détermination des auteurs d'un acte d'agression : le fait matériel de participer à un acte d'agression et le fait que cette participation ait été intentionnelle et exécutée en connaissance de cause, dans le cadre d'un plan ou d'une politique d'agressionNote256.  ». Les éléments d’intention et de connaissance sont également retenus dans les documents du groupe de travail relatif au crime d’agression de la Prep Com en juillet 2002Note257. .

Il semble, à la lecture du projet de code, qu'il faille une participation active dans le processus. Or, cette participation active ne peut se concevoir qu'en adhérant à la volonté d'aboutir au résultat poursuivi. L’existence d'un dol spécial serait donc caractérisée par l’intention agressive.

A l’occasion de travaux sur la notion d’agression au sein du statut de la CPI, un groupe de travail, créé à la suite d’une recommandation de l’Assemblée des Etats parties de la CPI, s’est interrogé sur la révision de certains autres points de droit pouvant interférer avec ce crime, notamment la coexistence avec l’article 28 relatif à la responsabilité des supérieurs ou bien encore la détermination de l’autorité compétente pour constater l’agressionNote258. . Sans détailler encore précisément la définition de cette notion, il en ressort que l’agression serait un « crime dirigé » (§ 19 et 31) ; le terme de « direction » reste à clarifier (§ 29). Par conséquent, les individus pourraient être poursuivis lorsqu’ils exercent un rôle directeur dans la commission d’un tel crime, ce qui exclut les personnes qui ne sont pas en mesure d’influer sur les décisions de le commettre, comme par exemple, les soldats exécutant les ordres (§ 31). Les conclusions de cette réunion de travail permettent d’apprécier toutes les divergences existantes.

Plus qu’un dol spécial, le crime de génocide, par ses particularités et par l’importance du mobile, mérite que son dol spécial soit qualifié de spécifique afin de se démarquer des notions traditionnelles du droit pénal ; il en est de même de l’agression. En revanche, les crimes de guerre, qui dans leur grande majorité, sont des crimes de droit commun, se traduise par un dol spécial se démarquant peu des infractions communes.

§ 2ème : Le dol spécial « simple » des crimes de guerre

Les crimes de guerre supposent un dol criminel spécial que l’on pourrait qualifier de « simple », qui consiste en l’intention d’atteindre un résultat illégal immédiat, inséré ou non dans une politique plus large.

Le crime de guerre est sanctionné par divers instruments internationaux, comme les statuts des juridictions internationales, mais également par des dispositions de droit interne peu explicites, comme le RGDA ou le nouveau statut des militaires de mars 2005Note259. , ou plus explicitement par l’ordonnance du 28 août 1944. Il s’agit d’un acte commis par un militaire ou assimilé, totalement détachable du conflit et ne pouvant être justifié par les nécessités militaires, à l’encontre de personnes protégées, dans une situation de conflitNote260. .

La notion de crime de guerre, quel que soit l'acte matériel, se caractérise par un dol spécial. Les hypothèses sont diverses. On peut distinguer deux types de crimes de guerre : ceux qui sont spontanés et ceux qui s’insèrent dans un cadre collectif. Dans ce dernier cas, l'aspect collectif peut traduire une organisation et un plan, donc une préméditation, caractérisant une certaine finalité poursuivie, ce qui, le cas échéant, pourrait parfois aboutir à une requalification en crime contre l’humanité ou génocide. La CPI, d’après son statut, est uniquement compétente pour les crimes de guerre d’ampleur.

Le crime de guerre, au-delà de la commission d'un acte pénal guidé par une volonté criminelle, se double de la violation d'une « obligation professionnelle » consistant de la part du militaire à se comporter selon une certaine droiture et dignité et à protéger les personnes et les biens sous sa gardeNote261. .

La diversité des actes matériels pouvant constituer un crime de guerre amène à s'interroger sur l'unité de la catégorie en matière de dol.

Le crime de guerre, commis par un militaire, est commis par un professionnel, formé, instruit, astreint à un certain comportement et conscient de violer des textes de jus in bello.

Les crimes de guerre peuvent être guidés par différents mobiles. Mais cela, en soi, n'a pas d'importance, à moins d'envisager une requalification en crime contre l'humanité, sous certaines conditions.

D'une part, pour la Cour de cassation, le crime de guerre est un crime de droit commun ; d'autre part, les principaux textes retenus comme fondement en droit français sont des textes internationaux et plus précisément le droit de Genève et de La HayeNote262. , ainsi que les statuts des TPI et de la CPI. Il serait fastidieux d'en énumérer le contenuNote263. , mais retenons que ce sont des infractions qui, outre l'élément matériel, traduisent un comportement inacceptable de la part d'un militaire et surtout non justifié par les nécessités militaires. On peut trouver, en droit pénal français, des articles permettant d'appréhender de tels faits, mais sous un autre chef d’inculpation, comme les articles 432-4 ou 432-7 du code pénal, relatifs aux faits commis par « des personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public ».

La notion de crime de guerre est vaste, il suffit pour cela de lire les conventions de Genève, leurs protocoles ou bien les statuts des juridictions internationales pénales. Certaines jurisprudences des TPI ont précisé la définition de certains crimes de guerre, comme le meurtre, le pillage et les traitements cruelsNote264. .

Il n'est pas possible d'étudier le crime de guerre comme les autres crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité. Or le militaire français est un professionnel connaissant le DIH. Par conséquent, lors de la commission de l'acte, il existe un dol général consistant en la connaissance du caractère illégal de l'acte et un dol spécial propre à chaque infraction.

Selon Donnedieu de Vabres, le crime de guerre est un type de crime contre l'humanitéNote265. . En effet, les actes matériels constituant les crimes contre l'humanité sont assez proches de ceux constituant un crime de guerre. Il y manque les éléments comme l'intention discriminatoire pour la persécution, ou bien l'insertion connue des actes dans l'attaque d'une population civile. On peut même ajouter que si certains actes matériels de crime de guerre sont proches de ceux du génocide, il leur manque l'intention spécifique. Le crime de guerre serait un acte « gratuit » ou commis à des fins personnelles, ou en groupe restreint mais pour une raison personnelle à chaque membre. Souvent les crimes de guerre se rapprochent des crimes contre l'humanitéNote266. . Cela risque d'être d'autant plus vrai que l'article 8 du statut de la CPI précise la compétence de la Cour pour les crimes de guerre, « en particulier lorsque ces crimes s'inscrivent dans le cadre d'un plan ou d'une politique ou lorsqu'ils font partie d'une série de crimes analogues commis sur une grande échelle ».

Les crimes de guerre, dans leur grande majorité, sont proches des crimes de droit commun, mais commis en temps de guerre, par des forces armées contre des personnes protégées. Les comportements incriminés sont ceux ne devant pas être adoptés afin de ne pas violer une certaine morale requise lors des situations conflictuelles. A ce titre, on peut qualifier leur dol de dol spécial, marquant ainsi une certaine proximité avec les crimes traditionnellement sanctionnés. Les crimes contre l’humanité se démarquent des trois crimes précédemment étudiés, car ils visent des crimes commis à grande échelle, à l’encontre d’une population civile et ils se caractérisent parfois par des crimes usuels et d’autres fois par des crimes dictés par un mobile particulier proche de celui du génocide.

§ 3ème : Le crime contre l’humanité : l’hétérogénéité du concept et le partage entre le dol spécial « simple » et le dol spécial spécifique

Les définitions du crime contre l’humanité sont diverses et évolutives. D’un instrument international à un autre, elles divergent quelque peu. Celle retenue par le code pénal français (art. 212-1) et interprétée par la Cour de cassation, offre un visage quelque peu différent de celles du droit internationalNote267. . Ces incertitudes et surtout la diversité des actes pouvant constituer des crimes contre l’humanité aboutissent à la distinction de deux types de dol spécial, l’un simple, de principe, et l’autre spécifique, lorsqu’une intention discriminatoire est exigée, comme pour le crime de persécutionNote268. .

Le crime contre l'humanité offre une définition beaucoup plus controversée que celle du génocide. Cependant, comme toute infraction au caractère subjectif très prononcé, une intention spéciale d'aboutir à un résultat précis est présente, mais toujours difficile à dissocier du mobile, qui aujourd’hui ne susbsiste plus que résiduellement.

La définition de ce crime a subi une évolution. Depuis le procès de Nuremberg et jusqu’à la décision Tadic, il se caractérise par un élément discriminatoire. Mais le TPIY va le supprimer dans l’affaire TadicNote269. .

Le crime contre l’humanité suppose tout d’abord le dol spécial de l’acte criminel commun, mais également un facteur d’ordre moral spécifique : insérer son acte criminel dans un acte collectif en connaissance de cause. Deux crimes contre l’humanité présentent un dol spécifique, d’après le statut de la Cour pénale internationale : la persécution et l’apartheid.

Dans l'affaire Touvier de 1993, la Cour de cassation affirme que le crime contre l'humanité se caractérise par un dol spécial, un mobile spécifique, qui consiste à « prendre part à l'exécution d'un plan concerté, en accomplissant de manière systématique les actes inhumains et persécutions incriminés, au nom d'un Etat (…) ».

Outre l’intention spéciale se pose le problème de l'exigence d'un mobile discriminatoire. Aujourd’hui, le crime contre l’humanité se distingue du crime en série ou du crime simple, non par l’existence d’une intention discriminatoire, puisque cela constitue un génocide, mais par la volonté de participer à une politique systématique criminelle contre une population civile.

Les statuts du TPIY et de la CPI ne mentionnent pas l’intention discriminatoire (respectivement articles 5 et 7), en revanche, le statut du TPIR (article 3) y fait expressément référence : « (…) attaque généralisée et systématique dirigée contre une population civile quelle qu'elle soit, en raison de son appartenance nationale, politique, ethnique, raciale ou religieuse » ; il en est de même de l'article 212-1 du code pénal français : « (…) inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux (…) ». Ceci fut justifié et expliqué par la jurisprudenceNote270. . En effet, la jurisprudence du TPIR prend acte de la différence de rédaction de son statut et inclut dans la définition du crime contre l'humanité l'élément discriminatoireNote271. . Dans une tentative de rapprochement et d’unification de sa jurisprudence avec celle du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, les juges du TPIR retiennent la définition du crime contre l'humanité posée par le TPIY, concernant l'intention discriminatoire et en concluent que la différence de rédaction de leur statut consiste en une limitation de leur compétence, voulue par le Conseil de sécurité, eu égard à la particularité de la situation rwandaise. Par conséquent, le TPIR n’est compétent que pour les crimes contre l'humanité révélant une intention discriminatoire, mais cela ne signifie nullement que tous les crimes contre l'humanité se caractérisent par une telle intentionNote272. .

La jurisprudence du TPIY opère une distinction supplémentaire. Le principe posé est le refus de l'intention discriminatoire, en matière de crime contre l'humanité, hormis pour le crime de persécution : « Il [le criminel] ne doit cependant pas avoir eu l'intention de viser des civils identifiés par leur race, leurs idées religieuses ou politiques pour être reconnu coupable de crime contre l'humanité, à l'exception de la persécution »Note273. . Il ne faut pas « d'intention spéciale raciale, nationale, religieuse ou politique »Note274. .

S’agissant du crime de persécution, une intention particulière est donc requise en plus de l’intention spécifique et de l’intention générale (connaissance objective du contexte dans lequel l’accusé a agi). Cette intention discriminatoire est ce qui distingue la persécution des autres crimes contre l’humanité visés à l’article 5. Comme l’a souligné la Chambre de première instance dans l’affaire Blaskic, le crime de persécution « tire toute sa spécificité » de cet élément moral discriminatoire si particulier : « C’est, en effet, l’intention spéciale d’atteindre une personne humaine en tant qu’appartenant à telle communauté ou à tel groupe, plus que les moyens employés pour y parvenir, qui lui donne son caractère propre et sa gravité ». L’exigence d’une intention discriminatoire pour constituer la persécution diffère ainsi de la condition d’intention plus générale requise pour constituer les autres crimes contre l’humanité visés à l’article 5, où la simple « connaissance du contexte » d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile est suffisante »Note275. .

La jurisprudence française précise, quant à elle, la nécessité d'un dol spécial. La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans une décision du 20 décembre 1985, déclare :

« Constituent des crimes imprescriptibles contre l'humanité au sens de l'article 6 c) du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg annexé à l'Accord de Londres du 8 août 1945 alors même qu'ils seraient également qualifiables de crimes de guerre selon l'article 6 b) de ce texte - les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d'un Etat pratiquant une politique d'hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique, non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme de leur opposition ».

La Cour de cassation confirme sa constatation dans un arrêt du 3 juin 1988, dans lequel elle conclut :

« Le fait que l'accusé, qui avait été déclaré coupable de l'un des crimes énumérés à l'article 6 c) du Statut du Tribunal de Nuremberg, en perpétrant ledit crime ait participé à l'exécution d'un plan concerté visant à provoquer la déportation ou l'extermination de la population civile pendant la guerre ou à des persécutions inspirées par des motifs politiques, raciaux ou religieux, constituait non pas tant une infraction distincte ou une circonstance aggravante qu'un élément essentiel du crime contre l'humanité, consistant dans le fait que les actes retenus ont été perpétrés de manière systématique au nom d'un Etat pratiquant ainsi une politique d'hégémonie idéologique ».

Le crime contre l'humanité, en droit français, se caractérise par un dol spécial spécifique, consistant en l'intention d'insérer son acte dans un mouvement de plus vaste envergure et s'alignerait donc sur l'intention discriminatoire dictant cette politique.

L'intention discriminatoire, souvent confondue avec le mobile, constitue un élément de réflexion et de discorde entre les différents systèmes juridiques. Il existe tout de même un consensus sur l’existence d’une intention spéciale : « S’agissant du crime de persécution, une intention particulière est requise en plus de l’intention spécifique (de commettre l’acte et d’en produire les conséquences) et de l’intention générale (connaissance objective du contexte dans lequel l’accusé a agi) »Note276. .

Deux écoles semblent exister : la première considère que l’élément discriminatoire est primordial dans la définition du crime contre l’humanité ; la seconde soutient que certains actes peuvent constituer des crimes contre l’humanité, indépendamment de cet élément. Ni la Loi n° 10 du Conseil de contrôle allié, ni le statut du TMI de Nuremberg n’exigent un tel élément. Les juges du TPIY se sont interrogés sur le point de savoir «si les actes généralisés ou systématiques doivent être commis, par exemple, pour des raisons raciales, religieuses, ethniques ou politiques, exigeant de ce fait une intention discriminatoire pour tous les crimes contre l’humanité et pas seulement pour la persécution »Note277. .

M. Jurovics considère que « l’élément discriminatoire du crime contre l’humanité se définit comme l’intolérance qui conduit le criminel à viser des victimes en raison de leur seule existence et traduit sa volonté de remodeler l’humanité, d’en critiquer la composition (…) ». La singularité de la victime est niée, réduisant ledit « individu à un seul de ses caractères, de ses déterminants racial, politique ou religieux, lui refusant une existence au-delà de celle qu’il a déterminée »Note278. .

Mais cet élément discriminatoire, longtemps caractéristique du crime contre l’humanité, tend à réduire son champNote279. , d’où la volonté de certains de ne plus considérer la discrimination comme un élément de sa définition. Il disparaîtrait au profit de la notion de politique systématique ou généralisée.

L’intention discriminatoire existe toujours, de manière implicite ou expliciteNote280. . Les récents textes internationaux ne la mentionnent pas toujours ; c’est plus la pratique qui la caractérise alors.

Malgré l’absence de l’exigence d’un mobile discriminatoire ou d’un plan concerté, il semble implicitement réclamé. « Bien que le statut ne porte pas mention expresse de l’élément discriminatoire, son examen permet de conclure à l’exigence de ce dernier »Note281. . Le concept d’humanité semble se substituer, dans certains cas, à celui de discrimination. Une analyse élargie de l’humanité va notamment permettre l’extension du crime contre l’humanité à des actes « suffisamment importants »Note282. pour mériter une telle qualification. La notion d’humanité évolue et désigne l’intégrité de l’humanité, le sens humain, les valeurs et les intérêts de l’humanité. Le crime contre l’humanité a alors vocation à appréhender tout acte portant préjudice à l’humanité, pouvant mettre en danger la communauté internationale ou choquant la conscience de l’humanité. Ce n’est pas pour autant que l’élément discriminatoire disparaît, il est simplement écarté dans deux cas : la protection des valeurs humanistes de l’humanité, et la sanction des atteintes massives aux droits de l’Homme et la protection des intérêts de l’humanitéNote283. .

Les statuts des Tribunaux pénaux internationaux et de la Cour pénale internationale offrent des définitions différentes.

Le mobile est un élément utile et nécessaire à la définition du crime contre l’humanité. La doctrine en fait un élément du crime contre l’humanitéNote284.  : « c’est l’intention de porter atteinte à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur race, de leur nationalité, de leur religion ou de leurs opinions politiques. Il s’agit d’une intention spéciale, incorporée dans le crime et qui lui donne sa spécificité »Note285. .

Le mobile n’est pas aisé à prouver ou à faire avouer, hormis les cas de génocide et d’apartheid où il est flagrant. La preuve doit donc passer par d’autres élémentsNote286. . L’instruction et les juges du fond devront s’appuyer sur des faits caractérisant le crime ; deux points sont retenus : l’existence d’actes spécifiques et l’appartenance des victimes à un groupe spécifique. Les actes spécifiques sont des actes dont la commission trahit l’inspiration discriminatoire de la politique criminelle.

Concernant le signe le plus évident d’une politique discriminatoire, l’appartenance de toutes les victimes à un même groupeNote287. . Il faut cependant réserver le cas où l’atteinte à un groupe spécifique n’est pas le mobile du crime mais où elle est un moyen d’atteindre le mobile du crime qui serait tout autreNote288. . Par exemple, la volonté d’unifier religieusement un Etat serait le mobile de la politique criminelle et passerait par la conversion forcée.

En outre, si l’on se réfère au rapport du Secrétaire général des Nations Unies, « les crimes contre l’humanité désignent des actes inhumains (…) contre une population civile quelle qu’elle soit, pour des raisons nationales, politiques, ethniques, raciales ou religieuses »Note289. . Le rapport du Conseil de sécurité interprète, d’ailleurs, le statut comme incriminant des crimes seulement discriminatoiresNote290. .

Malgré la position particulière du TPIY, il semble que le crime contre l’humanité se caractérise toujours par l’exigence d’une politique et d’un mobile discriminatoire, caractéristiques d'un dol spécial.

Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité présentent de réelles spécificités, en matière de dol criminel. Mais s’y adjoignent également, dans tous les cas, la volonté de participer à une action criminelle d’ampleur ainsi que la volonté d’y insérer son acte individuel.

Sous-section 2nde : La volonté d’insérer l’acte criminel individuel dans un acte criminel collectif

Les crimes contre la paix et la sécurité peuvent être présentés comme des crimes de masse. Depuis le jugement de Nuremberg, ils se caractérisent par l’existence d’une politique, ce qui induit l’existence d’un plan ou bien encore d’un complot. On pourrait parler du crime d’un groupe contre un autre groupeNote291. . Le groupe est « un ensemble de personnes (physiques ou morales) ayant un caractère ou un objectif commun (licite ou illicite), ou unies par un lien de droit »Note292. . Pour le professeur van Boven, il s’agit d’« une collectivité de personnes qui ont des caractéristiques particulières et distinctes et/ou qui se trouvent dans une situation ou des conditions particulières »Note293. . Selon le professeur Delmas-Marty, « avec le crime contre l’humanité, on voit apparaître peut-être ce qui est le plus nouveau, l’idée d’un fondement collectif (…) Par exemple, le statut du tribunal de Nuremberg comme la résolution créant le tribunal pénal de La Haye visent les crimes commis contre une « population civile », donc contre un groupe (…) Que peut-on tirer de cette constante référence au groupe, en terme de définition ? Peut-être cette idée que l’être humain, même inscrit profondément dans un groupe, familial, culturel ou religieux, ne devrait jamais perdre son individualité et se trouver réduit à un élément interchangeable, et comme tel rejeté, non pour ce qu’il a fait, mais pour son affiliation à tel ou tel groupe »Note294. .

Il ne s’agit pas ici de traiter du « groupe – victime », mais du « groupe – criminel ». Les motivations peuvent être diverses. Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité ne laissent très souvent percevoir qu’une haine. Pourtant, le phénomène est sûrement plus complexe. La rancœur quotidienne, un héritage historique, des luttes ethniques, l’ambiance de la guerre et de ses atrocités peinent également à expliquer ces comportements. Les droits nationaux, par exemple le droit pénal français, offrent des législations plus abouties sur ce point, notamment en sanctionnant les bandes organisées criminelles, comme le fait l’article 132-71 du code pénalNote295. . Le groupe peut être divers, institutionnalisé, par exemple des militaires, ou plus spontané. En un sens, le droit international humanitaire définit un groupe criminel : celui des forces armées.

Le rapport de l’individu au groupe est un abondant sujet de réflexionsNote296. . Selon certains philosophes comme Aristote ou Hegel, l’homme ne se réalise que par le groupe, ce qui n’exclut pas l’intérêt individuel. Cette idée trouve à s’appliquer dans la criminalité de groupe. Si un objectif commun est recherché, chacun possède sa propre motivation, en définitive sans réelle influence dans le procès pénal. Pour cet objectif commun, l’individu accepte le groupe et définit son action par un plan. Le procès de Nuremberg consacre un délit d’appartenance, repris par la Loi n° 10Note297. , s’appuyant sur une criminalisation de certaines organisations. Ce procédé est également repris par une loi française de 1953 et appliqué lors du procès de Bordeaux. Aujourd’hui, la responsabilité par appartenance a cédé le pas à la responsabilité personnelle, cette dernière nécessitant de la part du juge la prise en compte fictive de l’action criminelle du groupeNote298. .

L’idée de planification peut constituer un dénominateur commun et conforter la systématicité des actes perpétrés. Mais cela fait surtout apparaître la préméditationNote299. de la politique criminelle, c’est-à-dire l’existence d’un laps de temps entre la survenance intellectuelle du projet et sa réalisation, l’aspect massif nécessitant obligatoirement un minimum de structures et de coordinations. Par exemple, le génocide suppose des moyens d’identification du groupe-cible.

La volonté d’insérer l’acte criminel individuel dans une politique criminelle suppose pour le commettant la connaissance du contexte (§ 1er) et la volonté d’apporter sa contribution (§ 2nd), c’est-à-dire de mesurer les conséquences et la portée de son acte individuel dans l’acte collectif.

§ 1er : La connaissance de la politique criminelle

Le génocide et le crime contre l’humanité sont clairement définis comme des actes massifs et systématiques fondés sur une politique criminelle. L’agression, bien que répondant à une autre logique, suppose également un plan pour sa réalisation. Par conséquent, du participant direct est exigé une action en connaissance du contexte. Que ce soit un plan ou un complot, les deux définitions exigent la connaissance de l’objectif final et les moyens utilisés pour y parvenir. L’agissement en connaissance du contexte permet de caractériser l’existence d’un acte criminel massif, donc d’une politique. Cet élément lie tous les participants entre eux, quel que soit le rôle de chacun. Seule l’existence chez l’agent du dol spécial permet de distinguer l’auteur, du coauteur et du compliceNote300. .

L'agression peut être sanctionnée soit à ce titre, soit au titre du complotNote301. . Le jugement de Nuremberg et le projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité s'attachent à incriminer la participation active d'individus. L'article 6 a) du statut du TMI incrimine « la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d'une guerre d'agression, ou d'une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l'accomplissement de l'un quelconque des actes qui précèdent ».

Les articles 9 et 10 du statut du TMI permettent de déclarer criminelle une organisation et d’en poursuivre les membres du fait de leur appartenance. Les déclarations de criminalité comprennent la phrase suivante : « sont devenus ou sont restés membres de cette organisation sachant qu’elle servait à commettre des actes déclarés criminels par l’article 6 du statut ou qui ont effectivement participé à ces crimes »Note302. .

La résolution 3314 (XXIX) de l'Assemblée générale de l'ONU déclare que « l'agression est l'emploi de la force armée par un Etat contre la souveraineté, l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique d'un autre Etat, ou de toute manière incompatible avec la Charte des Nations Unies, ainsi qu'il ressort de la présente définition ». Mais cette définition ne concerne que l'agression en tant que crime d'Etat. Dans son projet de 1996, la Commission du droit international retient un article 16 selon lequel : « tout individu qui, en qualité de dirigeant ou d'organisateur, prend une part active dans – ou ordonne – la planification, la préparation ou le déclenchement ou la conduite d'une agression commise par un Etat, est responsable de crime d'agression ».

Le génocide se caractérise par l'existence d'un plan et l'intention d'aboutir à un résultat spécifique qui est la destruction en tout ou partie d'un groupe spécifique, par la commission d'actes criminels.

L'article 2 de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, ainsi que les articles 4 du statut du TPIY, 2 du statut du TPIR, et 6 du statut de la CPI, ne font nullement allusion à un plan concerté. En revanche, l'article 211-1 du code pénal français parle explicitement de « plan concerté dont l'objectif est la destruction de tout ou partie d'un groupe national, ethnique… ». En outre, l’article 212-3, renvoyant aux articles 211-1, 212-1 et 212-2, semble inclure cette idée.

Malgré l'absence d'une telle notion dans les textes internationaux, il semble difficile de détruire tout ou partie d'un groupe ethnique sans un minimum d'organisation et un plan. Cette exigence est donc ontologique au génocide et permet de caractériser l'intention spécifiqueNote303. . Le génocide n'est pas de ces infractions ponctuelles pouvant être commises lors d'une pulsion momentanée.

En outre, l'idée de destruction de tout ou partie d'un groupe national, ethnique, religieux… confirme la nécessité d’une organisation afin d'identifier de manière certaine les futures victimes et surtout, d'organiser ce que l'on pourrait appeler froidement la logistique nécessaire à la commission d’un crime de masse.

L’insertion de l’exigence de la notion de plan concerté en droit pénal français fit l’objet d’un réel débat. Elle fut retenue tardivement dans les discussions à l’Assemblée, certains y voyant un élément réducteur du champ d’application de la notion de génocide. Seule la présence de la notion à l’article 6 du statut du TMI de Nuremberg en permit l’introductionNote304. . La Cour de cassation considère l’exigence de cet élément comme constitutif de ce crimeNote305. . La défense, dans l’affaire Barbie, lors de son pourvoi en cassation, avait soulevé la complexité des questions de culpabilité dans ces hypothèses-là. Seraient réunies sous une formule unique le fait principal et les circonstances aggravantes de participation à un plan concerté, ce qui serait en contradiction avec l’article 349 du code de procédure pénale dont l’alinéa 3 précise que « chaque circonstance fait l’objet d’une question distincte ». Mais la Cour a dérogé à ces dispositions en maintenant l’inséparabilité de ces éléments au sein d’une définition unique. Le plan concerté est un élément essentiel du crime contre l’humanité et du crime de génocideNote306. .

L'ensemble des contributions à « l'œuvre génocidaire » caractérise cette organisation minimale.

Selon la jurisprudence, deux points caractérisent l'élément moral : d'une part l'appartenance de la victime à un groupe identifié et d'autre part, l'inscription du crime de l'auteur dans un projet plus vaste de destruction du groupe, en tout ou partieNote307. .

L'idée de plan ou de politique systématique est corroborée par les méthodes mises en œuvre, telles la soumission à des conditions de vie entraînant la destruction du groupe ou l'entrave aux naissances.

Les modalités de commission du génocide peuvent être diverses. Elles peuvent consister en la destruction d’une partie substantielle d’un groupe spécifiquement identifié. On peut n’éliminer que les femmes, les enfants, les dirigeants ou les intellectuelsNote308. . Ce type de procédé ne peut, là encore, s'exécuter sans une méthode précise caractérisant l'existence d'un plan et d'une organisation. Les juges, dans la décision Krstic, réservent la qualification de génocide à une atteinte à une partie significative du groupe, en fonction des spécificités de la partie effectivement détruite et de l'impact de cette destruction sur le groupe plus large viséNote309. . Le TPIR retient une même approcheNote310. . Le nombre de victimes ne doit pas être apprécié de manière absolue, mais en relation avec le nombre d’individu formant le groupe directement viséNote311. .

Les travaux préparatoires de la Convention sur le génocide révèlent que certaines délégations voulaient que l'on exige nécessairement la préméditation dans le cas du génocide, ce qui n'a pas été retenu, certains délégués estimant que le crime de génocide même, par-delà les actes matériels qui le constituent, comporte nécessairement un tel élémentNote312. .

Pour pouvoir être reconnu coupable, l'inculpé doit avoir eu connaissance du contexte et avoir participé en toute connaissance de causeNote313. .

Le crime contre l'humanité se caractérise par une attaque généralisée ou systématique, d’après la définition du statut de la Cour pénale internationale.

Les articles 3 du statut du TPIR, 7 de celui de la CPI et les articles 212-1 et 212-3 du code pénal français font référence à la notion de plan concerté ou expressions équivalentes. Seul l'article 5 du statut du TPIY ne le mentionne pas. L'article 212-1 du code pénal français parle d'actes commis « en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile ». L'article 7 du statut de la CPI parle « d'attaque généralisée ou systématique contre une population civile ». L'article 2 du statut du TPIR utilise la même expression. L'article 7§ 2 a) du statut de la CPI précise que la notion d’« attaque lancée contre une population civile » se rapporte à un comportement qui consiste en la commission multiple d'actes visés au paragraphe 1 à l'encontre d'une population civile quelconque, en application ou dans la poursuite de la politique d'un Etat ou d'une organisation ayant pour but une telle attaque ».

En revanche, le TPIY considère l'existence d'une attaque massive ou systématique comme une condition générale du crime contre l'humanité, se référant au droit international coutumierNote314. .

Ce crime se caractérise par l'existence d'une politique systématique découlant d’un plan concerté. L'attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile a pour objectif de promouvoir une politique systématiqueNote315. . Le TPIY emploie également l'expression de « doctrine du projet commun »Note316. . Le Bulletin du TPIY souligne trois synonymes : « existence d'un plan, projet ou dessein commun »Note317. .

Pour le TPIR, l'acte doit s'inscrire dans une attaque généralisée ou systématique contre une population civile. C'est une condition sine qua non du crime contre l'humanitéNote318. .

Les deux TPI s'accordent donc pour ériger la connaissance du contexte et la participation en toute connaissance de cause comme des composantes de l'élément moral du crime contre l'humanitéNote319. . L'individu doit savoir que son acte fait partie intégrante du contexteNote320. . Dans la décision Blaskic, le TPIY, parlant du participant, précise que la participation de l’accusé à la politique criminelle, même sans la partager, caractérise un dol éventuel suffisant pour engager sa responsabilité au titre du crime contre l’humanitéNote321. .

La jurisprudence française s'inscrit dans la même ligne. La Cour de cassation, le 3 juin 1988, dans le cadre de l'affaire Barbie affirme que « la participation à l'exécution d'un plan concerté est l'élément essentiel du crime contre l'humanité, consistant dans le fait que les actes retenus ont été perpétrés de manière systématique (...) »Note322. . Dans l'affaire Touvier (1993), plus précise, elle affirme que le crime contre l'humanité se caractérise par un dol spécial qui consiste à « prendre part à l'exécution d'un plan concerté, en accomplissant de manière systématique les actes inhumains et persécutions incriminés, au nom d'un Etat (…) »Note323. . Elle ajoute : « concernant les victimes exclusivement choisies en raison de leur appartenance à la communauté juive, ils s’intégraient au plan concerté d’extermination et de persécution systématique de cette communauté »Note324. .

Le crime contre l'humanité se caractérise donc, entre autres, par l'intention d'adhérer à un plan concerté consistant en la mise en œuvre de l'intention de commettre des actes constitutifs de crime contre l'humanité.

Comme le génocide, le crime contre l'humanité ne peut donc se concevoir sans une organisation permettant d'atteindre le but visé. Il existe toujours « un système criminel », synonyme de « plan concerté », d' « entreprise criminelle »Note325. , de « plan de domination », de « programme général », de « vaste entreprise criminelle », auquel contribue une multitude d'individusNote326. . « L'acte individuel doit constituer le maillon d'une chaîne, se rattacher à un système ou à un plan »Note327. . En matière de crime contre l'humanité, la politique criminelle se déduit de sa finalité, mais également de la massivité ou de la systématicité des attaques lancées contre des populations civiles.

Cependant, l'exigence d'une politique criminelle tend à rapprocher les définitions de ce crime de celle du génocide, ce qui peut rendre difficile la distinction des deuxNote328. .

Le crime contre l'humanité, en droit français, se caractérise par un dol spécial, consistant en l'intention d'insérer son acte dans une action de plus vaste envergure et donc s'aligne sur l'intention discriminatoire dictant cette politique.

On peut distinguer deux types de crimes de guerre : ceux constituant un acte spontané et ceux s'insérant dans un cadre collectif. Dans ce dernier cas, l'aspect collectif peut traduire une organisation et un plan, donc une préméditation, caractérisant la finalité poursuivie et un dol spécial.

Le crime de guerre, dans sa définition générale, ne suppose pas, en tant que tel, un acte collectif. Cependant, certains types de crimes de guerre sont par nature collectifs ; par exemple, la déportation ou le transfert illégal ou bien encore la longue liste énumérée par le statut de la CPI consistant à « diriger intentionnellement une attaque (…) »Note329. supposent une organisation, voire un plan. Plus précisément, l’article 8§ 2, b) viii, relatif au transfert, direct ou indirect, par une puissance occupante d’une partie de sa population civile dans le territoire qu’elle occupe est l’exemple type du crime de guerre planifié et nécessitant une organisation. Parmi les crimes de guerre, on peut donc en identifier qui contiennent la condition d’insertion de l’acte criminel ou du dol criminel individuel dans l’acte criminel collectif.

La CPI n’est d’ailleurs compétente que pour les crimes de guerre lorsqu’ils s’inscrivent dans le cadre d’un plan ou d’une politique ou lorsqu’ils font partie d’une série de crimes analogues commis sur une grande échelleNote330. .

Le statut de la CPI vient en complément de l’exigence systématique de la connaissance du plan ou de la politique, puisque l’article 25 d) ii) précise que, pour qu’une personne soit reconnue responsable par la CPI, sa contribution doit « être faite en pleine connaissance de l’intention du groupe de commettre ce crime ».

A cela, la jurisprudence et la doctrine ajoutent la nécessaire volonté d’apporter une contribution à la politique criminelle.

§ 2nd : La volonté d’apporter une contribution à la politique criminelle

Les crimes contre la paix et la sécurité supposent l’existence d’un plan. Mais pour être condamnés au titre de leur participation, les criminels doivent afficher la volonté d’apporter une contribution à la politique menée, ce qui signifie, pour les auteurs ou coauteurs, le partage de la finalité de la politique et donc l’existence chez eux du dol spécial requis. En matière de génocide, les TPI ont également développé la notion « d’entreprise commune » qui permet de saisir le phénomène criminel collectif dans son ampleur et d’identifier un dessein commun. Cette notion peut venir à l’appui de la preuve d’une connaissance du contexte et de l’agissement criminel en connaissance de causeNote331. .

L’agression sanctionne des actes comme la planification ou bien la direction, ce qui inclut la connaissance de la politique et la volonté d’y adhérer et de participer en connaissance de causeNote332. . L’article 16 du projet de code de la CDI de 1996 sanctionne clairement ceux ayant participé activement. Cela suppose normalement la volonté d'aboutir au résultat poursuivi.

« Deux critères prévalent à la détermination des auteurs d'un acte d'agression : le fait matériel de participer à un acte d'agression et le fait que cette participation ait été intentionnelle et exécutée en connaissance de cause, dans le cadre d'un plan ou d'une politique d'agressionNote333.  ».

Les crimes contre l’humanité et le génocide nécessitent la même démonstration : la participation en toute connaissance de cause, comme une composante de l'élément moral du crime contre l'humanitéNote334. . L'individu doit savoir que son acte fait partie intégrante du contexteNote335. . Il n’est pas requis, cependant, une connaissance totale des conséquences du contexte, il suffit que soit pris en conscience le risque de participer. Peu importe que le suspect adhère ou non à la politique menée. Cette idée est présente tant en droit international qu’en droit français.

La jurisprudence française affirme la nécessité de prendre part à la mise en œuvre du contexte, c'est-à-dire de connaître le contexte et d’y participerNote336. . La chambre criminelle de la Cour de cassation confirmait sa constatation dans un arrêt du 3 juin 1988 (Barbie).

Les crimes de guerre, même systématiques ou commis à grande échelle, doivent être distingués. Mais on peut considérer que, dès le moment où ils font l’objet d’une commission en groupe, cela peut induire l’existence d’un plan. Chaque acte positif peut être interprété comme traduisant une volonté d’alimenter cette politique. Mais l’exigence d’un tel élément ne revêt pas la même importance que pour les autres crimes.

Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité sont indubitablement le fruit d’une volonté criminelle. Il paraît a priori inconcevable, au vu des actes matériels commis, que de tels crimes puissent être qualifiés de faute pénale non intentionnelle. Pourtant, une partie de la doctrine a soutenu cette thèse dans certains cas très précis, comme l’utilisation d’armes nucléaires. Afin de vérifier la validité de telles hypothèses, il convient, désormais, de les envisager.

Section 2nde : Les réflexions sur une responsabilité pénale fondée sur une faute pénale non intentionnelle

Il peut exister des actes graves sans volonté de les commettre, que l'on pourrait qualifier de fautes pénales non-intentionnelles. Si des solutions sont offertes par les droits nationaux, ce n'est pas le cas du droit international qui ne retient que les infractions les plus graves, ce qui induit l'existence d'une volonté avérée. Si incongru que cela puisse paraître, il n'est pas inintéressant d'y consacrer quelques développements, comme ont pu le faire certains requérants et une partie de la doctrine.

La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt Laboube de 1956, a précisé « que toute infraction, même non intentionnelle, suppose que son auteur ait agi avec intelligence et volonté »Note337. . Il ne faut pas se méprendre sur les termes du code pénal, l'infraction non intentionnelle est une infraction dont les conséquences ne sont pas voulues, mais dont le comportement l'est. Dans ce cas, l'auteur a été imprévoyant ou bien a manqué à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlementNote338. .

Le statut de la CPI, dans son article 30, déclare que les crimes doivent être commis avec intention et connaissance, précisant que la personne doit avoir entendu adopter ce comportement et causer la conséquence ou du moins être consciente que celle-ci adviendra dans le cours normal des événements. De plus, l'article 2§ 3 du projet de code de crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité affirme que lesdits crimes doivent être commis intentionnellement.

Les crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité se caractérisent par des éléments intentionnels. Pour autant, l’hypothèse de la faute pénale non intentionnelle doit-elle être d’emblée écartée ?

Partons d'un exemple concret. Un pilote de bombardier commet une erreur et lâche une bombe sur le seul village musulman d'un Etat, en proie à un conflit armé. Ce pilote appartient à l'armée régulière de cet Etat et le village musulman, ainsi que sa population, fait partie du territoire en guerre (civile) avec les autorités de l'Etat. S’agit-il d’un génocide, d’un crime contre l'humanité, d’un crime de guerre ou d’une simple erreur appréhendée uniquement sur la base du code pénal local au titre de l'homicide involontaire ou d'une infraction équivalente ?

Ces hypothèses de fautes pénales non intentionnelles seraient réduites. On peut imaginer l'erreur, l'imprudence, la précipitation, la panique de la part du militaire qui abat un autre homme, civil, prisonnier de guerre. Mais le problème se pose surtout avec les armes de destruction massive. En effet, ce type d'arme peut soit provoquer un désastre suite à une erreur de manipulation, soit avoir un champ d'action plus large que prévu et atteindre des personnes protégées, au sens du droit international humanitaire. La validité de l’hypothèse de faute pénale non intentionnelle sera envisagée successivement en droit français (sous-section 1ère), puis en droit international (sous-section 2nde).

Sous-section 1ère : L’inopportunité du droit pénal français

L'article 121-3 du code pénal français rappelle la nécessité de l'intention dans la commission d'un crime ou d'un délit, mais prévoit des exceptions en cas de faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité ; cependant une loi ou un règlement doit le prévoir. Il est précisé que, dans ce cas, il faut établir que « l'auteur des faits n'a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait »Note339. . L’alinéa 4 de l’article 121-3 prévoit l’hypothèse de la responsabilité des personnes qui n’ont pas commis directement le dommage mais qui soit ont contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage, soit n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, à la condition qu’elles aient violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité.

L’article 16 de la loi du 24 mars 2005Note340. adaptant l'article 121-3 alinéa 4 du code pénal, précise que les militaires ne peuvent être condamnés pour des faits non-intentionnels, excepté « s'il est établi qu'ils n'ont pas accompli les diligences normales compte tenu de leurs compétences, du pouvoir et des moyens dont ils disposaient ainsi que des difficultés propres aux missions que la loi leur confie ». Il est donc introduit un critère supplémentaire relatif à la nature spécifique de leur missionNote341. .

Deux points méritent alors d’être précisés. Tout d'abord, l'article 121-3, puis l’article 221-6 du code pénal. Le premier est le fondement de la faute pénale non intentionnelle délictuelle et un éventuel rapport avec des crimes de droit international est étudié. Il y incompatibilité entre les termes, d'autant plus que le crime traduit toujours une infraction de type volontaire. Ensuite l'article 221-6 du code pénal sanctionne l'homicide involontaire, se fondant sur l'article 121-3, c'est-à-dire sur la maladresse, l'imprudence, la négligence, l'inattention ou le manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement. Cependant, cet article risque de se heurter à l'article 16 de la loi du 24 mars 2005 réduisant les hypothèses de responsabilité des militairesNote342. .

La diversité des fautes pénales intentionnelles et non intentionnelles se caractérise par une gradation de la saisie des comportements individuels : de la violation flagrante et intentionnelle de la loi pénale au dommage résultant d'une négligence ou d'une imprudence, en passant par la faute de mise en danger délibérée d'autrui, c'est-à-dire de la prise de risque par un individu espérant qu'aucun dommage ne se produiseNote343. . Dans cette hypothèse, le risque est pris intentionnellement, mais le résultat n'est pas voulu, ce qui correspond au dol éventuel, qui se définit comme « une violation d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement »Note344. . On peut en effet considérer que le militaire est astreint à une telle obligation vis-à-vis des personnes protégées au sens du droit de Genève. Il faut en outre que cette obligation résulte de la loi ou du règlement. La formulation de cette règle et son caractère récent semblent exclure le droit international ; il semble cependant peu probable que l'on puisse écarter un texte international contenant une telle obligation afin d'appliquer uniquement une loi ou un règlement national, au vu de la hiérarchie des normes.

Cette faute pourrait permettre d'atteindre des actes comme le largage d'une bombe sur une population civile, sachant que l'on risque, voire que l'on va atteindre, des personnes protégées, au sens des conventions de Genève de 1949.

L’article 8§ 2, b) iv) du statut de la CPI envisage cette hypothèse mais en faisant apparaître un critère de proportionnalité entre le nombre des victimes et les nécessités militairesNote345. , appelé dommages collatéraux.

Les textes français, comme l'article 221-6 du code pénal, permettent de saisir judiciairement un tel acte, d'autant plus que cette disposition a pour objectif de sanctionner des atteintes involontaires à la vie humaine. D'autres textes sont dans le même espritNote346. .

Une nuance doit cependant être apportée, car le statut de la CPI fait naître une contradiction avec des articles tels que l'article 221-6. Seule une discordance sur l'appréciation de la proportionnalité semble plausible. D'autres articles du code pénal auraient vocation à s'appliquer comme les articles 222-19 (atteintes involontaires à l’intégrité de la personne) et 223-1 (exposition à un risque immédiat de mort ou de blessure).

Le droit pénal français ne semble pas devoir se prêter à l’hypothèse d’une faute pénale non intentionnelle en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Une telle hypothèse a été surtout soulevée à l’égard du droit international.

Sous-section 2nde : Les incertitudes du droit international.

Le droit international ne prévoit pas explicitement de telles hypothèses d’infractions non intentionnelles et seuls certains éléments des violations des lois et coutumes de la guerre peuvent faire naître un doute.

Deux points méritent tout d'abord quelque attention. Le statut de la CPI contient deux dispositions, les articles 8§ 2 b) v) et vi)Note347. , qui, contrairement à la plupart des autres infractions, ne contiennent pas le terme « intentionnellement ». Ce ne sont pas deux cas isolés, mais le type d'infraction ne suppose pas intrinsèquement un élément moral pour leur commission. On peut alors s'interroger sur l'existence de crimes de guerre non intentionnels. Mais l'article 30 du statut de la CPI précise que, sauf texte contraire, tous les crimes relevant de la compétence de la Cour nécessitent un élément psychologique, ce que confirme la jurisprudence du TPIY sur ce pointNote348. . Les juges introduisent ici un élément complémentaire, en estimant que l'élément psychologique peut aussi bien être une intention coupable qu'une imprudence délibérée ou une négligence criminelle grave. Cette rédaction utilise donc des termes caractéristiques de ce que l'on appelle en droit français un dol éventuelNote349. . En outre, il semble qu'une certaine partie de la doctrine ait défendu le caractère non intentionnel de ce type d’infractionsNote350. .

Sera sanctionné au titre du crime contre l’humanité celui qui a commis certains actes sachant qu’ils pouvaient aboutir à la commission d’un tel crimeNote351. .

Le second point concerne essentiellement les armes de destruction massive, comme l'arme nucléaire. Selon une partie de la doctrine, l'utilisation d'armes de ce genre peut détruire une partie significative ou bien substantielle d'un groupe, causant par là même un génocideNote352. . Or le génocide nécessite une intention spécifique de détruire tout ou partie d'un groupe spécifique. Ce à quoi il fut objecté que l'intention était inférée du fait que l'utilisateur de l'arme aurait omis de prendre en compte la potentielle réalisation d'un génocide. La CIJ, saisie sur ce point, estime que « l'interdiction du génocide serait une règle pertinente en l'occurrence s'il était établi que le recours aux armes nucléaires comporte effectivement l'élément d'intentionnalité dirigé contre un tel groupe, que requiert la disposition suscitée »Note353. . L'Institut du droit international prohibe l'utilisation d'armes de destructions massives qui ne permettent pas de faire la distinction entre objectifs militaires et non militairesNote354. .

Ces deux exemples présentent une tendance à vouloir étendre les crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité à des faits non intentionnels, ce qui peut être considéré comme antinomique par rapport au terme « crime » qui s'applique à ces infractions.

La pratique des bombardements n’est pas sans poser des difficultés, car elle ne permet pas d’assurer totalement la distinction entre objectifs militaires et civils, malgré les soi-disantes « frappes chirurgicales ». L’article 57 du protocole I de 1977 précise qu’il faut « faire tout ce qui est pratiquement possible pour vérifier que les objectifs à attaquer ne sont ni des personnes civiles, ni des biens de caractère civil (…) ». Il n’y a donc pas d’obligation de résultat pesant sur les commandants militaires, mais plutôt une obligation de moyen, que l’on pourrait qualifier de renforcéeNote355. . Peut-être, pourrait-on affiner le raisonnement en proposant une obligation de moyen dans la vérification de la situation sur le terrain et une obligation de résultat dans la mise en œuvre des actions militaires.

Des erreurs furent commises lors des bombardements effectués par l’OTAN en 1999. Selon certains auteurs, l’absence d’éléments intentionnels ou de négligence criminelle implique qu’aucune infraction n’est constituéeNote356. . En effet, il s’agit de destruction d’un train dont le passage n’était pas prévu sur le pont cible, à Grdelica Gorge le 12 avril 1999, ou bien encore d’erreurs topographiques entraînant le bombardement d’un village, Korisa, le 13 mai 1999Note357. .

Un autre point à souligner est celui des dommages collatéraux. Dans le jugement Kupreskic, les juges précisent que, lors de bombardements, les militaires doivent prendre « des précautions raisonnables lors de l’attaque d’objectifs militaires pour éviter que les civils pâtissent inutilement d’une imprudence », s’appuyant alors sur les articles 57 et 58 du protocole I de 1977 et sur le principe de proportionnalité et sur « les considérations élémentaires d’humanité » dégagés par la CIJ. Ils poursuivent en disant : « (…) bien que l’on puisse douter de la légalité de certaines attaques isolées d’objectifs militaires causant des dommages incidents aux civils, elles ne semblent toutefois pas au premier abord contrevenir per se aux dispositions vagues des articles 57 et 58 (ou des règles coutumières correspondantes). Cependant, lorsque les attaques se répètent et que toutes, ou la plupart, se situent dans la zone grise entre légalité indiscutable et illégalité, on pourrait être fondé à conclure que ces actes peuvent ne plus être en accord avec le droit international en raison de leur effet cumulatif. En effet, ce type de conduite militaire peut mettre excessivement en danger les vies et les biens civils, contrairement aux exigences de l’humanité »Note358.  .

L'article 8§ 2 b) iv) du statut de la CPI sanctionne « le fait de diriger intentionnellement une attaque en sachant qu'elle causera incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil ou des dommages étendus, durables et graves à l'environnement naturel qui seraient manifestement excessifs par rapport à l'ensemble de l'avantage militaire concret et direct attendu ». Le texte peut se résumer de la manière suivante : on peut créer des dommages à une population civile si les nécessités militaires le justifient, mais dans une mesure raisonnable. Un critère de proportionnalité est établi, d'après les documents relatifs aux crimes relevant de la compétence de la CIJNote359. . L'erreur, dans l'appréciation de la proportionnalité par rapport à l'avantage militaire, peut s'analyser comme la commission d'un acte provoquant un résultat imprévu, c'est-à-dire au delà des dommages autorisés et constituant alors une véritable infraction pénale. Cela ressemble fortement à un type de faute pénale délictuelle non intentionnelle.

Traditionnellement, le droit applicable à la légalité d'une attaque pose le principe de distinction entre les objectifs militaires et les objectifs civils.Note360. Le principe de protection des personnes ne participant pas au conflit a une nature coutumière.Note361. Pour la CIJ, c'est un principe cardinal du droit international humanitaire, un principe fondamental intransgressible, s'imposant à tousNote362. . L'article 57 du protocole I est relatif aux précautions requises dans le cadre d'une attaque. Il a valeur coutumière selon le TPIYNote363. . Le principe de proportionnalité a également valeur coutumière. Mais une rédaction, jugée malheureuse, de deux décisions du TPIY semble induire que le ciblage de civils n'est une infraction que dans la mesure où il ne peut se justifier par des nécessités militairesNote364. . Les juges assimilent avantage militaire et nécessité militaire. Or seul l'avantage militaire, d'après les textes, peut justifier de lancer une attaque contre des objectifs civils, à condition que cela soit proportionné. Les nécessités militaires, qui ne devraient se comprendre que dans le cadre de l'urgence, ne peuvent justifier de passer outre la distinction entre objectifs civils et militaires dans le cadre d'une attaqueNote365. . Mais peut-être n'est-ce là qu'une erreur sémantique, ce qui ne fait pas disparaître le problème de l'erreur d'appréciation dans la proportionnalité des dommages civils causés.

Il est difficile de soutenir une affirmation claire au regard des textes de droit international et de droit français, mais il semble exister une certaine correspondance entre obligation de résultat et faute pénale intentionnelle, et obligation de moyen et faute pénale non-intentionnelle.

L'idée de crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité ne peut se concevoir sans le caractère intentionnel de ces crimes. Mais l'activité militaire peut engendrer, de manière non intentionnelle, des dommages à des objectifs non militaires. Il existe donc une lacune dans ce domaine, concernant la responsabilité pénale individuelle. Des alternatives sont cependant envisageables, notamment en engageant la responsabilité du militaire en droit pénal interne, soit français, soit du locus commissi delicti. La responsabilité de l'Etat reste de toute façon un mécanisme assurantiel de réparation.

Une chose est certaine, la CPI ne sera pas compétente dans ces cas-là, d'autant plus qu'elle n'est compétente que pour les crimes les plus graves, ce qui exclut les crimes non intentionnels. Ces crimes sans intention ou sans volonté de produire le résultat pourraient constituer, par analogie avec le droit français, des « délits » de droit international.

La responsabilité de l’individu, en droit international, est récente et réduite. Elle se limite aux crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Or le droit international manque d’une construction théorique. En effet, depuis la création de l’ONU, la Commission du droit international travaille sur des projets de codes ou d'articles relatifs aussi bien à la responsabilité des Etats qu’à celle des individus. L’Etat est alors responsable pour la violation de tout fait internationalement illicite et l’individu pour la commission de certains crimes, limitativement énumérés. La responsabilité de l’Etat devient alors une responsabilité indirecteNote366. .

Chapitre 2nd : L’imputation à l’Etat du comportement criminel du militaire

Pendant longtemps, le seul sujet passible de sanction en droit international fut l’Etat. Aujourd’hui, il est concurrencé par les individus et surtout par ses agents qui peuvent voir leur responsabilité pénale engagée dans le système international. Cette situation, nouvelle en droit international, l’est beaucoup moins en droit français. En effet, lorsqu’un fonctionnaire est la source d’un dommage, pendant l’exécution de son service, on s’interroge sur le responsable. Cette même interrogation a désormais vocation à exister dans le système international. A l’instar des travaux du professeur Chapus, on peut présenter tant la responsabilité administrative que la responsabilité internationale comme une responsabilité proche de celle du commettant du fait de ses préposésNote367. .

Le militaire étant un agent de l'EtatNote368. , son fait est susceptible d'engager la responsabilité de ce dernier. On procède par l'intervention d'une fiction juridique consistant à attribuer le fait individuel à l'EtatNote369. , ce qui entraîne la compétence du juge administratif. En droit français, la responsabilité administrative est uniquement de type civil, alors qu'en droit international, le caractère de la responsabilité dite internationale prête à controverse.

On retrouve un schéma quelque peu similaire en droit international, puisque l’Etat est responsable de la commission d’un acte dommageable par l’un de ses organes agissant pour son compte. A contrario, un agent de l’Etat qui agit à titre purement privé est sanctionné par le pays victime, en tant que tel. Cette similitude incite donc à étudier les deux mécanismes afin de voir dans quelles conditions un militaire peut engager la responsabilité de l’Etat français par la commission d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, ce qui laisse percevoir l’imbrication des qualifications juridiques d’un même acte et des responsabilités subséquentes.

Dans certains cas, l’acte de l’agent est alors imputé à l’Etat. « Les règles d’imputation offrent l’un des points de contact le plus intime entre deux ordres juridiques distincts, interne et international, le premier indiquant au second quels sont ses organes »Note370. .

Le domaine particulier des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité met en lumière un comportement pénal pouvant mettre en jeu les responsabilités tant de l’Etat que de son agent. La jurisprudence administrative le confirme avec la décision Papon de 2002, ainsi que le juge criminel. En effet, la jurisprudence de ce dernier, certainement tenue par les textes relatifs à la Seconde Guerre mondiale, établit et exige un lien entre le criminel et un pays de l’Axe, poursuivant une politique d’hégémonie idéologiqueNote371. .

Il semble ressortir des jurisprudences du juge administratif et de la Cour internationale de Justice deux situations distinctes pouvant entraîner, à divers degrés, la responsabilité de l’Etat : soit l’agent agit pour le compte de l’Etat dans le cadre d’une mission confiée, soit il agit en dehors des instructions données et de la mission.

Dès lors, après avoir précisé les actes du militaire pouvant engager l’Etat (section 1ère), il convient d’observer la naissance des infractions étatiques en résultant (section 2nde).

Section 1ère : Les actes du militaire engageant la responsabilité de l’Etat

Un Etat ne peut voir sa responsabilité engagée qu’en conséquence de ses propres faits, ce qui suppose un comportement actif ou passif de ses organes agissant pour lui.

Un militaire est susceptible de commettre, pendant l’exécution de sa mission, un dommage. Ce dernier peut être la conséquence soit d’une erreur, d’une maladresse ou d’une négligence, soit d’une faute de plus ou moins grande gravité et pouvant être sanctionnée pénalement. En ce cas, il peut engager sa responsabilité et, sous certaines conditions, celle de l’Etat. A côté de cela, il peut, hors sa mission, commettre des actes identiques, ce qui a priori devrait entraîner sa responsabilité personnelle et exclure celle de l’Etat. Pour autant, dans cette dernière situation, la responsabilité de l’Etat peut être reconnue, en vertu d’un lien, comme le confirme le juge administratif dans diverses décisionsNote372. .

Si, de manière générale, des difficultés peuvent survenir dans l’attributionNote373. à l’Etat du comportement d’une personne privéeNote374. , agissant en fait pour elle, ce n’est pas le cas pour un de ses militaires.

L’Etat étant une entité abstraite, il n’est pas capable d’avoir un comportement ; c’est pourquoi le professeur Ago soutenait que l’attribution à l’Etat « est nécessairement, de par la nature propre de l’Etat, une opération effectuée par le droit, qui n’a rien à voir avec le lien de causalité naturelle »Note375. . La difficulté principale réside donc dans la détermination des actes pouvant engager la responsabilité de l’Etat.

Le militaire, archétype de l’agent étatique du service public de la DéfenseNote376. , peut facilement être source de la responsabilité de l’Etat, même en cas de comportement ultra vires en droit international ce qui, de prime abord, peut prêter à discussion. L’imputation d’un acte d’un agent à l’Etat suppose par principe l’appartenance de cet agent à l’Etat et la commission de l’acte lors de l’exécution de la mission ; il reste à savoir si l’acte doit être un acte d’exécution de cette mission.

Il peut s’agir de tout type d’agent, du gouvernant jusqu’à l’agent subalterneNote377. . Tout acte effectué par l’une de ces autorités et violant le droit international est alors susceptible d’engager la responsabilité internationale de l’Etat. En droit international, les actes accomplis par les autorités militaires, en temps de paix ou de guerre, peuvent engager la responsabilité étatiqueNote378. .

Les solutions du droit administratif sont identiques ; pour qu’un comportement soit attribué à l’Etat, il faut qu’il soit le fait d’un agent public ou bien d’un organe privé ou public ayant pour mission de gérer un service public. Cependant, les solutions administratives et internationales divergent sur les comportements pouvant engager leur responsabilité. Si, indéniablement, l’acte du militaire doit être commis à l’occasion de la mission (sous-section 1ère), les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité s’analysent comme des comportements ultra vires (sous-section 2nde) dont l’effet juridique varie selon le droit administratif et le droit international public.

Sous-section 1ère : L’acte commis à l’occasion de la mission

Pour attribuer à l’Etat l’acte d’un fonctionnaire, il faut que ce dernier le commette lors de l’exercice de ses fonctions. Il convient de distinguer deux cas : l’un ne posant aucun problème, lorsque l’acte criminel correspond à l’exécution d’un ordre, et le second, lorsque l’acte criminel est commis en méconnaissance d’un ordre étatique ; dans cette seconde hypothèse, l’attribution à l’Etat ne peut résider que dans l’apparence d’un comportement effectué au nom de l’Etat. Mais une telle solution n’est pas reçue de manière identique en droit administratif et en droit international public.

En droit administratif, il ne suffit pas que la personne qui commet un dommage soit un organe de l’Etat pour engager la responsabilité de ce dernier. Encore faut-il qu’elle agisse, en principe, dans le cadre d’une mission qui lui est régulièrement confiée. L’arrêt Blanco de 1873 précise d’ailleurs que l’Etat n’est responsable qu’à l’occasion d’un dommage résultant de l’activité d’un service public. L’expression utilisée d’« acte commis à l’occasion de la mission » est volontairement floue. Il convient d’en préciser le sens.

Seul l’acte commis dans l’exercice de la mission, c’est-à-dire temporellement, spatialement et fonctionnellement permet l’attribution du comportement de l’agent à l’Etat et engendre une faute de service. Pour reprendre l’expression de Laferrière, une faute de service révèle un fonctionnaire plus ou moins sujet à erreur. Pour Duguit, les fonctionnaires ont certes commis une « erreur, une négligence voire une faute grave mais ils ont voulu agir en tant que fonctionnaire »Note379. . A contrario, il définit la faute personnelle du fonctionnaire par le fait qu’il s’est placé en dehors du service.

En droit administratif, constitue donc une faute de service le fait commis dans le cadre de la mission et pour le compte de la personne publique commettante. Une telle définition n’épuise pas les éventuelles interrogations que peuvent soulever des comportements précis. L’acte criminel en lui-même n’est pas attribuable à l’Etat. La présence d’une volonté criminelle exclut, par principe, la qualification de faute de service et la responsabilité étatique. Ceci s’explique par la nature réparatrice de la responsabilité administrative et répressive de la responsabilité pénale. Une telle idée est contenue dans la décision du Tribunal des Conflits du 19 octobre 1998, Préfet du Tarn, qui va même plus loin puisque c’est l’existence d’un mobile propre à l’agent qui permet de déterminer l’existence ou non d’une faute de service. Si l’agent a agi par une motivation propre, la faute est qualifiée de personnelle, mais s’il a agi dans l’intérêt du service, sur ordre, par exemple, le comportement pénal engendre une faute de serviceNote380. .

La situation semble moins claire en droit international. La variété de questions se posant est identique, mais les solutions sont différentes, notamment car il n’existe pas encore de système permanent, totalement effectif, de responsabilité individuelle en droit international, permettant de fixer une jurisprudence. La jurisprudence des Tribunaux pénaux internationaux apporte quelques réponses, concernant des organes de fait agissant pour le compte d’un Etat, mais ce problème ne se pose pas concernant le militaire.

Pour engager la responsabilité de l’Etat, il faut que le dommage résulte de l’activité de l’un de ses organes ou bien d’une personne sous son autorité effective. A cet égard, le droit international ne s’estime pas tenu par les législations nationales relatives à l’attribution du statut d’agent public. Les juges internationaux recourent donc à une approche personnelle de ce statut. Pour autant, l’organisation interne d’un Etat ne relève que de lui-même ; c’est un droit inaliénable que de choisir son système politiqueNote381. . Mais ce droit à l’auto-organisation semble connaître quelques limites. En effet, la résolution 2625 de l’Assemblée générale de l’ONU précise que chaque Etat doit « s’acquitter pleinement et de bonne foi de ses obligations internationales ». Le professeur Condorelli considère que les droits de La Haye et de Genève postulent la nécessité pour les Etats de faire en sorte que leurs forces armées soient organisées de manière conforme aux exigences internationalesNote382. . Si l’activité militaire, par nature régalienne, relève toujours de la compétence des Etats, elle semble alors de moins en moins discrétionnaire.

Le dernier projet de la CDI consacre le chapitre II de sa première partie à l’« attribution d’un comportement à l’Etat ». L’article 4 prévoit l’attribution du comportement de tout organe de l’Etat et précise, ce qui peut paraître surprenant, qu’est un organe « toute personne ou entité qui a ce statut d’après le droit interne de l’Etat », ce qui constitue une « position de compromis » aux dires du rapporteur CrawfordNote383. . Cependant les articles suivants nuancent ce point en attribuant à l’Etat les faits de personnes ou d’entités exerçant des prérogatives de puissance publique. Seront donc attribués à l’Etat les faits de ses militaires, qu’ils soient soldats, officiers ou bien même dirigeants étatiquesNote384. .Une responsabilité objective, faisant primer l’aspect organique, semble donc déterminée.

Le commentaire de l’article 4, dans son paragraphe 3, précise que l’organe doit avoir agi en tant que tel, ce qui peut laisser supposer qu’un agent de l’Etat agissant dans le cadre de sa mission et violant une obligation internationale entraîne la responsabilité de son Etat. Des militaires qui commettraient des crimes sur ordre de leur Etat engageraient, outre leur responsabilité personnelle, celle de l’Etat, comme le prouve, notamment, l’affaire du Rainbow Warrior, où la France a reconnu être à l’origine de la mission confiéeNote385. .

Les militaires sont d’autant plus concernés que le droit international humanitaire, par son objet, les vise. Cependant, sous l’influence de la jurisprudence des TPI, ces instruments ont vocation à s’appliquer extensivement à certains civils. La jurisprudence du TPIR sur l’application de l’article 3 commun aux conventions de 1949 semble aller en ce sens. Dans sa décision Kayishema/Ruzindana, le tribunal précise que, pour que l’article 3 commun s’applique aux deux accusés, deux civils, il faut que soit prouvé un lien entre eux deux et les forces armées, faisant apparaître une autorité, au moins de factoNote386. . Les juges reprennent la solution consacrée dans la décision Akayesu et la confirment ultérieurement, notamment dans la décision RutagandaNote387. .

Si l’acte d’un agent d’un Etat viole une obligation internationale ou un texte de droit interne, dans le cadre de sa mission et conformément à elle, il ne fait aucune difficulté d’imputer son acte à l’Etat ; en revanche, si l’agent agit en dehors de sa fonction ou se sert d’elle pour commettre un acte qui n’en relève aucunement, ce que l’on dénomme un comportement ultra vires, on peut s’interroger sur son imputation à l’Etat ; sur ce point, le droit international public présente un visage radicalement différent de celui du droit français.

Sous-section 2nde : Le cas des comportements ultra vires des militaires 

Le droit international et le droit français répriment les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Par conséquent, un militaire qui en commet un, sort obligatoirement de sa mission ; s’il agit sur ordre de sa hiérarchie conformément à un choix politique, après preuve de l’ordre donné par l’Etat, il n’est pas difficile d’engager la responsabilité étatique.

Constitue un comportement ultra vires, le comportement d’un organe étatique, commis dans l’exercice de ses fonctions officielles, mais outrepassant les limites de sa compétence déterminées par le droit interne ou contrevenant à des instructions qui lui furent donnéesNote388. . Certains auteurs précisent que cet organe excède sa compétence chaque fois que, dans l’exercice de ses fonctions, il adopte un comportement contraire à une norme interne ou à une norme internationale, applicable en droit interne. Le comportement ultra vires est à distinguer du comportement du particulierNote389. .

Après quelques errements, la jurisprudence internationale et la doctrine se sont accordées sur la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat pour de tels actesNote390. , permettant l’engagement de la responsabilité étatique sur le fondement de l’apparence. Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité commis par des militaires français constitueraient des comportements ultra vires. Si l’attribution du statut d’organe de l’Etat au militaire relève de ce même Etat, la détermination du comportement ultra vires pouvant engager l’Etat relève du droit internationalNote391. .

Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, à moins d’être instigués par l’Etat, constituent des actes manifestement insusceptibles de se rattacher aux fonctions d’un Etat démocratique. Par conséquent, ils ne devraient pouvoir engager sa responsabilité. Si une telle solution ne prête guère à controverse en droit français, elle n’est pas avérée en droit international. En droit administratif, de tels actes sont qualifiés de faute de service en cas de politique étatique criminelle. Ou bien une faute de service sera reconnue en marge de la responsabilité individuelle personnelle principaleNote392. .

Le droit international ne semble pas retenir la même solution. Selon une sentence arbitrale du 23 novembre 1926 dans l’affaire Yourmans : « Il ne pourrait jamais y avoir de responsabilité pour de tels méfaits (meurtres et pillages commis par des soldats) si l’on adoptait le point de vue que tous les actes considérés comme des actes en contravention de leurs instructions doivent toujours être considérés comme des actes commis à titre personnel »Note393. . Une autre affaire fait suite à celle-ci et la confirme : l’affaire Caire du 7 juin 1929 de la commission des réclamations France/Mexique, relative à un ressortissant français fusillé par des militaire mexicains. La CPIJ et la CIJ ne se sont pas réellement prononcées sur la question, mais cette dernière y fait référence dans un avisNote394. .

Le Protocole I de Genève de 1977 précise, dans son article 2, qu’un Etat est responsable de tous les actes commis par les personnels de ses forces armées au cours des conflits armés internationauxNote395. . Le professeur Condorelli précise avec force que ce principe, issu de la convention de La Haye de 1907, inspire « tout le droit international applicable dans les conflits armés »Note396. . Ce même auteur parle de « régime spécialement renforcé concernant la responsabilité pour les violations du droit des conflits armés, lorsque ces violations sont le fait de personnes appartenant aux forces armées d’un Etat »Note397. . Cette dérogation au principe commun d’imputation mérite cependant d’être repensée à la lumière des évolutions récentes en matière de droit international pénal, ce qui impliquerait non pas sa disparition, mais une substitution de fondementNote398. .

Cette jurisprudence et les dispositions de Genève sont claires. L’Etat est responsable des agissements criminels de ses agents, car ils lui sont tous imputables. Pour autant, on peut s’interroger sur l’opportunité du maintien de cette solution. En effet, cette jurisprudence date de 1926 et apporte une solution conforme au système juridique international de l’époque. La même remarque vaut pour le Protocole I de Genève. A contrario, cela signifie que les Etats sont responsables d’actes commis par leurs agents, même si ces actes sont indéniablement sans rapport avec la mission confiée.

Cette solution trouve une confirmation dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, notamment dans un arrêt Velasquez du 29 juillet 1988, relatif aux disparitions forcées au Honduras. Peu importe que les agents aient agi ultra vires en méconnaissance du droit international ou en outrepassant les limites de leurs compétences, à partir du moment où ils ont accompli leurs actes sous le couvert de leurs fonctions officielles (§170). La cour semble suivre les principes établis par l’article 10 du projet de la commission du droit international de l’époqueNote399. . La Cour poursuit en précisant que la motivation des agents est indifférente (§ 173).

La Cour EDH, ainsi que la commission, reconnurent ce principe, notamment dans une affaire Irlande c/ Royaume-Uni de la fin des années 1970Note400. . La Cour parle de « responsabilité objective de la conduite de(s) subordonnés »Note401. . Mais cette affaire se déroule dans un contexte assez particulier qui est à prendre en compte.

L’idée d’une telle responsabilité fut reprise, entre autres, par Ago, notamment dans un projet d’article 10, relatif au « comportement d’organes agissant en dépassement de leur compétence ou en contradiction avec les prescriptions concernant leur activité »Note402. , projet qui est adopté par la CDI le 13 mai 1975. Cette solution est inspirée par des exigences de « clarté et de sécurité dans les rapports internationaux »Note403. , mais également par les nécessités de régler la coexistence étatiqueNote404. . L’article 7 du dernier projet de la CDI en reprend l’esprit.

A l’heure où il existe une juridiction internationale sanctionnant les individus et où l’obligation aut dedere aut judicare a acquis une réelle forceNote405. , on peut douter de la justesse d’une telle jurisprudenceNote406. . Le statut de la CPI est clair sur ce point ; selon l’article 25§ 4, la responsabilité individuelle n’a aucune influence sur celle de l’Etat. Et le maintien de ce mécanisme ne peut paraître valide que si l’on considère la responsabilité internationale de l’Etat comme un mécanisme civil assurantiel, complément de la responsabilité pénale individuelleNote407. .

Divers critères ont dicté, successivement, cette solution de la responsabilité étatique : l’apparence de la fonction, la compétence générale, l’abus des moyens de la fonction et l’incompétence manifesteNote408. .

L’actuel projet de la CDI est relatif au comportement d’un organe excédant ses pouvoirs ou ayant un comportement contraire aux instructions. L’article 10 de l’époque et l’actuel article 7 du projet comportent l’idée que l’organe doit avoir agi « en tant que tel ».

La frontière entre le comportement consistant en un excès de pouvoir ou en la violation d’instructions et l’incompétence manifeste, corollaire de la théorie de l’apparence, peut parfois être ténue. Et si une jurisprudence antérieure semble qualifier des comportements criminels commis par des militaires de comportements ultra vires, on peut alors se demander ce que serait un comportement manifestement insusceptible de se rattacher à l’Etat. Soit l’Etat sera toujours responsable, soit il faut se demander si les jurisprudences antérieures relatives à des militaires criminels ne risquent pas de disparaître. Cela est d’autant plus envisageable que les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité ont valeur de jus cogens. Ils paraissent donc par nature manifestement insusceptibles de constituer un comportement étatique. On peut se demander, également, si une guerre d’agression déclenchée par le chef d’état-major est susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat, alors que ce pouvoir relève, en général, du Président ou bien du ParlementNote409. .

Selon le professeur Condorelli, si un détachement de forces armées d’un Etat commet des exactions en violation des instructions imparties par les autorités militaires supérieures, alors l’Etat est responsable, mais, précise-t-il, du fait de ne pas avoir prévenu ce raid et de ne pas avoir sanctionné les coupablesNote410. . L’exemple semble cependant sortir de l’hypothèse d’une sanction de l’Etat pour comportement ultra vires ou bien alors il propose un autre fondement qui s’analyserait alors en un autre type de responsabilité, connexe.

Le maintien d’une responsabilité quasi-automatique de l’Etat en faisant primer le critère organique peut prêter à discussion si le fondement est l’acte criminel commis. Soit la responsabilité ultra vires de l’Etat, en matière de crimes contre la paix et la sécurité, n’a pas vocation à être ; soit, si elle existe, elle puise son existence dans un autre fondement. On peut alors se demander si le critère de l’abus des moyens de fonctions ne justifierait pas cette responsabilité, proche d’une responsabilité pour risque. Selon le professeur Condorelli, refuser une telle responsabilité reviendrait à vider la responsabilité internationale de son contenuNote411. . La responsabilité pour faits ultra vires fait naître une responsabilité objective, peu importe que l’agent ait réellement eu une conscience criminelleNote412. .

Pour conclure ce point sur l’imputation, et par analogie avec l’article 6 du dernier projet, relatif au comportement d’un organe mis à la disposition de l’Etat par un autre Etat, on peut s’interroger sur l’imputation à l’Etat français du comportement criminel de ses militaires agissant dans le cadre d’une action multilatérale, soit sous la direction des autorités françaises, soit sous mandat, principalement de l’ONU, de l’OTAN et de l’UE. Cette question de l’imputation des actes d’agents aux organisations internationales pour lesquelles ils agissent, ou bien à leurs Etats, tout particulièrement dans le domaine militaire à l’égard des actions effectuées sous l’égide de l’ONU, constitue l’actualité des travaux de la Commission du droit international, relatifs à la responsabilité des organisations internationalesNote413. .

L’inefficacité de l’article 43 de la Charte prévoyant la mise en place d’une force de sécurité collective propre à l’ONU, du fait de la Guerre Froide, a conduit au développement de solutions alternatives : les opérations de maintien de la paix et les opérations autorisées. Ces dernières sont alors dirigées par un Etat et possèdent un caractère multinationalNote414. . Dans cette hypothèse, la responsabilité des actes des forces armées relève de l’Etat ou de l’OI de commandement, le Conseil de sécurité n’ayant fait qu’autoriser ladite opération.

Cela soulève en amont la question principale suivante : les organisations internationales ont-elles des obligations en droit international et plus particulièrement dans le domaine des violations graves ? A la première partie de la question, on peut immédiatement répondre par l’affirmativeNote415. . Pour l’Institut du droit international, le droit des conflits armés en fait partie, notamment pour l’ONUNote416. . Il semble y avoir un consensus sur cette question, bien que certains auteurs soulignent que certaines dispositions soit inapplicables aux Nations UniesNote417. .

Lorsque des agents sont mis à disposition d’un Etat par un autre, le principe est qu’ils engagent la responsabilité de l’Etat d’accueilNote418. , à condition d’agir pour lui et dans le cadre des prérogatives de puissance publique de cet Etat d’accueil. Plus simplement, l’organe mis à disposition doit se comporter comme un agent de l’Etat d’accueil. Ce schéma est-il transposable aux organisations internationales précitées ?Note419.

Pour le cas de forces armées, si elles agissent dans le cadre d’une légitime-défense collective et qu’elles restent sous contrôle de leur Etat, alors c’est ce dernier qui se voit imputer leurs actes. En revanche, s’il existe un commandement conjoint, les deux Etats sont responsablesNote420. . Pour les organisations internationales qui disposent de fonctionnaires délégués par les Etats, par principe, elles assument leurs actesNote421. . En effet, ce sont des sujets de droit international, liés par ce même droit. L’hypothèse d’une responsabilité pénale des OI est envisagée par certains auteurs, mais de manière encore assez floue ; se pose également le problème de l’attribution de comportements criminels d’individus à ladite organisationNote422. .

Si l’on part de l’exemple des actions de l’ONU, il faut tout d’abord distinguer le recours aux moyens nationaux du recours aux casques bleus sous mandat. Dans le premier de ces cas, l’Etat intervenant se voit imputer les actes commis par ses hommes. Le second cas est plus particulier, car, si en théorie l’ONU peut mener des actions armées, sa paralysie pendant la Guerre Froide est à l’origine du développement des opérations de maintien de la paix, qui sont par définition non coercitives. Cependant, le mandat des casques bleus, dans certains cas, est étendu, afin de permettre la protection des civiles et des hommes eux-mêmesNote423. .

L’article 24 de la Charte dit clairement que le Conseil de sécurité est le responsable principal du maintien de la paix et de la sécurité internationale et que pour ce faire, il doit respecter les principes des Nations Unies. Les mesures prises dans le cadre du chapitre VII ne peuvent donc contrevenir au droit édicté par l’ONU.

Pour autant, peut-on, au regard de cet article attribuer à l’ONU des actes criminels commis lors d’opérations militaires sous mandat onusien ? L’article 48§ 2 semble faire subsister un doute. Il précise que les décisions prises dans le cadre de l’application du chapitre VII « sont exécutées par les membres des Nations Unies directement et grâce à leur action dans les organismes internationaux appropriés dont ils font partie ». A l’évidence, le Conseil doit respecter le droit international humanitaireNote424. et, de manière plus générale, s’abstenir de violer les normes impératives de droit internationalNote425. . Cependant, s’il existe une responsabilité du Conseil en ce domaine, elle ne semble pas être exclusive de celle des Etats agissant, car ces derniers doivent refuser d’exercer une action contraire au droit international impératif, malgré l’existence d’une dérogation accordée par le Conseil de sécurité. Mais si l’action armée est menée par le Conseil avec son état-major, alors il ne fait aucun doute qu’il peut se voir imputer les actes des militaires agissant comme ses agentsNote426. . Il reste à déterminer l’organe compétent pour en juger.

Les opérations sous mandat méritent d’être précisées car elles semblent faire naître une situation juridique plus complexeNote427. . L’Etat mandaté maîtrise l’action sur le terrain, mais agit pour l’ONU. Le juge administratif semble se déclarer incompétent, considérant que l’action est menée par une autorité administrative autre que françaiseNote428. . Pour autant, il est difficile d’exclure totalement une responsabilité de l’Etat français, qui conserve un certain contrôle sur les militaires, par le biais de ses officiers commandant sur le terrain. La cohérence du couple contrôle/imputation semble pourtant rompu, au regard des jurisprudences internes et internationalesNote429. . Pour certains auteurs, il y aurait un partage de compétences et donc de responsabilitésNote430. .

La situation peut être extrêmement complexe dans le cas où plusieurs organisations internationales agissent de concert, par exemple, une action de l’UE sous les auspices de l’OTAN, dans le cadre d’une résolution du Conseil de sécuritéNote431. .

Si l’on peut esquisser des hypothèses, en matière de responsabilité des OI et corrélativement des Etats fournissant leurs contingents, il faut, à l’instar du professeur Daillier, y voir encore un « thème de spéculation intellectuelle » dont il convient de recenser les questions juridiquesNote432. . L’intervention de l’OTAN au Kosovo peut illustrer cette observation. Les Etats membres ne sont pas d’accord sur le fondement de l’action. Pour certains, il résiderait dans certaines résolutions du Conseil de sécuritéNote433.  ; pour d’autres, ce serait l’intervention d’humanité. Le professeur Sur y voit plutôt une action menée sous la responsabilité des pays membres, ce qui pourrait alors, non pas engager la responsabilité de l’OTAN mais celle des Etats, en leur attribuant le comportement de leurs militairesNote434. . Cependant un problème vient compliquer l’affaire : l’intervention a eu lieu en dehors de l’article 5 du pacte OTAN.

Les comportements criminels des militaires sont appréhendés de manière différente par le droit administratif français et par le droit international public. Quelles que soient les modalités de qualifications de ces actes et les conditions requises pour les attribuer à l’Etat français, on peut observer qu’ils donnent naissances à des « infractions » étatiques spécifiques.

Section 2nde : La naissance d’ « infractions étatiques »

La responsabilité de l’Etat, qu’elle soit administrative ou internationale, répond à un schéma identique. Elle résulte du fait dommageable de l’un de ses agents qui a agi dans le cadre de sa mission, ce qui aboutit à la prise en charge par l’Etat dudit comportement. Cet acte, une fois le lien organique avec l’Etat identifié, lui est attribué et donne naissance à une notion spécifique, autonome, se détachant de l’individu à l’origine du dommage, pour n’être plus reliée qu’à la personne de l’Etat. Alors seulement, il faut que ce fait autonome puisse être qualifié d’illégal ou de préjudiciable pour entraîner la responsabilité étatique. Les professeurs Combacau et Sur considèrent que le fait qui a causé le dommage doit être imputable à l’Etat, il doit « être son fait »Note435. . Une fois l’acte imputé, l’Etat est censé en être l’auteur.

L’acte de départ se transforme en une faute de service ou un fait internationalement illicite. On peut d’ailleurs remarquer la différence terminologique, le droit international s’attache au « fait », alors que le droit administratif parle de « faute », ce qui aboutit, d’un point de vue sémantique, à la sublimation de la maladresse ou de l’erreur en faute, certes objectiveNote436. .

Toutes les erreurs, négligences et fautes des militaires ne deviennent pas une faute de service du point de vue du droit administratif. L’hypothèse d’une double qualification est à envisagerNote437. . En revanche, le droit international semble beaucoup moins affiné sur ce point. Une telle hypothèse semble pourtant bien concevable, désormais.

Tant en droit administratif qu’en droit international public, un des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, peut faire l’objet d’une qualification multiple : pénale, administrative et internationale. Ceci tient sans aucun doute à la nature politique de ces crimes. Après avoir souligné les modalités de telles qualifications (sous-section 1ère), il sera observé des similitudes structurelles et mécaniques entre les faits générateurs des responsabilités administratives et internationales en ce domaine (sous-section 2nde).

Sous-section 1ère : Les procédés articulatoires des infractions du militaire et des « infractions étatiques »

Il est généralement distingué, en droit international, les normes primaires prescrivant des comportements et les normes secondaires, entre autres, les sanctionnantNote438. . Un tel schéma peut être étendu aux systèmes juridiques nationaux. Dès lors que l’on se place dans la perspective d’une responsabilité pénale de l’individu ou dans celle de la responsabilité d’un Etat, les normes comportementales sont des normes primaires et les normes de sanction des normes secondaires.

Dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, on peut observer le phénomène suivant : quel que soit le système juridique, ces crimes, commis par des individus trouvent une correspondance dans les comportements étatiques dommageables, sources de responsabilité. Les normes primaires peuvent faire l’objet de multiples qualifications (§ 1er), donnant alors naissance à des responsabilités étatiques se caractérisant par une perte des éléments psychologiques nécessaires en droit pénal et induisant alors une objectivisation tant des infractions étatiques que des responsabilités correspondantes (§ 2nd).

§ 1er : Les qualifications juridiques multiples des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité

Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité sont des infractions avant tout individuelles. Leur caractère massif et divers exemples historiques démontrent qu’ils sont commis dans le cadre d’une politique étatique, nationale ou internationale, ce qui fait dire à certains auteurs que ce sont avant tout des crimes d’EtatNote439. , voire des crimes politiques. Par conséquent, l’Etat peut voir sa responsabilité engagée par la commission de tels crimes. Lorsque ces actes criminels sont commis par des militaires, le lien est indéniablement réalisé.

Chaque système juridique, international et français, possède un double système subjectif de responsabilité : l’un centré sur l’individu, le second sur l’Etat. Si l’on raisonne par analogie avec le droit français, le fait générateur de principe de la responsabilité de l’Etat, la faute de service, est défini par opposition à la faute personnelle. Jusqu’à présent, ce schéma était incomplet en droit international. Excepté des systèmes ponctuels, seul l’Etat était responsable. Le fait générateur, conséquence de l’acte d’un agent de l’Etat, était défini par opposition aux actes des personnes privées et aux comportements purement privés des agents étatiques. Avec l’apparition d’un système international pénal poursuivant les individus, la situation est en train d’évoluer quelque peu.

Le postulat de départ reste le même : un militaire ou bien un groupe de militaires commet des actes qualifiés de crime contre l’humanité, de génocide, de crime de guerre ou d’agression.

Sans que soit affirmée clairement une correspondance avec les violations graves du droit international du dernier projet d’articles de la CDI de 2001, on en voit apparaître une en filigrane à la lecture des commentaires de ce projet, par l’intermédiaire de la notion de jus cogensNote440. .

Cependant, en droit administratif français, une telle affirmation n’est pas concevable. Dans une certaine mesure, la jurisprudence Papon du 12 avril 2002 pourrait laisser supposer une telle correspondance. Ceci confirmerait la coexistence des responsabilités étatiques pour un même fait pouvant être doublement qualifié. Encore convient-il de ménager le rapport du particulier au groupe, puisqu’il s’agit de crimes de masse.

Les responsabilités étatiques, aussi bien en droit français qu’en droit international, vont coexister avec les responsabilités individuelles pénales. En droit administratif, la coexistence ne repose pas réellement sur une double qualification de l’acte de l’agent, mais plutôt sur le rapport existant entre l’acte individuel pénal et la politique criminelle, ou l’acte collectif criminel, attribuable à l’Etat, l’un et l’autre permettant mutuellement leur existence et leur qualification.

En droit international, en revanche, la coexistence repose clairement sur une double qualification juridique de l’acte criminel du militaire. Cet acte présente alors une face pénale et une face internationale publique.

On peut observer une autre différence entre système international et système français. En droit international, les responsabilités individuelle et étatique s’ignorent en grande partie, malgré des recoupements substantiels dans la catégorie des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. En droit français, il existe un véritable système de détermination et de coexistence, permettant l’articulation des responsabilités respectives des agents publics et de l’Etat.

Il convient de déterminer plus concrètement quelques hypothèses de qualifications multiples, au sein de chaque ordre juridique. Successivement, seront éprouvées la validité d’une telle hypothèse en droit international (A), puis l’hypothèse plus particulière offerte par le système français (B).

A : La double qualification des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité dans le système international

Les divers textes de droit international pénal et de droit international humanitaire, ainsi que les travaux de la CDI sanctionnent quelques grands crimes jugés inadmissibles par la communauté internationaleNote441. . Concernant les individus, il existe donc des infractions spécifiques, relativement clairement définies et dorénavant prévues par des codes ou des textes, ce qui n’est pas sans diminuer l’importance de la coutumeNote442. .

Les Etats ne bénéficient que de peu de textes définissant les faits générateurs de leur responsabilité. Hormis quelques conventions particulières, le régime général ressort de la jurisprudence, de la coutume et surtout des projets élaborés par la CDI. Quels que soient ces projets, on peut observer que certaines obligations sont jugées plus essentielles que d’autres. La notion de « crime », proposée par Ago, a laissé la place à celle de « violations graves d’obligations découlant de normes impératives du droit international général ». Au-delà de la glose que ces expressions firent naître, l’esprit semble en être identique. Ago précise, ainsi que d’autres auteurs, que ces crimes, et cela est applicable à leur nouvelle dénomination, sont le génocide, l’apartheid, les crimes contre l’humanité, mais également, d’après la CIJ, les principes du droit international humanitaire. Il existe un recoupement évident entre les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité et les fameuses obligations essentielles incombant aux Etats. Un même crime peut donc donner lieu simultanément à responsabilité étatique et à responsabilité individuelleNote443. .

Le premier exemple convaincant à lui seul est celui de l’agression. Tant le droit international public que le droit international pénal la sanctionnent, mais surtout la définition donnée par le second établit un lien avec celle donnée par le premier de ces droits. La résolution 3314 (XXIX) de l’Assemblée générale des Nations Unies et celle de l’article 16 du projet de code de 1996 de la CDI peuvent constituer un bon exemple.

La résolution 3314 dispose que « l'agression est l'emploi de la force armée par un Etat contre la souveraineté, l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique d'un autre Etat, ou de toute manière incompatible avec la Charte des Nations Unies, ainsi qu'il ressort de la présente définition ».

Selon l’article 16 du projet de la CDI, « tout individu qui, en qualité de dirigeant ou d'organisateur, prend une part active dans – ou ordonne – la planification, la préparation ou le déclenchement ou la conduite d'une agression commise par un Etat, est responsable de crime d'agression ». Le crime d’agression soulève cependant une difficulté particulière quant à l’autorité compétente pour le reconnaître, à savoir le Conseil de sécurité, la CIJ ou bien la CPI. Selon l’article 24 de la Charte de l’ONU, le Conseil de sécurité est l’autorité principalement en charge du maintien de la sécurité internationale, mais pas exclusivement, ce qui pourrait plaider en faveur des juridictions internationales comme la CPINote444. . Et l’on peut prolonger la réflexion jusqu’au point de savoir si une constatation faite par le Conseil ne lie pas juridiquement la CPI quant à la qualification à retenir du même événementNote445. .

On peut donc observer qu’un même fait est susceptible d’être appréhendé dans sa globalité, mais également dans sa particularité, s’ouvrant alors au domaine pénal et au domaine étatique.

Un second exemple peut être pris pour confirmer cette possibilité de double qualification : le crime de guerre. Les conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles définissent des « infractions graves », entraînant le cas échéant, la responsabilité de l’EtatNote446. si elles sont commises par leurs militaires, mais il n’est pas précisé si cela doit avoir été fait sur ordre de l’Etat ou non. Or l’article 20 du projet de 1996 de la CDI, au-delà des exemples de comportements prohibés, établit clairement un lien avec le droit international humanitaire, ce qui renvoie à la responsabilité internationale de l’Etat et qui est confirmé par la reprise des éléments caractéristiques du droit international humanitaire, à savoir un comportement perpétré contre des personnes protégées. Pour se convaincre de ce rapport, il suffit de lire le commentaire de l’article 20 du projet de 1996 ou bien encore l’article 8 du statut de la CPI, les articles 2 et 3 du statut du TPIY et 4 du statut du TPIR.

La double qualification ressort des textes mêmes ; pour les crimes de génocide et les crimes contre l’humanité, une telle corrélation semble tout aussi évidente.

Indubitablement, le droit international, actuellement, permet une double qualification, la responsabilité criminelle individuelle ne pouvant venir en réduction de celle de l’Etat ; en revanche, en droit français, une telle double qualification semble devoir être exclue, au profit d’un équilibre plus subtil entre les comportements de chacun.

B : L’impossibilité d’une double qualification au profit d’une approche dialectique du crime et de la faute de service en droit français

L'Etat est irresponsable pénalement selon l'article 121-2 alinéa 1er ; or les infractions retenues sont éminemment pénales. Mais rien n'exclut une responsabilité civile.

Si l’on peut parler d’une responsabilité internationale de l’Etat pour comportement ultra vires de ses agentsNote447. , en droit administratif, de tels comportements sont exclusifs de la faute de service. Mais dans des comportements massifs et systématiques, ce n’est pas tant le comportement d’un individu précis qui compte que celui plus vaste dans lequel il s’insère. La décision Papon de 2002 du Conseil d’Etat semble aller en ce sens.

Il est indéniable que l’acte personnel de M. Papon constitue une faute pénale. Cependant son acte ne peut être ainsi qualifié que par référence à la politique dans laquelle il s’insère. C’est cette politique, accumulation de comportements individuels convergents, qui, après établissement d’un lien avec l’autorité étatique, peut être doublement qualifiée, dans une perspective particulière par le juge pénal et dans une perspective globale et étatique par le juge administratif. La faute personnelle est en fait rendue possible par la faute de service collective.

L’analyse de l’arrêt Papon du Conseil d’Etat fait apparaître que le juge opère une nette séparation entre les faits commis par M. Papon, et qualifiés de faute personnelle, et la faute de service de l’Etat. Le juge semble qualifier les faits fautifs de personnels, « eu égard à la gravité exceptionnelle des faits et à leurs conséquences ». Il ajoute qu’ils sont « inexcusables et constituent par là même une faute personnelle détachable de l'exercice des fonctions » . Mais à côté de cette faute, l’arrêt du Conseil d’Etat retient une faute de service. La rédaction laisse planer une certaine ambiguïté sur sa teneur ; la mise en place d’un service relatif aux questions juives et de manière générale tout acte ou agissement de l’administration française ne résultant pas de la contrainte directe des occupants, sont qualifiés de faute de service. Le considérant suivant ajoute que l’ordonnance de 1944 entend reconnaître la responsabilité de l’Etat pour tout acte considéré comme nul par elle. Il s’agit de tous les actes des autorités du régime de Vichy relatifs à une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif. Ce serait donc la mise en place, sans contrainte directe des allemands, d’un système discriminatoire qui serait constitutif de la faute de service engageant la responsabilité de l’Etat.

D’un côté, l’acte criminel individuel serait constitutif d’une faute personnelle, alors que le comportement collectif mettant en place le système et l’appliquant serait constitutif d’une faute de serviceNote448. . De tels actes ne devraient-ils pas plutôt aboutir à la recherche de la responsabilité pénale des décideurs publics ? On peut s’interroger sur le réel fondement de cette jurisprudence. L’Etat n’est-il pas déclaré responsable à raison de la structure qu’il a offerte, c’est-à-dire du moyen de réalisation qu’il fut pour cette politique ?

On peut considérer que l’Etat doit se voir imputer l’action gouvernementale de Vichy car le Gouvernement, plus que n’importe quel autre organe administratif et politique, est le cerveau de l’Etat. Mais dans ce cas, la reconnaissance de la responsabilité étatique est gênante, eu égard au principe d’irresponsabilité politique des membres du Gouvernement. A moins de considérer cette irresponsabilité comme le pendant d’une responsabilité naturelle de l’Etat, qui serait justement matérialisée par la faute de service. En outre, faire d’actes par nature pénaux comme des crimes des actes constitutifs de faute de service revient à créer une responsabilité de l’Etat pour faute personnelle, à moins de procéder à une double qualification des faits.

On distingue donc la mise en place du système (choix politique) par l’administration, de l’utilisation du système ainsi créé (mise en œuvre administrative). Cette vision présente alors l’avantage de permettre la sanction des agents de l’Etat pour avoir commis sciemment des actes criminels et de conserver sa « neutralité » à la théorie de la responsabilité administrative, car est alors sanctionné l’instrument étatique, moyen de réalisation du crime, mais ne comportant pas en lui-même d’aspect criminogène. Cette distinction peut bien évidemment être perçue comme superficielle, mais elle permet de conserver à la responsabilité administrative son caractère non-intentionnelNote449. .

Peut-être conviendrait-il encore de distinguer la faute de service individuelle et la faute de service collective. Cette dernière, si elle est la traduction d’une faute pénale intentionnelle, sur le modèle de l'association de malfaiteursNote450. , pourrait par son ampleur être à la fois source de responsabilité administrative et source de responsabilité pénale pour les agents pris individuellement.

On peut trouver une réponse dans les conclusions du commissaire du gouvernement S. Austry sur l'affaire PelletierNote451. . L'affaire en cause concernait le décret du 14 juillet 2000, relatif à la réparation accordée aux orphelins de parents victimes de persécutions antisémites lors de la Seconde Guerre mondiale. Sans rappeler le raisonnement du commissaire du gouvernement, ce dernier reconnaît la possibilité d'engager la responsabilité de l'Etat pour crime contre l'humanité, en se fondant sur la jurisprudence MimeurNote452. .

Il rappelle tout d'abord que le régime de Vichy a une volonté propre et que la collaboration avec l'occupant est volontaireNote453. . Il propose de faire reposer la décision du Conseil sur la notion de crime contre l'humanité, se référant sur l'Accord de Londres, le jugement de Nuremberg et la loi de 1964 sur l’imprescriptibilité. Selon lui, même si ce genre de crime est de nature à constituer une faute personnelle, l'Etat, par son organisation bureaucratique, a permis la réalisation de tels crimes. Il ne peut, par conséquent, échapper à sa responsabilité. Le Conseil d'Etat n’a pas suivi son raisonnement. MM. Guyomar et Collin reconnaissent que la construction de leur confrère présente « le grand mérite de mettre en adéquation le droit et l'histoire » et semblent espérer un avenir à ce raisonnementNote454. . La décision Papon n’est guère précise. La mise en place du système discriminatoire est d’essence pénale, dès lors, il pourrait paraître logique d’exclure la responsabilité civile de l’Etat.

Selon M. Aubin la décision du Tribunal administratif de Paris du 22 juin 2002 fédération nationales des déportés et internés, résistants et patriotes s’insère dans la logique de l’arrêt Papon. La responsabilité administrative reposerait sur la continuité du service public et surtout sur l’existence d’une faute collectiveNote455. .

La décision Papon est à rapprocher, toute proportion gardée, de la décision du Tribunal des Conflits, Préfet du TarnNote456. . Dans cette décision, un détournement de fonds est opéré par un fonctionnaire sur l’ordre de son supérieur. L’acte est qualifié de faute de service car l’agissement du fonctionnaire n’est pas personnel. En l’espèce, le comportement pénal individuel, dénué de mobile, et sur ordre d’un supérieur, trouve également à être qualifié de faute de service. Peut-être peut-on voir dans l’hypothèse Papon une déclinaison particulière de la décision Préfet du Tarn, la présence de l’élément psychologique chassant la faute de service pour le fait individuel propre à PaponNote457. .

La décision Préfet du Tarn trouve une application dans l’affaire Bonnet de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 13 octobre 2004, relative au préfet du même nom et à sa responsabilité, ainsi que celle de certains gendarmes, pour l’affaire des paillotes corses. Les juges envisagent la possibilité d’une double qualification, pénale et civile, des mêmes faits. Ils estiment que si un fonctionnaire, agissant sur ordre d’un supérieur et commettant alors un acte fautif ou dommageable, n’effectue pas cet acte animé par un intérêt propre, agit dans l’exercice de ses fonctions et avec les moyens du service, alors la faute n’est pas détachable du service. En ce cas, l’aspect civil de l’affaire relève du juge administratif, quitte pour l’administration à exercer une action récursoire. Et les juges pénaux précisent que cela ne fait obstacle en rien à la responsabilité pénale de l’agent, le cas échéant. Ces mêmes juges précisent que l’Etat doit garantir les victimes des conséquences dommageables. Le préfet Bonnet qui avait agi sans ordre est pleinement responsable en tant que complice. Cependant, il est souligné que l’officier supérieur de gendarmerie mis en cause ne pouvait ignorer le caractère manifestement illégal des ordres donnés.

Ces hypothèses de qualifications interactives, et donc de coexistence des responsabilités, soulèvent le problème de l’articulation non seulement des appréciations de chaque juge, mais en amont, celui de l’autonomie de chaque ordre juridictionnel.

Dans le système juridique français, les ordres administratif et pénal sont autonomes, même si cette distinction trouve des détracteurs, soit que certains soutiennent l’existence de troisNote458. voire quatre ordresNote459. , soit que d’autres voient dans les possibilités offertes au juge pénal, par exemple d’apprécier la légalité et d’interpréter les actes administratifs au titre de l’article 111-5 du code pénal, comme une mise en cause de l’autonomie de l’ordre administratifNote460. .

S’il n’existe pas de réflexions identiques concernant les juridictions internationales, plus précisément portant sur le rapport entre la CIJ et les TPI et la CPI, c’est que l’état de la société internationale ne s’y prête pas encore. Corroborant cela, le constat du juge G. Guillaume, selon lequel les tribunaux spécialisés ont tendance à privilégier leurs disciplines propres. Un exemple illustre cette analyse, la décision Tadic du TPIY du 15 juillet 1999, dans laquelle le tribunal a explicitement critiqué et écarté une jurisprudence de la Cour internationale de Justice dégagée dans la décision relative aux affaires militaires et paramilitaires au NicaraguaNote461. , ce qui pourrait alors s’interpréter comme illustrant une autonomie, mais préjudiciable

Mais ces autonomies ne constituent pas un obstacle à la sublimation d’un fait pénal individuel en fait étatique dommageable, perdant ses éléments subjectifs.

Les recoupements substantiels des infractions et des responsabilités sont évidents. On observe, pour l’instant en apparence, que tant les Etats dont les criminels sont ressortissants, que les criminels eux-mêmes, sont poursuivis pour un même acte, chaque responsabilité étant sans préjudice de l’autreNote462. . Ce système se comprend par la dissociation qui est faite de la responsabilité pénale qui pèse sur le criminel lui-même et de la responsabilité civile, qui, en termes de coût, ne peut être assurée par un individu, et qui pèse alors sur l’Etat. Cependant, peut-être convient-il de dissocier la responsabilité civile établie du criminel et ses victimes directes, car un régime de dédommagement est prévu par le statut de la CPI, et le régime de responsabilité civile vis-à-vis de l’Etat victime et de la communauté, dans son ensemble touchée, qui dans ce cas pèse sur l’Etat du criminel. Ce n’est qu’au prix d’une telle distinction que l’on pourrait comprendre la coexistence des deux systèmes en droit international.

La détermination du fait générateur semble cependant autonome. Aucune disposition dans les statuts de la CPI et de la CIJ n’envisage une quelconque corrélation entre ces deux juridictions. La jurisprudence Tadic du TPIY démontre d’ailleurs cette autonomie, puisque les juges ont adopté une position divergente de celle de la CIJ concernant le lien existant entre un individu et un Etat pour déterminer si cet individu est agent de l’EtatNote463. .

Pour l’instant, il n’existe pas d’exemple de jurisprudence concernant une même affaire traitée par la CIJ et l’une des juridictions internationales pénales. Cependant, on peut d’ores et déjà soulever certaines interrogations. Qu’adviendra-t-il en cas de divergence sur l’existence ou non d’un conflit armé ? Sur la qualification de certains faits au regard, par exemple, des conventions de Genève ?…

Le rapporteur Crawford, commentant le dernier projet, et notamment l’article 58 du projet de la CDI de 2001, est conscient qu’en pratique des recoupements existent. Il prend l’exemple de l’agression qui peut entraîner une responsabilité individuelle et une responsabilité étatique. Il précise même qu’un Etat ne sera pas exonéré même s’il a poursuivi et puni les auteurs de ce crimeNote464. .

Ne devrait-on pas, dès lors, envisager une modification de statuts des juridictions internationales afin de régler les rapports entre elles ?

L’observation des différents systèmes juridiques, français et international, fait apparaître une double qualification des faits commis par les militaires. Si des différences sont apparues, un point commun est visible : la perte des éléments subjectifs des infractions criminelles au profit d’une objectivation des faits afin de les imputer à l’Etat.

§ 2nd : L’objectivisation des comportements du militaire attribués à l’Etat

L’attribution à l’Etat des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité commis par des militaires, donnant naissance à une responsabilité objective, semble retenir comme critère d’attribution l’apparence d’un comportement effectué au nom de l’Etat. Cependant, si une telle affirmation est avérée à l’égard de la responsabilité internationale pour faits ultra vires, elle doit être nuancée en ce qui concerne la responsabilité administrative. Quoiqu’il en soit, dans ces deux types de responsabilité, le dol criminel est écarté au profit de la simple constatation des politiques criminelles.

Tout d’abord, en droit international, on parle de « fait » et non de « faute ». En effet, la notion de faute implique un aspect subjectif, ce qui crée une difficulté de théorisation en droit français et disperse la notion. On a appelé faute, très souvent, tout ce qui était considéré comme fait générateur de responsabilité, créant des fautes dites objectives. Le droit administratif parle lui-même de faute de service, alors qu'il devrait plutôt parler de fait dommageable de service. Le droit international écarte la faute, favorisant une responsabilité objective ; certains auteurs voient, cependant, ressurgir la faute de manière interstitielleNote465. .

Il existe une corrélation entre les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité et les violations graves de l’article 40 du projet de 2001 de la CDI. Ces crimes, définis dans un projet de code datant de 1996 ainsi que dans les statuts des juridictions internationales trouvent des « jumeaux » dans les systèmes internes.

Du rapporteur Ago au rapporteur Crawford, le fait générateur, pierre angulaire de la responsabilité internationale, est l'objet d'abondantes réflexions et de nombreux écrits.

L'un des premiers à théoriser la responsabilité internationale fut Anzilotti. Selon lui, la responsabilité internationale repose sur le fait illicite ; c'est un élément objectif de la responsabilité. « La notion d'acte illicite implique le concours de deux éléments : l'action, c'est-à-dire un fait matériel, extérieur et sensible ; et la règle de droit, avec laquelle elle se trouve en contradiction »Note466. .

Cette définition purge le fait générateur de toute référence à la faute subjective. Le fait illicite n'est que la violation d'une obligation internationale, la violation d'une norme de droit international objective. Il y a une dépersonnalisation totale du phénomène.

Il s’agit certes d’une vision simplificatrice de ce qui se passe réellement, mais elle se révèle efficace. L'agent qui commet matériellement l'acte est écarté. On ne cherche pas à savoir si son intention est de nature à exonérer l'Etat de sa responsabilité. L'Etat est responsable parce qu'il exerce la puissance publique et qu'il répond donc de plein droit de l'usage que les fonctionnaires et les agents à son service font de la puissance publique. Cela est valable sur son territoire et sur tous les territoires soumis à son contrôle.

L'Etat est responsable dès lors qu'il commet un fait internationalement illicite, c'est-à-dire lorsqu'un comportement consistant en une action ou une omission constitue une violation d'une obligation internationale. En fait, c'est un individu qui viole cette obligation internationaleNote467. . La responsabilité internationale s’établit « directement dans le plan des relations entre ces Etats »Note468. . D’ailleurs, l’une des questions qui s’est posée fut de savoir si un dommage ainsi créé ne faisait naître qu’une relation bilatérale ; ou bien s’il était concevable que le fait internationalement illicite puisse faire naître une relation plus large, voire concerne toute la communauté internationale dans son ensemble. La décision Barcelona Traction y apporte une réponse positiveNote469. . Or, avec l’émergence de la responsabilité individuelle, le criminel peut se voir reprocher personnellement cette violation, dans les cas où elle trouve une répercussion dans un texte international pénal.

Il semble que la différence entre la violation d’une obligation internationale engageant la responsabilité de l’Etat et celle engageant la responsabilité de l’individu réside dans un élément subjectif qui est la volonté de violer cette obligationNote470. . Le système international est encore jeune et il n'existe pas de système de corrélation entre les actes des individus et ceux des EtatsNote471. . On peut dès lors se demander si la garantie de l'Etat vis-à-vis de l'agent public ne va pas trop loinNote472. . Le dernier projet d'articles relatifs à la responsabilité internationale de l'Etat, dans son article 58, précise, et cela clôt la question précédente, que « les présents articles sont sans préjudice de toute question relative à la responsabilité individuelle d'après le droit international de toute personne qui agit pour le compte d'un Etat ».

En France, les crimes de génocide et les crimes contre l’humanité sont sanctionnés désormais par le code pénal de 1994. Pour la période antérieure à 1994, seuls sont sanctionnés ceux en relation avec la Seconde Guerre mondiale, par référence au jugement du Nuremberg et aux textes afférentsNote473. . Certains peuvent l’être par référence aux résolutions portant statut des TPI, par l’intermédiaire des articles 698 et suivants du code de procédure pénaleNote474. . En revanche, le respect des conventions de Genève et de leurs protocoles découle du RGDA de 1975 (art. 9-1).

Contrairement au système international, le mécanisme de transformation de l’infraction pénale en comportement attribuable à l’Etat, sous la forme d’une faute de service pouvant seule entraîner la responsabilité administrative, est différent. Sur ce point, la décision Papon a permis d’ébaucher quelques pistes de réflexions et de conclure à une qualification « globalisante » des faits, de manière dérogatoire au droit commun de la responsabilité. Cela signifie que le fait individuel reproché à M. Papon est réinséré dans une politique plus vaste, menée par l’Etat afin de caractériser un crime contre l’humanité. En ce sens, le juge passe du comportement individuel au comportement collectif, objectivement apprécié.

Le passage de l’acte commis par des individus et qualifié pénalement, à un acte attribuable à l’Etat incite à s’interroger sur les éléments remarquables de chaque responsabilité ainsi engendrée. On passe donc d’infractions pénales nécessitant un dol pénal spécifique à des comportements étatiques n’exigeant pas d’élément moral, ce qui se justifie par la différence d’objectif entre la responsabilité pénale et la responsabilité étatique réparatrice.

En effet, en droit administratif, la faute personnelle exclut, par principe, la faute de service. Or la faute pénale intentionnelle constitue une faute personnelle exclusive de la faute de service. Ce n’est donc qu’au prix d’une double qualification de mêmes faits que l’on peut obtenir un tel résultat. En droit international public, là encore, il n’est pas exigé d’élément psychologique, seul importe le lien existant entre l’agent criminel et l’Etat.

Les Etats peuvent donc voir leur responsabilité engagée pour le comportement criminel de leurs agents. Il s’agit alors de responsabilités dites objectives.

Selon Anzilotti, un acte est considéré comme étatique non parce qu’il a été psychologiquement voulu mais parce qu’il a été attribué par une règle de droitNote475. . Les conventions de Genève attribuent d’ailleurs les comportements des militaires à l’Etat. Cette règle, déjà présente dans l’article 3 de la quatrième convention de La Haye de 1907, fut reprise dans l’article 91 du premier protocole additionnel de 1977Note476. .

De manière générale, l’affirmation du caractère objectif de la responsabilité internationale étatique, notamment dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, n’est guère contestée. L’Etat se voit attribuer les comportements ultra vires de ses agents, ce qui constitue une application de la théorie de l’apparenceNote477. . Confirmant cette logique objective, la faute n’est pas admise en droit international public. Elle est réservée à l’individu, car elle est inadaptée aux personnes morales. Le projet actuel de la CDI confirme l’ineffectivité de la faute de l’agent, auteur du dommageNote478. . En définitive, la simple violation d’une obligation internationale suffit à faire naître la responsabilité, ce qui répond à la logique d’une responsabilité de type civil.

En droit administratif, la situation se présente quelque peu différemment. Une faute de service est exigée, ce qui peut laisser supposer des exigences supplémentaires au fait illicite du droit international. Mais elle est définie négativement par rapport à la faute personnelle, excluant l’intention, ce qui ramène, d’un point de vue général, la faute de service à un manquement à la légalité, comme en droit international. Le tout étant que ce manquement ait été causé par un agent public. Mais à la différence du droit international, l’existence d’une intention avérée, comme un dol spécial, exclut la faute de service.

Si l’on réduit le champ de réflexion aux crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, à savoir des crimes de masse et politique, le dol criminel, individuel mais commun à tous les auteurs, ne constitue plus un obstacle à la faute de service. Car cette faute n’est plus appréciée par rapport à un acte individualisé mais par rapport à un comportement collectif dans lequel on peut distinguer l’utilisation de l’appareil d’Etat du caractère criminel de l’action poursuivie.

Ainsi, comme pour la responsabilité internationale, prévaut en quelque sorte une responsabilité de l’Etat fondée sur la fiction selon laquelle l’Etat est considéré comme ayant agi criminellement par l’intermédiaire de ses agents.

Les phénomènes de double qualification et de qualification dialectique des comportements se retrouvent dans le système international et dans le système français. Tous les deux aboutissent à une objectivation de la responsabilité étatique, ce qui incite à vérifier l’hypothèse d’une convergence structurelle des éléments de la responsabilité.

Sous-section 2nde : Les convergences structurelles et mécaniques de l’imputation en droit administratif et en droit international public

Dans le domaine précis des pendants étatiques des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, un point commun peut être observé : l’attribution d’un acte d’un agent à l’Etat. Mais ceci ne doit pas occulter les diversités cachées ; en droit international public, c’est le fait même du militaire qui est attribué, alors qu’en droit administratif français, le fait criminel est exclusif de la faute de service. Cependant, il peut en dévoiler une ou s’appuyer sur elle. L’affaire Papon considère la mise en place d’un système discriminatoire, en dehors de la contrainte de l’occupant, comme une faute de service. L’imputation est la composante subjective du fait illicite. Elle réalise le lien entre l’acte dommageable et l’attribution à l’Etat de la violation qui en résulte.

Cette apparente convergence des mécanismes d’imputation (§ 1er) incite à approfondir la réflexion et à étudier le mouvement de cette imputation du fait générateur (§ 2nd)

§ 1er : Les apparentes divergences des mécanismes de l’imputation

En droit administratif, la faute de service est définie par opposition à la faute personnelle. A l’origine, une faute pénale était considérée comme personnelle, donc exclusive de la responsabilité administrative, mais depuis la jurisprudence Thépaz de 1935Note479. , une faute pénale peut être qualifiée de faute de service, dans certains cas. Sans trop s’avancer, on peut cependant affirmer provisoirement qu’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité ne pourrait constituer une faute de service du fait de son extrême degré de criminalité.

En droit international, tout fait d’un agent de l’Etat exécuté dans le cadre de la mission est susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat, ce qui n’exclut pas pour autant la mise en accusation du criminel devant les juridictions de l’Etat victime ou la possibilité pour l’Etat du criminel de le poursuivre. Cependant, et au risque de se répéter, le développement d’une responsabilité pénale individuelle dans le système international incite, d’une part, à étudier ce nouveau mécanisme, et d’autre part, à en tirer certaines conclusions concernant le mécanisme de responsabilité de l’Etat dans le système international.

Le droit administratif comme le droit international de la responsabilité reposent par principe sur l’exigence d’un comportement dommageable. Reste à savoir si un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité peut constituer un tel comportement. Si le droit international ne semble pas soulever de difficultés, le droit administratif ne trouve pas à s’appliquer, le crime contre la paix et la sécurité de l’humanité étant l’antithèse de la faute de service.

Reste à vérifier exactement ce qui est imputé à l’Etat, dans les deux hypothèses.

La décision Blanco du Tribunal des Conflits de 1873 affirme l’existence d’une responsabilité de l’Etat, mais selon des règles autres que celles du droit civilNote480. . La suite logique en est la définition d’un fondement à la responsabilité particulière de l’Etat : la faute de serviceNote481. .

Cette faute, pour reprendre l'expression de Planiol, est « le manquement à une obligation préexistante ». C'est une faute identifiée, commise par un ou plusieurs fonctionnaires identifiablesNote482. . Rares sont les cas où le fautif ne peut être identifié. Malgré l'identification de l'individu, on va attribuer la faute à la personne publique dont dépend l'agent fautif. Les raisons de cette attribution résident dans le fait que l'individu agit au nom du service, dans le cadre d'une mission qui lui a été confiée, et il est alors estimé qu'une faute commise dans ces conditions doit être assumée par la personne publique commettante. C'est une responsabilité proche de celle de l'article 1384 alinéa 5 du Code civil concernant la responsabilité des commettants du fait de leur préposéNote483. . Eisenmann affirme en effet que « l'Etat est responsable parce que l'auteur des dommages est sien agent, en raison du lien qui le lie à l'auteur de la faute dommageable »Note484. .

Selon Lafferière, la faute de service est une faute qui « révèle un administrateur plus ou moins sujet à erreur »Note485. . Elle s'oppose à la faute personnelle de l'agent. C'est en général une faute révélant une intention de nuire ou d'une extrême gravité et qui est par conséquent détachable du service. Elle semble ne plus recouvrir que « trois hypothèses : celle de la faute dépourvue de tout lien avec le service, celle de la faute commise dans le service ou à l'occasion du service mais présentant un caractère intentionnel et correspondant à une volonté de nuire, à une malveillance délibérée, ou à la recherche d'avantages personnels et enfin la faute commise dans le service ou à l'occasion du service, sans caractère intentionnel mais dépassant un certain degré de gravité »Note486. .

Pour Duguit, la faute personnelle du fonctionnaire se caractérise par le fait qu’il s’est placé en dehors du service. La faute de service, en revanche, serait une maladresse, une erreur, une négligence, voire une faute très grave, commise par des fonctionnaires ayant agi en tant que telNote487. . On peut d’ailleurs rapprocher de cette définition la formulation employée dans l’arrêt Blanco. Dans ce dernier, il n’est nullement fait allusion à la notion de faute de service, ni même à la faute, mais il est question de « fait des personnes qu’il [l’Etat] emploie dans le service public ». Ce qui, a contrario, pourrait signifier que seule l’erreur est source de responsabilité administrative et non la faute perçue comme incluant une volonté malveillante. Par principe, l’ « Etat ne saurait être déclaré responsable d’une faute personnelle »Note488. .

La faute peut être commise par un agent public ou par plusieurs agents publicsNote489. , normalement dans le cadre de leurs fonctions, mais la responsabilité d'une personne publique peut également résulter d'une faute personnelle, non dépourvue de tout lien avec le service.

La jurisprudence PelletierNote490. reconnaît l’hypothèse d’un cumul de fautes à l'origine d'un même dommage et résultant d'un même fait matériel. La jurisprudence AnguetNote491. permet d'engager la responsabilité de l'Etat lors d’un tel cumul de faute de service et de faute personnelleNote492. .

En matière militaire, le Tribunal des Conflits, dans ses arrêts Lempereur et Fermentel des 6 mai et 17 juin 1918, retient un raisonnement analogue concernant les réquisitions militaires. Des soldats cantonnés commettent des vols et pillages, ce qui relève du droit pénal. La responsabilité du service est retenue, car une carence du service est suggérée par la faute personnelle.

Le juge administratif recherche donc la faute de service pour engager la responsabilité de l’Etat, se servant dans certains cas de l’existence d’une faute personnelle pour faire apparaître la faute de service. Donc, si l’acte délictueux n’est pas le fondement de la responsabilité administrative, il prouve dans certaines circonstances l’existence d’une faute de service. La responsabilité étatique est une responsabilité connexe. Ici la carence et la faute du service sont perçues comme une condition dommageable de la réalisation du fait délictueux.

L’arrêt Mimeur de 1949 consacre la responsabilité de l'administration lorsqu'une faute personnelle présente un lien avec le serviceNote493. . La responsabilité n'est pas engagée du seul fait que les moyens et les instruments de la faute (personnelle) ont été mis à la disposition du coupable par le service. Un minimum de lien reste nécessaire.

La faute peut résulter d'un acte matériel, mais également d'une illégalité, comme la mise en place d’un système discriminatoire ou des ordres donnés de commettre certains crimes. Cependant toutes les illégalités ne constituent pas une faute de service. En effet, le principe de légalité s'impose à l'administration. Une violation de ce principe peut entraîner la nullité de l'acte et le cas échéant la responsabilité de l'administration. Le principe est que toute décision illégale est fautiveNote494. . Selon la doctrine, il existe une échelle des illégalités, et ce n'est qu'à partir d'un certain degré d'illégalité que l'excès de pouvoir devient une faute. Mais cette théorie est contestée, notamment par Duguit et HélinNote495. qui soutiennent que chaque illégalité constitue une faute.

Concernant la responsabilité internationale de l’Etat, le fait de l’agent constitue une violation d’une obligation internationale, qui, dans certains cas, peut permettre l’application d’un régime spécial, si cette obligation est impérative.

Selon le dictionnaire Basdevant, la responsabilité internationale se définit comme « l'obligation incombant selon le droit international, à l'Etat auquel est imputable un acte ou une omission contraire à ses obligations internationales, d'en fournir réparation à l'Etat qui en a été victime en lui-même ou dans la personne ou dans les biens de ses ressortissants »Note496. .

Le fondement de la responsabilité internationale de l'Etat fait l'objet, depuis des dizaines d'années, d'un travail sans précédent de la part de la Commission du droit international ; le dernier projet d’articles, adopté en seconde lecture et dont l'Assemblée générale des Nations Unies prit acte par une résolution du 12 décembre 2001Note497. , servira de base de réflexions.

Selon l'article 1er : « tout fait internationalement illicite de l'Etat engage sa responsabilité internationale ». A la responsabilité pour fait internationalement illicite, il faut ajouter, entre autres, les travaux sur un projet relatif à la responsabilité pour des faits non interdits par le droit international.

La première partie du projet d'articles relatif à la responsabilité de l'Etat pour fait internationalement illicite, comme son nom l'indique, fonde la responsabilité internationale de l'Etat sur le fait internationalement illiciteNote498. . L'article 2 précise que cela peut être une omission ou une action attribuable à l'Etat en vertu du droit international et constituant une violation d'une obligation internationale de l'Etat. L’élément de l’attribution est parfois qualifié de subjectif et celui de la violation d’objectif. Cependant, la CDI ne retient pas cette distinction, car certaines conventions comme celle sur le génocide, dans son article II, lient l’idée de manquement à celle d’intention. Une telle distinction n’est donc pas totalement effective. En définitive, le caractère objectif ou subjectif dépend des exigences de la norme primaireNote499. .

L'article 12 du projet précise qu'il y a violation d'une obligation internationale lorsqu'un fait dudit Etat n'est pas conforme à ce qui est requis de lui en vertu de cette obligation, quelle que soit l'origine ou la nature de celle-ciNote500. , ce qui inclut les obligations envers la communauté internationale dans son ensemble. Et l'article 13 dispose que cette obligation doit être en vigueur au moment des faits, ce qui peut poser un problème au regard de la coutume et notamment de son caractère rétroactif dans certains cas. En effet, souvent, les juges sanctionnent un Etat sur le fondement d'une coutume venant tout juste d'être formulée ou révélée. Ils précisent que cette coutume existait au moment des faits, mais qu’elle n'avait pas encore été réellement formalisée ; on peut donc y voir soit un problème de rétroactivité, soit un problème de publicité, donc d’effectivité de la norme.

Le projet précise plusieurs types de faits illicites, dans ses chapitres II, III et IV, ainsi qu'une typologie de ces faits : les faits illicites instantanés, continus, composés, complexes…Note501. . Lors des débats, la distinction obligation de résultat et obligation de moyen fut également envisagée, cette dernière obligation devenant une obligation de comportementNote502. .

Mais le point le plus marquant, dans ce domaine, est l'introduction d'une distinction entre les normes en fonction de leur importance et de leur portée ou de l’importance de la valeur protégée : les violations graves d’une obligation découlant d’une norme impérative du droit international général (art. 40)Note503. .

Afin de conclure, d’une part, le droit administratif se refuse à attribuer à l’Etat une faute pénale intentionnelle, surtout d’une gravité extrême ; d’autre part, le droit international l’accepte. Se limiter à une telle conclusion revient à omettre trois points : tout d’abord, l’Etat est responsable internationalement parce que les juridictions internationales publiques n’ont pas la qualité pour sanctionner l’agent étatique, l’Etat étant seul sujet de droit international ; ensuite, en cas de crimes massifs, les agents étatiques seraient vraisemblablement insolvables ; enfin, il est rare, dans des affaires internationales que l’on sache exactement ce qu’il advient des agents criminels, une fois de retour dans leur pays. La responsabilité internationale se présente comme un mécanisme de facilité, adapté à la sphère internationale ; on peut considérer cette imputabilité comme un mécanisme temporaire de règlement de l’aspect civil d’un contentieux.

Toujours dans la perspective d’une étude des crimes de masse, en droit français, on observe qu’il n’est pas rare que le juge administratif accepte temporairement le cumul de faute et donc le cumul de responsabilité, quitte pour l’administration à exercer une action récursoire pour obtenir le remboursement de la somme ainsi engagée.

En définitive, la différence de substance du fait imputé en droit français et international n’est qu’apparente, car l’observation des deux types de responsabilité étatique ne semble que traduire une adapatation des mécanismes à chaque système juridique, sachant que dans un cas comme dans l’autre, en cas de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, les actions récursoires seront difficiles à exercer.

La convergence mécanique de l’imputation peut donc être soutenue, mais exercée différemment selon le système juridique ; il reste à voir si le fait générateur de chacune des responsabilités, dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, prend en compte les mêmes éléments.

§ 2nd : La finalité commune du fait générateur imputé dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité

La faute de service et le fait internationalement illicite sont différents. La responsabilité étatique pour violations graves peut même être considérée comme l’opposé de la faute de service. Mais au regard de la jurisprudence Papon, on peut tout de même s’interroger.

La faute de service consiste à mettre en place un système de recensement des Juifs étrangers et à aider à la mise en œuvre des convois vers Drancy en dehors d’une quelconqiue contrainte de la part de l’occupant. Ce n’est pas la simple mise en place d’une structure administrative qui peut être considérée comme fautive, encore faut-il qu’elle produise un préjudice. Elle a permis la commission d’actes jugés criminels. Donc la faute de service, ici, ne porte pas sur un simple comportement créant occasionnellement des dommages, mais sur un système attentatoire à l’ordre public puisqu’un lien est créé avec la commission de crimes. Donc dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, on peut considérer que la faute de service sanctionne un comportement d’une gravité extrême dont la commission porte atteinte à la protection d’intérêts essentiels comme la dignité de la personne humaine ou encore la vie et l’intégrité physique.

En droit international, la violation graveNote504. est considérée comme violant également des intérêts essentielles de la communauté internationales qui comprennent, entre autres, les intérêts précitésNote505. . On peut observer l’emploi du terme « grave ». Le paragraphe second définit la gravité par « manquement flagrant ou systématique à l’exécution de l’obligation ». D’après le commentaire de la CDI, « grave est un simple qualificatif qui n’a pas pour objet de créer une distinction avec des violations qui ne seraient pas gravesNote506. . Par la suite, il est précisé que le terme se rapporte à un certain ordre de grandeurNote507. . En outre, par « flagrant », il faut entendre violations manifestes consistant en une attaque directe envers les valeurs protégées par l’obligation, et par « systématique », il faut comprendre violations commises délibérément et de manière intentionnelle. L’agression et le génocide en sont l’archétypeNote508. . Selon les commentaires du rapporteur Crawford, les violations ont un caractère grave soit par leur échelle, soit par leur natureNote509. . Le qualificatif de « grave » a plus pour objectif de déterminer l’application d’un régime de responsabilité précis par rapport à l’intérêt violé. Les adjectifs « grave » et « lourde » qualifient un comportement. Mais dans le cas du droit international, cela correspond également à la protection d’un intérêt de la communauté internationale. En droit administratif, cela apparaît dans des domaines régaliens.

L’article 48§1 b) quant à lui, fait référence aux obligations dues à « la communauté internationale dans son ensemble » ; ce sont des obligations erga omnes partesNote510. .

Les violations graves du droit international renvoient à la notion de jus cogens ou au droit impératif, qui délimite un domaine dans lequel l’Etat n’est plus maître, laissant apparaître alors un certain jusnaturalisme, à tout le moins une vision éthique du droit internationalNote511. . Une idée identique semble pouvoir être dégagée de la décision Papon : l’Etat ne peut être utilisé pour mener une politique criminelle allant à l’encontre de l’intérêt des personnes placées sous son autorité.

Si l’on peut considérer que les deux phénomènes sont liés, c’est le droit international qui semble, malgré tout, le plus explicite sur ce point. Dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, l’imputation du fait générateur en droit international et en droit administratif se caractérisent par un mouvement orienté vers la même finalité : la sanction d’acte d’une extrême gravitéNote512. .

L’intrusion de l’individu en droit international ne remet-elle pas en cause le régime de responsabilité international de l’Etat ? Pour l’heure, il ne semble pas en être question, car tant le projet de code de 1996 que le projet d’articles de 2001 de la CDI semblent créer une barrière entre les deux régimes de responsabilité, ce qui est confirmé par l’article 25§ 4 du statut de la CPI.

Il ne serait cependant pas improbable que se dessine une redéfinition des rapports entre justice internationale et justice internationale pénale. Pour l’instant on ne peut qu’observer dans le système international la coexistence de deux régimes risquant parfois de faire doublon, notamment au niveau du règlement des responsabilités.

Droit administratif et droit international présentent donc de fortes similitudes en terme de fait générateur de responsabilité. A une exception notable près en droit international, l’Etat peut être tenu responsable pour la commission de crimes contre la paix et la sécurité par ses militaires. Il y aurait un concours de responsabilité pour un fait doublement qualifié, alors qu’en droit administratif, les responsabilités seraient par principe exclusives l’une de l’autre.

Afin de mieux apprécier la responsabilité ainsi engagée, il convient, à présent, d’étudier les effets de cette imputation : la coexistence de deux types responsabilités, l’une étatique et l’autre individuelle.

Titre 2nd : La mise en jeu des responsabilités du militaire français et de l’Etat

L’imputation consiste à attribuer la responsabilité d’un comportement. Le responsable est par principe l’auteur de l’acte, mais il n’est pas improbable que ce soit une autre personne. Dans le domaine pénal, cette exception est strictement entendue. Si l’auteur est considéré comme capable et s’il a commis l’acte en conscience, il l’assume alors. Le militaire peut répondre à cette situation, l’incorporation dans le corps militaire étant notamment soumise à des tests d’aptitudes physique et psychologique, puis à un enseignement du droit des conflits. Il est un professionnel des conflits qui peut, en cas de commission d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, être responsable pénalement.

En tant qu’agent de l’Etat, il peut également engager la responsabilité de ce dernier. On assiste alors, dans certains cas, à l’existence d’une double responsabilité, étatique et individuelle, ayant pour point de départ un même acte criminel (chapitre 1er).

Mais si le principe d’une double responsabilité semble évident, des cas d’irresponsabilité, propres à chacun, peuvent apparaître et interagir, ce qui est prévu par le droit criminel et par le droit relatif à l’Etat (chapitre 2nd).

Chapitre 1er : La coexistence des responsabilités du militaire et de l’Etat

Le militaire est un agent de l’Etat qui peut engager la responsabilité de ce dernier. A priori, des crimes très graves devraient être totalement exclusifs de la responsabilité étatique. Cependant, leur commission peut révéler l’existence d’une faute de service ou constituer un fait internationalement illicite. L’acte du militaire est alors source de responsabilité internationale, cette dernière devant faire l’objet d’une étude, dans la perspective du développement du droit international pénal.

Les articles 4 du projet de code de 1996, 58 du projet d’articles de 2001 de la CDI et 25§ 4 du statut de la CPI disposent que la responsabilité individuelle n’affecte aucunement la responsabilité étatique et inversement.

Pour mesurer les interactions engendrées, il convient d’étudier le phénomène premier de l’individualisation de la responsabilité du militaire pour crime contre la paix et la sécurité de l’humanité (section 1ère), puis son effet second : la responsabilité administrative et internationale de l’Etat (section 2nde).

Section 1ère : L’individualisation de la responsabilité du militaire pour commission de crime contre la paix et la sécurité de l’humanité

L’individualisme a souvent incité le juge à appréhender les crimes collectifs comme une addition d’infractions distinctes. Cependant, au vu de travaux de certains criminologues ayant démontré la particularité de ces comportements, il a été question un temps de consacrer une responsabilité collectiveNote513. , ce qui fut le cas avec les articles 9 et 10Note514. du statut du TMI de Nuremberg permettant la reconnaissance du caractère criminel de certaines organisations. La Loi n° 10 du Conseil en fit autant ainsi que la loi française du 15 septembre 1948Note515. . Ce type de responsabilité dans le domaine pénal fut par la suite écartéNote516. , le principe d’individualisation de la responsabilité pénale s’y opposant.

Pour autant, il est difficile, dans ce type de crimes, de trancher sans tenir compte de l’aspect collectif. Les juges passent alors par l’intermédiaire du comportement collectif pour caractériser les crimes, mais sanctionnent sur le fondement d’une responsabilité individuelle, recourant aux notions classiques d’auteur, de complice et de coauteur. M. Verny, parlant du crime contre l’humanité au sens français du terme, y voit une infraction collective par natureNote517. .

Une fois reconnue la commission matérielle d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité et caractérisés les éléments de culpabilité, il convient de déterminer précisément le rôle de l’accusé dans le crime collectif. Deux grandes hypothèses s’offrent classiquement : soit l’accusé est auteur, soit il est complice. Cependant ces deux statuts ne sont pas totalement adaptés à la particularité de tels crimes, qui se caractérisent par leur massivité, tant au niveau des victimes et des dommages qu’à celui de l’organisation. C’est pourquoi la jurisprudence internationale en voie d’édification va s’ouvrir sur la notion de coauteur, notion connue en droit pénal français, mais surtout va développer la notion d’entreprise commune, diversifiant les modes de participation à l’infraction (sous-section 1ère ).

Le droit international pénal ne se résume pas uniquement à une responsabilité pour crime de guerre, agression, crime contre l’humanité ou génocide ; il coexiste une responsabilité pour manquement aux obligations de faire incombant aux supérieurs hiérarchiques et aux chefs militaires. Les statuts des juridictions internationales pénales et le projet de code de la CDI de 1996 distinguent deux types de responsabilité : une que l’on pourrait qualifier de principe, et une autre particulière aux chefs militaires et supérieurs hiérarchiques, trouvant matière à s’appliquer particulièrement aux militaires, mais également aux dirigeants politiques. La distinction n’est pas toujours aussi claire qu’il y paraît, c’est pourquoi il semble opportun d’envisager également ce type de responsabilité qui relève du droit international coutumierNote518. (sous-section 2nde).

Sous-section 1ère : L’appréciation du degré de participation du militaire dans l’action criminelle collective

Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité font intervenir une pluralité de participants dont le rôle et la fonction peuvent varier, de l'exécutant à l'instigateur. Selon les modalités de participation et les textes pénaux, certains sont auteurs, d'autres uniquement complices. Cependant, cette dichotomie est loin d'être nette et satisfaisante. D'une part, il n'est pas toujours aisé de distinguer le complice du coauteur ; d'autre part, certaines modalités de participation peuvent caractériser, dans certains cas, un acte de complicité, et dans d'autres, une volonté de commettre le crime.

Les statuts des juridictions internationales, le projet de code de 1996 de la CDI et le code pénal français contiennent des dispositions consacrées à la responsabilité pénaleNote519. et répriment les actes de commission et les actes de complicité. Les complices cependant, vu leur importance dans le processus collectif, méritent peut-être une autre qualification, ce dont semblent tenir compte les textes. Après avoir défini les contours de la notion d’auteur en extension (§ 1er), il convient de préciser les autres modes de participation (§ 2nd).

§ 1 : L’extension de la notion d’auteur pour les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité : le primat de la mens rea criminelle

La notion d’auteur, en droit international pénal et en droit pénal français, désigne généralement celui qui a commis matériellement et directement le crime. Selon l'article 121-4 du Code pénal, est auteur d'une infraction, « la personne qui : 1°, commet les faits incriminés ; 2°, tente de commettre un crime ou, dans les cas prévus par la loi, un délit ».

Le droit international ne possède pas de définition textuelle de la notion d'auteur, elle est cependant contenue en substance dans les projets de code et d'articles de la CDI, ainsi que dans les statuts et les jurisprudences internationales. On peut observer que sont mis au même rang ceux qui commettent et ceux qui ordonnent, planifient et incitentNote520. . Sont en revanche complices ceux qui aident ou encouragentNote521. .

En droit français, hormis des infractions spécifiques, les ordonnateurs sont souvent appréhendés au titre de la complicité. La notion d’auteur se définit en partie par rapport à celle de complice.

Le génocide et le crime contre l’humanité présentent des spécificités. L’article 211-1 du Code pénal sanctionne le comportement consistant à « faire commettre » un des actes énumérés dans cet article. En outre, si l’article 212-1, relatif au crime contre l’humanité proprement-dit, est muet sur ce point, combiné avec l’article 212-3 opérant un renvoi vers lui, on peut considérer que l’instigateur acquiert également le statut d’auteur. Cela résout la question classique de savoir si, dans certains cas particuliers, les ordonnateurs et planificateurs ne doivent pas être considérés comme des auteursNote522. . L’article 212-3 n’est pas sans présenter une similitude avec la notion d’entreprise criminelleNote523. . Il est évident que sans de tels agissements, ces crimes n’existeraient pas.

Traditionnellement, il n'est pas exclu que l'instigateur puisse être poursuivi comme auteur moral de l'infraction, si l'on constate que l'auteur matériel n'est que la main qui exécuteNote524. . Le droit français reste attaché au principe défini par l’article 121-7 du Code pénal. Pour autant, la jurisprudence, même en l’absence de texte, a déjà qualifié d’auteur principal un instigateur, notamment lorsqu’existe un lien hiérarchique avec le commettantNote525. . Quoiqu'il en soit, par principe, le « donneur d'ordre » en droit français est un complice, mais selon les professeurs Merle et Vitu, il existe une exception en matière de crime contre l'humanitéNote526. .

En droit français, il est principalement admis que l'auteur est celui qui commet matériellement les faits. Cependant, dans certaines hypothèses, il n'est pas exclu de s'interroger sur la possibilité qu'une personne autre soit condamnée en qualité d'auteur, dans le cadre d'une responsabilité pénale du fait d'autrui, même si l'article 121-1 du Code pénal français affirme que « nul n'est responsable pénalement que de son propre fait ». En effet, la nature collective et organisée des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité incite à mettre en adéquation avec eux la notion d’auteur.

L'auteur principal est celui qui accomplit le fait incriminé et dont le comportement est la cause principale du trouble social et du préjudice subi par la ou les victimes. Il s'oppose au complice, personnage qui joue un rôle « secondaire ».

Aussi bien en droit pénal français qu'en droit international pénal, la qualité de complice de l'instigateur est sujette à réflexion. En effet, l'instigateur, le « cerveau », est souvent un maillon d'une importance déterminante. Or, le poursuivre en tant que complice minimise son importance. C'est pourquoi, en droit français, les rédacteurs du projet de nouveau Code pénal, en 1986, pensent incriminer de manière autonome l'instigation : « art. 121-6 du projet : est instigateur la personne, qui, par don, promesse, ruse, menace, ordre, abus d'autorité ou de pouvoir : 1° sciemment fait commettre par un tiers les faits incriminés ; 2° provoque directement un tiers à commettre un crime, lors même qu'en raison de circonstances indépendantes de la volonté de l'instigateur, la provocation n'est pas suivie d'effet ». L'instigateur de l'infraction aurait été passible des mêmes peines que l'auteur de l'infractionNote527. . Mais le projet ne fut pas retenu et la solution ancienne est restée maintenueNote528. . La peur d'un désordre à l'ordre public et la crainte de la délation en furent, semble-t-il, la principale motivation. Cependant, il existe des dispositions exceptionnelles, dans certains domaines, sanctionnant l'instigateur au titre d'auteurNote529. .

Les militaires seront qualifiés d’auteurs dès lors que leurs gestes sont incriminés par les textes relatifs au génocide, crime contre l’humanité, agression ou crime de guerre, à condition qu’ils réunissent l’actus rea et la mens rea requises.

Le statut de la CPI définit les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité afin d’en sanctionner les auteurs. L’article 25 relatif à la responsabilité pénale individuelle précise cette compétence. Le paragraphe 2 rappelle le principe de la responsabilité de l’auteur des crimes définis. Le paragraphe 3 précise les différents degrés de participation. Cependant, il faut remarquer que ledit article ne comporte aucune mention explicite relative à la complicité ou à la coaction. Au contraire, l’observation de la définition du génocide dans les statuts des TPI fait apparaître explicitement la notion de complicité de génocide, ce qui est confirmé par la jurisprudence. L’article 25 du statut de la CPI semble pourtant contenir en substance la répression des actes de complicité. En effet, il envisage la sanction de ceux « ordonnant », « encourageant », « contribuant de tout autre manière à la commission ou à la tentative de commission… ».

La jurisprudence relative à la complicité, en matière de génocide et de crime contre l’humanité, n’est guère satisfaisante et semble concurrencée, notamment en matière de génocide, par la notion d’entreprise criminelleNote530. . Cette jurisprudence ne classe comme actes de complicité que l’aide et l’encouragementNote531. . Le paragraphe 3 ne semble pas constituer une précision de la compétence de la Cour, quel que soit le degré de participation, mais il porte sur la définition des actes constituant l’essence même de l’infraction. Il opère une fusion-autonomisation de tous les degrés de participation.

Les articles 7 du STPIY, 6 du STPIR et 25 du SCPI prévoient la responsabilité pénale de ceux qui commettent, ordonnent, planifient et des complices, c’est-à-dire de ceux qui aident ou encouragent. Ils distinguent clairement, de manière tripartite, surtout celui du statut de la CPI, les actes de commission, d’instigation et de complicité. La convention relative à l’apartheid ne retient que deux catégories d’acteurs, ce qui commettent ou planifient et ceux qui favorisent ou facilitent. La distinction est reprise par la jurisprudence postérieure à la Seconde Guerre mondialeNote532. . Cela permet réellement de distinguer ceux qui possèdent l’intention spécifique de ceux qui ne la partagent pas spécialement.

Il semble donc logique de rassembler dans la catégorie des auteurs, les commettants et les instigateurs. Les premiers sont auteurs du crime matériel et les autres, auteurs du crime de planification ou de direction d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité. Le statut de la CPI semble autonomiser les actes de planification, direction et incitation à commettre, car les auteurs de tels comportements peuvent être sanctionnés, même en l’absence de commission du crime, mais s’il y a eu tentativeNote533. . Quiconque a planifié, ordonné ou incité à commettre doit présenter l’intention délictueuse spécifique, c’est-à-dire l’intention de commettre le crime.

La planification suppose que plusieurs personnes programment l’acte criminel, c’est-à-dire en préparent les phases et les moyens d’exécution. Elle se conçoit, surtout dans le domaine militaire, dans les niveaux hiérarchiques élevés, à la fois parce qu’ils possèdent l’autorité fonctionnelle requise et également parce qu’ils possèdent l’autorité sur des moyens diversifiés permettant une mise en œuvre plus efficace. Cependant, la planification, si elle peut être d’origine étatique, peut également être le fait d’un groupe à l’intérieur de l’armée et agissant à des fins totalement privées. Dans le cadre d’une politique criminelle étatique, et le procès de Nuremberg l’illustre, ce sont les hautes autorités étatiques et militaires qui sont principalement concernées.

La sanction de la planification est essentielle car elle permet de saisir des comportements qui donnent réellement naissance à la politique criminelle de masse. On peut soutenir que sans les planificateurs, il n’y a pas de tels crimes. La CPI atteint un degré supplémentaire de répression en permettant la sanction de planificateurs, même en l’absence de commission de crime, en cas de tentative, ce qui confirme l’autonomie du crime de planification et le statut d’auteurs de ceux ayant de tels comportements.

L’incitation suppose d’avoir provoqué autrui à commettre un crime. Mais il faut prouver un lien de causalité entre l’incitation et le crime commis ou tenté. Elle peut résulter aussi bien d’un acte positif que d’une omission.

Ce comportement est prévu dans la plupart des textes de droit international pénalNote534. . La jurisprudence a clarifié cette notion. Elle en souligne le rôle organisationnel ; outre le fait de provoquer le crime, l’incitation réunit autour de la politique criminelle, la suggère et la légitime. Elle est principalement incriminée si elle est publique et directe.

C’est un moyen d’organisation et de planification. Par exemple, lors du jugement de Nuremberg, Hess fut condamné pour avoir justifié la théorie de la race supérieure à des fins criminelles. Julius Streicher fut également condamné pour incitation par le biais de son journal Der SturmerNote535. . L’incitation fut également retenue dans la convention relative au génocide ainsi que dans les jugements du TPIR, eu égard à l’aspect organisationnel du crimeNote536. . Sont considérés comme de l’incitation des actes d’encouragement ou de contributionNote537. .

Enfin, l’ordre de commettre suppose bien évidemment une directive donnée à un commettant présentant un lien de subordination avec celui qui ordonne. Le supérieur qui ordonne est poursuivi à ce titre et non pas pour avoir commis lui-même. Il est sanctionné pour avoir ordonné, ce qui est à distinguer des hypothèses de sanction pour n’avoir pas empêché ou réprimé un crime.

Ce qui fait l’objet de la réprobation, c’est à la fois le fait d’ordonner l’acte criminel mais également le fait de violer les règles spécifiques pesant sur le supérieur militaire. Il s’agit d’une obligation renforcée de faire respecter le droit international et le droit international humanitaire. Pour cela, il faut prouver la relation de subordination existant entre celui qui ordonne et celui qui commet, quelle que soit la forme de l’ordre.

Voyant une divergence entre le droit français et le droit international, eu égard au particularisme des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, certains auteurs proposent une harmonisation avec le droit international et donc la qualification des instigateurs en auteursNote538. . L’article 211-1 du Code pénal semble permettre une telle qualification. Le professeur Delmas Saint-Hilaire souligne que le crime contre l’humanité n’est pas un crime auquel la distinction entre auteur et complice est adaptéeNote539. . Mais il semble-là, que soient méconnues les virtualités offertes par l’article 212-3 du Code pénal, qui n’est pas exclusif de l’article 121-7.

L’attention est généralement attirée, dans la matière pénale, par la personne de l’auteur. Mais dans le domaine particulier des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, la multitude d’intervenants met en lumière d’autres modes de participation au crime, tout aussi importants pour sa réalisation et qui méritent, peut-être, une clarification eu égard à la particularité de cette criminalité.

§ 2 : Les autres modes de participation aux crimes

Les instigateurs des politiques criminelles trouvent un complément dans les exécutants, ce que les juges du TPIY soulignent en disant qu’ils « ne sauraient parvenir à leurs fins sans le concours enthousiaste ou la contribution, directe ou indirecte, d'individus (…) »Note540. .

Les crimes collectifs requièrent une telle organisation et répartition des tâches qu'ils font se côtoyer une multitude d'intervenants, de l’exécutant matériel à l’instigateur. Au regard du droit pénal français et du droit international pénal, existent essentiellement les complices par aide et assistance ; le particularisme des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité permet de constater un traitement quelque peu différent selon les droits.

L'article 6 du statut du TMI de Nuremberg sanctionne explicitement la complicité. Ceci a été maintes fois confirmé, notamment par le principe VII des principes de Nuremberg, précisés par la CDI en 1950Note541. et réaffirmés dans les projets de code de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Mais ceci n’est pas toujours exprimé clairement dans les statuts des juridictions internationales. Il convient de noter que, notamment au vu des différents textes internationaux, il existe une variation des éléments et des actes constituant la complicité.

Si le statut de la CPI n’est pas clair sur la notion de complicité et laisse planer un doute sur son effectivité, elle est cependant prévue par les statuts des TPI, par le Code pénal français et par les jurisprudences correspondantes. Il faut bien se garder de considérer le complice comme un intervenant de moindre importance. La complicité est un mode particulier de participation criminelle. Le complice s'associe à la commission de l'infraction imputable à l'auteur dit principal (A). Or une grande partie du crime collectif réside dans l'accumulation d'actes de participation, c’est pourquoi les notions d'entreprise criminelle et de coauteur trouvent une place appropriée dans cette criminalité particulière (B).

A : La complicité des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité

En droit pénal français, la complicité est définie par les articles 121-6 et 121-7 du Code pénal. Le premier précise que « sera puni comme auteur le complice de l'infraction au sens de l'article 121-7 ». Le second article pose la définition de la complicité et dit qu' « est complice d'un crime ou d'un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation ». Un second alinéa précise qu' « est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d'autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre ». Mais cette conception semble céder devant le particularisme des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité.

Le droit international ne propose pas de définition textuelle de la complicité. En revanche, la jurisprudence la précise :

« i) La personne qui aide ou encourage est toujours le complice d'un crime commis par une autre personne, qualifiée d'auteur principal.

ii) Dans le cas du complice, il n'est pas nécessaire de prouver l'existence d'un projet concerté et, a fortiori, la formulation préalable d'un tel plan. Aucun projet ou accord n'est nécessaire ; d'ailleurs, il peut arriver que l'auteur principal ne sache rien de la contribution apportée par son complice.

iii) Le complice commet des actes qui visent spécifiquement à aider, encourager ou fournir un soutien moral en vue de la perpétration d’un crime spécifique (meurtre, extermination, viol, torture, destruction arbitraire de biens civils, etc.), et ce soutien a un effet important sur la perpétration du crime. En revanche, dans le cas d’actes commis en vertu d’un objectif ou dessein commun, il suffit que la personne qui y participe commette des actes qui visent d’une manière ou d’une autre à contribuer au projet ou objectif commun.

iv) S’agissant de la complicité (aiding and abetting), l’élément moral requis est le fait de savoir que les actes commis par la personne qui aide et encourage favorisent la perpétration d’un crime spécifique par l’auteur principal. Par contre, cela ne suffit pas lorsqu’il existe un objectif ou dessein commun tel qu'exposé ci-dessus : il faut que soit avérée l’intention de perpétrer le crime ou l’intention de réaliser le dessein criminel commun à laquelle vient s’ajouter la possibilité pour le coauteur de prévoir que des crimes qui n’étaient pas envisagés dans l’objectif criminel commun étaient susceptibles d’être commis »Note542. .

La Loi no 10 du Conseil de contrôle dispose :

« Toute personne, quelle que soit sa nationalité ou la capacité dans laquelle elle a agi, est présumée avoir commis un crime tel que défini au paragraphe 1 de cet article, si elle était a) un auteur principal ou b) (sic) un complice de la perpétration d’un tel crime ou avait ordonné ou encouragé ledit crime ou c) y a participé en toute connaissance de cause ou d) était liée aux plans ou entreprises engagées dans sa perpétration ou e) était membre de toute organisation ou groupe lié à la perpétration de ce crime ... ».

Si l'on met en parallèle la définition française et la définition donnée par les juges internationaux, une forte similitude apparaît dans les éléments caractérisant la complicité : la nécessité d'un acte principal punissable, l'existence d'un acte de complicité et un lien entre les deux, caractérisé par la connaissance des conséquences criminelles de l'acte principalNote543. . Mais la Cour pénale internationale semble se distinguer et ne pas reprendre totalement les mêmes éléments.

Il convient de déterminer quels sont les éléments requis et quels actes constituent des actes de complicité. A cet égard, une certaine variation liée aux différences entre systèmes nationaux et système international, et à la particularité des crimes étudiés, peut être observéeNote544. en trois points : la nécessité d’un acte principal punissable (I), la nécessité d’un acte de complicité (II) et enfin l’élément moral de la complicité (III).

I : La nécessité d'un acte principal punissable

L'acte du complice se greffe sur celui de l'auteur principal. Le complice emprunte la criminalité de l'acte principal. La complicité n’est réprimée que dans la mesure où l'acte principal est punissable, qu’il soit une action ou une omission. Il faut qu’il soit consommé ou tentéNote545. , dans le cas où la tentative est réprimée, ce qui ne fait aucun doute pour les crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité. Le droit international et le droit françaisNote546. confirment ce point, en exigeant que l'acte du complice aide ou encourage l'auteur principalNote547. . Les actes pouvant matérialiser la complicité sont divers : l’assistance, l’aide, la fourniture de moyens, dans certaines conditions l’encouragement ou bien encore l’incitation, mais tous se traduisent ou doivent se traduire par l’idée de connexité à un acte principalNote548. .

II : Un acte matériel de complicité punissable

Les statuts des juridictions internationales pénales prévoient principalement deux types d'actes de complicité : l’aide et l’assistanceNote549. . Pour autant, une incertitude persiste sur la place à accorder aux actes de commandement et d’instigation, notamment par les supérieurs hiérarchiques, qui en droit international, font l’objet d’une responsabilité spéciale qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer de l’acte de complicité ; il convient alors de les exclure totalement, après avoir précisé les actes qualifiés d’actes de complicité (a), puis leurs critères d’application (b).

a : La substance des actes de complicité

La décision Tadic du 7 mai 1997 considère clairement comme de la complicité l’acte fait en conscience et consistant en une participation : « en planifiant, incitant, ordonnant, commettant ou de toute autre manière aidant et encourageant la perpétration d’un crime »Note550. . L’encouragement est viséNote551. , mais, semble-t-il, dans certaines circonstances uniquementNote552. .

De manière générale, en common law comme en civil law, on trouve les actes suivants : l’aide, l’assistance, la fourniture des moyensNote553. . La CDI, dans son projet de code de 1996, retient l’ordre de commettre le crime, le défaut de prévention, notamment par le supérieur s’il savait ou avait des raisons de savoir que l’un de ses subordonnés allait commettre un tel crime, l’assistance directe dans la commission du crime et l’incitation directe et publique à la commissionNote554. . Le statut de la CPI n’emploie pas explicitement le terme de complicité. Cependant, l’article 25§ 3 c) reprend les idées d’aide et d’assitance qui sont consacrées par la jurisprudence des TPI. L'article 121-7 du Code pénal français retient également l’aide et l’assistance ayant facilité la préparation ou la consommation du crimeNote555. .

En droit français, l’affaire Wagner et autresNote556. illustre la complicité en matière de crimes de guerre, sous l’empire de l’ancien Code pénalNote557. . La complicité est alors appréciée par opposition à la notion d’auteur principal du crime.

Les textes internationaux utilisent assez fortement le terme de participation, ce qui n’est pas sans faire naître des doutes sur l’existence même d’une complicité, mentionnée de manière très allusive. D’ailleurs, la défense, dans l’affaire Tadic du 7 mai 1997, remarque la double acception que le procureur donne à ce terme, en se fondant sur la décision MathausenNote558. (procès Hans Alfuldisch et six autres) et considère qu’il conviendrait d’en avoir une vision beaucoup plus précise, afin de déterminer le champ de la responsabilité pénaleNote559. .

Il faut cependant distinguer, dans les articles relatifs à la responsabilité pénale individuelle, les actes de complicité, c’est-à-dire l’aide et l’encouragement, des actes autres : l’ordre, l’incitation et la planificationNote560. . Cette distinction jurisprudentielle se précise immédiatement en réservant l’utilisation du terme complicité aux seuls cas de l’aide et de l’assistance, ce qui est confirmé par la décision Furundzija, qui ne parle que de l’aide, de l’encouragement et du soutien moralNote561. .

Les statuts des TPI, dans leurs articles relatifs à la responsabilité pénale, ne distinguent pas clairement ce qui relève de la complicité de ce qui relève de la commission du crime principal, d’où la difficulté à déterminer l’un et l’autre.

L’acte connexe est un acte de complicité dont la substance n’est pas partie intégrante de la définition du crime principal et plus exactement de l’élément matériel. Un exemple, pris dans le statut du TPIY, peut illustrer cette situation : le génocide s’entend des actes suivants, ayant pour objectif l’intention de détruire un groupe national, ethnique…, en tout ou partie : meurtres de membres du groupe, atteintes graves à l’intégrité physique de membres… Un paragraphe 3 ajoute qu’est également punie la complicité, sans précision. L’incitation directe et publique à commettre un génocide est également sanctionnée.

Toujours dans l’hypothèse du génocide, tel que défini dans le statut du TPIY ou dans celui de la CPI, on trouve comme élément matériel du crime la notion d’atteinte grave à l’intégrité mentale de membres du groupe ou bien encore la notion de transfert forcé d’enfants. Ne peut-on considérer, dans ces hypothèses-là, que l’ordre donné, peut constituer non plus un acte de complicité, mais un acte entrant dans la définition même du crime, ce qui réduirait alors les hypothèses de complicité en matière de génocide ?

Droit français et droit international pénal convergent donc uniquement sur la reconnaissance de l’aide et de l’assistance comme actes de complicitéNote562. . Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, qui supposent par définition ou par déduction l’existence d’instigateurs, méritent d’être soumis à un régime autre que celui de la complicitéNote563. .

Il est difficile cependant d’établir avec certitude les contours de la notion de complicité. Notamment, les ordres, l’incitation ou la planification comportent un statut spécial, car ils révèlent le dol spécifique de la commission directe de ces crimesNote564. , ce qui les fait entrer dans la définition des crimes eux-mêmes, mais également dans celle d’entreprise criminelle définie par les TPI. A cet égard on peut souligner que la chambre d’appel du TPIY précise que, aiding and abbeting doit être distingué du but criminel communNote565. .

La détermination des comportements de complicité semble trouver une certaine stabilité, en se limitant aux actes d’aide et d’assistanceNote566. , encore convient-il qu’ils présentent certains caractères.

b : Les caractères de l’acte de complicité

Après avoir déterminé la nature de l’acte de complicité, il convient d’en identifier les caractéristiques. Avant toute chose, il doit être, par principe, antérieur ou concomitant à l'acte principal. Cette obligation est rappelée par les différents statutsNote567. et par la jurisprudenceNote568. . Ces actes pourront être aussi bien positifsNote569. que passifs. Par exemple, une personne n'ayant pas fait usage de son pouvoir d'empêcher une infraction est compliceNote570. . Dans un tel cas de figure, une abstention, en fonction de la qualité de celui qui s'abstient, peut être perçue comme un assentiment, un encouragement par l'auteur principal. Cependant, en droit international pénal, cela peut permettre la mise en œuvre du régime spécifique aux supérieurs. La chambre d’appel, dans l’affaire Blaskic, conclut que dans une telle hypothèse, il faut qu’il y ait la conscience d’un risque élevé de réalisation d’un crime et « une part de volonté », ce qui permet d’engager la responsabilité au titre de l’article 7§ 1Note571. .

Selon la chambre criminelle, tout « concours » prêté sciemment à la réalisation du crime principal est susceptible d'être sanctionné sur le fondement du statut de NurembergNote572. .

Selon le TPIR, et cela est confirmé par le TPIY :

« (…) les éléments juridiques constitutifs de la complicité sont les suivants : l’actus reus consiste en une aide, un encouragement ou un soutien moral pratique ayant un effet important sur la perpétration du crime. La mens rea nécessaire est le fait de savoir que ces actes aident à la perpétration du crime »Note573. .

Concernant l’élément moral de la complicité, dans la jurisprudence internationale pénale, il convient de distinguer connaissance et intention. Pour le complice, il faut prouver qu’il savait que ses actes contribuaient à la perpétration du crime. En outre, il doit avoir eu l’intention de fournir une assistance ou avoir eu conscience que « cette assistance serait une conséquence possible et prévisible de son comportement »Note574. . Le TPIY, suivant en cela le TPIR, précise qu’il n’est pas nécessaire que le complice connaisse le crime précis projeté et commis. La simple connaissance des conséquences de son acte et la commission dudit crime suffisent à caractériser la complicitéNote575. .

L’aide ou l’assistance doit être directe et substantielle aux dires de la CDI dans son projet de 1996 et de la jurisprudence du TPIYNote576. . Cela signifierait que la participation doit exercer un effet sur la perpétration du crime, par exemple par la fourniture de moyens permettant ou facilitant la commissionNote577. . L’idée d’acte substantiel ne semble pas reprise dans le statut de la CPINote578. .

En outre, les termes d’aide et d’assistance, selon les juges du TPIY, couvrent tous les actes verbaux ou matériels qui prêtent un soutien ou un encouragementNote579. . Il peuvent consister en un acte positif ou en une omission, mais ayant un effet décisifNote580. . Par exemple, la présence d’un supérieur hiérarchique sur les lieux sera probanteNote581. . Le droit international ne semble pas avoir souhaité incriminer toutes les inactions et les omissions. Le TPIR affirme clairement que « la complicité par aide ou assistance suppose que l'aide ou l'assistance soient positives, ce qui exclut, en principe, la complicité par abstention ou par omission »Note582. . Seul est tenu d'agir celui qui par ses fonctions, est soumis à une obligation d'action, ce qui est le cas des supérieurs militaires.

Seule une obligation fonctionnelle violée peut donc être source de responsabilité, cette inaction pouvant être interprétée comme un encouragement ou un assentiment de la part des supérieurs. Les TPI sanctionneront de telles inactionsNote583. , rappelant la valeur coutumière de cette obligation, contenue, entre autres, à l'article 87§ 3 du protocole additionnel I aux conventions de Genève de 1949. Le supérieur, qu'il soit civil ou militaire, doit utiliser tous les moyens en sa possessionNote584. . Dans le domaine militaire, la qualité de supérieur est facile à caractériser, pour cela il suffit de se reporter aux grades et fonctions. En outre, le lien, au delà de l'appartenance à la même armée, se caractérise par l'appartenance au même régiment. Cependant, les juges internationaux, et notamment ceux de la Chambre de première instance, pour déterminer si un supérieur a manqué à son obligation d’agir, ne s’en tiennent pas seulement à sa compétence juridique, mais examinent sa capacité effective à prendre des mesuresNote585. .

On peut également s'interroger sur le lien qui existerait entre l'acte de complicité consistant en une abstention fonctionnelle et la faute pénale non intentionnelle, telle que définie par l'article 121-3 alinéas 3 et 4 du Code pénal. L’alinéa 3 est transposé dans la loi du 24 mars 2005, portant statut général des militaires. On se trouve dans un cas similaire à la complicité par abstention fonctionnelle, ce qui risque d’entraîner un conflit de qualification. Mais en fait cet article vise expressément le délit ; il ne serait donc pas applicable à un acte de type criminel.

Enfin, l’article 212-3 du Code pénal doit être souligné : « La participation à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la perpétration, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de l’un des crimes définis par les articles 211-1, 212-1 et 212-2 est punie de la réclusion à perpétuité ». Cet article, par application de la règle lex speciali, ne plaide-t-il pas en faveur de la coaction, au détriment de la complicité par instigation ?

Les juges eurent à s’interroger sur les comportements précis pouvant constituer des actes de complicité. Tout d’abord, un lien doit être prouvé entre l’acte de complicité et le crime commisNote586. . L’acte de complicité doit être causal, c'est-à-dire qu'il ait facilité l'acte principal ou qu'il l'ait provoqué. Cela ne signifie pas pour autant que l'acte du complice ait été indispensableNote587. . Il peut même se révéler inefficace, comme la fourniture d'armes défectueuses. La jurisprudence française adopte alors des solutions nuancées. Elle retient cependant la complicité si le moyen s'est révélé impropre à l'usage attendu. Souvent, elle qualifie une telle situation de tentative de complicité ce qui ne peut aboutir à une condamnation. En revanche, les juges peuvent qualifier un tel acte inefficace d'encouragement moral et le sanctionner à ce titre.

Une interrogation peut porter sur le spectateur passif devant une scène de crime. Ce comportement constitue-t-il un acte d’encouragement ? Une jurisprudence de la Cour suprême allemande relative à une affaire dite de la synagogue, apporte une réponse positive, en considérant que la présence d’un spectateur lors de la destruction d’une synagogue, qualifiée de crime contre l’humanité, entraîne sa responsabilité en tant que coupableNote588. . Mais une autre jurisprudence, de la même juridiction, dite Pig-card parade, répond par la négativeNote589. , à tout le moins réduit les possibilités de responsabilité, en exigeant que le spectateur en question possède un certain statut et une certaine autoritéNote590. . Le TPIY, dans sa décision Furundzija du 10 décembre 1998, combine ces deux jurisprudences et en conclut que la présence d’une personne possédant de l’autorité, et qui n’intervient pas pour faire cesser les comportements, constitue une forme d’aval moral, suffisante pour aboutir à une responsabilité pour assistanceNote591. . Un auteur remarque que de ces jurisprudences ressort un élément lié à l’autorité représentée par le spectateur. Ceci est confirmé par la jurisprudence Akayesu. L’autorité représentée par le spectateur, qui n’intervient pas, est alors perçue comme un assentiment, un encouragement, impliciteNote592. . Peut-être peut-on y voir la matérialisation du terme « direct » utilisé pour qualifier l’acte de complicité par la CDI.

Le droit international pénal présente une certaine vision de la complicité. Le statut de la CPI s’en démarque quelque peu. Reste à savoir s’il reprendra la jurisprudence des TPI. Le droit international pénal propose une vision de la notion adaptée à la particularité des crimes. En revanche, le droit français reste attaché à sa vision propre de la notion, malgré l’exception de la jurisprudence Papon. Là encore, dans le cadre du système de la CPI, il conviendra d’observer s’il y aura une adaptation. Une convergence des concepts semble cependant en cours, notamment avec la clarification du dol du complice.

III : L'élément moral de la complicité, le rejet du partage du dol spécial de l'auteur principal

La complicité possède une dimension morale appréciée de manière relativement identique par le droit français et le droit international, concernant les crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité.

En droit français, le code pénal réprime la complicité comme l'action. L'article 121-6 affirme clairement que le complice aide ou assiste sciemmentNote593. . La complicité possède un aspect moral qui reste à caractériser par rapport à celui de l'auteur principal, mais qui semble se réduire, par principe, à la connaissance du caractère infractionnel de l'acte. La question est, entre autres, de savoir si le complice entend s'associer à l'acte principal criminel ou s'il existe une volonté de s'associer à ses suites. La même question se pose en droit international pénal, à savoir si le complice entend partager le dol spécifique ou bien s’il doit présenter un dol qui lui est propre.

Si l’auteur principal commet une infraction différente ou plus grave que celle prévue, il semble alors que le juge français interprète l’intention requise avec plus de pragmatisme chez le compliceNote594. .

La présence d'un dol spécial ou spécifique a été caractérisée pour chacun des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. En cas d'existence d'un tel dol pour l'infraction principale, on peut s'interroger sur le point de savoir si le complice doit en connaître l'existence. La réponse de principe en droit français est négative concernant les crimes contre l'humanité, notamment avec la jurisprudence PaponNote595. . Le professeur Leroy, entre autres, fait remarquer à juste titre que « cet arrêt est critiquable au regard de la conception contemporaine de la complicité qui a abandonné l'emprunt de criminalité »Note596. . En effet, le crime contre l'humanité, mais cela reste valable pour les autres crimes étudiés, est composé d'un dol spécial. Dans la décision Papon, les juges opèrent un revirement et affirment que le statut de Nuremberg n'exige pas que le complice partage le dol spécialNote597. . Il s’agirait là d’une nouvelle dérogation aux conditions de principes requises en matière de complicité par le droit pénal généralNote598. . Sont rappelées les exigences de connaissance et d’intention propre au compliceNote599. .

Cette conception de la complicité, certes appliquée à une criminalité particulière, trouve une résonance dans le droit international. Certains auteurs fondent la responsabilité pour complicité de crime contre l'humanité, en France, sur la culpabilité par le fait d'autruiNote600. .

La complicité est également prévue par l’article 71 du Code de justice militaire, lequel vise le supérieur hiérarchique qui a toléré les agissements criminels de ses subordonnés. Le droit international envisage généralement une responsabilité particulière dans ces cas. Il reste peut-être à distinguer les régimes institués en droit international de la complicité par approbation tacite, comme la reconnaît par exemple le TPIYNote601. .

La complicité, en droit international, semble se caractériser, outre un fait principal punissable et un fait de complicité, par un lien d'ordre moral réunissant les deux, consistant en la connaissance des conséquences de ses actes par le participant (mens rea)Note602. . D'ailleurs, la responsabilité du complice est estimée en fonction du cumul de conscience et de participation.

Les juges distinguent l’intention de la connaissance. Cette distinction est opérée par le TPI depuis la décision FurundzijaNote603. . Cela signifie que le suspect doit savoir que ses actes contribuent à la perpétration du crime. A cela s’ajoute non pas l’intention de commettre le crime, mais celle de fournir une aide ou une assistance.

En une certaine manière, le complice, par exemple d’un crime de génocide, doit présenter un dol spécial qui, s’il s’apparente à celui de l’auteur principal, n’est pas le même, mais lui est propreNote604. . Soit la volonté est clairement affichée, soit elle s’approche du dol éventuel. En définitive, ce serait plus l’actus reus qui ferait la différence avec le criminel principal que la mens rea, qui ne diffère que dans sa composante spécifique à la volonté de commettre l’acte matériel du crime.

Cet élément moral est établi par la connaissance du concours que l'inculpé apporte dans la réalisation de l'infraction principale, ainsi que des conséquences criminelles de la politique à laquelle il apporte une contribution. Donc la seule connaissance du contexte et de la portée de son acte par le complice suffitNote605. . Pour distinguer le complice de l'auteur ou des coauteurs, on se contentera de prouver que le premier ne partage pas la finalité du plan criminel, c'est-à-dire qu'il ne veut pas commettre ledit crime. Idée formalisée entre autres par le TPIY : aiding and abbeting doit être distingué du but criminel communNote606. . Mais il faut souligner ici le problème consistant à savoir si les actes d’incitation ou d’ordre de commission d’un tel crime sont ou non des actes de complicité. Dans ces hypothèses, le dol spécifique des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité est vérifié. C’est donc là un point qui incite à les exclure du champ de la complicité pour les qualifier d’actes criminels principaux, ce qui semble être le cas en droit international et en droit français.

Les statuts des TPI ne sont pas aussi précis que celui de la CPINote607. . Les juges ont donc été amenés à préciser cette notion de complicité. Auparavant, les juridictions alliées de Nuremberg s'étaient livrées à cet exercice, précisant que le degré de conscience suffisant à inculper un accusé commençait lorsqu'il avait connu les conséquences de son acte de dénonciation pour possiblesNote608. . Furent notamment condamnés pour acte de complicité les fournisseurs de Zyklon B, dont il fut prouvé qu'ils avaient eu connaissance de la destination criminelle du produit qu'ils avaient fourni aux auteurs principauxNote609. .

Les TPI s'inscrivent dans cette ligne et refusent clairement d'exiger le partage de l'intention spécifique de l'auteur principal par le coupable. Seule la connaissance des conséquences criminelles et plus précisément de la politique ou du plan criminel, suffitNote610. . Le TPIR distingue clairement le dol spécial requis pour le complice de celui de l’auteur principal. En matière de génocide, l’intention propre du complice, à savoir aider ou assister en connaissance de cause est distinguée de celle de l’auteurNote611. .

Cette exigence pour déterminer la complicité permet à la fois de saisir l'acte conscient d'aide à un projet dont les conséquences sont criminelles, mais elle permet également de sanctionner l'indifférence.

Les Tribunaux pénaux internationaux, confrontés à des situations évidentes de crime contre l'humanité et de génocide, de notoriété publique semblent développer une présomption irréfragable de connaissance des conséquences dans certaines hypothèsesNote612. . L'idée est de responsabiliser les individus devant de tels comportements criminels. Cette présomption consiste en une appréciation large de la preuve de la connaissance. Une connaissance partielle, implicite ou déduite des faits, peut suffire. Cette position a d'ailleurs été retenue lors des procès relatifs aux événements de la Seconde Guerre mondialeNote613. .

Pour le droit international, la notion de complice semble inadaptée. Lorsque A. Eichmann est condamné en Israël, il argue de son statut de complice secondaire, ce à quoi le jugement répond qu’il s’agit d’un crime collectif, du point de vue du nombre des victimes et aussi de ceux qui ont participé à ce crime. Et si de nombreux criminels n’ont pas de rapports immédiats avec le véritable assassin, ils n’en sont pas moins responsables. L’on peut même penser que « le degré de responsabilité augmente en général à mesure que l’on s’éloigne de l’homme qui manie l’instrument fatal de ses propres mains »Note614. .

Pour clore ce point sur la complicité, le statut de la CPI, bien que n’utilisant pas le terme de complicité, en cite les éléments constitutifs : l’aide et l’assistance en vue de faciliter la commission ou la tentative de commission de l’un des crimes (art. 25§ 3 c). Cependant, l'article 6 relatif au génocide, contrairement à d'autres textes de droit international, ne sanctionne pas explicitement la complicité.

Le TMI de Nuremberg, en instituant le complot en chef d'accusation autonome, semble valider cette conceptionNote615. . En outre, la CDI, dans son commentaire relatif au projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, affirme une telle conceptionNote616. . On peut en trouver trace dans d'autres instruments internationaux comme la Loi n° 10Note617. . Les statuts des TPI sont plutôt ambigus sur le sujet ; certes la notion de complicité n'apparaît pas dans les articles relatifs à la responsabilité pénale individuelle. Mais il n'est pas non plus dit, contrairement au statut de la CPI, que les actes d'aide et d'assistance sont sanctionnés au titre du crime. Il semble qu'une jurisprudence des TPI tend à considérer la complicité non pas comme un crime autonome mais comme un mode participatif, permettant de désigner le coauteur du crime. En effet, les juges ont tendance à utiliser souvent le terme d'auteur pour désigner aussi bien celui qui assiste que celui qui commetNote618. .

Sur ce point, il existe donc une certaine divergence avec le droit français qui retient très clairement la notion de complicité, en matière de crime contre l'humanité, notamment dans les affaires Touvier et Papon. Cette différence n'est peut-être que superficielle, car la jurisprudence française s'explique par les contraintes textuelles, notamment celle du statut du TMI qui sert de fondement aux poursuites relatives à la Seconde Guerre mondiale, et aussi, par une volonté affichée de poursuivre ceux qui ont eu une part de responsabilité dans les crimes commis.

Selon M. Verny, le droit français retient une approche objectiviste de la complicité, alors que des crimes comme les crimes contre l’humanité mériteraient une approche subjectiviste, privilégiant l’intention de l’agentNote619. . La conception objectiviste s’attache donc à l’élément matériel. Cela présente un réel intérêt pour le donneur d’ordre, qui mériterait d’être considéré comme auteur moral, ce que semble induire, dans une certaine mesure, l’article 212-3 du Code pénal. Mais les articles 121-7 du Code pénal et 71 du Code de justice militaire visent le supérieur hiérarchique comme un complice. Les juges français ont déjà eu l’occasion, dans certaines circonstances, de qualifier un donneur d’ordre d’auteur moral, alors même que cela n’était pas prévu par la loiNote620. . Les juges le font par exemple lorsqu’existe un lien hiérarchiqueNote621. .

La clarification de la notion de complice d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, par effet de « vases communiquants », se fait au profit d’autres modes de participation, particulièrement adaptés : la coaction et l’entreprise criminelle.

B : Les approches renouvelées de la participation criminelle : les notions de coauteur et d’entreprise criminelle

La dialectique auteur – complice ne rend pas compte de la spécificité des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. En effet, l'organisation criminelle regroupe divers intervenants. Dans l'imaginaire collectif des non-juristes, le complice est celui qui a une importance moindre. Le droit international pénal et le droit pénal français réunissent l’auteur moral et l’auteur matériel sous une notion relativement uniforme de responsabilité pénale. Le droit français conserve une certaine complexitéNote622. .

Le caractère collectif de ces crimes fait donc apparaître les limites de la notion de complicité, même si elle semble relativement adaptée. La restauration d’une responsabilité collective, dans la ligne du jugement de Nuremberg, n’est pas retenue. Une réflexion sur ce sujet est tout à fait possible, notamment parce que les juges, afin de déterminer la culpabilité d’un individu, passent par la fiction de l’action collective. D’ailleurs le Secrétaire général des Nations Unies a clairement signifié son opposition à une telle responsabilitéNote623. . S’appuyant sur la jurisprudence internationale, aujourd’hui la plus confrontée au traitement de ces crimes, la recherche de palliatifs à la dialectique auteur – complice peut être observée, avec la notion de coauteur (I), qui trouve un prolongement dans celle d’entreprise criminelle (II).

I : La définition du triptyque auteur, coauteur, complice : un essai insatisfaisant de catégorisation

La répression de la criminalité organisée n’est pas sans se heurter au principe de la responsabilité individuelle. Les rôles de chacun et son degré de criminalité ne sont pas toujours le reflet de son implication matérielle. Les contours des notions d’auteurs et de complices, dans le domaine des crimes de droit international présentent des zones sombres. Le droit français, conscient de cet état de fait et du particularisme des groupes criminels, retient la notion de coauteurs, dépassant les inconvénients éventuels de la notion de complicité, ce qui permet de préserver le principe de la responsabilité personnelleNote624. .

Cette notion est essentiellement développée par les TPI concernant le crime contre l'humanité et le génocide. Les crimes de guerre les plus importants, commis collectivement, ainsi que l'agression semblent être des domaines favorables à l'extension d'une telle notion. Le droit pénal français, dans le cadre d'infractions collectives, distingue auteur, coauteur, complice et receleur ; les deux derniers ont alors un rôle accessoireNote625. . La notion de complicité ayant montré ses limites, la notion de coauteur présente indéniablement un progrès.

La notion de complicité, notamment dans le crime contre l'humanité, telle que définie par la jurisprudence Papon de 1997, a fait l'objet de critiques. La notion de coaction, connue en droit pénal français, n'a pas été retenue en ce domaine.

La coaction n'est pas une action simplement concomitante ou conjuguée à l'action principale, c'est une action menée de concertNote626. . Selon la Cour de cassation, il y a coaction lorsque les intérêts recherchés sont les mêmes, l'objet de l'infraction identique et l'élément moral analogueNote627. . « La coaction s'explique par la causalité directe. Il doit y avoir action associée vers un but commun ; chacun des coauteurs commet matériellement et psychologiquement la même infraction »Note628. . Le critère de distinction entre complicité et coaction n'est pas évident.

L'idée en est que l'infraction doit pouvoir être imputée à chaque individu afin qu'il soit considéré comme coauteur. Mais la situation est d'autant plus difficile à cerner que la Cour de cassation a développé la théorie de la complicité co-respective selon laquelle tout coupable aide nécessairement l'autre coupable et peut être, par la force des choses, considéré comme son compliceNote629. . Dans cette dernière hypothèse, aucun des participants ne peut se voir qualifier d'auteur principal, l'infraction est commise par la combinaison des actes de chaque intervenant.

Les TPI ont développé une jurisprudence relative à la coaction afin de différencier le complice, connaissant les conséquences criminelles qu'il permet de réaliser par son aideNote630. , de celui qui, outre un acte d'assistance, d'incitation, d'organisation…, adhère à la politique criminelle et agit à cette fin. Les juges internationaux opèrent donc une distinction juridique et surtout symbolique.

Le fait de participer volontairement à cette politique en en partageant l'esprit ne suffit pas. Il faut également que l'acte ait une place prépondérante dans le crime, c'est-à-dire que sans lui le crime ne puisse être réalisé. Par conséquent, l'instigateur devient un coauteur. Mais cela diffère de la définition française de la coaction, car la réalisation matérielle est le fait d'un ou plusieurs exécutants, et l'ordre et la planification restent des actes à part mais indispensables. M. Jurovics critique d'ailleurs l'interprétation des textes faite par les TPI pour définir cette notion de coauteurNote631. .

En outre, une personne participant intentionnellement pourrait être coauteur selon la doctrine du but criminel communNote632. . Le TPIY réaffirme également la nécessité de distinguer entre complicité et poursuite d'un objectif ou d'un dessein commun en vue de commettre un crimeNote633. .

Les TPI partent du constat suivant : les participants qui aident ou assistent d'une quelconque manière, soit agissent en connaissant le plan criminel mais sans y adhérer, soit partagent le dol criminel spécifique à ce type de crimes. Dès lors, cette différence devrait avoir une répercussion dans la qualification de la participation ainsi effectuée. C'est pourquoi les juges se servent de ce critère du partage du dol spécial pour distinguer le complice du coauteurNote634. , ce qui permet une condamnation sur le fondement de l’article 7§ 1 du STPIYNote635. . Le complice serait donc celui qui a seulement l'intention d'aider à commettre un tel crimeNote636. .

Le coauteur, par conséquent, est celui qui partage l'intention de commettre un tel crime. Pour autant, contrairement à la conception française de la coaction, certains coauteurs ne peuvent pas se voir attribuer la qualité d'auteur principal car ils n'exécutent pas matériellement l'acte criminel, ce qui équivaudrait, en quelque sorte, à un emprunt de criminalité. Normalement, seul l'auteur principal possède l'animus particulier du crime contre la paix et la sécurité de l'humanité. Mais au-delà de l'auteur principal, d'autres intervenants peuvent partager cet élément moral et participer indirectement à la commission de ces crimes, notamment les dirigeants politiques ou les chefs militaires. Ils méritent indéniablement, du moins ceux qui ordonnent ou planifient, d'être considérés comme auteurs ou coauteurs de crimes ; opter pour la complicité peut être perçu comme réducteur. Ces actes d’instigation et de planification ne prennent leur coloration de crimes que par leur ampleur et leur organisation. Le rôle des « cerveaux » est primordiale dans le transfert de qualification, du crime de droit commun au crime contre la paix et la sécurité de l'humanité. Là se situe d’ailleurs le fondement de cette notion de coauteur développée par les TPINote637. .

Cette notion comble un vide et se révèle plus satisfaisante que celle de complicité, dans les hypothèses de crimes collectifs. Elle n'est pas pour autant exempte de critiques. Tout d'abord, les TPI la développent sans en donner de réelle définition. Cependant, celle qui en ressort est en désaccord avec celle du droit français. En effet, les actes de l'exécutant et de l'organisateur offrent plutôt un rapport de complémentarité pour atteindre la qualification pénale de crime. Mais là n’est pas le point réellement important. En revanche, il serait peut-être plus opportun, à l'instar de certaines législations pénales, d'ériger les actes de planification et d'ordre en infractions autonomes.

M. Jurovics critique la distinction opérée par les TPINote638. . Selon lui, cette interprétation des textes est critiquable et aboutirait, dans certains cas, à des poursuites incertaines. Ainsi, dans deux affaires, relatives aux camps d'Omarska et de Keraterm, parmi les coaccusés, les plus importants sont poursuivis pour génocide alors que les autres le sont pour crime contre l'humanitéNote639. . La solution retenue surprend. En particulier, le partage éventuel de l'intention spécifiquement criminelle sert à distinguer le complice, l'auteur et le coauteur et dans certains cas à distinguer l’auteur du crime contre l'humanité et l’auteur du crime de génocideNote640. .

La notion de coauteur pour caractériser les relations entre les différents membres d'un projet criminel est intéressante. Elle s'applique tout à fait à ce domaine, notamment lorsqu’il est commis par des groupes organisés comme des militaires. D'ailleurs, en droit français, l'article 71 du Code de justice militaire fait de l'officier, par principe, un coauteur. Il ne sera complice que si la coaction n'arrive pas à être caractériséeNote641. .

La notion de coauteur ouvre des perspectives, mais elle n'est pas encore satisfaisante. On pourrait donc soutenir qu'en cas de crime collectif, le principe devrait être la coaction et la complicité l'exception, sanctionnant un acte réellement résiduel.

Avec la détermination précise de la coaction, un pas est effectué vers la prise en compte de la spécificité de tels crimes, mais leur aspect collectif, organisé et surtout le dessein commun poursuivi appellent une autre catégorie de saisie des comportements criminels : l’entreprise criminelle.

II : La saisie du caractère collectif des crimes par la notion « d'entreprise criminelle »

Le caractère collectif des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité trouve déjà un fondement dans le statut du TMI de Nuremberg. L'article 6 prévoit la sanction de criminels ayant agi individuellement ou à titre de membres d'organisation. L'article 6 a), relatif à l'agression rattache cette dernière, entre autres, à un plan concerté ou à un complot. En outre, les articles 9 et 10 précisent les modalités pour déclarer criminelle une organisationNote642. .

Les créateurs du statut du TMI de Nuremberg avaient bien perçu la spécificité de ces crimes : leur caractère collectif. Les TPI vont développer cette idée d'infraction collective notamment avec le concept d'entreprise criminelle communeNote643. .

Selon l’arrêt Tadic, il faut clairement distinguer la complicité de l’entreprise commune. Le complice commet des actes consistant à aider, encourager ou fournir un soutien moral en vue de la perpétration d’un crime spécifique. Dans ce cas, il n’y a pas à prouver l’existence d’un plan concerté.

En revanche, pour qu’un accusé soit déclaré responsable de sa participation à une entreprise criminelle, il faut établir qu’il a commis des actes visant à contribuer à la réalisation d’un dessein commun. L’élément moral présente un degré supplémentaire à la complicité, à savoir la volonté de réaliser un dessein criminel. L’entreprise criminelle commune s’appuie sur la notion de coauteur. Dans l’affaire Babic, l’accusé est considéré comme ayant participé à des persécutions en qualité de coauteur, ce qu’il confirmeNote644. . Avant d’envisager la notion d’entreprise criminelle (b), il n’est pas inintéressant d’étudier les expériences antérieures relatives à la saisie des comportements collectifs criminels (a).

a : Les modèles de saisie des comportements criminels de 1945 à la jurisprudence relative à l’entreprise criminelle

Les rédacteurs du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, concernant les crimes contre la paix, ont clairement perçu qu'au-delà des responsabilités individuelles, ce type d'infraction se caractérise par un plan, une action concertée faisant intervenir une multitude d'acteurs.

Les crimes contre l'humanité, le génocide ou bien encore certains crimes de guerre nécessitent une organisation, donc une planification et une multitude d'intervenants. On pourrait y voir, en quelque sorte, la création d'une personne morale de fait, temporaire, dont l'objectif est la perpétration de tels crimes, ce qui amène à s'interroger sur l'opportunité d'une responsabilité collective.

A l'instar des personnes morales que l'on trouve dans les droits nationaux et que l'on dénomme société ou entreprise, on pourrait appliquer un raisonnement similaire à ces regroupements criminels. Les TPI développent alors la notion d'entreprise criminelle.

Pour autant, cette façon d'appréhender ces comportements criminels de masse n'est pas nouvelle ; on la trouve formulée dans les droits nationaux et en droit international, dès le milieu du 20ème siècle, avec la notion de complotNote645. . Les notions de complot, d’organisation criminelle ou autres comprennent un ensemble de participants agissant afin d'exécuter un plan. Par exemple, en France, on pourrait dans le cas de commission de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité s’inspirer des législations relatives aux groupes de combat et aux milices. L’article 431-13 du Code pénal sanctionne la participation à de telles entreprises. Ce sont des groupements de personnes détenant ou ayant accès à des armes, dotés d’une organisation hiérarchisée et susceptibles de troubler l’ordre public. Cela correspond à des formations paramilitaires, pouvant être inspirées par des idéologies racistes ou fascistes. En revanche, il faut les distinguer des milices, qui, selon la Cour de cassation, sont des groupements qui se caractérisent par leur organisation fortement hiérarchisée, leurs cadres, leurs éléments de liaison, la rapidité de leurs rassemblements, leur mobilité, leur discipline, leur entraînementNote646. . Le fait d’organiser un groupe de combat (art. 413-16 CP) ou d’y participer (art. 413-14 CP) peut faire l’objet de sanctionsNote647. .

Les droits nationaux, plus aboutis et expérimentés que le droit international ont déjà été confrontés à ce genre de criminalité organisée. Le droit français fut amené à réprimer une criminalité de groupe saisissant divers comportements ayant un dessein commun. On trouve, entre autres, l'attentat (art. 412-1 CP), les mouvements insurrectionnels (art. 412-3), l'association de malfaiteurs (art. 450-1), la bande organisée (art. 132-71). Mais surtout, est sanctionné le complot, à l'article 412-2 du Code pénalNote648. . « Constitue un complot la résolution arrêtée entre plusieurs personnes de commettre un attentat lorsque cette résolution est concrétisée par un ou plusieurs actes matériels ». La notion d'attentat est définie par l'article 412-1 du Code pénal : « constitue un attentat le fait de commettre un ou plusieurs actes de violence de nature à mettre en péril les institutions de la République » ou à porter atteinte à « l'intégrité du territoire national ». Le complot peut venir aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur du pays. Tous ceux convaincus d'avoir participé sont coauteursNote649. . C'est donc un texte utilisable en la matière. Mais dans le domaine précis des crimes contre l'humanité (selon le code pénal français), l'article 212-3 sanctionne « la participation à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de l'un des crimes définis par les articles 211-1, 212-1 et 212-2… ». Cet article incrimine donc la participation à un tel groupe, sans indications sur l'élément moral de la participation. Faut-il y voir une infraction objective ou bien le participant doit-il répondre à certaines exigences, comme la connaissance du but criminel de l'organisation, à l'instar du complice ? Cela englobe-t-il ceux qui ont été forcés de participer ? Le statut du TMI et sa jurisprudence peuvent peut-être apporter une ébauche de réponse.

Le droit international, surtout le statut du TMI de Nuremberg, retient une notion de complot dans l'article 6 a). Cette disposition s'inspire directement de la théorie anglo-saxonne de conspiracy, qui se traduirait par « plan concerté », « complot » ou « conspiration »Note650. . Mais cette théorie n'est pas vraiment comparable à celle connue en France. Selon la loi pénale américaineNote651. , la conspiracy est un accord, établi entre deux ou plusieurs personnes, destiné soit à commettre une quelconque infraction au préjudice des USA, soit à frauder les USA ou l'un de ses organismes représentatifs, de quelque façon et dans quelque dessein que ce soit. Peuvent être punis à cet égard, tous accords, toutes ententes tendant à perpétrer non seulement un délit ou un crime, mais encore tout acte considéré comme illégal, comme contraire au droit et à la morale. Deux conditions doivent être réunies : une résolution commune consistant en un accord de chaque participant, c'est l'agreement, et l'accord sur les procédés à utiliser, soit le common plan. La jurisprudence semble faire primer le premier élémentNote652. . La notion de conspiracy américaine semble donc plus large que la notion française et permet surtout de sanctionner plus facilement un tel projet.

La notion de complot permet au TMI de sanctionner sous ce chef les dirigeants, les organisateurs, les provocateurs et les complices qui ont pris part à son exécution pour commettre un des crimes relevant de sa compétenceNote653. . Cela permet d'étendre la répression aux « cerveaux » des crimes. Outre cela, les articles 9 et 10, en reconnaissant la possibilité de déclarer criminelles des organisations, créent un délit d'appartenance. Sans instituer une responsabilité collective, cette incrimination permet d'apprécier le rôle et la responsabilité d'un groupe d'hommes dans le crime et à considérer comme criminelle l'adhésion à ce groupement en connaissance de cause.

Le complot est uniquement retenu pour le crime contre la paix, mais il aurait pu l'être pour sanctionner les dirigeants d'un crime contre l'humanité ou d'un crime de guerre. Cela se justifie vraisemblablement par la réticence de certains juges comme Donnedieu de VabresNote654. . Ceci permit de sanctionner les concepteurs du projet de guerre, les premiers à avoir eu l'intention agressive.

Le TMIEO possédant un statut similaire à celui de Nuremberg a prononcé nombre de sanctions sous ce chef. Il reconnait l'existence d'un projet politique spécifique s'étendant du 1er janvier 1928 au 2 septembre 1945 et dont le but est d'assurer la domination navale, politique et économique du Japon en Asie de l'Est et sur les océans Pacifique et Indien. A Nuremberg, plusieurs complots ont été également reconnusNote655. .

Cette incrimination permet de saisir la résolution commune et de sanctionner chaque individu, dirigeants politiques et militaires, pénalement responsable d'avoir participé volontairement à l'élaboration de la politique criminelle. Devant le TMI, le procureur a construit son accusation sur l'appartenance au parti national socialiste. Mais les juges estimèrent insuffisante cette adhésion au parti et exigèrent, même au plus haut niveau de responsabilité, la démonstration d'une participation effective au plan concerté. Sur vingt-deux accusés, seuls sept furent condamnés sous ce chefNote656. . Ils dissocièrent donc la reconnaissance de la criminalité d'un groupe et la notion de complot.

Bien évidemment, cette notion n'est pas exempte de critiques, car au sein des comploteurs, les degrés d'investissement sont divers. Cette infraction n'est pas toujours aisée à concilier avec le principe de personnalisation de la répression pénale.

Au delà de la notion de complot, le TMI dégage assez clairement un délit d'appartenance, ce qui prit une certaine importance avec la reconnaissance du caractère criminel de six groupes.

En France, la loi du 15 septembre 1948 affirme que les membres d'un groupe déclaré criminel sont considérés comme coauteurs du crime imputable audit groupeNote657. , selon un mécanisme de présomption de participationNote658. . Seuls ont été exonérés les accusés incorporés de force, d'après l'article 1erNote659. . Une véritable responsabilité collective existe, mais elle a été abrogée par une loi du 30 janvier 1953, en plein procès devant le tribunal militaire de Bordeaux, dans l'affaire relative à Oradour-sur-Glane. Le législateur a voulu trop bien faire, à tel point que le système de responsabilité ainsi mis en place contrevenait à l'esprit du jugement de Nuremberg, qui exigeait une participation volontaire et conscienteNote660. .

La notion de complot du statut du TMI a pour objet de permettre la sanction des dirigeants politiques et militaires les plus hauts placés et des véritables instigateurs des politiques criminelles.

Au côté de la notion de complot, le statut du TMI de Nuremberg, dans ses articles 9 et 10, prévoit la reconnaissance du caractère criminel des groupementsNote661. . L'organisation criminelle est analogue à un complot criminel, en ce sens qu'elle implique essentiellement des buts criminelsNote662. . L'organisation, c'est le complot en action. Le trait commun aux deux chefs d'accusation sont : une pluralité d'agents associant et coordonnant leurs efforts pour une entreprise coupable.

Il ressort du statut trois conditions pour qu'une organisation soit déclarée criminelle. Tout d'abord, il faut que l'activité extérieure du groupement se traduise par la commission de l'un quelconque des crimes de l'article 6 du statut. Ensuite, il faut que la majorité des membres du groupement soit volontaire et enfin qu’une majorité des membres soit consciente de l'activité criminelle.

Un délit d'appartenance a donc été créé, ce qui équivaut à une présomption simple de criminalité individuelle pour tout membre de l'un de ses groupements. Les membres intégrés de force ou ne connaissant pas l'objectif du groupe ne seront pas responsables. Ce délit d'appartenance n'est donc pas absolu ; c'est une infraction intentionnelle. Il n'y a pas de responsabilité collective, mais une responsabilité individuelle des membres du groupe sur la base de l'appartenance.

Suite au procès de Nuremberg, la Loi n° 10 sanctionne l'affiliation aux groupes déclarés criminels par le TMI et prévoit également la possibilité de sanctionner des individus appartenant à d'autres groupes qui ont eu une activité criminelle.

Le TMI avait posé clairement les conditions de la responsabilité individuelle en cas d'appartenance à un groupe criminel. Cependant, la présomption ainsi posée fut considérée comme irréfragable par certaines juridictions, qui privilégièrent l'élément objectif d'appartenance au groupe. Il est vrai que certains groupes avaient une telle activité criminelle qu'il était assez inconcevable que ses membres ne s'en aperçoiventNote663. . Cette jurisprudence n'est cependant pas sans poser de réels problèmes. Elle met en cause le principe de responsabilité personnelle par la création d'une responsabilité collective de fait. C'est pourquoi certaines autres juridictions vont suivre la jurisprudence du TMI et examiner un second point, subjectif : l'adhésion volontaire au groupe et la connaissance de l'activité criminelleNote664. .

Cette notion présente un réel intérêt, concernant les dirigeants politiques et militaires. Aujourd'hui, bien que la notion de complot soit présente dans certains instruments internationaux, elle ne semble guère utilisée. En revanche, les TPI ont développé la notion d'entreprise criminelle commune. Il y a une évidente similitude entre les deuxNote665. , ainsi qu'avec la jurisprudence relative aux groupes criminels. Mais elle semble avoir une application plus large, d'autant plus qu'elle est essentiellement utilisée concernant le génocide et les crimes contre l'humanité.

La notion de complot, dans l'imaginaire collectif, renvoie plus facilement aux instigateurs d'une politique criminelle. Les notions d'organisation criminelle et d'entreprise criminelle semblent inclure tous les participants à toutes les échelles. La notion d'entreprise semble plus adaptée à la mécanique qui caractérise les crimes de masse.

b : La notion d’entreprise criminelle développée par les Tribunaux pénaux internationaux

Les TPI ont développé la notion d'entreprise criminelle commune. Ils reprennent l'idée du délit d'appartenance. Certes, elle n'est pas consacrée, mais elle sous-tend la notion. En outre, les statuts des TPI prévoient la notion d'entente en vue de commettre un génocide. Présentée simplement, elle se caractérise par : une pluralité de personnes impliquées, l’existence d’un projet, dessein ou objectif commun, et dernier élément, par une participation intentionnelle de chacun, en tant que coauteur, au dessein communNote666. .

Ces notions, somme toute similaires, recouvrent divers comportements, comme la réalisation de crimes, l'incitation, la planification et l'organisation. Elles permettent de les appréhender globalement pour caractériser une action de groupe, reposant sur un plan. Le statut de la CPI ne reprend pas explicitement cette notion d'entente. En revanche, l'article 25 relatif à la responsabilité pénale fait référence à plusieurs reprises à des actions conjointes (art. 25§ 3, a) ou des actions de groupe (art. 25§ 3, d). Mais au vu de la rédaction de cet article, il ne semble pas que l'entente soit sanctionnée, même pour le génocide. Cela semble plutôt se rapprocher de l'entreprise criminelle.

Selon le TPIR, l'entente équivaut à la conspiracy anglo-saxonne qui est une forme particulière de participation criminelle, punissable en tant que telle. Elle permet de punir même en l'absence d'actes préparatoires, la simple résolution. Mais les juges précisent, au vu des différentes conceptions de complot et de conspiracy, que l'entente est une résolution d'agir sur laquelle deux personnes au moins se sont accordées en vue de commettre un génocideNote667. . L'élément moral, quant à lui, réside dans l'intention concertée de commettre le génocide, c'est-à-dire de détruire un groupe spécifique. Il s’agit donc de la même intention que pour le génocide lui-même, soit le dol spécial spécifiqueNote668. . C'est le procédé de l'entente qui est incriminé et non le résultat. C'est une infraction formelle ou inchoateNote669. .

Le TPIR précise enfin que, dès le moment où le génocide est réalisé, l'accusé ne sera pas à la fois sanctionné pour entente et pour son rôle dans la commission. Seul ce dernier point sera retenuNote670. . En outre, les statuts des TPI comprennent également l'incrimination de tentative ; celle d'entente se restreint uniquement à la résolution, voire aux actes préparatoires.

Les éléments précédents incitent donc à penser que l'article 25 du statut de la CPI n'envisage pas l'entente, car sa formulation fait allusion à la commission ou à des hypothèses d'actes de complicité, qui, en revanche, pourraient s'analyser en acte d'entreprise criminelleNote671. .

Les articles 6 du statut du TPIR et 7 du statut du TPIY, relatifs à la responsabilité pénale individuelle pour divers comportements criminels, consacrent implicitement la notion d'entreprise criminelle communeNote672. . Le TPIY fixe cette jurisprudence dans sa décision de chambre d'appel Tadic, plusieurs fois confirméeNote673. . Elle précise que la participation à une entreprise commune est une forme de commission et donc chaque participant, autre que l'auteur principal, est coauteur. Cette décision distingue trois catégories d'entreprises criminelles :

« La première de ces catégories concerne les affaires où tous les coaccusés, agissant de concert dans un but criminel commun, ont la même intention criminelle : par exemple, dans le cas de la formulation par les coauteurs d’un projet visant à tuer, en réalisant cet objectif commun (même si chacun des coauteurs joue un rôle différent dans l’affaire) tous sont animés de l’intention de tuer. Les éléments objectifs et subjectifs permettant d’établir la responsabilité pénale d’un coauteur qui n’a pas commis les meurtres ou dont il n’a pas été prouvé qu’il l’ait fait sont les suivants : i) l’accusé doit participer de son propre chef à l’un des aspects du but commun (par exemple, en infligeant des violences non mortelles à la victime, en apportant une aide matérielle ou en facilitant les actes des coauteurs), et ii) l’accusé, même s’il n’a pas personnellement commis le meurtre, doit toutefois avoir eu l’intention d’atteindre ce résultat.

(…) La deuxième catégorie d’affaires est à de nombreux égards similaire à celle décrite ci-dessus et englobe ce qu’il est convenu d’appeler les affaires des camps de concentration. La notion de but commun a été appliquée dans les cas où les faits reprochés étaient supposés avoir été commis par des membres des unités militaires ou administratives chargées des camps de concentration, c’est-à-dire par des personnes agissant en application d’un plan concerté. Les affaires les plus représentatives de cette catégorie sont celles du Camp de concentration de Dachau, jugée par un tribunal des Etats-Unis siégeant en Allemagne et de Belsen, jugée par un tribunal militaire britannique siégeant également en Allemagne. Dans ces deux affaires, les accusés occupaient un poste d’un échelon relativement élevé dans la hiérarchie des camps de concentration. D’un point de vue général, ils étaient accusés d’avoir agi conformément à un but commun visant à tuer des prisonniers ou leur faire subir des mauvais traitements, commettant ainsi des crimes de guerre. Dans sa récapitulation de l’affaire de Belsen, l’assesseur a retenu les trois critères jugés nécessaires par l’Accusation pour établir la culpabilité des accusés : i) l’existence d’un système organisé visant à maltraiter les détenus et à commettre les divers crimes reprochés ; ii) le fait que les accusés avaient connaissance de la nature dudit système ; iii) le fait que les accusés aient d’une certaine manière directement participé à la mise en oeuvre du système, c’est-à-dire qu’ils aient encouragé ou aidé ou de toute autre manière participé à la réalisation d’un but criminel commun. Il semble que plusieurs des accusés aient été explicitement condamnés sur la base de ces critères. Cette catégorie d’affaires est en réalité une variante de la première catégorie.

(…) La troisième catégorie concerne les affaires de but commun dans lesquelles l’un des auteurs commet un acte qui, s’il ne procède pas du but commun, est néanmoins une conséquence naturelle et prévisible de sa mise en œuvre. Il peut s’agir par exemple d’une intention commune et partagée par un groupe d’expulser par la force les membres d’un groupe ethnique de leur ville, village ou région (en d’autres termes, de procéder à un « nettoyage ethnique »), avec pour conséquence qu’une ou plusieurs personnes soient tuées dans l’opération. Alors que le meurtre peut n'avoir pas été explicitement envisagé dans le cadre du but commun, il était néanmoins prévisible que l’expulsion de civils sous la menace des armes pouvait très bien se solder par la mort de l’un ou de plusieurs de ces civils. La responsabilité pénale de tous les participants à l’entreprise commune est susceptible d’être engagée quand le risque que des meurtres soient commis était à la fois une conséquence prévisible de la réalisation du but commun et du fait que l’accusé était soit imprudent, soit indifférent à ce risque […]. La jurisprudence relative à cette catégorie concerne avant tout les affaires de violence collective, c’est-à-dire des situations où, le désordre aidant, plusieurs personnes commettent des actes dans un but commun, et où chacune d’elles commet des violences à l’encontre de la victime, sans que l’on puisse attribuer de façon claire tel acte à telle personne, ou établir un lien de cause à effet entre un acte donné et le préjudice éventuel subi par les victimes. Les exemples les plus représentatifs à cet égard sont les affaires des lynchages d’Essen et de l’île de Borkum »Note674. .

Il en ressort, concernant l'actus rea, qu'il faut une pluralité d'accusés n'appartenant pas spécialement à un groupe clairement organisé. L'armée offre une organisation favorable à la démonstration de cet élément. Ensuite, il faut l'existence d'un projet, dessein ou objectif commun qui consiste à commettre un des crimes visés dans le statut ou en implique la perpétration. Enfin, il faut une participation de l'accusé au dessein communNote675. . Ce troisième élément s'entend aussi bien de la perpétration du crime lui-même que d'un quelconque acte d'aide ou d'assistance.

La mens rea varie en fonction de la catégorie d'entreprise :

« Pour la première catégorie d’affaires, l’élément requis est l’intention de commettre un crime précis (cette intention étant partagée par l’ensemble des coauteurs).

- Pour la deuxième catégorie – qui, comme on l’a vu ci-dessus, constitue une variante de la première – il faut que l’accusé ait eu personnellement connaissance du système de mauvais traitements (que cela soit prouvé par un témoignage précis ou déduit des pouvoirs que détenait l’accusé), et qu’il ait eu l’intention de contribuer à ce système concerté de mauvais traitements.

- Pour la troisième catégorie, l’élément requis est l’intention de participer et de contribuer à l’activité criminelle ou au dessein criminel d’un groupe et de contribuer à l’entreprise criminelle commune ou, en tout état de cause, à la consommation d’un crime par le groupe. Par ailleurs, la responsabilité pour un crime autre que celui envisagé dans le projet commun ne s’applique que si, dans les circonstances de l’espèce, i) il était prévisible qu’un tel crime soit susceptible d’être commis par l’un ou l’autre des membres du groupe, et ii) l’accusé a délibérément pris ce risque »Note676. .

Cette notion d'entreprise criminelle commune fut retenue par la chambre d'appel du TPIY, dans l'affaire KrnojelacNote677. . Mais elle fit l'objet de différentes appréciations. Les juges en retinrent une conception élargie, dans laquelle sont responsables ceux ayant commis des crimes constituant des conséquences prévisibles de l'entreprise partagéeNote678. . Il y a alors un élargissement du concept d'adhésion vers celui de soutien qui peut être contestable. En outre, les juges semblent retenir dans la définition de l'entreprise criminelle commune la notion d'accord. On parlerait d'une telle entreprise « lorsque l'entente ou l'arrangement intervenu entre deux ou plusieurs personnes en vue de commettre un crime est assimilable à un accord ». Cependant, il faut nuancer ce point car l'accord ou l'arrangement n'a pas à être exprès ou antérieurs au crimeNote679. .

Jusqu'à présent, et depuis Nuremberg, les rédacteurs des divers statuts et projets de code ont perçu le caractère organisé de ces crimes. Ils ont bien compris que ce ne sont pas les Etats, ni même des entités qui commettent ces crimes, mais avant tout des hommes, regroupés, agissant en vertu d'un plan. Ils ont également perçu la difficulté à saisir les comportements des « cerveaux », souvent loin des endroits de commissions des crimes. Concernant ces derniers, la complicité n'est pas complètement satisfaisante, mais les notions de complot, entente, entreprise criminelle commune permettent de les saisir et de sanctionner chaque participant à sa juste valeur, en le considérant comme coauteur. Le statut de la CPI semble contenir la notion d'entreprise criminelle, telle que définie par le TPIY (art. 25§ 3 d). La CDI, dans son projet de code de 1996, sans l'affirmer explicitement, en consacre l'esprit. Tout d'abord l'agression, en elle-même, contient ces notions de complot et d'entreprise criminelle. Il ne semble pouvoir en être autrement. Le génocide, vu l'ampleur du dessein criminel, ne peut se concevoir sans l'existence d'un plan caractérisant ces mêmes idées. Les définitions des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre sont en revanche plus explicites. L'article 18 prévoit la commission de ce crime par un gouvernement, une organisation ou un groupe. L'article 20, relatif au crime de guerre, est certes moins explicite ; mais constituent des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, les crimes de guerre commis de manière systématique et sur une large échelle. On peut alors assimiler systématicité et ampleur à une entreprise criminelle.

Contrairement au TMI de Nuremberg, les TPI et la CPI ne sont compétents qu'à l'égard des individus. Ils ne peuvent donc reconnaître, du moins juridiquement, la criminalité d'une organisation. L'article 25§ 3 d) du statut de la CPI permettrait de mettre en cause un groupement, sans le poursuivre pénalement, afin d'en incriminer les membres ou ceux l’ayant aidé. La reconnaissance de la criminalité de ce groupement ne consiste ni plus ni moins à constater une situation de fait et à faire apparaître un lien entre les membres qui ferait ressortir le dessein commun, le groupement pouvant être aussi bien formel qu'informel.

Ces notions de complot et d'entreprise permettent de saisir des comportements collectifs et de pallier l'insatisfaction de la notion de complicité. Pour autant, elles ne sont pas éloignées. En effet, la différence entre la complicité et, par exemple, la notion d'entreprise commune réside dans le partage ou non de l'intention criminelle communeNote680. . Les comportements sanctionnés sont identiques. On ne peut nier le rapprochement entre les deux ainsi qu'avec le complotNote681. .

Les modes de participation étudiés démontrent une volonté de la part des juridictions internationales de cerner au plus juste le rôle de chacun afin de le sanctionner. Mais à cette approche en fonction du rôle objectivement joué dans la commission du crime, on peut ajouter une approche par le prisme de la hiérarchie militaire, en étudiant la responsabilité en fonction de la place occupée dans la chaîne de commandement.

Sous-section 2nde : L’appréciation de la responsabilité en fonction de la place du militaire ou du dirigeant politique dans la chaîne de commandement

L’article 28 du statut de la CPI prévoit un régime particulier de responsabilité des supérieurs hiérarchiques et des chefs militaires, distinguant les deux, contrairement aux statuts des Tribunaux pénaux internationaux qui ne parlent que de la responsabilité des supérieursNote682. . Il est précisé que le statut officiel de l’accusé, chef d’Etat ou chef de Gouvernement, par exemple, n’est pas exonératoire de responsabilité pénale, ce qui est constamment réaffirmé depuis le procès de Nuremberg. L’une des premières tentatives, concernant Guillaume II, échoue en 1919Note683. . Les premières réussites sont les procès de Nuremberg et Tokyo, puis les affaires traitées par les TPI et notamment le procès Milosevic, en cours. En revanche, l’Empereur Hiro-Hito a bénéficié d’une immunité clémente, pour des raisons politiquesNote684. .

Si l’incitation ou l’ordre à commettre un crime ne présente en définitive qu’un lien indirect avec le crime physiquement commis, il n’en reste pas moins le révélateur d’une volonté criminelle. Le principe même du pouvoir de commandement constitue alors un élément aggravant de l’acte, qui est pris en compte dans la fixation de la peineNote685. . Les TPI présentent une tendance à voir dans les instigateurs des auteurs moraux, ce qui n’est pas clairement intégré par le droit français. D’ailleurs l’article 71 du Code de justice militaire traite le supérieur hiérarchique en complice lorsqu’il organise ou tolère un acte criminel commis par l’un de ses subordonnés, en temps de guerre, ce qui est un cas particulier, à moins que la qualité de coauteur puisse être caractérisée. Mais dans les régimes spéciaux institués par les juridictions internationales pénales, et notamment la Cour pénale internationale, il ne s’agit pas tout à fait du même cas de figure. Il s’agit de l’omission à prévenir ou sanctionner le crime. Là se trouve d’ailleurs toute la difficulté en la matière, à savoir si les régimes spéciaux institués à l’égard des supérieurs hiérarchiques sont clairement autonomes ou bien si de telles omissions traduisent un assentiment passif pouvant aboutir à la qualification d’auteur moral ou de complice par assistance moraleNote686. . Selon M. Henzelin, il s’agit de déterminer avant tout si la responsabilité des supérieurs est une responsabilité pour faute ou pour fait d’autruiNote687.  ; l’analyse des jurisprudences des TPI aboutit à conclure à la première propositionNote688. . En ce cas, il convient d’identifier ce qui peut être reproché au supérieur militaire et dans quelles conditions. Il s’agit d’un manquement à une obligation d’agirNote689. .

L’activité de commandement, à quelque niveau qu’elle se situe, suppose des charges particulières pesant sur son titulaireNote690. . L’officier ou le sous-officier est censé savoir en permanence ce que font ses hommes. La réalité est tout autre. Le droit international humanitaire et le droit français rendent de plus en plus difficile et périlleuse juridiquement la fonction de commandement. Mais cette responsabilité est la contrepartie du pouvoir, accepté, normalement, en connaissance de cause. Cette prééminence du droit dans l’activité militaire est durement perçue par les officiers, d’autant qu’elle peut présenter des décalages avec la réalitéNote691. .

Il convient de distinguer le régime commun s’appliquant aux supérieurs hiérarchiques et aux chefs militaires (§ 1er), défini par les textes de droit international, de celui plus particulier des dirigeants politiques français ayant des compétences militaires (§ 2nd), qui semble être en corrélation avec le premier, depuis une modification constitutionnelle introduisant un article 53-2 dans la Constitution française, reconnaissant la compétence de la Cour pénale internationale.

§ 1 : Le régime spécial de responsabilité des supérieurs hiérarchiques et des chefs militaires

La chambre de première instance du TPIY, dans sa décision Karadzic soulève le point suivant relatif à la recherche de la responsabilité :

« Une telle répétition d’actes criminels similaires, qui tous visent le même type de population et manifestent la même volonté d’annihilation de la culture et du rite religieux, une telle massification dans les effets des crimes commis, posent légitimement la question de savoir à quel niveau de responsabilité il faut remonter pour trouver tout à la fois la conception, la planification et l’organisation, c’est-à-dire le plan concerté, puis l’exécution, c’est-à-dire l’obtention du résultat recherché.

Ce regard porté sur l’analyse du conflit en ex-Yougoslavie ne peut que converger sans préjudice des responsabilités plus directes, sur une responsabilité d’ordre politique au sens le plus élevé du terme : la responsabilité pénale individuelle des supérieurs hiérarchiques et en l’occurrence celle des dirigeants politiques et militaires. Il n’est d’ailleurs pas d’exemple historique, ainsi les jugements de Nuremberg et de Tokyo, où ce ne soit l’analyse du conflit sous l’angle de la conception dans le dessein et de la planification dans l’exécution, le tout à la lumière des résultats obtenus ou tentés de l’être, que l’on remonte le niveau exact des responsabilités, c’est-à-dire le niveau majeur ou suprême »Note692. .

Cet extrait, riche en précisions, présente, entre autres, l’intérêt de souligner la difficulté d’identifier les responsabilités entremêlées de chacun dans le cadre des crimes de masse. Il stigmatise alors la particularité des responsabilités des supérieurs hiérarchiques, militaires et civils, sur lesquels pèsent l’obligation première de ne pas commettre de tels actes, mais également l’obligation d’en empêcher la commission. Il s’agit d’un type de responsabilité différent de celui de la complicité notamment car les éléments moraux divergentNote693. .

Depuis la quatrième convention de La Haye de 1907, il est régulièrement affirmé que les commandants militaires sont responsables de la conduite des membres des forces armées sous leurs contrôle et commandement. Ceci est confirmé par les articles 86§ 2 et 87 du protocole additionnel I aux conventions de Genève de 1949Note694. . Ce principe semble faire l’objet d’une extension sous l’influence des jurisprudences faisant suite à la Seconde Guerre mondiale et des statuts des juridictions internationales. En effet, ce type de responsabilité existe pour tous les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité et pas uniquement pour les crimes de guerre et infractions graves des conventions de Genève.

Les procès de Nuremberg et de TokyoNote695. en sont les premiers exemples modernes. On observe souvent que les Etats criminels sont militarisés. A des fonctions politiques s’ajoutent des fonctions militaires. En ce cas, c’est l’aspect militaire qui semble primer.

Tout d’abord il convient de préciser ce qu’il faut entendre par supérieur hiérarchique et chef militaire. Un supérieur hiérarchique est celui désigné comme tel par le droit interne ou bien exerçant de fait ce rôle. Dans l’armée française, les supérieurs hiérarchiques sont clairement identifiés. Est considéré comme tel celui qui exerce une autorité légalement et réglementairement définie, appartenant au corps militaireNote696. . Si la jurisprudence des TPI parut quelque temps hésiter à assimiler complètement supérieurs militaires et supérieurs civils, l’influence de l’article 28 du statut de la CPI aboutit à une telle assimilation, notamment par la décision Krnojelac du TPIYNote697. , ce qui est critiquéNote698. .

Le supérieur hiérarchique militaire peut commettre n’importe lequel des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Il faut distinguer ces actes criminels de ceux dont la qualité de supérieur hiérarchique est un élément nécessaire. Cependant, dans la première de ces catégories, il convient de remarquer que le fait d’ « ordonner » certains comportements criminels entraîne une responsabilité. Par conséquent les supérieurs militaires sont à même, du fait de leurs fonctions, d’être qualifiés d’auteurs de crimes contre la paix et la sécuritéNote699. . Dans ce cas, la qualité de supérieur est certes une condition confirmative de l’infraction, mais pas une condition suffisante.

Une autre question mérite d’être soulevée de manière plus générale : la responsabilité particulière du supérieur hiérarchique peut-elle coexister avec une responsabilité directe pour avoir commis, ordonné, ou planifié les crimesNote700.  ?

Une des jurisprudences marquantes fut celle de la Cour suprême des USA du 4 février 1946, général YamashitaNote701. , qui semble faire l’objet d’une lecture peu stricte au profit du régime plus favorable aux commandants institué par l’article 86§ 2 du protocole additionnel I de 1977.

A la lecture du Code de justice militaire, on peut observer qu’un militaire de grade élevé est souvent plus fortement sanctionné pour la commission de certaines infractions. Par exemple, en matière de complot (art. 424, al. 3 CJM), « le maximum de la peine est appliqué aux militaires les plus élevés en grade et aux instigateurs du complot ». Un même raisonnement est repris dans l’article 427 du CJM, relatif aux pillages, ou bien encore dans l’article 429, relatif aux destructions. Le fait d’être gradé est donc un élément aggravant, pris en compte lors de la fixation de la peine. Cette différence de traitement, prévue dans l’article 7 du RGDA, s’explique par les responsabilités fonctionnelles des officiers ou supérieurs et par l’obligation pesant sur eux de faire respecter les normes juridiques.

L’article 6 du projet de code de la CDI de 1996 prévoit une forme de responsabilité du supérieur qui n’aurait pas pris les mesures nécessaires, bien que sachant ou ayant du savoir que l’un de ses subordonnés allait commettre un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité. Cet article, ainsi que les articles 6§ 3 du statut du TPIR et 7§ 3 du statut du TPIY, ne font allusion qu’aux supérieurs et non aux chefs militaires.

En revanche, l’article 28 du statut de la CPI est relatif à la responsabilité « des chefs militaires et autres supérieurs hiérarchiques » ; il reprend les dispositions précédentes des TPI et du projet de 1996 et souligne son applicabilité aux militaires. Il ajoute à la responsabilité pénale pour commission des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité définis dans le statut d’autres mécanismes de responsabilité. Un chef militaire ou une personne faisant effectivement fonction de chef militaire est pénalement responsable des crimes relevant de la compétence de la Cour, commis par des forces armées sous son commandement et son contrôle effectif, à la double condition qu’il n’ait pas exercé le contrôle qui convenait, dans les cas où il savait ou avait des raisons de savoir que ces hommes commettaient ou allaient commettre de tels crimes, et qu’il n’avait pas pris les mesures nécessaires et raisonnables en son pouvoir pour empêcher ou réprimer de tels actes.

La responsabilité reconnue par l’article 28 de la CPI fait naître une autre responsabilité, différente de celle consacrée par l’article 25. Le supérieur n’est alors ni auteur, ni coauteur, ni complice du crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, mais un lien de connexité existeNote702. . Le manquement aux obligations d’intervention ou de répression de l’article 28 du statut de la CPI ou de l’article 6 du projet de code de 1996 peut cacher une volonté de favoriser la commission de tels crimes, ce qui n’est pas aisé à démontrer. Les récents textes de droit international pénal ont opté pour une infraction autonome, mais la complicité fut retenue dans de tels cas, notamment par certains textes français, comme l’ordonnance du 28 août 1944 (article 4) et l’article 71 du Code de justice militaire. L’hypothèse de la responsabilité sans faute fut même envisagée, notamment dans l’affaire CelebiciNote703. .

Ce qui est alors reproché au supérieur, c’est le manquement à une obligation d’agir. Ce mécanisme n’est pas spécifique au droit international pénal, on le retrouve également en droit français. Un mécanisme identique est prévu dans les statuts des TPINote704. . Selon la jurisprudence internationale, ce principe fait partie du droit international coutumierNote705. .

Pour que le supérieur hiérarchique soit déclaré responsable, il faut que soient prouvés : une relation entre le supérieur et l’auteur du crime (A) ; qu’il savait ou avait des raisons de savoir (B) ; et enfin que l’accusé n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher la commission du crime ou pour punir le criminel (C)Note706. .

A : La nécessité d’un lien de subordination entre le supérieur et l’auteur du crime

Cet élément de subordination requiert la commission par le subordonné d’un crime relevant de la compétence des juges internationaux et la présence d’un supérieur qui n’a pas ordonné le crime ou incité à le commettre, mais qui aurait manqué à son obligation de prévention ou de répression. Les textes internationaux envisagent l’application de cette responsabilité particulière soit aux chefs militaires, soit aux supérieurs civils, et la jurisprudence l’étend aux supérieurs de factoNote707. .

Tout d’abord, il faut que le supérieur hiérarchique, comme son nom l’indique, relève d’une structure hiérarchisée. Dans le domaine militaire, cet élément est rempli sans aucun problème. La structure de ce corps permet d’identifier la place de chacun tant au sein de la chaîne de commandement que dans l’ensemble du corps militaireNote708. . Il est alors assez aisé d’identifier les supérieurs et les subordonnés. D’ailleurs, les juges d’appel du TPIY, dans leur décision Celebici du 20 février 2001, reconnaissent une présomption de contrôle effectif lorsque le supérieur est en position d’autorité officielleNote709. . On remarque, par ailleurs, que les textes utilisent les termes neutres de supérieur et de chef militaire, ce qui permet de poursuivre tant un officier qu’un sous-officier.

Mais il ne faut pas réduire la portée de cette expression à une simple approche superficielle des grades des personnes suspectées. En effet, la jurisprudence et les textes ajoutent l’idée de contrôle effectif. Ce point est d’une réelle importance pour caractériser le commandement dans des organisations paramilitaires ou bien encore dans des relations entre un supérieur civil et des subordonnés militaires. Il n’est pas dénué d’importance concernant les relations de subordination au sein du corps militaire. Dans la décision Aleksovski du 24 mars 2000, il est précisé que le supérieur hiérarchique doit avoir le pouvoir d’empêcher la commission des actes en question ou de les punir.

L’appartenance à une même armée, à une même arme ou a fortiori à un même régiment, peut légitimement faire naître une présomption de subordination. Il n’est pas inutile cependant de maintenir la preuve d’un contrôle effectif. La jurisprudence Celebici confirme d’ailleurs cette exigence : « pour que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique soit applicable, il faut que le supérieur contrôle effectivement les personnes qui violent le droit international humanitaire, autrement dit qu’il ait la capacité matérielle de prévenir et de sanctionner ces violations »Note710. . Le TPIY ajoute même que le supérieur hiérarchique peut être tenu pour responsable des actes commis par des personnes qui ne sont pas officiellement ses subordonnés, pour autant qu’il exerce un contrôle sur euxNote711. .

Pour conclure ce point, on peut souligner le cas de Kordic, dirigeant croate de Bosnie, dans la vallée de la LasvaNote712. . Il ne fut pas déclaré responsable sur le fondement de l’article 7§ 3 du statut du TPIY. Ce dernier exerçait une influence et un pouvoir considérables, notamment sur l’armée. Il émit même des ordres aux forces du HVO. Mais il fut toujours en dehors de la structure militaire. Les juges du TPIY précisent que, dans un cas comme celui-ci, concernant un civil, il convient d’apprécier précautionneusement les éléments de preuve. Il semble, selon eux, qu’une influence, même considérable, ne constitue pas, en soi, l’indice d’un degré suffisant de contrôle pour engager sa responsabilité au titre de l’article 7§ 3. La chambre en conclut que Kordic ne détenait pas le pouvoir de contrôle effectif, équivalent à ce que la chambre, dans l’affaire Celebici, appelle « la capacité matérielle d’empêcher ou de punir un comportement criminel, quelle que soit la manière dont elle s’exerce ». Kordic n’est alors ni un commandant, ni un supérieur hiérarchique.

Outre l’importance du lien de subordination qui met en lumière l’existence d’un pouvoir au profit du supérieur pour faire obstacle à la commission du crime ou pour le sanctionner, il convient d’ajouter un élément primordial : la connaissance des faits.

B : La preuve de la connaissance des faits

Les textes exigent que le supérieur hiérarchique soit au courant ou, en fonction des circonstances, pose une présomption de connaissance, ce que la jurisprudence confirme, considérant que c’est une règle de droit international coutumier. La preuve de la connaissance des faits pose en amont celle de la recherche de l’information, et surtout celle du fondement de cette obligation et plus particulièrement de la nature des indices la mettant en œuvre. La charge de la preuve de la connaissance pèse sur l’accusationNote713. .

Les juges d’appel, dans l’affaire Celebici,posent clairement les questions :

« i) en droit international, le devoir de tout supérieur d’exercer un contrôle sur ses subordonnés implique-t-il celui de s’informer de leurs actes, c’est-à-dire d’avoir connaissance de leurs faits et gestes, et le manquement à un tel devoir engage-t-il toujours sa responsabilité pénale ?

ii) la norme « savait ou avait des raisons de savoir » signifie-t-elle que le commandant disposait d’informations sur les infractions que des subordonnés avaient commises ou s’apprêtaient à commettre, ou bien qu’il n’en disposait pas parce qu’il avait manqué à son devoir ?

iii) le droit international fait-il une distinction entre des chefs militaires et les dirigeants pour ce qui est du devoir de s’informer ? »Note714.

Pour l’accusation, lors de l’appel dans l’affaire Celebici, l’expression « avait des raisons de savoir » peut recouvrir deux aspects : soit le supérieur dispose d’informations qui lui indiquent ou lui donnent à penser que de tels crimes vont être commis par ses subordonnés, soit, il ne dispose pas de telles informations en raison d’un manquement grave à son devoir d’obtenir les informations générales qui lui sont raisonnablement accessiblesNote715. . La jurisprudence des TPI est incertaine sur ces points, elle ne les tranche pas encore clairementNote716. .

Les juges, dans leurs cheminements relatifs à l’élément moral de l’article 7§ 3, après avoir passé en revue la jurisprudence faisant suite à la Seconde Guerre mondiale, relèvent les commentaires de la CDI relatifs à l’article 6 du projet de code de 1996. Selon la commission, « aurait des raisons de savoir » est synonyme de « possédait des informations lui permettant de conclure »Note717. . D’ailleurs, les juges de première instance, dans l’affaire Celebici, s’alignent sur cette interprétationNote718. , ce qui est confirmé en appel. Encore convient-il de s’accorder sur le type d’informations ; dans la décision d’appel Krnojelac, les juges distinguent selon que les actes pouvant servir d’indice présentent ou non un rapport avec les infractions commises ultérieurement ou sanctionnées par les statuts : la commission de faits graves sont considérés comme des indices incitant à rechercher un complément d’informationsNote719. .

L’article 28 de la CPI ne semble exiger ni un devoir de surveillance, ni une obligation de connaissance. Au contraire, la rédaction de cet article fixe comme condition à la responsabilité soit la connaissance, soit le manque de discernement grossier. Cependant, il est communément admis que le supérieur hiérarchique doit toujours être au courant du comportement de ses hommes ; on peut alors faire peser sur lui, assez logiquement, mais cela n’est pas mentionné dans les textes, une obligation de s’informer, ce que semblent confirmer une décision du Tribunal militaire des Etats-Unis à NurembergNote720. , mais également l’article 87 du protocole additionnel I aux conventions de Genève.

La jurisprudence Celebici affirme que la connaissance ne saurait être présuméeNote721. . Selon les juges d’appel dans cette affaire, le supérieur n’est responsable que si l’information était disponible et a pu l’alerterNote722. . Cependant, nombre d’indices comme les moyens de commission des crimes, la durée de la commission, le nombre de militaires impliqués, et ce au regard de la fonction effective du supérieur, peuvent faire apparaître soit la connaissance soit l’aveuglement grossier du supérieurNote723. . L’accusation, dans l’affaire Kayishema et Ruzindana, souhaitait la reconnaissance d’une présomption, lorsque les faits sont fréquents et notoires, commis sur une longue période, mais l’argument ne fut pas retenuNote724. .

De l’affaire Toyoda, jugée par le TMIEONote725. , il semble ressortir qu’une diligence normale (due diligence) est exigée de la part du supérieur afin de s’informer du comportement des hommes placés sous ses ordres. La chambre de première instance, dans l’affaire Celebici, après analyse de la jurisprudence antérieure, semble conclure qu’est née une norme selon laquelle un commandant peut être responsable des crimes de ses subordonnés « s’il n’a pas mis en oeuvre les moyens dont il disposait pour être tenu informé de l’infraction et si, dans les circonstances, il aurait dû savoir et que son ignorance constitue un manquement criminel »Note726. .

De la jurisprudence de la Seconde Guerre mondiale et des articles 86§ 2 et 87 du protocole I de 1977, pour le TPIY, il semble ressortir que le supérieur hiérarchique est soumis à une obligation de surveillance de ses hommes de manière diligente et qu’en cas de défaut de respect d’une telle obligation, il est considéré comme ayant du savoir que des crimes allaient être commis.

S’il est prouvé que le supérieur avait des raisons de savoir, alors que la connaissance effective de l’acte allant être commis ou venant d’être commis n’est pas requise, sa responsabilité peut être retenue. Les juges d’appel dans l’affaire Celebici précisent ce point : « le simple fait de démontrer qu’un supérieur disposait de certaines informations générales de nature à le mettre en garde contre d’éventuels agissements de ses subordonnés, suffirait à établir qu’il ‘avait des raisons de savoir’ »Note727. .

Pour conclure, soit le supérieur sait, soit il faut prouver un défaut de due diligence dans l’exercice de son commandement.

C : La preuve de l’absence de mesures nécessaires et raisonnables afin d’éviter la commission du crime ou afin de le punir

Le supérieur hiérarchique qui, ayant un contrôle effectif, sachant ou ayant du savoir, n’a pas pris de mesures nécessaires et raisonnables afin, soit d’empêcher le crime, soit de le punir, est déclaré responsable, en tant que tel.

Il est donc soumis à deux obligations différentes. Il n’existe pas d’alternative dans les choixNote728.  : dans l’un ou l’autre cas, existe une obligation d’agirNote729. . S’il peut empêcher la commission du crime, il doit le faire et ne peut se réfugier derrière une intervention postérieure consistant uniquement à réprimer. Laisser un choix revient à priver le texte d’une partie de son efficacité et de son intérêt premier consistant à éviter la violation du droit international. M. Henzelin déplore que les TPI n’aient pas pris la peine d’analyser le dol du supérieur, au profit d’une approche casuistique contestable et contre-productiveNote730. . Et l’auteur de s’interroger sur la mesure de la faute, notamment lorsqu’elle résulte d’une négligence : doit-elle faire l’objet d’une comparaison avec un comportement modèle, standard ?Note731.

Concernant la première obligation, c’est-à-dire empêcher la commission du crime, il faut bien souligner que le supérieur sait ou devrait logiquement savoir, ce qui entraîne l’obligation d’agir. Son inaction est alors sanctionnée en tant que manquement à une obligation d’agir. Mais on est proche du cas où l’abstention pourrait traduire, en fait, une approbation tacite. Dans ce dernier cas, peu évident à prouver, le supérieur militaire encourt alors une responsabilité au titre du soutien du crime. La différence principale entre ces deux violations est marquée par l’absence de dol criminel spécifique. Le supérieur enfreint donc une obligation d’intervention ayant pour objet de faire respecter le droit pénal, international ou non, responsabilité qui lui incombe au regard, entre autres, du droit international humanitaire, mais qui s’étend à tous les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité.

La seconde obligation consiste à réprimer, au sens large du terme. Les statuts des TPI emploient le terme « punir », tandis que celui de la CPI emploie « réprimer ». Mais il ne faut y voir qu’une simple variation sémantique et non conceptuelleNote732. . Cette obligation consiste soit à punir effectivement, soit à transmettre le dossier aux autorités compétentes. La question de l’obligation de punir fut posée dans l’affaire BlaskicNote733. . Il semble en ressortir qu’une telle obligation pèse bien sur le supérieur hiérarchique, ce qui est confirmé par l’article 28 du statut de la CPI.

Pour conclure sur ce point, il convient d’envisager les relations entre la responsabilité pour commission d’un crime contre la paix et celle pour manquement à une obligation de faire incombant aux supérieurs hiérarchiques.

Dans l’affaire Aleksovski, la chambre de première instance applique l’article 7§ 3 et reconnaît l’accusé, alors directeur du camp de Traonik, coupable de crime de guerre pour ne pas avoir agi afin de faire cesser les violences contre les détenusNote734. . La démarche poursuivie par les juges confirme celle effectuée dans l’affaire Celebici, en première instance. En revanche, l’analyse faite par les juges du TPIR dans l’affaire Kayishema-Ruzindana semble se démarquer et être contestableNote735. . En effet, Kayishema, préfet de la région de Kibuye, a commis certains crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, mais a également omis d’agir en vue de prévenir ou de punir les auteurs directs de ces crimes. La rédaction des juges semble tenir pour responsable Kayishema, à la fois pour avoir ordonné, et aussi pour avoir manqué à ses obligations de faire en tant que supérieur hiérarchique. Un tel cumul semble en effet assez peu compréhensibleNote736.  ; il semblerait de prime abord logique que l’article 6§ 1 soit d’application exclusive de l’article 6§ 3, car la commission de crimes définis au paragraphe 1 devrait absorber en ce cas les actes définis au paragraphe 3. Quoiqu’il en soit, on assiste alors à une application très extensive de l’article 6§ 3 par le TPIR. Le raisonnement des juges n’est guère clair. En revanche, celui de l’affaire Blaskic l’est davantage. Après avoir distingué la responsabilité sur le fondement de l’article 7§ 1 de celle pour omission de l’article 7§ 3, les juges concluent à la possibilité d’une application concurrente des deux articles, mais uniquement dans certaines circonstancesNote737.  :

« Il serait illogique de tenir un commandant pour pénalement responsable d’avoir planifié, instigué ou ordonné la perpétration de crimes et simultanément, de lui reprocher de ne pas avoir empêché ou sanctionné. En revanche (…), l’omission de punir des crimes passés, qui engage la responsabilité du commandant au titre de l’article 7 3) peut (…) engager la responsabilité du commandant au titre de l’article 7 1) du statut, à raison, soit de l’aide et de l’encouragement, soit de l’incitation, à la perpétration ultérieure, de nouveaux crimes »Note738. .

Cependant pour que l’incitation soit démontrée, il faut établir que les subordonnés n’auraient pas commis les crimes ultérieurs si le commandant n’avait pas manqué à son devoir de punir les premiers crimes (§ 339). On peut trouver cette approche quelque peu large, car encore conviendrait-il, ce qui n’est sûrement pas aisé à prouver, de distinguer entre l’acte qualifié de laxiste et celui révélant en fait une volonté criminelle avérée. Ceci semble confirmé dans une affaire relative au camp de Celebici, et plus particulièrement à Mucic, en tant que supérieur hiérarchique, par la chambre d’appel du TPIY qui souligne que la participation active d’un supérieur aux actes criminels de ses subordonnés ajoute à la gravité de son manquement à l’obligation d’empêcher ou de punir les actes en question. Et lorsqu’elle dure, une telle carence, portant les subordonnés à croire qu’ils peuvent commettre d’autres crimes en toute impunité, doit être considérée comme un manquement graveNote739. .

Les grandes lignes du régime général des supérieurs hiérarchiques et des chefs militaires sont désormais fixées par les statuts des juridictions internationales, cependant, quelques difficultés restent à résoudre concernant les cas particuliers des dirigeants étatiques.

§ 2 : La responsabilité des dirigeants politiques et militaires français

La mise en jeu de la responsabilité des dirigeants étatiques constitue un élément primordial, dans la mesure où ils sont généralement les instigateurs des politiques criminelles, qu’ils mettent en œuvre grâce à leurs compétences militaires. Leurs poursuites et leurs jugements présentent non seulement un caractère exemplaireNote740. , mais également des difficultés juridiques liées aux statuts spéciaux dont ils bénéficient.

Peu d’hommes politiques furent jugés en France pour des crimes identiques ou proches des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Les dirigeants du régime de Vichy le furent pour des crimes similairesNote741. . Mais si l’on peut en tirer quelques éléments, il faut se garder de les ériger en exemple, non pas pour leur intérêt symbolique, juridique et politique, mais pour la façon dont cela fut effectué. Ces procès présentent l’inconvénient d’avoir été faussés par les passions, les rancoeurs et l’absence de temps laissé à l’histoire, pour en éclaircir les faits.

Au niveau international, on trouve également peu d’exemples : une tentative avortée contre Guillaume II en 1919 et quelques exemples présentant tous certains particularismes, comme par exemple les affaires concernant HirohitoNote742. , certains Premiers ministres japonaisNote743. , Noriega, MarcosNote744. , Habré, PinochetNote745. et quelques autres Note746. . Il conviendrait, en outre, de distinguer clairement les anciens chefs d’Etat de ceux en exercice. Et encore, dans ce dernier cas, l’arrestation et la mise en accusation sont synonymes de fin du statut de dirigeant politique en exercice.

Le système politique et constitutionnel français donne des compétences et des responsabilités militaires essentiellement au Président de la République, au Premier ministre et au ministre de la Défense. Les autres ministres, en qualité de membres du Gouvernement, sont responsables de la préparation et de l’exécution des mesures de défense, incombant au département dont ils ont la chargeNote747. .

Seuls seront retenus, ici, le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de la Défense, du fait de la particularité de leurs fonctions dans le domaine de la DéfenseNote748. .

Que la politique criminelle soit menée à l’instigation des dirigeants politiques, se servant de leurs pouvoirs militaires, ou qu’elle soit l’œuvre d’un groupe militaire au sein de l’Etat, la responsabilité des dirigeants politiques est à envisager. S’il semble ne faire aucun doute que les dirigeants étatiques ne bénéficient d’aucune immunité, en droit internationalNote749. , il faut cependant étudier la compatibilité de leurs régimes spéciaux avec le statut de la Cour pénale internationaleNote750. .

Il convient de distinguer la responsabilité du Président (A), qui est soumise à un régime spécial, de celle des ministres (B), soumise à un régime spécial différent.

A : La responsabilité du Président de la République

Le Président de la République est irresponsable pénalement et politiquement, par principe, pour les actes commis dans l’exercice de ses fonctionsNote751. . L’article 68 de la Constitution prévoit cependant une exception pour haute trahisonNote752. . Il est difficile de dire avec certitude si c’est le fondement d’une responsabilité politique ou pénaleNote753. . Le cas échéant, le Président est passible de la Haute Cour de Justice, après mise en accusation par les deux Assemblées par un vote identique et à la majorité absolue des membres les composant. Le Président bénéficie alors d’un privilège de juridictionNote754. .

Différentes affaires politiques, mettant en cause le Président J. Chirac, aboutirent à des controverses juridiques. Une commission présidée par le professeur Avril est créée en juillet 2002 pour revoir le régime de responsabilité du Président. Entre autres points, dans son rapport, la commission propose de substituer la notion de « manquement manifestement incompatible avec l’exercice du mandat » à la notion de « haute trahison ». Ce n’est guère plus clair. Pour l’instant, le rapport n’a pas abouti.

L’irresponsabilité du Président est perpétuelle et absolue. Seule la notion de haute trahison ouvre une brèche dans ce régime, mais elle manque d’une définition.

Afin de ratifier le traité portant statut de la CPI, une révision eut lieu ajoutant un article 53-2 à la Constitution, rendant, entre autres, le Président passible de la juridiction de la CourNote755. . M. Clerckx souligne deux points relatifs à cette révision : d’une part, l’article 53-2 ne reconnaît pas la compétence de la CPI mais sa juridiction, notion considérée par certains comme plus large et renvoyant à une idée d’autoritéNote756.  ; d’autre part, rien n’est précisé quant à une éventuelle modification ultérieure du statut, ce qui n’est pas sans ouvrir la possibilité d’une modification de la Constitution française sur ce point et sans constituer une méconnaissance du pouvoir souverain françaisNote757. .

Dans la perspective d’une commission d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, il convient de voir quel rapport peut exister entre la haute trahison et ces crimes.

La notion de haute trahison est sujette à controverse, mais une approche mixte, politico-juridique, semble majoritairement retenue. Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité possèdent une nature identique. Afin de vérifier si les deux notions peuvent se recouper, au moins partiellement, il convient de souligner leurs définitions.

La notion de haute trahison se caractérise par une indéfinition constante. En 1878, le député Duprat a déposé une proposition de loi afin de définir la notionNote758. . Seraient alors, entre autres, constitutifs d’un tel comportement, l’obstacle au pouvoir législatif, la commission de crimes contre la sûreté de l’Etat, la menée d’une guerre sans le consentement du pouvoir législatif et l’absence de réaction en cas d’invasion de troupes ennemies. Le texte proposé n’a pas été adopté.

La notion de haute trahison ne bénéficie pas d’une définition et la doctrine est divisée sur ce pointNote759. . Selon le professeur Ardant, ce pourrait être « une violation par le Président des devoirs de sa charge, par une utilisation abusive de ses prérogatives constitutionnelles (mise en vigueur de l’article 16 par exemple) ou au contraire par un refus de les exercer : refus de nommer le Premier ministre, refus de promulguer les lois, refus systématique de faire venir des questions à l’ordre du jour du Conseil des ministres, ou, tout simplement, de le convoquer, grève de la signature des décrets pris en Conseil des ministres ; encore faut-il que cette violation ait une certaine gravité (…). Des infractions définies par le Code pénal paraissent aussi pouvoir être retenues comme constitutives de haute trahison »Note760. . Et l’auteur ajoute que le Président doit se plier à une certaine éthique et qu’il doit observer une grande dignité dans son comportement. Toujours pour cet auteur, la notion relève de la responsabilité politique du chef de l’Etat et non de sa responsabilité pénaleNote761. . Pour M. Cot, la haute trahison serait le refus d’appliquer la ConstitutionNote762. .

Duguit défend le caractère purement pénal de la responsabilité pour haute trahisonNote763. . Pour Hauriou, la responsabilité pénale du Président n’existe qu’au cas de haute trahison, mais la notion serait avant tout politiqueNote764. . Ce serait une alternative à l’irresponsabilité politiqueNote765. . Mais cette opinion est minoritaire. Vedel propose une approche mixte, politico-pénale. Il s’agirait selon lui, avant tout, d’une infraction d’ordre politique, un manquement grave aux devoirs de la charge, mais pouvant se doubler d’une infraction pénaleNote766. . On peut noter une certaine constante dans la nature mixte et prioritairement politique de la notionNote767. .

Lors de la révision constitutionnelle du 27 juillet 1993, le sénateur Dailly propose une énumération des actes constitutifs de haute trahison. La notion serait caractérisée lorsque le chef de l’Etat « trahit sciemment les intérêts de la France au profit d’une puissance étrangère ; lorsqu’il s’abstient sciemment d’accomplir les actes auxquels il est tenu en vertu de la Constitution ; lorsqu’il s’arroge un pouvoir qu’il ne tient pas de la Constitution ou lorsqu’il fait un usage anti-constitutionnel des pouvoirs que la Constitution lui confère »Note768. . Le sénateur établit un lien entre l’article 68 et l’article 5 de la Constitution. Un des exemples de haute trahison qui semble faire l’unanimité est l’utilisation de l’article 16 en vue d’un coup d’EtatNote769. . La Commission Avril y inclut des actes manifestement incompatibles avec la dignité de sa fonction, ce qui peut comprendre des meurtresNote770. .

L’incertitude autour de la notion trouve un appui dans l’ordonnance organique du 2 janvier 1959Note771. , relative à la Haute Cour de Justice, et modifiée par la loi organique du 27 juillet 1993Note772. . L’article 18 précise que les faits reprochés n’ont pas à être légalement qualifiés. La Haute Cour de Justice se prononce souverainementNote773. .

A défaut d’une notion définie, il convient de savoir si la décision de mener une politique criminelle contre la paix et la sécurité de l’humanité est constitutive de haute trahison. Pour y répondre, il faut en définir les contours. Il est majoritairement admis que la haute trahison est une infraction politico-juridique. Elle sert à évincer un chef d’Etat qui aurait gravement abusé de ses fonctionsNote774. . Si les contours précis de la notion ne sont pas clairement définis, il en ressort cependant que ce serait un manquement grave à la Constitution et aux devoirs du Président, par référence, à la fois aux missions du Président, fixées à l’article 5 et aux droits et libertés de valeur constitutionnelleNote775. contenus dans le préambule de 1958 et dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il ne fait alors aucun doute que les droits de l’Homme, la préservation de l’intégrité du territoire, des personnes et des biens font partie de ces intérêts protégés. En outre, l’alinéa 14 du préambule de 1946, qui a valeur constitutionnelle, affirme l’attachement de la France aux règles du droit international public, et replacé dans son contexte, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il concerne plus particulièrement le droit international humanitaire, les crimes contre l’humanité et le génocide. De plus, le Président est garant de la Justice. De tous ces éléments et de ceux précisés par la doctrine, on peut alors en conclure qu’une telle politique constituerait un cas de haute trahisonNote776. .

L’article 68 de la Constitution limite l’irresponsabilité du Président aux actes accomplis dans l’exercice des fonctionsNote777. . L’exception qu’est la haute trahison doit donc être commise lors de l’exercice des fonctions. Si dans certains cas, il peut être difficile de se prononcer, en matière de crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, l’instrumentalisation de la fonction à des fins criminelles présente un lien assez direct avec la fonction pour être considérée comme un acte commis, au moins en apparence, lors de son exerciceNote778. , même si cet acte en lui-même ne peut être, par sa nature, qu’un abus des pouvoirs confiés aux fins de réalisation des missions constitutionnelles. Les actes seraient alors perpétrés sous l’apparence de l’exercice de la fonction.

On peut trouver des éléments supplémentaires de réflexion dans les jurisprudences de certaines juridictions nationales. La Chambre des Lords, dans l’affaire Pinochet, considère, pour lever l’immunité de l’ancien chef d’Etat, que les crimes commis ne sont pas des actes détachables de la fonction, mais des crimes internationaux par natureNote779. . Ce point est d’autant plus intéressant que, si une telle interprétation était retenue en France, cela confirmerait l’incompétence des juridictions pénales de droit commun.

Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité sont à la fois politiques et pénaux. Par conséquent, l’indétermination de la nature de la notion de haute trahison n’est guère un problème, surtout si on la considère comme une « faute contractuelle »Note780. .

La détermination de la responsabilité du Président de la République est la plus délicate, en revanche, celle des ministres semble plus facile à mettre en œuvre.

B : La responsabilité des ministres

Le TPIR, dans un jugement du 4 septembre 1998, condamne Jean Kambanda, Premier ministre intérimaire du Rwanda, du 8 avril au 17 juillet 1994, car il « exerçait une autorité et un contrôle de jure sur les membres de son gouvernement » et que « en sa qualité de Premier ministre, il exerçait également une autorité de jure et de facto sur les hauts fonctionnaires et sur les officiers supérieurs de l’armée »Note781. . Les juges ont considéré qu’il assumait la responsabilité du maintien de la paix et de la sécurité au Rwanda et qu’il a abusé de la confiance de la populationNote782. . En outre, il a participé au génocide, par ses discours et des distributions d’armes et a failli à son obligation de prendre toutes les mesures pour faire cesser les comportements criminels. Et les juges ajoutent que l’abus de confiance et d’autorité est généralement considéré comme une circonstance aggravanteNote783. .

La décision Kambanda est intéressante en ce qu’elle condamne un Premier ministre, mais surtout parce qu’au-delà des fondements juridiques, elle sanctionne l’accusé au regard de fondements politiques liés à sa fonction. Les juges établissent un rapport avec la fonction de maintien et de sauvegarde de l’ordre public, d’une part, et d’autre part, ils se placent sur le terrain de la théorie de l’Etat, en faisant référence à l’abus de confiance envers la population civile. Ils jugent donc par rapport à un modèle étatique, démocratique et respectueux des droits et libertés des hommes et des citoyens, dans la lignée de la théorie de Locke et conforme à l’esprit du droit international général et pénal. Au-delà de l’aspect juridique, il ressort une nette réprobation des modèles étatiques positivistes dans lesquels des théories criminelles seraient justifiées, dans la ligne du modèle décrit par Th. HobbesNote784. . Cette décision présente donc l’intérêt de faire du modèle démocratique lockéen le modèle d’organisation étatique s’accordant au droit international et permet de donner un fondement clair à la responsabilité, tant pénale que politique, des gouvernants. Elle met en lumière le rapport étroit qui existe entre le politique et le pénal dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanitéNote785. .

A côté de cette décision du TPIR, on peut citer l’attitude du TPIY, qui, outre la mise en accusation de Milosevic, chef d’Etat à ce moment-là, poursuit par exemple Karadzic dont le statut politique est incertain mais qui est considéré comme ayant été le représentant des serbes de BosnieNote786. , et dont l’importance ne fait aucun douteNote787. .

Furent également poursuivis, entre autres exemples, par le procureur L. Arbour, le vice Premier ministre yougoslave Nikola Sainovic et le ministre de l’intérieur serbe Vlajko StojiljkovicNote788. .

Rien ne sert de multiplier les exemples. On peut observer que le principe de la responsabilité des dirigeants politiques, en l’espèce des membres de Gouvernement, est largement reconnu. Il est d’ailleurs confirmé par la CIJ encore récemment dans une décision RDC c/ Belgique du 14 février 2002. Un des points centraux de cette affaire est le problème de l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité d’un ministre des Affaires Etrangères. Après avoir fait primer le principe de l’immunité, les juges précisent que cela n’entraîne pas impunité et que, dès la fin des fonctions, ledit ministre peut être poursuiviNote789. .

En France, à côté du régime particulier de responsabilité du Président de la République, il existe un régime spécial pour les membres du Gouvernement. Tout comme le régime précédemment étudié, l’article 27 du statut de la CPI soumet les membres de gouvernement à la juridiction de la CPI, sans qu’aucun régime spécial ne puisse leur permettre d’échapper à la compétence de la Cour.

Le titre X de la Constitution de 1958 est consacré à la responsabilité pénale des membres du gouvernement. Selon l’article 68-1, « les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés de crimes ou délits au moment où ils ont été commis ». Ils bénéficient d’un privilège de juridiction, car ils relèvent de la Cour de Justice de la République. Cette dernière applique le Code pénal et les lois criminelles.

La soumission des ministres à la CJR résulte d’une révision constitutionnelle du 27 juillet 1993Note790. . Auparavant, la Haute Cour de Justice était compétente.

Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité commis par des ministres sont de la compétence de la CJR, si l’on se réfère à la rédaction de l’article 68-1, alinéas 1er et 3ème.

Lorsque le Conseil constitutionnel s’est prononcé le 22 janvier 1999, un des motifs d’opposition à la ratification du traité de Rome de 1998 résidait dans l’incompatibilité avec l’article 68-1, et notamment dans l’exception de juridiction. La modification opérée par l’article 53-2 joue donc également pour les ministres. Mais là encore, on peut s’interroger sur la compétence des juridictions françaises. Pas plus que pour le Président, l’article 27 de la CPI n’empêche cette juridiction spéciale de statuer. D’autant plus qu’il semble s’agir ici d’une juridiction pénale spéciale, contrairement à la HCJ dont la nature est plus douteuse.

L’article 68-2 de la Constitution précise la composition et le fonctionnement de la CJR. Celle-ci comprend quinze juges, dont douze parlementaires élus, ce qui en fait une juridiction contestable. En effet, si sa fonction est pénale, des hommes politiques n’ont pas à la composer. Pour autant, la composition, selon certains, permet le jugement par des personnes conscientes de la politique, voire ayant exercé de telles fonctionsNote791. .

Mais un autre problème se pose, celui de la délimitation claire de la responsabilité pénale des ministres, ainsi que la capacité, tant pour le juge instructeur que pour les juges du siège, de porter une appréciation sur un choix politique, dans une procédure se voulant pénaleNote792. . En filigrane est soulevée la question de la séparation des pouvoirs. M. Badinter propose alors de préciser la compétence ratione materiae de la Cour, en distinguant les infractions politiques, comme l’atteinte à la sûreté de l’Etat ou le complot. Il suffirait en fait de se reporter à la liste du livre IV du Code pénal, des infractions de droit communNote793. .

Une personne s’estimant lésée saisit une commission des requêtesNote794. qui décide de l’opportunité de transmettre au Procureur général près la Cour de cassation aux fins de saisine. On peut douter de l’utilité réelle de cette commission. Le Procureur peut saisir directement la Cour, mais seulement après accord de la commission. Un autre filtre existe avec la commission d’instruction, qui peut estimer qu’il faut poursuivre ou au contraire qu’il n’y a pas lieu de le faire. Cette multiplication d’intervenants se justifie par un souci de protection des ministres contre de trop nombreuses mises en accusation.

On peut dès lors douter de la compétence de la CJR dans le système institué par la CPI. Du point de vue du droit interne, la compétence de la CJR étant exclusive de celle des juridictions criminelles de droit commun, il semble, une fois encore, qu’en l’état actuel du système, seule la CPI pourrait et devrait être compétente. Les victimes sont écartées de cette procédure devant la CJRNote795. . Et si elles veulent obtenir des dommages-intérêts, elles doivent saisir les juridictions ordinaires. On pourrait objecter que la CPI accorde aux victimes une place identique à celle qui leur est faite devant les juridictions de droit commun en France. Mais ce qui se conçoit au niveau international et uniquement pour des crimes de masse, se conçoit beaucoup moins en droit interne, notamment pour une juridiction qui peut connaître aussi bien de crimes de masse que de crimes plus individualisés. Enfin, si l’on retient l’interprétation de la Chambre des Lords, dans l’affaire PinochetNote796. , on peut, à l’instar des propos sur le Président de la République, penser que seule la CPI risque d’être compétente à l’égard des membres du Gouvernement.

Le caractère juridictionnel de la HCJ et de la CJR, notamment au regard de l’article 6 de la CEDH, peut faire l’objet de doutes. Mais cela n’a que peu de résonances à l’égard de la CPI. On peut craindre qu’elle apprécie les situations au cas par cas. Si la décision lui semble favorable, elle n’interviendra pas a posteriori. Au contraire, en cas de doute, elle risque de revenir sur les décisions de ces juridictions.

Après avoir défini précisément les responsabilités encourues par les militaires et les dirigeants étatiques criminels, il convient de préciser les régimes des responsabilités étatiques subséquentes.

Section 2nde : Les responsabilités étatiques subséquentes 

Le militaire criminel engage au premier chef sa responsabilité pénale et en tant qu’agent de l’Etat, il peut engager celle de ce dernier. Cette coexistence se comprend par la différence de nature entre les responsabilités ainsi mises en jeu. Celle du militaire est entre autres pénale et celle de l’Etat est uniquement civile. Cette dernière affirmation ne fait aucun doute concernant la responsabilité administrative. En revanche, la nature de la responsabilité internationale est plus discutée. A priori, on serait tenté d’y voir une responsabilité de type civil. Cependant, sous l’influence du projet d’articles relatifs à la responsabilité internationale de l’Etat de R. AgoNote797. , une partie de la doctrine s’interrogea sur l’émergence d’une responsabilité pénale internationale de l’Etat, concernant les fameux crimes, c’est-à-dire les actuelles violations graves de normes impératives du droit internationalNote798. . Ce thème fit l’objet d’une abondante littérature juridique de circonstance qu’il convient vraisemblablement de relativiserNote799. . Si la nature de cette responsabilité peut prêter à discussion, il semble que le dernier projet du rapporteur Crawford, ne rompant pas réellement avec les projets précédents sur ce point, écarte cette hypothèse. Mais surtout à l’heure où se développe une responsabilité internationale pénale de l’individu, on peut être sceptique à l’idée d’envisager la criminalisation de l’Etat qui supposerait alors la coexistence de deux responsabilités pénales, pouvant faire doublon. L’étude des responsabilités étatiques subséquentes ne présente pas le même enjeu que celles des militaires criminels. Ici, ne se pose pas le problème de la détermination du rôle de chacun et des conditions alors requises. Il s’agit de vérifier directement ces conditions et la fonction que peut exercer cette responsabilité au regard de celle de l’individu.

Il convient alors de clarifier à la fois les interrogations relatives à la responsabilité internationale et administrative de l’Etat et à la nature et à la fonction de ces responsabilités (sous-section 2nde) et de déterminer les mécanismes de naissance de ces responsabilités (sous-section 1ère)

Sous-section 1ère : Les conditions des responsabilités internationale et administrative de l’Etat du fait de la commission d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité

La responsabilité suppose avant tout un dommage, principal élément de perception d’un fait, fautif ou non. Par principe, tant la responsabilité pénale que la responsabilité civile reposent sur la faute. Mais ce qui est une exigence primordiale en droit pénal doit être relativisé dans le domaine civil et notamment en droit administratif et en droit international public. A cet égard, on peut observer le développement de mécanismes de responsabilité sans faute, en droit administratif français, mais également en droit international, avec le projet de responsabilité pour faits non interdits par le droit internationalNote800. .

La commission d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité est avant tout le fait d’individus ; cependant, lorsque ces derniers appartiennent à l’administration de l’Etat, une responsabilité de ce dernier n’est pas à écarter trop hâtivement. Si de prime abord, de tels crimes semblent ne pas pouvoir être rattachés à une quelconque activité de l’Etat, tout dépend encore de sa nature, qui en définitive, n’est qu’une structure facilitant la vie en société.

La responsabilité administrative n’est pas exclue comme le prouve la décision Papon du 12 avril 2002. Mais encore convient-il d’analyser clairement sa signification. En droit international public, l’Etat, d’après la jurisprudence internationale et d’après le dernier projet d’articles de 2001, voit sa responsabilité engagée pour la violation d’obligations internationales impératives qui, si l’on en croit la filiation avec les fameux « crimes », pourrait correspondre à une responsabilité pour avoir mené une politique génocidaire, une agression ou bien encore une politique de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerreNote801. .

En s’ouvrant encore plus sur l’individu, le droit international et la communauté internationale réunissent des éléments comparables à ceux d’une société étatique. Dès lors, on peut s’interroger sur les mutations que cela risque d’entraîner pour l’Etat, sa place et son régime juridique dans le système international. Il n’est pas improbable que la responsabilité étatique internationale converge vers un schéma identique à celui qui prévaut en droit interne. C’est pourquoi seront successivement étudiés, dans une approche classique de la responsabilité, le fait générateur de la responsabilité de l’Etat (§ 1er), puis le préjudice (§ 2nd), appliqués au crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité.

§ 1 : Les faits générateurs : de l’instrumentalisation de l’Etat à la révélation des carences étatiques

Les crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité présentent un fort caractère intentionnel. Ils sont l’œuvre soit de groupes identifiés agissant à des fins personnelles, soit d’un groupe plus important, agissant au nom de l’Etat, dans le cadre d’une politique étatique. Mais que l’on soit dans l’un ou l’autre cas, il faut distinguer le groupe criminel de l’Etat, regroupant aussi bien des criminels que des non criminels.

La gravité des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité semble exclure totalement une qualification en faute de service ; en revanche, ces crimes semblent correspondre parfaitement aux violations graves du droit international impératifNote802. . Mais derrière cette apparente opposition, et en gardant à l’esprit les développements récents du droit international pénal, on peut subodorer certaines similitudes.

Selon l’article 1§ 1er du protocole additionnel I de 1977 aux conventions de Genève de 1949Note803. , les Etats ont l’obligation de « respecter et faire respecter » le droit humanitaire. D’apparence superflue, cette expression présente l’avantage de souligner que l’Etat encourt une responsabilité s’il commet lui-même une infraction grave et s’il méconnaît ses obligations positives afin de faire respecter le droit international humanitaire. L’expression est en définitive applicable à tout le droit international pénal.

Deux fondements à la responsabilité de l’Etat peuvent être distingués : le premier correspond au « crime », mais qui cache en fait une sanction de l’instrumentalisation de l’Etat (A), et un second, qui consacre une responsabilité dérivée (B), révélant une carence de l’Etat dans ses obligations de faire.

A : Une responsabilité pour « violation grave d’obligations découlant du droit international impératif » : une responsabilité pour instrumentalisation de l’Etat 

L’Etat se voit imputer l’acte commis par ses agents, ce qui est alors source d’une infraction spécifique entraînant responsabilité. Les projets élaborés par Ago et par ses successeurs déterminent le fait générateur. L’article 19 du projet de 1976 distinguait les délits des crimes : « le fait d’un Etat qui constitue une violation d’une obligation de droit international est un fait internationalement illicite » et il ajoutait, dans le deuxième paragraphe, que « le fait internationalement illicite qui résulte d’une violation par l’Etat d’une obligation internationale si essentielle pour la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la communauté internationale dans son ensemble constitue un crime international ». Furent par la suite qualifiés comme tels, les politiques d’apartheid, les crimes contre l’humanité ou bien encore les génocides. Cela recouvre vraisemblablement d’autres hypothèses, notamment pour les normes ayant valeur de jus cogens. Bien que l’on puisse légitimement subodorer un recoupement, voire une superposition parfaite des concepts, une telle affirmation est à nuancer légèrement.

L’utilisation du terme « crime » fut le point de départ d’une abondante activité doctrinale, qui, malgré la disparition dudit terme, en est encore largement empreinte. Cependant, à l’heure d’une individualisation du droit international pénal, il n’est pas inopportun d’analyser cette responsabilité sous l’angle, non pas uniquement de l’Etat, mais également de ses dirigeants politiques et militaires. Après avoir souligné l’interdiction première faite à l’Etat de commettre un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité (I), nous verrons qu’il n’est pas aisé de distinguer entre la volonté des dirigeants étatiques et celle de l’Etat criminel (II), ce qui peut aboutir, dans certains cas, à voir dans la responsabilité de l’Etat pour violations graves du droit international une responsabilité fondée sur les apparences (III).

I : L’interdiction première de commettre un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité

A l’occasion de la décision de la Cour internationale de Justice de 1996 relative à l’application de la convention sur le génocide, le juge Weeramantry, dans son opinion individuelle, explique que cette convention oblige non seulement les Etats à s’abstenir de commettre les actes prohibés, mais à les prévenir et à les sanctionnerNote804. .

Dans le système international, l’Etat est responsable à raison de la commission d’un fait internationalement illicite, c’est-à-dire de la violation d’une obligation internationale. Il semble exister deux types de telles obligations : celles que l’on qualifiera d’obligations simples, existant essentiellement dans les relations interétatiques, et les obligations dites essentielles de la communauté internationale ou, pour reprendre l’expression du dernier projet de la CDI, les obligations découlant de normes impératives du droit international général. Encore peut-on parler de la distinction entre les obligations bilatérales et les obligations multilatéralesNote805. , voire à caractère universelNote806. .

Ces obligations essentielles sont des obligations erga omnes, qui ont valeur de jus cogens, en référence à la décision Barcelona traction de la CIJ de 1970Note807. . Serait alors considérée comme constitutive d’une violation grave d’une telle obligation la commission d’un génocideNote808. . Mais sont également concernés l’agression et de manière générale tout comportement mettant en cause les droits fondamentaux de la personne humaine tels que l’esclavage et la discrimination racialeNote809. . Les obligations découlant de la convention de New York relative à la torture sont clairement envisagées par la CDI, ainsi que par le droit international humanitaireNote810. . La jurisprudence de la CIJ en ce domaine est quelque peu louvoyante. Rares sont les affirmations claires et explicites, ce qui donne toute latitude à la doctrine et aux Etats dans leurs analyses. Le juge M. Bedjaoui, lors de l’affaire relative à l’emploi des armes nucléaires, a affirmé que la plupart des principes du droit humanitaire relèvent du jus cogensNote811. . Or pour Ago, tout le droit international humanitaire relève du jus cogens, ainsi que le génocide, l’esclavage, la protection des droits essentiels de la personne… Il semblerait donc que les crimes contre la paix constituent des normes de jus cogens et par conséquent que les Etats doivent s’abstenir d’en commettre. Les crimes contre la paix et la sécurité seraient alors tous concernés. La définition que la CDI donne du terme « grave » contenu dans l’expression « violation grave » vient à l’appui d’une telle affirmation.

L’article 40§ 2 définit la gravité comme un manquement flagrant ou/et systématique à l’obligation. D’après la Commission du droit international, l’idée de gravité ne sous-entend pas qu’il existerait des violations moins graves, mais aurait pour objectif de limiter le recours au régime spécial attaché à ces violationsNote812. . Par l’emploi de « flagrant » et « systématique », on retombe alors sur les éléments clefs des crimes contre la paix, notamment tels que définis par le statut de la CPI, ce que confirme le commentaire du projet de la CDINote813. . L’appréciation de la gravité de la violation dépend dans un premier temps, soit du Conseil de sécurité, soit de l’Assemblée générale.

Pour certains auteursNote814. , à l’évidence, l’agression et le génocide sont toujours graves et donc constituent une violation des obligations décrites dans l’article 40 du dernier projet de la CDI. Ils ajoutent que les violations du jus cogens le sont également. On ne peut alors que confirmer leur point de vue et l’étendre aux crimes contre l’humanité dont les définitions récentes reprennent le critère d’ampleur et de systématicité, et aux crimes de guerre dès lors qu’ils sont commis à grande échelle et de manière systématique, comme le statut de la CPI les définit pour préciser la compétence de la Cour.

Cette interdiction première faite aux Etats de ne pas commettre de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, contenue indubitablement dans le projet d’articles relatifs à la responsabilité internationale de la CDI est confirmée tant par les Etats, à l’occasion de sommets et de conventions, que par les organes des organisations internationales et notamment le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale de l’ONUNote815. . A titre d’exemple, on peut citer les « grandes conventions », telles celle relative au crime de génocide de 1948, les conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels de 1977 ou bien encore la convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid de 1973. L’Assemblée générale, dans certaines de ses résolutions, rappelle l’application du droit international humanitaire (en 1996, résolutions 51/132, 51/133, 51/134) ; elle n’hésite pas, dans certains cas, à qualifier les infractions graves aux conventions de Genève de « crimes de guerre »Note816. .

Le Conseil de sécurité, bien évidemment, eu égard à son rôle, stigmatise plus souvent de tels comportements. Il réaffirme régulièrement l’obligation d’appliquer le DIH, par exemple dans ses résolutions 51, 513, 520 et 521 de 1982, lors du conflit indo-pakistanais, ou bien encore dans ses résolutions 813 (1993) et 985 (1995) concernant le Libéria… De manière générale, et cela n’est pas sans rapport avec les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, il condamne les violations des droits de l’Homme et du droit international humanitaireNote817. . D’ailleurs le professeur Goy considère les régimes de prohibition des crimes contre l’humanité, génocide, agression et crimes de guerre comme des régimes spéciaux de garantie des droits de l’HommeNote818. .

Le travail le plus « titanesque » de la CDI a pour centre la responsabilité des Etats, à l’heure de l’émergence d’une responsabilité individuelle, pénale et internationale. On peut se demander si la fiction ainsi créée ne devrait pas fléchir devant ce nouveau régime de responsabilité et aboutir à la recherche et à la sanction des vrais coupables, comme ce fut le cas avec la tentative de jugement de Guillaume II en 1919. La multiplication des tentatives récentes de sanction d’anciens chefs d’Etats, essentiellement devant les justices nationales, incite à s’interroger sur l’opportunité de recentrer le contentieux des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité sur les chefs de l’Etat, ce que prévoient d’ailleurs les statuts des TPI et de la CPI. C’est pourquoi, en gardant à l’esprit cette idée du jugement de Nuremberg, selon laquelle ce sont les hommes et non des entités abstraites qui commettent des crimes, il convient d’analyser la responsabilité étatique internationale au regard de l’instrumentalisation de l’Etat par ses dirigeants politiques et militaires.

II : La difficile distinction entre volonté des dirigeants étatiques et « Etat criminel »

Lorsque l’on évoque la Seconde Guerre mondiale, on assimile assez facilement le troisième Reich, l’Etat et les véritables criminels, généralisant le comportement de certains. D’une part, l’Etat, qu’il soit République ou Empire, n’est qu’une structure. D’autre part, l’histoire démontre que les politiques criminelles ne sont le fait que des dirigeants étatiques, suivis par une masse plus ou moins importante, ou bien sont le fait de groupes internes à l’Etat ou ayant un rapport avec lui. Plusieurs ouvrages illustrent le caractère illusoire de cette assimilation entre l’Etat et ses citoyensNote819. . En réalité, on se doit de distinguer les instigateurs et les exécutants des politiques criminelles, de ceux qui les soutiennent, de ceux qui restent passifs et de ceux qui les contestent. Derrière les Etats se cachent les vrais criminels.

Seuls nous intéressent les crimes commis par des militaires, soit à titre personnel, soit au titre d’une politique étatique. Dans le premier de ces cas, il n’est pas improbable d’engager la responsabilité de l’Etat. Dans le second, la responsabilité de l’Etat est engagée sans aucune difficulté, tant en droit international qu’en droit administratif.

Mais cette politique étatique n’est que le fait de décisions prises par les organes militaires et politiques dirigeants. On peut alors critiquer la justesse de cette fiction, qui, si elle présente l’avantage de sanctionner aux fins de réparations, présente l’inconvénient d’assimiler criminels et non criminels.

En droit international, la responsabilité de l’Etat est fondée sur la commission d’un fait générateur par les représentants de l’Etat, que ce soit des agents, comme des diplomates ou des militaires ou que ce soit les autorités politiques de l’Etat. Mais cela aboutit à l’imputation de l’acte individuel à l’Etat. Il n’y a donc pas de distinction. Seuls les droits international pénal et pénal (national) permettent l’individualisation des comportements criminels. Sont prévus, tant dans les statuts des juridictions pénales que dans le projet de code de 1996 ou dans le RGDA, des responsabilités des supérieurs hiérarchiques et des chefs militaires, ou bien également des responsabilités pour instigation, planification ou comportements équivalents.

Cependant, ces responsabilités pénales individuelles en droit international n’ont pas de répercussion sur la responsabilité étatique, contrairement au système français.

En droit administratif, la jurisprudence Papon du 12 avril 2002 reconnaît la responsabilité de l’Etat pour faute de service, cette dernière consistant en la mise en place d’un système discriminatoire en dehors de toute contrainte directe de l’occupant. Donc la faute de service trouve sa source dans des actes des gouvernants, agissant en tant qu’autorité politique et administrativeNote820. .

Pour déclarer l’Etat responsable, le droit international et le droit administratif distinguent la responsabilité individuelle du fonctionnaire et du dirigeant, qui fait un choix criminel, et le fonctionnaire ou dirigeant qui agit en tant qu’organe de l’administration et qui se contente de mettre en place les moyens de la commission du crime. En quelque sorte, l’Etat est responsable pour avoir prêté son concours en tant qu’instrument au service d’une politique criminelle. Il y a alors une double qualification du comportement. La distinction entre Etat criminel et volonté des dirigeants n’est pas réalisée au sein des systèmes juridiques de responsabilité étatique, mais au sein du système de responsabilité, pris dans sa globalité.

La sanction de l’Etat, du fait d’une politique criminelle menée à l’instigation de ses organes politiques et militaires, ne peut dès lors se comprendre que si elle est une responsabilité de nature civile. D’une part, créer une responsabilité pénale de l’Etat est critiquable ; d’autre part, cette responsabilité ne présente pas d’intérêt particulier dès lors qu’une responsabilité individuelle pénale existe permettant de sanctionner les dirigeants politiques et militaires. La responsabilité étatique ne serait alors qu’une responsabilité dérivée, uniquement réparatrice.

Le système juridique français distingue clairement les responsabilités de chacun. Mais jusqu’à présent, le système de droit international, uniquement orienté vers les Etats, ne permettait pas la distinction entre responsabilité de l’Etat et responsabilité personnelle des dirigeants ou agents étatiques. L’apparition d’une justice internationale pénale orientée uniquement vers l’individu permet une dissociation des comportements et par un effet de vases communiquants de ramener la responsabilité étatique à son aspect civil, et sans en faire une responsabilité indécise, mêlant considérations réparatrices et pénales. Le comportement des dirigeants politiques est alors clairement identifiable par rapport à ce que l’Etat devra supporter. A terme, cela permettra peut-être de clore définitivement le débat sur une éventuelle responsabilité pénale de l’Etat. Il restera alors à mettre plus en corrélation ces modes de justice.

Une nette tendance à dissocier comportements fautifs individuels et responsabilité étatique peut être observée, ce qui est confirmé par des réflexions sur la nature même des responsabilités étatiques.

En droit français, le Code pénal exclut la responsabilité pénale de l’Etat (article 121-2, al. 1er). Cependant, il reconnaît le principe d’une responsabilité pénale des personnes morales de droit privé et de droit public, depuis son entrée en vigueur en 1994 Note821. . Le fondement généralement admis est que l’Etat, détenteur du pouvoir de répression, ne saurait se poursuivre lui-mêmeNote822. .

Mais une telle responsabilité pénale est spéciale, c’est-à-dire qu’elle doit être prévue par des textes. Par principe, le Code pénal français exclut la responsabilité pénale des personnes morales en cas de commission d’homicide ou de toute autre infraction volontaire, excepté si l’infraction constitue un acte de terrorisme ou un crime contre l’humanitéNote823. . Si de telles sanctions sont inconcevables théoriquement en droit français, vis-à-vis de l’Etat, elles le sont du point de vue du droit international.

Le Code pénal français prévoit des peines adaptées aux personnes morales de droit privé : des amendes, des dissolutions ou des placements sous surveillance judiciaire.

A la différence du système français, dans le système de droit international, le pouvoir de répression n’est plus entièrement maîtrisé par les Etats. Ils le délèguent, par exemple, au Conseil de sécurité ou bien encore à certaines juridictions comme la CPI. C’est pourquoi la mutation du concept de souveraineté, sous l’influence de l’évolution du système international, en une société possédant un certain pouvoir répressif rend inopérant l’argument du droit français.

L’idée d’une responsabilité pénale de l’Etat dans le système international est apparue avec le projet de R. Ago, qualifiant certains comportements étatiques de crimes, terme à connotation pénale. Par principe, la responsabilité internationale est civile. Le projet de Ago a pour objectif d’instaurer un régime spécial concernant la violation de certaines obligations jugées essentielles par et pour la communauté internationaleNote824. . Les critiques ont été diverses, mais celles concernant la naissance d’une responsabilité pénale furent nombreusesNote825. . Les Américains et les Français rejetèrent le projet, au sein de la sixième commission de l'Assemblée générale de l’ONUNote826. . L'article 19 relève des éléments objectifs du fait illicite et ses conséquences ne furent abordées que plus tard. Si on analyse la notion de crime en fonction de son objet, il est difficile, à moins de se concentrer uniquement sur le terme, d'y voir une responsabilité de type pénal.

La doctrine s'est alors interrogée sur l'opportunité d'utiliser le terme « crime », si l'on ne compte pas créer un système de responsabilité pénaleNote827. . Le rapporteur Crawford a désormais décriminalisé le projet d'articlesNote828. , afin de favoriser l'adoption d'un texte « acceptable » par les Etats.

Mettant fin à la controverse doctrinale sur le sens à donner au terme « crime » et aux conséquences pouvant s'y attacher pour la nature de la responsabilité, le projet d'article adopté en seconde lecture opère une rupture avec le premier. On parle désormais de violations graves d'obligations découlant d'une norme impérative du droit international général ; selon le professeur Santulli, plus de cinquante ans de réflexion pour parvenir à une notion floueNote829. . Le dernier projet ferait donc naître une sorte de responsabilité aggravée sanctionnant les violations graves d'obligations essentielles envers la communauté internationale dans son ensembleNote830. . Il n'y aurait pas totale coïncidence entre ces violations graves et le jus cogens mais la proximité serait très étroiteNote831. . Pour le professeur Stern, cette nouvelle dénomination ne fait que reprendre l'ancienne, mais dans un « langage-ONU »Note832. . Au-dessus de ce dernier projet flotte l'esprit du précédent. Les recoupements sont indéniables et la clarté plutôt en clair-obscur.

Selon M. Spinedi, Il semble ressortir des travaux de la CDI qu’il ne fut nullement question d’instaurer un système pénalNote833. . Pour cet auteur, les conséquences attachées aux crimes n’ont rien de particulièrement pénal et surtout ne se démarquent pas vraiment des conséquences des délits. Malgré cela, on peut se demander si le régime de ces crimes ne ressemble pas à une forme primitive de justice pénale, à l’époque où l’on ne distinguait pas clairement justice civile et pénale et où la loi du talion s’appliquait encoreNote834. . Cela n’est pas exclu, dans la mesure où ce système correspondrait au degré d’évolution de la société internationale. La commission de crimes permet à chaque Etat d’intervenir pour les faire cesser et ferait naître une obligation de coopération. En outre, l’auteur considère l’absence d’organe central comme exclusif d’un régime pénal. Mais les arguments ne sont pas totalement probants.

Un des arguments les plus convaincants est celui de M. Marek, selon lequel l’utilisation du terme crime ne peut pas être anodine de la part d’un juriste car ce dernier connaît la signification juridique de ce termeNote835. . Mais M. SpinediNote836. suppose que les termes de crimes et délits employés sont à considérer non pas dans leurs sens modernes, mais dans leurs significations latines, crimina touchant plus particulièrement les intérêts de la communautéNote837. .

Pour l’heure, il ne semble donc pas exister de responsabilité pénale de l’Etat en droit international.

Mais l’existence d’un tel régime est-elle pour autant à exclure ? Selon certains auteurs, le droit international connaît des mécanismes de sanctions pénales, comme les représailles ou contre-mesuresNote838. . L’analyse des conséquences du crime fait planer une certaine incertitude. Dans le dernier projet, l'article 49, relatif aux contre-mesures, est destiné à forcer les Etats à s'acquitter des obligations qui leur incombent en vertu de la deuxième partie. Or cette partie est relative aux conséquences de la violation d'un fait internationalement illicite tel que défini à la première partie et il est également relatif aux violations graves d'obligations découlant d'une norme du droit international général. Donc, les contre-mesures sanctionnent à la fois l'inexécution de l'obligation secondaire liée au simple fait illicite et à la violation grave d'obligations internationales impératives. Ceci est loin de caractériser un régime pénal. En outre, l'article 41 précise certaines conséquences de la violation de la notion remplaçant celle de crime. En fait, dans le dernier projet, les violations graves de normes impératives n'entraînent pas réellement de conséquences particulières, si ce n'est une réparation plus importante, à peine un régime particulier.

Au-delà des arguments sémantiques, de l’utilisation des termes crimes, peines…, le débat achoppe sur l’absence d’autorité supérieure et notamment judiciaire maîtrisant la responsabilité pénale. Certes, le Conseil de sécurité et la CIJ existent, mais ils ne peuvent être considérés comme des organes présentant des caractères satisfaisantsNote839. . Le Conseil est avant tout un organe politique dont l’action est inexistante en cas de commission des faits par un Etat membre permanentNote840. .

Les travaux de la CDI laissent planer un doute sur le régime attaché aux crimes. Et si la réponse que l’on apporte à cette question dépend du sens que l’on donne à certains termes, la réflexion sur l’existence d’une telle responsabilité peut trouver un autre angle de réflexion dans la signification de la mise en place d’un tel régime.

Eriger un système de responsabilité pénale de l’Etat en droit international signifie frapper tous les citoyens de l’Etat condamné de la sanction et de l’opprobre attachée à ce type de responsabilité. Dans les régimes civils, de telles conséquences existent également ; en effet, un Etat civilement responsable paye des dommages-intérêts financés par les impôts des citoyens. La reconnaissance du dommage et éventuellement de la faute qui en est la source, rejaillit sur les citoyens. Cependant, à la sanction pénale est attachée une opprobre plus importante que la sanction civile. D’ailleurs, le professeur Arangio-Ruiz, alors rapporteur de la CDI, avait tenté d’édifier un régime pénal attaché aux crimes, en faisant subir à l’Etat des conséquences délibérément afflictives voire infamantesNote841. .

Condamner pénalement l’Etat, c’est condamner tous ses citoyens, alors que divers exemples historiques prouvent que les politiques criminelles ne sont jamais menées par l’ensemble des citoyens d’un Etat. Si l’on opère un parallèle avec le régime pénal des entreprises, en droit français, une dissolution, par exemple, entraîne le chômage des employés, souvent innocents. Mais si le raisonnement et les problèmes sont comparables, on ne peut totalement assimiler les deux. La responsabilité des personnes morales, notamment des entreprises, a pour objet de stigmatiser un comportement dangereux ou grave ; et l’activité étant privée, la dissolution peut être envisagée, ainsi que d’autres sanctions comme la mise sous surveillance judicaire. En revanche, en droit français, les personnes morales de droit public et plus précisément les collectivités ne peuvent être dissoutes.

Le problème de la responsabilité internationale pénale de l'Etat est qu'elle est perçue par chaque Etat selon son propre modèle de droit pénal interne. Pénal équivaut à contrainte. Cela est évidemment réducteur et le développement, en France, par exemple, d'une responsabilité pénale des personnes morales de droit public ou privé, à l’exception de l'Etat, prouve qu'il existe d'autres formes de sanctions pénales.

L’analyse de la nature même de ce système en émergence, semble par son objectif et ses caractéristiques, s'apparenter à un système pénal. En est-ce vraiment un ou bien est-il sui generis ? Il est difficile de dire si c'est la fin du régime unitaire de responsabilité internationale de l'Etat. La CDI se contente de dire que l'emploi de l'expression « crimes internationaux » permet de montrer que « certaines illicéités étaient à considérer comme plus graves que d'autres et méritaient par là une qualification adéquate »Note842. . Dans les commentaires du travail de la CDI, on peut même entrevoir un manque de sympathie clair pour cette notion de responsabilité pénaleNote843. . Le professeur Dupuy considère pour sa part que l'unité de la responsabilité est maintenueNote844. .

En droit international, on peut supposer qu’un Etat ayant mené une politique criminelle ne sera pas dissout. Soit un nouveau régime prend place, soit éventuellement, on peut observer la fragmentation du territoire sous l’influence du droit à l’autodétermination de certaines minorités. Mais l’Etat continue à exister et en aucun cas la dislocation précédente ne s’analyse en une sanction pénale. On peut donc supposer, que si régime de responsabilité il y a, les sanctions ne pourraient être que pécuniaires, c’est-à-dire des amendes ou une mise sous surveillance, avec une administration provisoire, sous égide de l’ONU ou d’un Etat mandaté par elle. Mais les limites entre pénal et politique deviennent incertaines. A l’évidence, ce qui pourrait constituer les éléments répressifs, en terme de sanction, d’un régime pénal, existent déjà. On peut alors soit en conclure que ce régime existe, soit que, si un tel régime n’existe pas actuellement, il est peu utile. On peut encore considérer que le régime existant est sui generis et ne distingue pas réellement le civil du pénal, voire du politique, ou bien est hybrideNote845. . Quoiqu’il en soit, la responsabilité étatique pour un crime commis par un militaire tend à se présenter comme une responsabilité fondée sur les apparences.

III : Une responsabilité pour commission d’un crime par un militaire : une responsabilité fondée sur les apparences

En droit administratif français, il existe d’autres régimes comme ceux de la responsabilité sans faute ou bien encore celui, particulier, de la responsabilité pour faute personnelle présentant un lien avec le service. L’hypothèse, cette fois-ci, se réduit à vérifier la possibilité d’engager la responsabilité étatique en cas de comportement criminel de militaires agissant en dehors de toute politique étatique. En droit international, cela recoupe la responsabilité de l’Etat pour comportement ultra vires.

Mais les hypothèses de droit administratif semblent devoir être écartées, car leurs critères ne correspondent pas avec la commission d’un crime tel que les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Par exemple, la responsabilité administrative ne semble pouvoir être retenue que pour un fait personnel non intentionnel.

La décision préfet du Tarn du 19 octobre 1998Note846. , dont la solution est reprise par la chambre criminelle de la Cour de cassation du 13 octobre 2004Note847. , relative à l’affaire des paillotes corses reconnaît la compétence du juge administratif, et dans un certain sens la responsabilité de l’Etat, pour un agissement illicite de la part d’un fonctionnaire, mais à condition qu’il n’ait pas été animé par un intérêt personnel, et qu’il ait agi dans l’exercice de ses fonctions et avec les moyens du service, dans les deux espèces, sur ordre du supérieur. Les décisions précisent que cette jurisprudence est valable quelle que soit la gravité du comportement.

Paradoxalement, la décision du Tribunal des Conflits met l’accent sur le mobile pour déterminer la compétence du juge, en ce qui concerne les réparations. Ces jurisprudences gagneraient à être combinées avec celles portant sur les ordres manifestement illégaux. En cas contraire, on peut y voir un régime fondé, peut-être trop d’ailleurs, sur les apparences.

A l’évidence, le militaire peut commettre un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, dans de telles situations. Mais l’animus sera plus difficile à caractériser. D’autant plus que les juges pénaux vérifient le caractère manifestement illégal de l’ordre donné. Il semble difficile d’étendre ces jurisprudences à des faits hautement criminels ; la conjonction du dol spécial de ces crimes et le caractère manifestement illégal des ordres semblant s’y opposer.

La décision Papon de 2002 semble relever de la même logique. On aboutirait donc, en apparence, à une responsabilité civile pour comportement pénal, du fait de l’instrumentalisation de l’organisation administrative par un ou plusieurs fonctionnaires.

En droit international, existe donc une responsabilité de l’Etat pour comportement ultra vires de ses agents, théorie en définitive fondée sur l’apparence. La jurisprudence le confirmeNote848. et la responsabilité d’attribution à l’Etat du comportement de certains de ses agents semble le confirmer, car répondant à la même logique.

Le droit de Genève, et plus particulièrement l’article 2 du protocole I, affirme la responsabilité de l’Etat pour tous actes commis par les personnels de ses forces armées au cours des conflits armés internationauxNote849. . Mais ce sont là des régimes dérogatoires conventionnels. Diverses jurisprudences les confirment également concernant des actes qualifiés de crimes contre l’humanité, par des agents ayant outrepassé les limites de leur compétence et accompli leurs actes sous le couvert de leurs fonctions officiellesNote850. . La Cour semble déjà avoir suivi les principes établis par l’article 10 du projet de la CDI de l’époqueNote851. .

L’idée d’une responsabilité pour faits ultra vires fut reprise, entre autres, par Ago, notamment dans un projet d’article 10, relatif au « comportement d’organes agissant en dépassement de leur compétence ou en contradiction avec les prescriptions concernant leur activité »Note852. , projet qui est adopté par la CDI le 13 mai 1975. Cette solution est inspirée par des exigences de « clarté et de sécurité dans les rapports internationaux »Note853. , mais également par les nécessités de régler la coexistence étatiqueNote854. .

La Cour EDH, ainsi que la commission, reconnaissent ce principe, notamment dans une affaire Irlande c/ Royaume-Uni de la fin des années 1970Note855. . La Cour parle de « responsabilité objective de la conduite de(s) subordonnés »Note856. . Mais cette affaire se déroule dans un contexte assez particulier qui est à signaler, puisqu’il ne fait guère de doute, même si les preuves manquent, que les autorités britanniques sont les instigatrices des faits ; ceci est valable pour la décision de la Cour IDH, Velasquez, du 29 juillet 1988. La décision des juges serait alors un moyen de sanctionner l’Etat pour des faits qui, de notoriété publique, sont instigués par lui.

Il existe indéniablement une responsabilité de l’Etat, objective et de nature réparatrice, pour certains faits hautement criminels et qui ne relèvent pas d’ordres donnés par l’Etat.

Quoiqu’il en soit, la règle ainsi formulée existe bel et bien, mais n’apporte guère de réponse sur son fondement. Elle est objective. Elle ne semble pas fondée sur la faute ou le fait internationalement illicite commis sur ordre de l’Etat. Soit elle repose sur un risque très largement apprécié, soit elle n’existe que du fait du lien existant avec le fonctionnaire criminel, ce lien étant à la fois organique et instrumental. Le fonctionnaire aura agi sous les « couleurs de l’Etat » et avec des moyens fournis par lui, voire en son nom.

Même si l’on accepte l’idée d’une responsabilité objective, on ne peut se satisfaire du lien uniquement organique comme fondement. Car en ce cas, l’Etat sera responsable à chaque fois qu’un fonctionnaire commet un acte criminel. En droit administratif, cela n’est pas concevable et la jurisprudence le traduit clairement. En droit international, cela se conçoit peut-être plus, car en définitive peu de fonctionnaires sont à même de commettre des crimes engageant l’Etat.

Il faut que le fonctionnaire ait agi en tant que telNote857. , ce qui ajoute un critère d’apparence fonctionnelle. L’Etat n’est concerné que s’il existe l’impression qu’il a ordonné le comportement. Ce dernier point est intéressant, car si l’agent agissant à titre privé le fait sous les couleurs de l’Etat, cela est perceptible par tous, donc l’Etat ne peut, surtout si les actes ont un caractère massif, ignorer de tels comportements. Cela traduit donc en fait un défaut de surveillance ou de due diligence, voire un manquement à l’obligation de prévention et de répression, voire tout simplement un comportement criminel étatique, ce que confirment vraisemblablement les jurisprudences Velasquez et Irlande c/ Royaume-UniNote858. .

En conclusion, on pourrait donc distinguer deux types de responsabilité de l’Etat en matière de crime contre la paix et la sécurité de l’humanité : tout d’abord une responsabilité directe fondée sur un fait générateur attribuable à l’Etat, le fait internationalement illicite consistant en l’instigation d’une politique criminelle. Puis une autre responsabilité en marge des crimes, fondée sur le fait internationalement illicite ou la faute de service sanctionnant une inaction de l’Etat, ou bien sur une responsabilité objective pour comportement ultra vires, qui ne semble être en fait qu’une responsabilité permettant la sanction de l’Etat, pour avoir mené une politique criminelle, ou pour avoir manqué à certaines obligations, mais uniquement dans les cas où la preuve ne peut être rapportée.

Le système international ne peut pas être comparé aux systèmes de droit interne. La distinction droit pénal – droit civil ne semble pas satisfaisante en droit international. La propension de chacun à raisonner selon des schémas, des connaissances et des habitudes qui lui sont propres sont compréhensibles. Mais dans un système où l’acteur principal est l’Etat, qui représente l’intérêt général d’une multitude de personnes physiques que la notion de nation n’unifie que superficiellement, il semble difficile, voire irréalisteNote859. , de bâtir un système pénal.

B : Une responsabilité en marge des crimes pour irrespect des obligations positives de l’Etat

Il existe une responsabilité de l’Etat en marge des crimes commis par le militaire, pour manquement à l’obligation de prévention, de répression et de coopération. Dans ces hypothèses, l’Etat n’a pas de lien direct avec la commission des crimes. En revanche, en droit administratif, de tels manquements sont constitutifs de faute de service.

Le Conseil économique et social de l’ONU a créé en 1992 une Commission pour la prévention du crime et la justice pénale, notamment en vue d’intensifier la coopération internationale en matière de prévention de la criminalité et de justice pénaleNote860. .

En matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, il existe, de manière plus générale, une obligation de ne pas reconnaître les comportements criminelsNote861. .

Dans ces cas de manquement, la responsabilité de l’Etat ne découle donc pas de l’obligation d’abstention contenue dans l’interdiction de commettre de tels crimes, mais dans l’obligation positive prévue par certaines conventions ou certains traités. L’article 1er de la convention relative à la prévention et à la répression du crime de génocide de 1948 en donne un exemple : « Les parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir ». Les articles 49/50/129/146, communs aux conventions de Genève de 1949, contiennent des obligations de prévention, notamment avec l’obligation de prendre les mesures nécessaires fixant les sanctions pénales des infractions graves, et une obligation de répression. Nous distinguerons alors l’irrespect des obligations de prévention et de répression (I), de celui de l’obligation de coopération (II).

I : Les obligations de prévention et de répression

La responsabilité pour absence de prévention et de répression est à rapprocher de la responsabilité plus générale pour omission. Cette dernière apparaît notamment dans les travaux de l’Institut du droit international, en 1927. En 1930, lors de la conférence de codification du droit international de La Haye cette responsabilité est précisée. L’Etat est responsable lorsqu’il a omis de prendre les mesures qui convenaient, selon les circonstances, pour prévenir, réparer ou réprimerNote862. .

Ce principe est maintes fois réaffirmé, notamment par la CDI, dernièrement dans l'article 2 de son projet d'articles relatifs à la responsabilité des Etats. La jurisprudence de la CIJ confirme ce point, entre autres, avec les décisions Détroit de Corfou de 1949Note863. et Personnel diplomatique et consulaire des USA à Téhéran de 1980Note864. . En outre, elle insiste sur les obligations positives pesant sur les Etats dans l'affaire relative à l'application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocideNote865. .

Dans le prolongement de ces obligations positives existe, notamment en droit international, la règle de due diligence, permettant d'évaluer le comportement d'un Etat par une comparaison avec un « standard international », représentant le comportement moyen des Etats. Or, la responsabilité internationale étant objective, normalement le seul résultat suffit. Donc, dès que ce dernier est atteint, on peut supposer que l'Etat a voulu l'acte ou qu'il a commis une omission. La CDI, pour pallier cet inconvénient, a proposé de distinguer obligation de comportement et obligation de résultatNote866. , ce qui n'est pas sans difficultés d'applicationNote867. .

Du point de vue du droit administratif, on peut distinguer deux comportements générateurs d’une faute de service et favorisant la commission du crime : le défaut de surveillance et le défaut de précautionNote868. , de prévention ou de répression du crime. La faute première est bien la faute personnelle et la faute de service devient plutôt un prétexte idéalNote869. .

Il convient d’envisager successivement la substance des obligations de prévention et de répression (a), puis la nature de ces obligations (b).

a : La substance des obligations de prévention et de répression

On peut s'interroger, tout d’abord, sur le point de savoir si une omission ne peut pas être qualifiée de crime contre l'humanité, de génocide ou de crime de guerre. En effet, si l'on fait un parallèle avec les textes internationaux réprimant ces comportements au niveau individuel, on constate que, par exemple, l’article 28 du statut de la CPI déclare qu'un chef militaire est pénalement responsable des crimes commis par des forces placées sous son commandement et son contrôle effectif lorsqu'il n'a pas exercé le contrôle qui convenait, à savoir lorsqu'il était au courant de tels agissements, ou qu'il aurait du être au courant, ou bien encore lorsqu'il n'a pas pris les mesures nécessaires qui étaient en son pouvoir. Cette logique est-elle transposable à l'Etat, dans le cadre de la responsabilité internationale ?

Ce qui peut être reproché à l'Etat dans cette situation, c'est une inaction, en connaissance de cause, face au comportement d'agents sous son autorité. Cela peut soit traduire un consentement ou être interprété comme tel, soit traduire un certaine indifférence, mais entraînant la violation d'obligations internationales.

Dans le premier de ces cas, c'est-à-dire lorsqu’un consentement tacite est donné, il ne semble faire aucun doute que cela constitue un crime, mais la preuve n'en est guère évidente. L'article 25 du statut de la CPI rappelle que l'on peut être responsable individuellement si on a encouragé un tel comportement. Or un silence de la part des autorités étatiques peut s’interpréter ainsi.

Cette responsabilité pour omission est un point qui doit être codifié pour la CDI, l’article 3 en prend d’ailleurs acte dans le projet de 2001.

Constitue par exemple une absence de prévention, l’absence de mise en place d’un système pénalNote870. . En effet, une telle mesure est plus que nécessaire car elle permet de définir légalement et préalablement les infractions afin de respecter les grands préceptes de droit pénal, et elle permet de donner une publicité à l’interdiction de tels actes. Elle est un préalable nécessaire, à la fois à la prévention mais également à la répression. En ce cas, prévention et répression se confondent.

Même si le droit international définit les crimes contre la paix et la sécurité, cela n’est pas toujours suffisant en droit interne. Tout dépend de la force du droit international en droit interne. En France, cela ne pose aucune difficulté.

Parmi les instruments internationaux répressifs, on peut distinguer ceux qui prévoient ces obligations et ceux qui les suggèrent. Mais de manière générale, lorsqu’un Etat ratifie un traité, il doit en assumer les conséquences et tout faire pour qu’il soit appliqué, au nom du principe de bonne foi. La CPJI a d’ailleurs formulé ce principe : « un Etat qui a valablement contracté des obligations internationales est tenu d’apporter à sa législation les modifications nécessaires pour assurer l’exécution des engagements pris »Note871. .

Par exemple, la convention de 1948 relative au crime de génocide, malgré une référence explicite à la prévention dans sa dénomination, ne contient qu’une seule référence peu explicite dans son article 1er. En revanche, dans son article 5, elle prévoit que les Etats s’engagent à prendre des mesures législatives pour assurer l’application de ladite convention. Les conventions de Genève prévoient de telles mesuresNote872. .

Diverses conventions contiennent des dispositions plus précisesNote873. , notamment la convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage du 7 septembre 1956. Elle dispose que les Etats prévoient « toutes mesures efficaces » pour empêcher le transport des esclaves par navires et aéronefs battant leur pavillon ou à travers leurs ports…. (art. 3§ 2). La convention relative à l’apartheid du 30 novembre 1973 est plus exigeante en ce qu’elle incite les Etats parties à prendre des mesures pour empêcher la commission de tels comportements (art. IVa).

Par exemple, l’article 3 commun aux conventions de Genève de 1949 prévoit l’obligation de protéger les victimes des conflits armés non internationaux. Plus spécifiquement, l’article 77 du protocole I de 1977 demande aux Etats de prendre « toutes les mesures possibles dans la pratique » pour interdire le recrutement et la participation des enfants de moins de quinze ans aux hostilitésNote874. .

L’article 3 du projet de code de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité précise que les Etats ont l’obligation de prévoir des peines proportionnelles « au caractère et à la gravité du crime »Note875. .

La relation entre la CPI et les Etats signataires de son statut est régie par le principe de complémentaritéNote876. . Dès le préambule de la convention de Rome portant statut de la CPI, il est affirmé que ces crimes « ne sauraient rester impunis et que leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de coopération internationale (…) [par] la prévention de nouveaux crimes, rappelant qu’il est du devoir de chaque Etat de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux (…) ». L’article 17, relatif aux questions de recevabilité, suppose également que les Etats doivent juger les criminels. Il ressort donc clairement de la lettre et de l’esprit du statut de la CPI que les Etats sont les premiers à juger les criminels et doivent prévoir des mesures de prévention et de répression. Le principe de complémentarité suppose en outre que les Etats aient un arsenal juridique similaire à celui de la CPI, ainsi que des juridictions et une vision également similaire de la politique répressive en ce domaine. La sanction est alors de la compétence de la CPI au détriment de celle de l’Etat.

En droit administratif, une même obligation existe. Dans une décision Lhuillier de 1919, le Conseil d’Etat sanctionne l’Etat pour faute de service résultant du défaut de surveillance de la part de l’autorité militaire. En l’espèce, des soldats étaient cantonnés chez les époux Lhuillier. L’un des militaires, en état d’ivresse, avait tué l’enfant du couple. A côté de la faute personnelle de l’agent, une faute de service est donc reconnue, les juges considérant que « l’ensemble des circonstances démontre une absence de surveillance, qui constitue, à la charge de l’Etat, une faute engageant sa responsabilité »Note877. .

Dans un arrêt Clef, de 1925, un particulier est arrêté et conduit dans une caserne où il subit des sévices. Le Conseil d’Etat, là encore, reconnaît l’existence d’une faute de service fondée sur le défaut de surveillance, car en l’espèce, les militaires n’étaient pas de service mais en repos au sein de la caserne ; il est précisé que cette faute de service est indépendante des fautes personnelles commisesNote878. .

Les affaires Lempereur et FermentelNote879. du Tribunal des Conflits s’insèrent également dans cette ligne jurisprudentielle. Il s’agit de réquisitions militaires. Des faits de pillages, vols et autres faits délictueux furent commis par les soldats cantonnés. La responsabilité collective du service est retenue. La carence du service est suggérée par les fautes personnelles commisesNote880. . Une jurisprudence Julien peut également être relevée, dans laquelle la sentinelle laissa sortir un soldat malgré le règlementNote881. .

L’affaire OccelliNote882. , dans laquelle quatre militaires tuèrent un chauffeur de taxi, après avoir fait le mur, revêtus d’effets civils, s’inscrit dans le même mouvement. L’autorité militaire tolérait de telles sorties et était au courant des antécédents judiciaires des meurtriers. C’est alors sur le fondement de la faute de service que l’Etat fut condamné. Dans ce dernier cas, on peut même en déduire que l’omission à prévenir ou à sanctionner peut faire l’objet d’une double qualification et s’interpréter comme une faute de service.

Ces quelques jurisprudences font apparaître la reconnaissance par le juge administratif de fautes de service, suggérées ou avérées, au côté de la faute personnelle. Mais si le défaut de surveillance semble en être le fondement, cela n’est pas toujours explicitement dit. On peut alors se demander si l’idée d’une responsabilité pour avoir créé une situation propice à la réalisation du crime n’est pas sous-jacente. Il s’agirait d’une situation de coexistence de responsabilités pour dualité de fautes. Il reste à déterminer si ce défaut de surveillance est une obligation de résultat ou s’il est apprécié selon une certaine marge d’erreur, qui, dans certains cas, traduirait l’incertitude de la réalisation d’un crime par des militaires.

b : Les hésitations entre la due diligence et l’obligation de résultat

Le fondement de cette responsabilité pour absence de prévention et de répression serait soit la due diligence, soit la fauteNote883. . M. Ago ayant évacué la faute de ses travauxNote884. , seule reste, en ce domaine, une vision objective du fait générateur. Certains auteurs distinguent alors entre les cas où le résultat est requis et les autresNote885. . Mais se référer aux obligations de résultat risque de permettre d’engager trop facilement la responsabilité des Etats, c’est pourquoi une référence à la due diligence permet d’avoir une approche plus nuancée de la situation.

Les obligations positives pesant sur l’Etat peuvent être soit des obligations de résultat soit des obligations de comportement, en fonction de la marge laissée à l’Etat pour choisir le moyen à utiliser. Mais cette distinction est critiquéeNote886. . Le professeur SicilianosNote887. propose alors de s’inspirer de la doctrine civiliste française en mettant l’accent sur le degré de probabilité de la réalisation de l’objectif poursuivi. Lorsque la réalisation est hautement probable, la règle primaire crée une obligation de résultat. Mais si la réalisation du but poursuivi est aléatoire, la règle primaire ne prescrit qu’une obligation de moyen. Tout dépend de la matérialité des indices à la disposition des autorités.

La prévention implique, entre autres, de prendre des mesures législatives prohibant de tels comportements. Mais au-delà de la pénalisation de tels crimes, on peut envisager que l’Etat adopte des mesures ayant pour objectif de protéger plus directement les victimes potentielles.

En matière de répression, l’existence d’un régime législatif prévoit des sanctions, qui doivent être adaptées à la nature des crimes et à leur gravité. L’obligation aut dedere aut judicare vient confirmer cette idée.

En matière d’obligation positive de comportement se pose le problème de la diligence avec laquelle les autorités étatiques ont agi. L’idée de due diligence vient à l’appui de l’appréciation du manquement à l’obligation de comportement ou, plus exactement, à l’obligation qui pesait sur l’Etat en cas de réalisation aléatoire ou peu probable d’un comportement criminel.

L’idée de due diligence semble s’apprécier par rapport à un comportement standard : « Even if, here was not wilful neglect of duty, there doubtless was an insufficiency of governmental action so far short of international standards that every reasonable and impartial man would readily recognize its insufficiency »Note888. . Mais les standards peuvent varier d’une situation à l’autre. Il semble, en outre, que la référence à l’insuffisance de l’action gouvernementale ne concerne pas un agent déterminé de l’Etat, mais plutôt l’action globale des autorités étatiquesNote889. .

Les juridictions, pour se prononcer, prennent en compte  trois éléments : l’importance des intérêts juridiques protégés, le concept de raisonnable et la probabilité de perpétration des agissements criminelsNote890. . Dans un arrêt de la Cour EDH, OsmanNote891. , les juges utilisent ces trois éléments et relèvent que le droit à la vie est si essentiel qu’il suffit au requérant de montrer que les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la réalisation d’un risque certain et immédiat.

En matière de crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, et au regard des intérêts protégés à ces titres, il semble que l’on peut légitimement attendre des Etats, et surtout de ceux ayant ratifié les conventions de Genève, la convention relative au génocide et le statut de la CIJ, l’édiction d’une législation spécifique avec des sanctions adaptées. Mais on peut également attendre d’eux l’adoption de règles spéciales pour les militairesNote892. , sous forme de manuel militaire, ainsi que la prise de mesures administratives ou autres, propres à arrêter la commission de tels crimes, si une situation laisse penser que cela se produira. Sont envisageables les actions éducatives prévues, par exemple, par la convention pour l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales (art. 7). Toujours dans cet esprit, la même convention prévoit de déclarer illégales et d’interdire les organisations ainsi que les activités de propagande qui incitent et encouragent à la discrimination (art. 4§ a et b).

En définitive, il semble que le régime général des crimes contre la paix et la sécurité fasse naître des obligations de résultatNote893. , au vu de l’importance de l’intérêt protégé. Le tout est de savoir si les obligations de prévention et de répression s’imposant à l’Etat ne concernent que l’Etat vis-à-vis des faits survenant sur son territoire ou commis par ses ressortissants ou bien si l’obligation est plus large et contient une obligation d’intervention dans un pays étranger, ce qui, pour l’instant, se heurte encore majoritairement à la souveraineté étatique et à l’interdiction de l’ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat et sur son territoire.

Ajoutons qu’en fonction des circonstances, les exigences pesant sur l’Etat peuvent varier. Par exemple, dans une situation de guerre civile, un Etat peut ne plus contrôler une partie de son territoire ou bien avoir un système judiciaire déstabilisé.

Pour certains auteurs, en matière de crimes, il existerait une obligation d’incriminer le comportement et une obligation de définir les règles de compétence des juridictions nationales, obligations qui seraient communes à tous les crimes ; en revanche, les modalités de prévention autres varieraient selon le crimeNote894. . Par exemple, dans le régime légal du crime, le caractère imprescriptible peut être considéré comme nécessaire, notamment pour le crime contre l’humanité, le génocide, voire le crime de guerreNote895. .

Si les Etats en ont la capacité, ils doivent punir ou réprimer les crimes. Mais les accusés essayent d’échapper à la Justice ou bien encore certaines affaires méritent d’être jointes afin de traiter plus rationellement certains crimes collectifs. Par conséquent, l’Etat peut être astreint à une obligation de coopération.

II : L’obligation de coopération

Une autre responsabilité de l’Etat, en marge des crimes, est la responsabilité pour absence de coopération. La coopération recouvre plusieurs types d’actions entre des Etats entre eux ou bien entre des Etats et des juridictions internationales. Il peut s’agir d’arrestation, d’extradition, de transmission de poursuites et de jugements répressifs, de transmission d’informations, de recherche de preuves, de recherche et d’incarcération de criminels, que ce soit à l’égard des juridictions internationales comme de forces multinationales comme la IFOR, la SFOR ou la KFORNote896. . Si l’obligation de coopération possède une force largement plus contraignante dans les rapports avec les TPI bénéficiant de la force du chapitre VIINote897. que pour la CPI, il demeure qu’en pratique les Etats sont des alliés incontournablesNote898. .

L’idée de coopération est contenue dans diverses conventions, mais elle existe depuis longtemps, dans les rapports étatiques. Certaines structures existent également pour faciliter ces coopérations, notamment InterpolNote899. ou EuropolNote900. . Les coopérations, souvent élément de bonnes relations entre Etats, sont des obligations dont la violation peut entraîner responsabilité. Elles sont contenues soit dans des conventions multilatérales ou bilatérales, soit dans les statuts des juridictions internationales pénales.

Cette obligation est conventionnelle et n’existe pas sous forme coutumièreNote901. . L’ONU, loin de formuler une règle générale, incite et propose des traités-types en matière d’extradition, d’entraide judiciaire, de transfert de poursuites pénales…Note902. . Des mécanismes de coopération existent également dans le cadre de la construction européenne et s’appliquent donc à la FranceNote903. .

Mais ces obligations d’extrader, par exemple, se heurtent à certaines limitesNote904. , soit conventionnelles, soit jurisprudentielles. Par exemple, lorsque l’infraction commise est politique, les Etats refusent souvent l’extraditionNote905. . Il arrive encore de trouver des refus d’extrader si la peine encourue est la peine de mortNote906. .

Si le refus d’un Etat de coopérer est injustifié, sa responsabilité peut être engagéeNote907. . Soit la convention prévoit un mécanisme particulier, comme l’arbitrage, soit les Etats, s’ils l’acceptent, peuvent aller devant la CIJ. Mais il est également possible d’aller devant les juridictions internes de l’Etat. Un recours devant le Conseil d’Etat par un Etat étranger est possible comme le prouve sa jurisprudenceNote908. .

Le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité connaît des instruments spéciaux dans le domaine de la coopération judiciaire, mais des conventions plus généralistes peuvent s’appliquer. On peut observer, dans ce domaine, l’existence de régimes dérogatoires au droit commun de la coopération, et notamment en matière d’extraditionNote909. .

Le traité de Versailles de 1919 prévoit déjà que les criminels de guerre soient livrés aux puissances alliées afin d’être jugés par des tribunaux militaires (art. 227). Lors de la Seconde Guerre mondiale, de telles dispositions sont prévues par la déclaration de Moscou du 30 octobre 1943 et confirmée par l’accord de Londres du 8 août 1945 (art. 4). L’Assemblée générale de l’ONU a adopté deux résolutions recommandant aux Etats de prendre toutes mesures nécessaires afin d’assurer le transfert immédiat des coupables dans les pays où ils avaient commis les crimesNote910. . A cela, il faut ajouter de nombreux autres textes, et notamment l’article 8 de la convention relative au génocide, les articles 19, 50, 129 et 146 des conventions de Genève, l’article 8 du protocole additionnel I, l’article 3 de la convention sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité du 26 novembre 1968 et l’article 86 du statut de la CPI, définissant une obligation générale de coopération avec la Cour dans les affaires relevant de sa compétenceNote911. . Les statuts des TPI prévoient des dispositions similaires.

Il faut distinguer la coopération des Etats entre eux et celle entre Etats et juridictions internationales pénales. Au sein de cette seconde catégorie, il convient même de distinguer coopération entre autorités politiques et juridictions internationales, et coopération entre autorités judiciaires et juridictions internationales.

L’existence et l’efficacité des juridictions internationales suppose une coopérationNote912. , voire une obligation de coopération. Mais cette obligation peut se heurter aux Etats, soucieux de préserver leur souveraineté. L’obligation de coopérer serait, selon certains auteurs, un devoir des membres de la communauté internationaleNote913. . Cette affirmation semble se restreindre au domaine des crimes internationaux.

Cette obligation ne fut guère difficile à réaliser lors des grands procès de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les criminels vaincus étant en général à disposition des vainqueurs et des juges. Concernant les juridictions internationales pénales actuelles, il faut distinguer les TPI, créés par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, de la CPI qui a pour fondement un traité. En effet, dans le premier de ces cas est prévue une obligation de coopération par l’article 4 de la résolution 827 et 2 de la résolution 955, concernant respectivement le TPIY et le TPIR. En outre, cette obligation est réaffirmée par les articles 29 et 28 des statuts respectifs. Les statuts précisent d’ailleurs les modalités de cette coopération et renvoient le cas échéant aux RPP. Les TPI sont l’œuvre de résolutions du Conseil de sécurité prises sur le fondement du chapitre VII. Tous les Etats-membres de l’ONU sont concernés et, en cas de refus de coopération, peuvent se voir sanctionnés par le ConseilNote914. . Il s’agit là d’une obligation erga omnesNote915. .

En revanche, si le statut de la CPI, dans plusieurs de ses dispositions prévoit explicitement ou implicitement une coopérationNote916. , la Cour ne dispose pas de moyens coercitifs pour la garantir. En ce cas, c’est le droit des traités qui s’applique. L’article 88 dispose que les Etats doivent prévoir dans leur législation nationale des procédures permettant de coopérer avec la Cour.

Il convient de rappeler que la CPI n’intervient que de manière subsidiaire ; en ce cas, l’obligation de coopération ne joue que dans cette hypothèseNote917. . Le chapitre IX du statut et le RPP précisent les modalités de cette coopération.

En cas de refus de coopération, on peut supposer que la CPI, qui ne possède pas la faculté de saisir la CIJ, doit espérer l’action d’un Etat qui agirait, explicitement ou implicitement pour elle, devant la CIJ. En cas de refus de coopération, la CPI peut saisir l’Assemblée des Etats parties (art. 87§ 7) qui examine, conformément à l’article 112§ 2 f, toute question relative à la non coopération. Mais les décisions de cette assemblée n’ayant pas de force contraignante, on peut douter de son efficacité. En outre, rien n’est précisé quant aux moyens à disposition de ladite assembléeNote918. .

D’après le TPIY, les obligations de coopération seraient erga omnesNote919. . Mais le contenu de cette obligation laissant une certaine latitude aux Etats quant au choix des moyens, on peut se demander à quel stade cette obligation peut être considérée comme violée. La réponse dépend alors de la substance de l’obligation et des moyens à disposition de l’Etat requis. Selon un auteur, de manière générale, on pourrait y voir une obligation de comportement « assouplie »Note920. . En matière de crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, les obligations de résultat semblent plus fréquentes que celles de comportement, il semble dès lors plus juste de parler d’obligation de comportement « renforcée ».

Les TPI peuvent solliciter l’aide de personnes privées. En cas de refus de coopérer, ils peuvent émettre des citations à comparaître, des ordonnances contraignantes et même des injonctionsNote921. . On parle alors de subpoena, soit ad testificandum (aux fins de témoignage), soit duces tecum (aux fins de productions de documents). Seules les personnes agissant à titre privé peuvent en être les destinatairesNote922. . Mais au-delà du problème de la personne privée, se pose celui du militaire, agent de l’Etat et soumis à une obligation de réserve et souvent détenteur d’informations classifiéesNote923. . Il semblerait que les membres des forces internationales puissent se voir décerner une ordonnance aux fins de témoigner quelles que soient les circonstances dans lesquelles ils ont eu accès aux éléments de preuve, car leur mandat est fondé sur le chapitre VIINote924. .

La coopération comprend essentiellement la recherche de preuves, l’enquête, l’arrestation et l’incarcération, l’extradition et le transfert ou remise aux juridictions internationalesNote925. . On peut éventuellement y adjoindre, dans une vision très large de la coopération, le dessaisissement des juridictions internes.

Tout procès ne peut aboutir qu’en présence de preuves. Cette exigence logique est à rattacher à ce que l’on dénomme le procès équitable. Les juridictions françaises, outre les principes de droit pénal français, sont soumises plus largement à l’article 6 de la CEDH.

Si la justice française s’insère dans un système judiciaire ayant à sa disposition des structures d’enquêtes et d’analyse, il n’en est pas tout à fait de même en droit international. Certes il existe des commissions d’établissement des faits. Il existe également des enquêteurs auprès des TPI et de la CPI. Cependant, ces organes nécessitent l’aide des autorités étatiques. L’obligation de coopération en matière de preuve s’entend de la préservation, de la mise à disposition et de la transmission des éléments de preuve. Les articles 29§ 2 du statut du TPIY, 28§ 2 du statut du TPIR et 93 du statut de la CPI le prévoient. Les destinataires de cette obligation doivent donc aider le Procureur à établir la matérialité de faits, soit de manière passive, c’est-à-dire en laissant les enquêteurs des juridictions internationales agir sur leur territoire, soit de manière active en les aidantNote926. . Par exemple, la CPI prévoit ses relations avec les Etats par l’intermédiaire de l’Accord sur les privilèges et les immunités de la Cour pénale internationale, entré en vigueur le 22 juillet 2004. En l’absence d’une telle ratification, peuvent être conclus des protocoles d’accord intérimaire sur les privilèges et immunités de la CPI, comme c’est le cas avec le Gouvernement de la République démocratique du Congo, en date du 12 octobre 2004. A cet égard, aux dires des enquêteurs des juridictions internationales pénales, on peut souligner toute la difficulté d’une telle tâche, notamment lorsque les Etats sont toujours en proie à un conflit, comme c’est le cas actuellement en RDC.

Les juridictions internationales pénales n’ayant pas de ressort territorial, les suspects se trouvent alors sur le territoire d’un Etat dont la collaboration est nécessaire, non seulement pour les arrêter, mais également pour les incarcérer. Les juridictions internationales délivrent des mandats d’arrêt que les Etats concernés devront alors exécuterNote927. . Généralement, les Etats prévoient dans leur législation interne des dispositions rendant directement exécutoires ces mandats. En France, cela est prévu par l’article 9 de la loi n° 95-1 du 2 janvier 1995 portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 827. En outre, la loi n° 2002-268 du 26 février 2002 règle la coopération de la France avec la CPI.

Le suspect est alors incarcéré en attente d’être mis à disposition des juridictions compétentes. S’il relève de la compétence des juridictions internationales, il devra alors attendre de leur être remis ou transféré.

Le transfert (ou la remise)Note928. est la procédure par laquelle une juridiction pénale internationale se fait remettre par un Etat une personne qu’elle souhaite voir comparaître devant elle, ce qu’il convient de ne pas confondre avec l’extradition qui s’opère entre les EtatsNote929. . Une fois encore, la question qui se pose est la suivante : les Etats suivent-ils leur procédure de droit interne, qui peut aboutir à un refus de remise, ou doivent-ils faire droit à toute demande ? Les articles 58 des RPP du TPIY et du TPIR sont clairs, l’obligation de transférer prévaut sur tous les obstacles juridiques tels que la législation nationale ou les traités d’extradition auxquels l’Etat est partie, ce qui est confirmé par la jurisprudence de la chambre d’appel du TPIYNote930. . La France écarte les exigences de la loi du 10 mars 1927, notamment l’exigence de double incrimination et les pouvoirs des autorités judiciaires qui se limitent désormais à la vérification de la nature des faits et l’absence d’erreur manifesteNote931. . La CPI, quant à elle, semble écarter implicitement le droit national de l’extradition, dans son article 89§ 1Note932. .

Le refus injustifié de remise constitue alors un manquement à l’obligation de coopérer. Les autorités françaises conservent la possibilité d’élargir le suspect. Cette décision relève de la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris, qui statue conformément aux dispositions du code de procédure pénale (art. 14 de la loi du 2 janvier 1995), concernant les TPI. L’article 59§ 3 et 4 du statut de la CPI prévoit une même procédure, tout en précisant que les autorités compétentes ne pourront accéder à une telle demande qu’en relevant des circonstances exceptionnelles et après consultation de la Chambre préliminaire de la CPI. Ces dispositions, surtout concernant les TPI, préservant la souveraineté étatique, engagent alors la responsabilité de l’Etat, si cela permet à l’accusé d’échapper à la demande de remise.

Outre la remise aux juridictions internationales, l’Etat français peut se voir solliciter aux fins d’extradition par un Etat souhaitant juger un criminel ayant agi sur son territoire. Il existe généralement des conventions bilatérales ou multilatérales d’extradition, mais également des conventions ou traités relatifs à un comportement criminel précis et qui prévoient explicitement l’extradition. On peut citer, parmi d’autres, la convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957 adoptée dans le cadre du Conseil de l’Europe ou bien encore la convention de Montréal pour la répression d’actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile du 23 septembre 1971. L’Assemblée générale de l’ONU préconise fortement l’adoption de telles conventionsNote933. . En France, le régime de l’extradition est fixé par la loi du 10 mars 1927, complétée par la jurisprudence. Mais dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, eu égard à leur nature spécifique, existe un régime dérogatoireNote934. .

Ces demandes de remise posent en amont la question de la remise du militaire français, c’est-à-dire d’un national. Par principe, une extradition n’est pas envisageableNote935. , ce qui pourrait être transposable à la remise. Le sujet fut l’objet d’une controverse lors de l’élaboration du statut de la CPINote936. , à tel point que la remise semble désormais concevableNote937. . Le Conseil constitutionnel n’y a pas vu de motif d’inconstitutionnalité de l’article 89 du statut de la CPI, semblant confirmer l’avis du Conseil d’Etat, selon lequel l’extradition de nationaux n’est pas un principe de valeur constitutionnelleNote938. . La jurisprudence du Conseil d’Etat en ce domaine sera donc applicableNote939. .

En droit international, il n’existe pas d’obligation d’extrader, car une telle décision relève de la souveraineté des EtatsNote940. . L’obligation d’extrader est de nature conventionnelle. Cependant, dans certains cas, le Conseil de sécurité de l’ONU peut contraindre un Etat à extrader en prenant une résolution sur le fondement du chapitre VIINote941. .

La règle d’extradition n’est pas absolue ; les Etats ont la possibilité d’appliquer la règle aut dedere, aut judicare. La CDI estime qu’en matière de crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, obligation est faite aux Etats de choisir entre l’une ou l’autre des alternatives, ce qui d’ailleurs ne se comprend qu’au regard d’une compétence universelle des juridictions nationales. Cette obligation serait une règle de droit coutumier. La CDI reprit d’ailleurs cette obligation de manière constante dans ses travaux relatifs au projet de code de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanitéNote942. . L’article 9 du projet de 1996 lui est consacréNote943. , mais l’agression est exclue, l’article 8 du même projet prévoit en ce cas la compétence d’une cour internationaleNote944. .

La règle de la double incrimination ne semble pas requise en matière de crimes internationauxNote945. . La convention relative au génocide de 1948, dans son article 5, et les conventions de Genève de 1949 (respectivement dans leurs articles 40, 50, 129 et 146), le projet de code de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, article 1er§ 2 le confirment. Dans cette dernière disposition, il est affirmé que de tels crimes sont punissables au regard du droit international et il n’est pas nécessaire qu’ils le soient en droit national. Le principe II de Nuremberg le confirme également : « le fait que le droit interne ne punit pas un acte qui constitue un crime de droit international ne dégage pas la responsabilité en droit international de celui qui l’a commis ».

Dans une vision large de la coopération, on peut inclure l’obligation de dessaisissement des organes judiciaires français au profit des juridictions internationales. Si la primauté des TPI relève plus du rapport hiérarchique avec les juridictions nationales, le rapport de complémentarité, en revanche, s’insère plus souplement dans cette idée de coopération. Le dessaisissement des juridictions françaises suppose que celles-ci se soient saisies de l’affaire. La demande peut être formulée à tout stade de la procédureNote946. , ce qui n’est pas sans créer certaines difficultés lorsque la procédure nationale est avancéeNote947. . La demande de dessaisissement faite par le procureur entraîne des effets importants et notamment la transmission des éléments d’enquête, des copies du dossier d’audience…Note948. . Le manquement à l’obligation de dessaisissement concernant les TPI est sanctionné, le cas échéant, par le Conseil de sécurité. Le juge interne contrôle la demande au niveau de l’identité des faits et de l’auteur poursuivi, mais également de la compétence du TPINote949. . Concernant la CPI, on ne peut que renouveler les remarques faites lors des demandes de remiseNote950. .

Si une contradiction survenait entre les obligations de coopération à l’égard des juridictions internationales pénales et d’autres obligations de droit international, la situation devrait être réglée au regard de l’article 103 de la Charte des Nations Unies, du moins concernant les TPINote951. .

Le crime contre la paix et la sécurité de l’humanité est le révélateur d’une mutation de la responsabilité dans le système international. L’individualisation, amorcée au début du siècle avec le traité de Versailles, et trouvant des réalisations concrètes au sortir de la Seconde Guerre mondiale et dans les années 1990, connaît une réalisation réellement effective, mais qui doit faire ses preuves avec la Cour pénale internationale. La responsabilité alors uniquement étatique se doit d’évoluer. Il existe une responsabilité de l’Etat pour « violation grave » en droit international. En revanche, une responsabilité pour manquement à des obligations, essentiellement de résultat ou de comportement renforcées, est patente. En droit administratif, si le principe d’une responsabilité pour crime semble exclue, toute violation d’une obligation conventionnelle peut faire l’objet d’une sanction de la part du juge administratifNote952. , sous réserve qu’elle produise des effets directsNote953. . La jurisprudence relative aux actes de gouvernement peut cependant y faire obstacle.

Les responsabilités étatiques supposent classiquement la détermination de faits générateurs, ici une faute de service ou une violation grave d’un droit impératif. Le préjudice constitue une seconde condition nécessaire, essentiellement afin de déterminer les droits et intérêts à agir, mais également pour mesurer le préjudice.

§ 2 : Le préjudice en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité : une condition nécessaire à explorer

Le préjudice est une notion classique du droit de la responsabilité, dont la place en son sein peut faire l’objet de controversesNote954. . Cependant, elle trouve tout particulièrement à être abordée, car au-delà des régimes de responsabilités individuelles et étatiques étudiés, elle peut présenter un intérêt certain à être exploitée au regard des notions d’humanité et de communauté internationale.

Le dommage et le préjudice sont deux notions différentes mais liées. Elles constituent une condition de la responsabilitéNote955. . Cette affirmation, dans le domaine civil, ne prête pas à controverses. Dans le domaine pénal, stricto sensuNote956. , les notions de préjudice et de dommage apparaissent moins clairement, pourtant, elles en constituent le nécessaire préalable. La lecture des ouvrages généraux de droit pénal ne fait pas apparaître cette notion, mais elle n’en est pas pour autant absenteNote957. . Le droit pénal, auquel peut être assimilé le droit international pénal, est un droit sanctionnant un acte anti-social, portant ombrage à l'ordre établi et à la société. Ce n'est pas un droit de vengeance de l'individu, c'est un droit de la société et il sanctionne le préjudice causé à la société. Mais surtout, si la notion ne fait guère l’objet d’attention, c’est qu’elle constitue le présupposé de l’application du droit pénal.

Le droit international public, et plus précisément le projet de la CDI de 2001, semblent en apparence délaisser le préjudice et le dommage, ce que critiquent certains auteursNote958. .

Le préjudice, traduction juridique du dommage ou du résultat pénal défini par les textes, en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, couvre un large éventail d’atteintes, de natures physique et psychologiqueNote959. .

Les deux notions constituent des conditions de la responsabilité dont l'importance prend toute sa valeur, notamment dans le droit au juge qu'elles font naîtreNote960. . L’hétérogénéité des approches retenues des notions de préjudice et de dommage, tant au sein de chaque discipline juridique étudiée, qu’au sein de la discipline juridique embrassée globalement, mérite quelques développements. Partant de l’idée qu’existe une distinction entre les deux notions, il semble qu’en définitive, ce qui retient l’attention du juge, c’est le préjudice, traduction juridique du dommage (A). Une telle distinction présente l’avantage, en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, de distinguer plus clairement les atteintes aux victimes directes de celles des communautés dont elles sont membres (B), comme la minorité ou l’humanité, et ainsi de faire le lien entre l’individuel et le collectif, dans toutes ses dimensions.

A : La clarification de la définition du préjudice 

La dénomination et la consistance des notions de dommage et de préjudice peuvent varier d'une discipline à l'autre. Il convient de distinguer les deux afin de rendre pleinement compte des intérêts lésés par la commission de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, pour cela les notions seront précisées (I), avant de voir la place qu’elles occupent dans les responsabilités étatiques (II)

I : La distinction du préjudice et du dommage

Les auteurs hésitent à distinguer dommage et préjudiceNote961. . Il semble, cependant, que l’existence des deux termes suppose qu’ils expriment des idées différentes, malgré leurs proximitésNote962. .

A la lecture de différents manuels de droit pénal, les notions semblent écartéesNote963. , on les trouve éventuellement réintroduites ou envisagées par les notions de tentative et de résultatNote964. . Seul le professeur Pradel semble utiliser explicitement la notionNote965. . Les notions de préjudice et de dommage sont beaucoup moins apparentes. Le dommage existe ; il est porté directement à la victime, personne physique. Il est la source, en général, de deux préjudices, l'un affectant cette même victime et donnant naissance à la condition de la responsabilité civile de l'infracteur, et l'autre affectant la société et l'ordre public, caractérisant un comportement dangereux et antisocial. Le crime, au sens large, est défini comme une « transgression particulièrement grave, attentatoire à l'ordre et à la sécurité, contraire aux valeurs sociales admises, réprouvées par la conscience et punie par les lois »Note966. .

En revanche, le terme de résultat semble plus couramment employé. Selon le professeur LeroyNote967. , il existe deux types de résultat. Le premier est synonyme de préjudice social, quelque fois assimilable au préjudice individuel, que l'on peut également retrouver sous le vocable de résultat réel, et le second est le résultat prévu par l'incrimination, également nommé résultat légal. Les notions de dommage et de préjudice ne sont pas absentes du droit pénal. En effet, la gravité, de l'un ou de l'autre, intervient dans la fixation de la peine, mais également dans la création de la règle pénale. La distinction semble prendre toute sa valeur dans la sanction des tentatives, car, bien que la tentative ne crée pas de dommage, elle est sanctionnée par le préjudice qu'elle cause à la société. Peut-être faudrait-il assimiler, d’une part, dommage et résultat légal et d’autre part, préjudice et résultat réel ?

En droit international pénal, on peut retenir la même analyse, même si l'existence d'une société internationale ou d'une communauté internationale est parfois contestée ou jugée primitive, ou du moins en pleine maturation. Dans le cas du droit international pénal, ce n'est pas la société internationale qui est touchée, mais l'humanité, non pas en tant qu'ensemble des hommes, mais en tant qu'entité spirituelle.

Le droit international pénal a pour objectif de dissuader et de sanctionner les atteintes à l'ordre public international. Cet ordre comprend les intérêts que les Etats ont en commun, mais également des principes moraux de civilisation communs à ces Etats, comme le droit à la vie et les principes impératifs du droit international publicNote968. .

En droit administratif, les notions ne font guère l'objet d'études approfondiesNote969. . En revanche, en droit international public, elles font l'objet d'une subdivision dans les manuelsNote970. .

A cela, il faut ajouter que tous les auteurs n'emploient pas ces notions dans le même sens, certains les assimilent et d'autres les distinguentNote971. , d’où la nécessité d’une clarification.

Dans la doctrine publiciste, M. Bénoit semble être l'un des premiers à expliquer cette distinction. Selon lui, « le dommage est un fait : c'est toute atteinte à l'intégrité d'une chose, d'une personne, d'une activité ou d'une situation. (…) le dommage est donc un fait perceptible indépendamment de l'idée que peut s'en faire la personne qui en est victime et des conséquences diverses qu'il peut avoir pour elle. (…) Le préjudice, ce sont les conséquences du dommage. (…) tandis que le dommage est un fait qui se constate, le préjudice est au contraire une notion subjective appréciée en fonction d'une personne déterminée »Note972. .

Certains autres auteurs en tirent des conséquences intéressantes, tel M. Emeri pour lequel « le fait dommageable peut être objectivement constaté. Le préjudice, c'est l'expression subjective du dommage; il peut y avoir dommage sans préjudice et, comme il ne peut y avoir responsabilité sans préjudice, il peut y avoir dommage sans responsabilité »Note973. .

Les jurisprudences administrativeNote974. et judiciaireNote975. , reprennent cette distinction. La doctrine civiliste semble plus réservée, cependant, certains auteurs distinguent les deux notions. M. Le Roy souligne que « le dommage n'est pas l'équivalent, mais la cause du préjudice, et il ne peut y avoir préjudice sans dommage, alors que l'inverse est possible »Note976. .

En droit international public, les auteurs semblent assimiler les termesNote977. . Les notions sont souvent contenues en germes dans la notion d'Etat léséNote978. . On trouve également une distinction entre préjudice moral et préjudice juridiqueNote979. , dont les contours semblent incertains et la distinction, en définitive, inopérante et illusoire. Le préjudice juridique résulterait d'une violation du droit international.

La CDI, dans son dernier projet d'articles, utilise les deux termes de dommage et préjudice. L'article 31 indique notamment que « Le préjudice comprend tout dommage, tant matériel que moral (…) ». Une distinction est donc opérée entre les deux, le préjudice soit recouvre le dommage, soit est la dénomination générale de ce dernier. Un certain flou subsiste. Sont tout de même envisagés le dommage matériel et le dommage moralNote980. .

Il semble intéressant de s'appuyer sur la définition de M. Bénoit qui distingue dommage et préjudiceNote981. . Le préjudice est l'atteinte à un droit subjectif. Il est la condition sine qua non de mise en œuvre du mécanisme de responsabilité. Le dommage est, dans la plupart des cas, la source d'un préjudice. Mais dans certains cas, il y aura préjudice sans dommage, c'est-à-dire en cas direct d’atteinte à un droit subjectif, sans passer par l'intermédiaire d'un élément matériel, d'un dommage. Il est évident que dans certains cas, les deux se superposent, mais la différence réside essentiellement dans l'atteinte à un droit subjectif, qui est l'apanage du préjudice.

Le dommage, quant à lui, peut être objectivement constaté. Il est aussi bien matériel, physique, que moral, c'est-à-dire provoquant une conséquence sur le psychisme de l'individu victime.

Pour conclure, la notion de dommage est génératrice d'un droit à agir, à faire entendre sa cause, alors que le préjudice serait générateur d'un droit à réparation. C'est là que résiderait l'intérêt de la distinctionNote982. .

II : Le préjudice et le dommage dans les responsabilités internationale et administrative de l’Etat

Dans les régimes de responsabilité de nature réparatrice, la présence d’un préjudice et d’un dommage est nécessaire afin de pouvoir mesurer la réparation. C’en est également une conditionNote983. . Les droits administratif et international en retiennent les mêmes types et exigent les mêmes caractéristiques.

En droit international public, la présence de telles notions est sujette à controverses. Traditionnellement, la responsabilité internationale reposait sur deux piliers, fait illicite et dommage mis en relation par un lien de causalité. Mais avec R. Ago, le dommage disparut et avec lui le lien de causalitéNote984. . On serait alors face à une responsabilité objectivéeNote985. .

Selon le rapporteur Arangio-Ruiz, le préjudice juridique serait la condition nécessaire de l'existence de la responsabilité. Or le fait internationalement illicite est la violation d'une obligation internationale.

Il semble que si les notions de dommage et de préjudice n'apparaissent pas clairement dans le projet de la CDI, elles n'en sont pas pour autant absentes. En fait, la notion d'Etat lésé semble la réintroduire.

Le juge administratif, lors du contrôle de l’existence des faits et de leur exactitude matérielle, vérifie à la fois le fait générateur de responsabilité prétendu et le dommage. En outre, la vérification de l’intérêt à agir suppose la vérification du préjudice et du dommage. Donc, si ce point ne ressort pas toujours clairement de la jurisprudence administrative, la lecture des arrêts prouve que le juge s’y intéresse. Il ne peut faire autrement, car cela justifie son intervention et sa compétence, le dommage lui servant également à calculer la hauteur de la réparation.

Les dommages peuvent être matériels ou bien immatériels. Par exemple, ils peuvent modifier l’ordonnancement juridique et remettre en cause des droitsNote986. . En fait, la situation est plus complexe dans les rapports entre dommage, préjudice et responsabilité publiqueNote987. .

Le dommage devra être certainNote988. , cela concerne les dommages actuels ou futurs, voire éventuelsNote989. .

Le préjudice doit donc porter atteinte à un droit subjectivement protégé. Il doit être directNote990. et peut être matériel ou moralNote991. . Cependant, le dernier projet d'articles relatif à la responsabilité des Etats semble délaisser la notion de préjudice.

Avec le projet de code de 2001 de la CDI, les violations graves semblent ouvrir une actio popularis. Dans ce cas, au régime commun de responsabilité envers les Etats directement lésés se superposerait un régime de préjudice collectif envers la communauté internationale. Ce qui incite à s'interroger sur la nature réellement civile de cette responsabilité particulière, dont le préjudice collectif est proche de celui des systèmes de responsabilité pénale.

Bien que cela ne soit pas exprimé clairement dans le dernier projet de la CDI, le préjudice est condition de responsabilité, mais cela ressort d'une analyse exégétique de la notion d'Etat lésé et d'Etats autres que l'Etat lésé. D'ailleurs, les professeurs Daillier et Pellet, dans l’une des dernières versions de leur manuel de droit international publicNote992. , soulignent que « la responsabilité pour manquement à une règle de droit international demeure purement théorique si le fait internationalement illicite n'a causé aucun préjudice (…) Si le fait internationalement illicite n'a causé aucun dommage, la responsabilité demeurera platonique et ne pourra donner lieu à réparation ».

Dans le prolongement de cette réflexion, on peut se demander si l’importance tout d’abord du dommage, puis celle du préjudice n’est pas liée au caractère massif des crimes. La massivité des dommages infligés, résultats des crimes, étant à distinguer du comportement, c’est-à-dire du fait générateur, elle révèle alors toute la nécessité de ces notions.

Après avoir défini les notions de préjudice et de dommage, il convient d’en mesurer l’importance dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité.

B : le préjudice et les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité

Les quatre crimes retenus relevant de la catégorie du jus cogens, le dommage porté à un individu ou à un groupe produit un préjudice d'une double nature : préjudice causé à l'individu ou au groupe, et préjudice causé à la communauté internationale. Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité recouvrent un large éventail de dommages ou de résultats pénaux. On peut distinguer deux grandes catégories : les atteintes à l’intégrité physique et les atteintes à l’intégrité moraleNote993. . Le droit international humanitaire ajoute une troisième catégorie, l’atteinte aux biens. Il serait fastidieux de dresser une liste exhaustive de tous les dommages et préjudices résultant de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. En revanche, une typologie de l’un et de l’autre, permet de mettre en lumière les corrélations existantes entre ces deux notions. Une ébauche d’analyse peut ainsi être proposée, non seulement des préjudices individuels, mais surtout des préjudices collectifs, notamment de la collectivité – cible et de l’humanité, afin de renforcer des réflexions sur l’intérêt et l’impact des violations graves du droit international public, et en filigrane du droit des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. La typologie permet de mieux faire ressortir le rapport de l’individuel au collectif, dans le cadre des crimes massifs. Surtout, l’étude successive d’une typologie des dommages (I) et des préjudices (II) facilite la distinction entre le dommage, d’un individu ou d’un groupe d’individus, et le droit lésé de la communauté internationale, traduisant toute la spécificité des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Ceci permet de faire le lien avec l’émergence d’une société internationale et avec les valeurs dont elle se réclame.

I : Typologie des dommages causés par les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité

Les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre, l'agression, le génocide créent avant tout des dommages individuels (a) qui, par la suite, peuvent se révéler collectifs (b).

a : Les dommages individuels

Les crimes retenus, en terme de dommage individuel, présentent des similitudes. Ils seront présentés succinctement, en s’inspirant de la distinction opérée par le professeur CadietNote994. , les différents dommages, de type physique (1), moral (2) et matériel (3)Note995. . Mais ces dommages ne sont pas exclusifs les uns des autres, ils peuvent se superposerNote996. .

1: Les dommages physiques

Les atteintes à la vie seront distinguées de celles à l'intégrité physique et de celles à la liberté physique. Cela comprend en fait tout type de violence blessant ou tuantNote997. .

Dans la première catégorie, on peut placer les assassinats, les meurtres, les destructions, les homicides et les exterminations. Au regard des statuts des Tribunaux pénaux et de la Cour pénale internationale et du Code pénal français, ces infractions apparaissent clairement. On peut noter des disparités dans les rédactions de ces textes. Mais dans ces trois cas, il y a soustraction de la vie d'un individu.

Par exemple, l'homicide intentionnel est prévu dans l'article 2, a) du statut du TPIY, relatif aux infractions graves aux conventions de Genève de 1949. Cette notion est claire et fait référence à l'atteinte à la vie d'un homme de manière volontaire. Cependant, ce n'est pas le seul terme exprimant cette idée. Le meurtre et l'assassinat sont des termes présents dans les versions françaises des textes répressifs internationaux. En effet, les versions anglaises ne contiennent que le terme murderNote998. . Le Code pénal français parle plus prosaïquement d'atteinte volontaire à la vie (art. 211-1) ou d'exécution sommaire (art. 212-1). L'assassinat semble se caractériser par la préméditation. Or pour certaines infractions, l'assassinat s'insère dans un plan, qui logiquement fait apparaître cette idée de préméditation, ce qui serait redondant. On trouve également le terme de meurtre qui renvoie à l’expression d'homicide volontaire. D'ailleurs il semble assez privilégié par les derniers textes internationaux, comme le statut de la CPI, et par la jurisprudenceNote999. . Il est vrai que ce terme permet de saisir n'importe quel homicide, même involontaire, mais prévisibleNote1000. .

Autres termes souvent rencontrés : extermination et destruction, au sens de destruction d'individus. La notion de destruction peut être synonyme de celle d'exterminationNote1001. . Le génocide est défini, entre autres, par la destruction totale ou partielle d'un groupe, alors que le terme d'extermination est présent dans la définition du crime contre l'humanité par les statuts des Tribunaux pénaux internationaux et de la Cour pénale internationale.

Les deux termes désignent une atteinte à la vie mais envisagée d'un point de vue collectif. Est ajoutée à l'idée d'homicide involontaire celle de quantité de victimesNote1002. . Mais rien n'est réellement précisé concernant l'ampleur quantitative.

Les atteintes à l'intégrité physique offrent une plus grande diversité de dommages que les atteintes à la vie. Quatre catégories peuvent être retenues : le viol (et plus largement les atteintes d’ordre sexuel, comme les stérilisations forcéesNote1003. ), la torture, la soumission à des conditions de vie pouvant entraîner la mort et les expérimentations scientifiques.

Pendant longtemps, le viol fut considéré comme un acte inhumain ne bénéficiant pas réellement de textes spécifiques ; il constitue également un instrument politique de modification voire de destruction ethnique. L'acte, outre ses aspects physiques, a des répercussions psychologiquesNote1004. .

La Loi n° 10 du Conseil de contrôle allié l'incrimina de façon spécifique. Une célèbre affaire fut celle des viols commis à Nankin, où 20000 viols furent commis en décembre 1937Note1005. . Ces actes sont sanctionnés par les statuts des Tribunaux pénaux internationaux et de la Cour pénale internationale essentiellement au titre du crime contre l'humanité, mais également au titre des crimes de guerre, bien que cela ne soit pas toujours explicitement précisé. Le Code pénal français n'est guère explicite sur ce point et se contente de parler d'actes inhumains. Se pose bien évidemment la question de la définition du violNote1006. .

La notion de viol vit son champ s'étendre avec celle de sévices sexuels. Mais il faut distinguer également le viol à but procréatif, dont les aspects physiques relèvent à la fois de la torture au moment de l'acte et de la grossesse imposée et non désirée après l'acte.

Les statuts des TPI et de la CPI incriminent le viol, l'esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée, mais également les stérilisations forcées et toutes les autres formes de violence sexuelles de gravité comparable. L’ordonnance du 28 août 1944 le classe dans les crimes de guerre. Cela constitue en droit international une violation grave des lois et coutumes de la guerre.

Le chef de viol dépasse aujourd'hui largement celui de pénétration sexuelle ou d'accouplement forcé. Les violences sexuelles, de manière large, peuvent être sanctionnées sous le chef de viol, dans le cadre du crime contre l'humanité, mais également d'actes inhumains ou torture ou bien encore sous le chef de soumission à des conditions d'existence devant entraîner la destruction. Les violences sexuelles sont instrumentalisées à diverses fins. Il semblerait que le viol soit à distinguer des violences sexuelles qui sont en général poursuivies au titre des actes inhumainsNote1007. . La distinction entre les deux réside dans la pénétration. Cependant, il tend à y avoir assimilation des deux types d'atteintes en retenant une définition large du violNote1008. . La condition déterminante du chef de viol réside dans la pénétration sexuelle forcée. L'exigence de la contrainte est commune à toutes les définitions. L'analyse de la pénétration peut varierNote1009. . Le TPIR va en déduire une définition internationale du viol : « une invasion physique de nature sexuelle commise sur la personne d'autrui sous l'empire de la contrainte »Note1010. . Le TPIY reprendra cette définition de manière beaucoup moins prosaïque: « le viol s'analyse comme la pénétration du vagin, de l'anus ou de la bouche par le pénis, ou du vagin ou de l'anus par un autre objet. Il englobe la pénétration, fût-elle légère, de la vulve, de l'anus ou de la cavité orale par le pénis, la pénétration sexuelle de la vulve ou de l'anus n'étant pas limitée au pénis »Note1011. . Cette définition, empirique, vise, bien entendu, aussi bien un homme qu'une femme.

En France, le Code pénal réprime les agressions sexuellesNote1012. , entendues de manière large et plus spécifiquement le viol (art. 222-23 CP) qui consiste en « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise », ou bien encore « tout acte de pénétration physique du corps humain de nature sexuelle commis sur la personne d’autrui sous l’empire de la coercition »Note1013. . Cette définition s'applique aussi bien à un homme qu'à une femmeNote1014. . La jurisprudence française, hésitante à une époqueNote1015. , a précisé les différents types de pénétration, à tel point que le viol selon le Code pénal rejoint la définition posée par les Tribunaux pénaux internationauxNote1016. .

Autre grand cas d'atteinte à l'intégrité physique, les actes de torture et les traitements inhumains et dégradantsNote1017. . Comme les actes précédents, la torture est universellement condamnée, soit à titre autonome, soit comme étant incluse dans les crimes de guerre ou dans les crimes contre l'humanité. Elle a valeur de jus cogens. La torture « inflige à la personne qui y est soumise une douleur intolérable, alors qu’elle peut être innocente (…) Mais surtout, ce qui la rend intolérable c’est qu’elle constitue une violation directe de la personne, atteinte à la fois dans son corps et dans son esprit »Note1018. .

L'expression est large et permet donc d'inclure une multitude de faits, qui peuvent également être utilisés à des fins destructrices, comme pour un génocide.

Ces notions de torture et traitements inhumains et dégradants se retrouvent dans divers instruments nationaux et internationaux. En France, elle est condamnée explicitement, dans le cadre du crime contre l'humanité (art. 212-1 CP), mais également à titre autonome (art 222-1 CP, relatif aux tortures et actes de barbarie). En droit international, les statuts des TPI, leurs jugements, mais également la convention des Nations Unies du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradantsNote1019. sont autant de textes affirmant la réprobation internationale de tels actesNote1020. . Les textes n'en donnent pas de définition précise, en revanche, la convention de 1984 en donne une, retenue entre autres par les juridictions internationales. Tout d'abord, celui qui commet l'acte doit infliger intentionnellement des douleurs ou souffrances physiques ou psychologiques sévères pour un ou plusieurs des objectifs suivants : obtenir des informations ou une confession de la victime ou d'une tierce personne, pour punir la victime ou une tierce personne pour un acte commis ou suspecté d'avoir été commis par l'un d'eux, pour n'importe quelle raison fondée sur une discrimination de tout genre.

On pourrait également définir ces actes comme des actes d'une gravité exceptionnelle qui dépassent les simples violences et occasionnent une douleur ou une souffrance aiguë, traduisant une volonté de nier dans la victime la dignité de la personne humaineNote1021. .

Sans entrer dans le détail, car l'imagination humaine est assez développée dans ce domaine, on peut faire figurer dans ce classement les passages à tabac, les menaces, les blessures par arme, les violences sexuelles, les mutilations…

Une autre catégorie, non exclusive des autres, est la soumission à des conditions de vie pouvant entraîner la mortNote1022. . L'expression est assez large. On la trouve explicitement énoncée concernant le génocide, mais en fait la réalité de ce type d'infraction est telle qu'elle est contenue en germe dans les crimes de guerre et surtout dans les crimes contre l'humanité. En effet, l'expression étant tellement large, elle peut aller de la privation de nourriture, à la vie dans des conditions d'hygiène déplorables, en passant par des actes tels le viol systématique, les traitements humiliants… Mais on pense tout de même essentiellement à la privation de nourriture et aux conditions de vie sans hygiène ou bien pourquoi pas, à la pollution des nappes phréatiques ou à la destruction des matières premières alimentaires.

Enfin, les expérimentations scientifiques. Est ici volontairement choisie une dénomination large qui recouvre essentiellement les expériences médicales. En 1949, les conventions de Genève prohibent les expériences biologiques. Ces dernières sont qualifiées de traitements cruels, inhumains et dégradants. Le protocole de 1977 prohibe également les expériences sur les personnes consentantesNote1023. . D'autres textes prohibent ces pratiquesNote1024. . On peut alors observer une réification de l'homme et une transgression du serment d'Hippocrate.

L'affaire la plus célèbre est celle des médecins allemands lors de la Seconde Guerre mondialeNote1025. . Le tribunal siégeant à Nuremberg profite de ce cas pour formuler dix principes d'éthique médicale, plus connus aujourd'hui sous le nom de « Code de Nuremberg ».

Les actes sont divers, expériences sur la résistance à la faim, au froid, à certaines maladies, recherche sur certains vaccins et maladies, essais sur la cryogénie… Les séquelles sont diverses pour les victimes : mort, maladies diverses, handicaps divers…

L’importance de l’empoisonnement doit être soulignée. Les chambres à gaz entrent dans cette catégorie. L’article 221-5 du Code pénal français en fait une incrimination particulière. En ce qui concerne le gaz, il doit posséder un caractère mortifèreNote1026. . L’ordonnance du 28 août 1944, relative aux crimes de guerre, dans son article 2 3°, vise « toute exposition dans les chambres à gaz, tout empoisonnement des eaux ou denrées consommables, ainsi que tout dépôt, aspersion ou utilisation de substances nocives destinées à donner la mort ». Pour les juridictions internationales pénales, l’empoisonnement est une forme d’atteinte à la vie, dans le cadre du génocide et du crime contre l’humanitéNote1027. . Il semblerait que l’origine du procédé remonte à l’été 1941, lors de la visite de Himmler, à MinskNote1028. .

Le dernier point à envisager concerne les privations de liberté physique et plus précisément les atteintes à la liberté de déplacement, c'est-à-dire, les déportations, les expulsions, les emprisonnements et les disparitions. Préalablement et parce que c'est un crime contre l'humanité, il convient de souligner l'esclavage, qui peut s’analyser comme une appropriation de l'homme, une réification de l'individu, qui consiste à maintenir une personne dans un état de soumission, de servitude, de travail forcé. C'est « l'état ou la condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété »Note1029. . L'esclavage est aujourd'hui largement prohibé et considéré comme l'archétype du crime contre l'humanitéNote1030. .

Le travail forcé est une modalité, voire la modalité essentielle de l'esclavage. Mais cette dernière notion aujourd'hui est étendue à certains actes comme l'esclavage sexuel. En revanche, certains textes parlent de travail forcé sans faire le lien avec l'esclavage. Par exemple, est un crime de guerre le fait de contraindre un prisonnier de guerre ou un civil à servir dans les forces armées de la puissance ennemieNote1031.  ; le travail des prisonniers de guerre et de civils pour l'industrie de guerre, comme ce fut le cas en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale est considéré comme du travail forcé.

Les déportations et les expulsions constituent également une catégorie d'atteintes physiques à la liberté d'aller et venir et de résidence. Elles sont prohibées à différents titres, mais surtout à ceux des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. On peut être confronté soit à des expulsions simples, consistant à chasser d'un territoire une population identifiée, soit à des transferts illicites ou déportations consistant, outre l'expulsion à déterminer le nouveau lieu de résidence de cette population, le plus souvent à un endroit inhospitalier, comme la Sibérie ou dans un camp, avec l'objectif soit de réduire cette population en esclavage, soit de la faire disparaître.

Autre modalité de restriction de liberté physique, les emprisonnements ou privations de liberté. On peut en distinguer deux types, les emprisonnements arbitraires dans les établissements pénitentiaires que l'on qualifierait de classiques et les hôpitaux psychiatriques ; et les emprisonnements dans des camps spécialement conçus à cet effet. On observe un certain recoupement entre la déportationNote1032. et l'internement dans un camp. Cette captivité peut déboucher aussi bien sur l'incrimination de crime contre l'humanité que sur celle de génocide ou crime de guerre, en fonction de sa licéité, des conditions de vie à l'intérieur des camps et de l'objectif qui leur est assigné. Il ne s’agit pas de sanctionner le principe des prisonniers de guerre, admis par le droit, mais plutôt des conditions de privation de liberté ne respectant pas le droit international humanitaire ou bien ayant une finalité criminelleNote1033. . D’ailleurs, l’article 7 e) du statut de la CPI va en ce sens.

Enfin pour conclure ce rapide panorama des dommages physiques : la disparition. Elle peut être autonome, spontanée, mais elle peut également être une suite à l'incarcération. C'est le cas dans lequel des personnes sont arrêtées, détenues, enlevées par un Etat ou une organisation para-étatique et qui refusent ensuite de révéler l'endroit où elles sont, voire le sort qui leur fut réservé.

Aux dommages physiques, on peut ajouter les dommages moraux, qui leur sont souvent liés.

2 : Les dommages moraux

Tous les dommages de type physique précités s'accompagnent de séquelles psychologiques ; souvent, au-delà de l'acte matériel et de son résultat final, est recherché un effet intermédiaire d'ordre psychologique. L'homme, par essence, possède une double nature, physique et psychologique. C'est ce second aspect qui est ici victime du dommage. La torture en est un exemple, qu’elle soit physique ou directement morale. Un auteur la classe dans la catégorie des « atteintes physiques à l’intégrité morale »Note1034. .

Le principal dommage moral ou psychologique est l'atteinte à la dignité humaine. L'auteur de l'acte déshumanise la victime par son comportement, mais il la déshumanise aussi bien vis-à-vis de lui et de ses acolytes que vis-à-vis d'elle. L'humiliation subie, l'atteinte à la dignité, est le principal dommage moral. S’ajoutent a la détresse, la peur, le chagrin liés aux comportements subis, à la perte de proches. Un auteur distingue les atteintes à la liberté des membres des atteintes à la considérationNote1035. . Quatre types d’atteintes vont être successivement envisagés : l'atteinte au caractère humain de la victime, l'atteinte à son intégrité mentale, l'atteinte à sa dignité et le rejet du corps social.

Le crime contre l'humanité est ainsi dénommé parce qu'il nie l'humanité de la victimeNote1036. . L'idée est toujours plus ou moins la même ; M. Castillo estime que « le crime contre l'humanité est celui qui va refuser à l'homme sa singularité et son égale appartenance à la communauté humaine »Note1037. . Mais cette négation de l'humanité, cette déshumanisation n'est en définitive pas propre au crime contre l'humanité. En effet, elle est présente dans le génocide, considéré par certains comme une forme particulière de crime contre l'humanitéNote1038. . Elle n'est sûrement pas absente non plus des crimes de guerre.

Cette déshumanisation consiste en une atteinte portée à « l'irréductible humain », qui fait de chacun un être humainNote1039. . L'acte est inhumain parce qu'il blesse l'essence de l'Homme, parce que la souffrance infligée cache une volonté de destruction métaphysique. Le lien entre l'individu et l'espèce humaine est nié. Cette déshumanisation, ce rabaissement de l'individu a des répercussions sur l'idée qu'il a de lui même mais également sur sa santé psychique.

Un autre type de dommage moral est l'atteinte à l'intégrité mentale. Jusqu'à présent, on a surtout évoqué les atteintes à l'intégrité physique. Cependant, on peut observer un glissement vers l'atteinte à l'intégrité mentale et vers l'humanité de l'HommeNote1040. . Rares sont les instruments internationaux envisageant ce point. Les conventions sur le génocide et l'apartheid et le statut de la CPI y font allusion. En effet, « certains traitements humiliants et dégradants, les atteintes à la dignité des personnes constituent aussi des crimes contre l'humanité »Note1041. . Pour la CDI, le fait d'infliger de profondes humiliations en public ou de contraindre des individus à agir contre leur conscience, par exemple, sont des crimes contre l'humanitéNote1042. .

L'atteinte à l'intégrité mentale serait, entre autres, une atteinte plus grave qu'une atteinte mineure ou temporaire aux facultés mentales. C'est la répercussion psychique ou morale d'un comportement sur une personne, mais qui n'atteint pas le degré de la déshumanisation.

En rapport avec les éléments précédents, l'atteinte à la dignité et à l’honneur est un point incontournable. Les deux doivent être distinguésNote1043. , mais c’est surtout l’atteinte à la dignité qui doit être particulièrement envisagée, car plus caractéristique des crimes contre l’humanité. La dignité de la personne évoque une commune appartenance au genre humainNote1044. . Elle exprime une reconnaissance mutuelle et une solidarité au-delà de toute distinction sociale.

Selon le TPIY, « l'aspect essentiel des règles du droit international humanitaire ainsi que du droit relatif aux droits humains réside dans la protection de la dignité de la personne (…) Le principe général du respect de la dignité humaine est à la base du droit international humanitaire et des droits de l'homme et en est, en fait, la raison d'être (…) Ce principe a pour but de protéger l'être humain de toute atteinte à sa dignité personnelle, que cette atteinte découle de violences corporelles, d'humiliations ou de coups portés à l'honneur, au respect de soi ou au bien-être mental d'une personne »Note1045. .

La dignité de l'homme est ce qui lui permet d'être l'égal des autres. Elle a une influence sur son intégrité mentale. Elle est le propre du crime contre l'humanité et du génocide, ainsi que du crime de guerre, dans une moindre mesure.

Enfin, dernier point à envisager, le rejet du corps socialNote1046. . Prenons deux exemples connus : le rejet des Juifs en Allemagne et sous le régime de Vichy. Dans ces cas, on peut observer une déshumanisation progressive qui s'accompagne d'une désocialisation des individusNote1047. . S'opère alors une discrimination, à la fois juridique et en termes de valeur intrinsèque. Cette désocialisation se fera progressivement, en général, si bien que les victimes elles-mêmes ne s'en aperçoivent pas toujours immédiatementNote1048. .

Les victimes, au-delà des dommages personnels les affectants peuvent également subir des dommages d’ordre matériels.

3 : Les dommages matériels

Ces dommages se rencontrent dans tous les cas de violence armée, mais ils sont uniquement constitutifs de crimes de guerre. Il suffit d'observer le statut de la CPI pour se rendre compte que seul l'article 8 consacré aux crimes de guerre y fait allusion. On peut également voir émerger une incrimination d'atteinte aux biens dans le cadre du crime contre l'humanité, mais cela reste encore incertainNote1049. .

On y trouve notamment la destruction et l'appropriation de biens non justifiées par les nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraireNote1050. . Egalement le fait de diriger une attaque contre des biens civilsNote1051. , ou contre des installations, le matériel, les unités ou les véhicules employés dans le cadre d'une mission d'aide humanitaire ou de maintien de la paixNote1052. , ou bien encore le fait d'attaquer ou de bombarder des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas des objectifs militairesNote1053. . Le pillage est également réprimé et la liste pourrait se poursuivre Note1054. .

On peut encore souligner la protection des biens culturels en cas de conflits armés qui fait l’objet d’une convention en date du 14 mars 1954, adoptée à La Haye. L’article 53 du protocole additionnel I et l’article 16 du protocole II des conventions de Genève interdisent également les actes hostiles dirigés contre ces biens, ainsi que leur utilisation à l’appui de l’effort militaireNote1055. .

La Convention de 1954 fut complétée par deux protocoles, adoptés sous l’égide l’UNESCO : la convention de La Haye de 1970, relative aux mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriétés illicites des biens culturels, et la convention de La Haye du 26 mars 1999, relative à la protection des biens culturels en cas de conflits armésNote1056. . On peut également ajouter certaines mesures ponctuelles, comme la résolution 1348 de l’ONU qui criminalise l’entrée sur les territoires des Etats de biens volés en Irak.

Selon Emer de Vattel : « Pour quelque sujet que l’on ravage un pays, on doit épargner les édifices qui font honneur à l’humanité, et qui ne contribuent point à rendre l’ennemi plus puissant : les temples, les tombeaux, les bâtiments publics, tous les ouvrages respectables par leur beauté. Que gagne-t-on à les détruire? C’est se déclarer l’ennemi du genre humain que de le priver de gaieté de coeur de ces monuments des arts, de ces modèles du goût »Note1057. .

Après avoir envisagé les différents types de dommage affectant les individus, il convient, dans la perspectives de crimes de masse, de voir ceux de la collectivité.

b : Les dommages à la collectivité

La répression des atteintes aux groupes est au centre de la plupart des crimes contre la paix et la sécurité. La jurisprudence des Tribunaux militaires et celle des tribunaux pénaux internationaux en fournissent des exemples. L’affaire Erdemovic, par exemple, voit ce dernier condamné pour avoir, le 16 juillet 1995, tué et exécuté avec d’autres soldats des centaines de civils musulmans bosniaques à la ferme collective de Pilica à Zvornik. Tadic fut condamné pour divers homicides, traduisant des crimes contre l’humanité ou des infractions graves aux conventions de Genève contre les populations non serbes de BosnieNote1058. .

Le terme de collectivité est assez large, mais il sera réduit à trois types de collectivité : la collectivité, cible directe des actes criminels, puis l'humanité et la communauté internationale, momentanément assimilées. Les crimes contre l’humanité, le génocide et certains crimes de guerre visent directement une communauté. L’agression, quant à elle vise un Etat, mais également la communauté humaine dont il est la structure juridique.

1: La collectivité – cible des actes criminels

Le génocide concerne explicitement des collectivités nationales, ethniques, raciales ou religieusesNote1059. . Le crime contre l'humanité concerne, quant à lui, l'attaque contre une population civile. Mais en pratique, il s'applique souvent à des actes commis en raison d'une spécificité ethnique, religieuse, politique, philosophique… Le crime de guerre n'est pas exempt non plus de telles considérations, mais il s'applique avant tout aux personnes protégées, à savoir les prisonniers de guerre, les civils des territoires conquis, ceux ayant déposé les armes, ou bien encore les malades et blessés. Enfin, l'agression vise un Etat, essentiellement pour des raisons politiques.

Par conséquent, la notion de collectivité – cible est assez large. Elle se confond avec la notion de victime. Mais quelles que soient la nature et la spécificité de ce groupe, on retrouve des éléments communs et des éléments spécifiques : les dommages physiques à collectivité, à savoir la destruction totale ou partielle, et l'expulsion ou déportation, en tant que contrainte physique, puis les dommages matériels et moraux.

Quelle que soit la collectivité, et cela est le propre du génocide et du crime contre l'humanité, la collectivité peut être détruite totalement ou partiellement. La notion de destruction totale est largement compréhensible, mais celle de destruction partielle mérite d'être approfondie. Il faut entendre par là, la destruction d'une partie de ce groupe, tout d’abord d’un point de vue quantitatif, mais surtout d’un point de vue substantiel, dans l’hypothèse d’un génocide ; par exemple l’élimination totale d'un des deux sexes, la disparition des éléments intellectuels ou bien encore la disparition des éléments dirigeants.

La déportation et l'expulsion constituent plutôt une contrainte de nature physique occasionnant un dommage, notamment physique et patrimonial, voire affectif. A la contrainte de nature physique s'ajoute une dépossession de propriété qui possède à la fois un aspect patrimonial et un aspect affectif beaucoup plus profond.

Les modalités de commission d’un génocide sont diverses, comme le prouve la lecture des jurisprudences des Tribunaux militaires et des tribunaux pénaux internationaux. Par exemple, des exécutions sommairesNote1060. . Elles sont d’ailleurs incriminées par le statut du TPIR, dans le cadre de la répression des violations de l’article 3 commun aux conventions de Genève et au protocole additionnel II.

Il peut tout d'abord exister un lien intime entre une population identifiée et son territoire de vie. Dans une approche purement géopolitique de cette situation, on comprend aisément que les modes de vie traditionnels, les modes alimentaires, vestimentaires, mais également les croyances… peuvent être liés à l'environnement géographique, fruit d’une maturation historique. On pourrait parler de séparation entre le groupe cible et la terre des ancêtres.

D'un point de vue tout à fait matériel, il y a dépossession de la propriété de biens divers, meubles meublants, immeubles, notamment, mais cela concerne plus les membres du groupe pris individuellement ; en revanche, il peut y avoir dépossession et destruction de monuments ou lieux ayant une importance pour la communauté, comme des bâtiments cultuels. Selon un auteur, « la destruction délibérée de monuments, de lieux de culte ou d’œuvre d’art est une manifestation de la dérive vers la guerre totale. C’est l’autre face d’un génocide »Note1061. .

La seconde catégorie de dommages pouvant être relevée est celle des dommages moraux. Cela supposerait l'existence d'une conscience collective propre à la communauté-cible, dépassant la somme des dommages moraux individuels. Si chaque individu a la conscience de son appartenance à la communauté, la communauté possède la conscience de chaque individu la composant.

Pour l'instant, la notion de dommage moral de la communauté ne semble pas pleinement effective. Elle ne peut l'être qu'à condition que ladite communauté se superpose à un Etat ou à une minorité s'étant vu reconnaître des droits. Mais si une communauté peut subir un dommage, il est loin d'être évident que cela fasse naître un préjudice, sauf éventuellement à passer par l'artifice juridique de l'association, qui possède des droits, en France notammentNote1062. .

La difficulté est toute autre concernant les dommages de l’humanité.

2 : L'humanité

Au-delà de l'atteinte directe à ce qui a été dénommé la collectivité – cible, il y a, ou du moins il peut y avoir, une influence sur l'humanité et sur la communauté internationaleNote1063. . L'humanité peut être envisagée sous deux angles, soit en tant qu'addition des hommes, soit en tant qu'esprit commun des hommes mais se détachant de leur ensemble.

Le concept d'humanité ne prête pas réellement à controverse. Diverses expressions telles que crime contre l'humanité, patrimoine commun de l'humanité, en attestent la force.

En consacrant le concept d'humanité, le droit international se réfère aux intérêts communs à tous les hommes, au bien commun universelNote1064. . Cette notion prend d'autant plus d'ampleur que les moyens de communication entre les hommes se perfectionnent, créant une communauté, au moins virtuelle.

Le génocide, le crime contre l'humanité sont en rapport direct avec la communauté humaine, en tant qu'entité spirituelle. On peut discerner deux types de dommages, un dommage physique et biologique et un dommage moral.

Ce dommage matériel se décompose en deux éléments : d'une part la disparition d'un ou plusieurs individus, portant atteinte à l'humanité en tant qu'ensemble des hommes, aussi bien physiquement que spirituellement. Et d'autre part un dommage de type biologique avec la disparition totale ou en partie d'éléments génétiques originaux.

Le premier point est relativement clair : une atteinte à l'humanité par la disparition ou par les souffrances d'un ou plusieurs individus, créant un dommage à la communauté humaine.

Le second point est peut-être le plus important, si l'on considère cette fois-ci l'humanité en tant qu'entité spirituelle transtemporelle. Si l'on prend le cas du génocide, c'est-à-dire de la disparition totale ou partielle d'une ethnie ou d'un groupe racial, il peut y avoir disparition de gènes particuliers à cette ethnie, privant par-là même l'humanité de ces gènes. Or, l'on sait que moins il y a de gènes différents, plus le risque de consanguinité existe, favorisant des maladies et des dégénérescences.

Outre ces dommages de type matériel, il peut y avoir des dommages de type moral. Ils accompagnent souvent les premiers. Là encore, l'humanité est concernée, en tant qu'entité spirituelle. Cette fois-ci, elle sera touchée par une douleur, une peine relative aux souffrances imposées à certains de ses membres, mais également une souffrance beaucoup plus métaphysique.

Cette typologie des dommages des communautés permet désormais de proposer une typologie des préjudices.

II : Typologie des préjudices causés par les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité

Le préjudice est une atteinte à un droit subjectif, découlant d'un dommage physique ou moral. La doctrine semble relativement hétérogène au sujet d'une classification des préjudices. On trouve trois principales classifications : une binaire, une tripartite et une quadripartiteNote1065. . Malheureusement, certaines de ces distinctions traduisent une confusion entre dommage et préjudice ; il n'est par conséquent pas toujours aisé d'en tirer une typologie. Nous ne préciserons donc uniquement que les tentatives de classification binaire et tripartite.

La première de ces classifications distingue le préjudice matériel du préjudice moral. Par exemple, pour Chapus, le préjudice matériel est celui qui « s'analyse en une perte économique, pécuniaire, le préjudice moral étant alors le dommage non-économique, non-pécuniaireNote1066.  ». Mais cet auteur précise que ce dernier se présente sous des aspects variés, à savoir l'atteinte à la partie sociale du patrimoine moral, l'atteinte aux idées morales, les troubles dans les conditions d'existence, l'atteinte à l'intégrité corporelle et l'atteinte aux sentiments d'affectionNote1067. . Cependant, cette distinction révèle vite ses limites, car certains préjudices comme l'atteinte à la réputation ou à l'honneur sont susceptibles d'avoir des répercussions dans chacune des catégories de préjudiceNote1068. .

La présentation tripartite consiste, le plus souvent, à isoler une troisième catégorie de préjudice : le préjudice corporel. Certains auteurs proposent d'autres distinctions, par exemple, préjudice in re, préjudice patrimonial et préjudice moralNote1069. . Le préjudice in re serait une atteinte à un bien, portant directement sur la chose et le préjudice patrimonial porterait alors, non plus sur un bien déterminé, mais sur la fortune ou l'activité. Quant au préjudice moral, l'auteur distingue le préjudice moral pur et le mixte, c'est-à-dire moral et patrimonial. Mais cette théorie semble emprunte de confusionsNote1070. . On peut encore citer le professeur Morange qui propose de distinguer le préjudice d'ordre corporel, celui d'ordre incorporel et celui d'ordre moralNote1071. . M. Paillet distingue, quant à lui, préjudice économique, préjudice corporel et préjudice moralNote1072. .

Après cette brève présentation, le préjudice patrimonial (a) et le préjudice extrapatrimonial (b) seront classiquement distingués.

a : Les préjudices patrimoniaux.

Un dommage peut être à l'origine de préjudices patrimoniaux de diverses sortes. Ce seront des dommages affectant des biens mobiliers ou immobiliers, portant atteinte à une situation professionnelle et entraînant une perte de revenus. Ou bien encore les capacités physiques peuvent être affectées entraînant elles-mêmes une perte d'emploi et donc de revenus. On pourrait multiplier les exemples.

Malgré l’existence d’un patrimoine commun de l’humanité, il semble que seuls deux sujets soient principalement concernés par ce type de préjudice : les personnes physiques (1) et les personnes morales, dont l'Etat (2).

1 : Les préjudices patrimoniaux des personnes physiques

Les personnes physiques peuvent subir un préjudice, soit directement, soit par ricochet. Dans ce dernier cas, le préjudice est bien réel, mais il est le fruit d'un dommage affectant une autre personne que celle qui le subit. Pour prendre un exemple simple, une femme subit un préjudice patrimonial du fait de l'assassinat de son mari qui était la principale source de revenu du foyer, ou inversement.

Le préjudice patrimonial peut résider dans différents types de dommages. Il consiste, reprenant en cela la définition de ChapusNote1073. , en une perte pécuniaire, une diminution du patrimoine financier et réelle de l'individu.

A ce titre, constituent des préjudices patrimoniaux, les pertes de propriété immobilière et mobilière, les pertes de jouissance immobilière, et mobilière, les frais médicaux en tout genre, les pertes de salaires…

2 : Les préjudices patrimoniaux de l'Etat

Des sociétés peuvent pâtir d'une agression, de crimes contre l'humanité, de génocide ou de crimes de guerre, par la destruction de bâtiments, d'usinesNote1074. , mais surtout par la disparition d'ouvrier, d'ingénieurs… Cette hypothèse sera laissée de côté, car bien que soulevant des difficultés réelles, les conséquences morales en sont largement moins importantes que celles affectant les individus.

En revanche, il faut considérer le cas de l'Etat, qui est également une personne morale, mais tout de même particulière dans le rapport qu'elle entretient avec les individus. Tout d'abord, l'Etat est une des victimes principales de l'agression. D'autre part, l'Etat, qui est la structure politique, administrative et même, dans un certain sens, affective d'une collectivité humaine, est affecté par les atteintes faites à ses citoyens et même à ses résidentsNote1075. .

Comme une personnes physique, l'Etat est possesseur de biens monétaires, immobiliers et mobiliers. En outre, il possède un personnel. Par conséquent, une agression, des bombardements peuvent être à l'origine de destructions de tels biens, mais également de la mort d'agents publics. Cela occasionne donc des pertes financières, des coûts, des retards grevant les finances publiquesNote1076. .

Concernant les personnels de l'Etat, victimes de crimes de guerre ou autres, l'Etat subirait un préjudice propre. En effet la perte entraîne un coût, la nécessité de former d'autres agents publics, ainsi qu’un retard pris suite à la disparition de certains agents. Mais à ces préjudices patrimoniaux, on peut ajouter les préjudices extrapatrimoniaux.

b : Les préjudices extrapatrimoniaux.

Par opposition au préjudice patrimonial, le préjudice extrapatrimonial serait tout ce qui n'a pas une répercussion négative sur les finances de la victime. Cela comprendrait alors les préjudices aux droits subjectifs trouvant leur source dans des dommages moraux et psychologiques. On peut reprendre la définition de ChapusNote1077. et considérer que ce sont l'atteinte à la partie sociale du patrimoine moral, l'atteinte aux idées morales, les troubles dans les conditions d'existence, l'atteinte à l'intégrité corporelle et l'atteinte aux sentiments d'affection.

Ce type de préjudice est assez proche du dommage, indistinctement appelé moral, psychologique ou psychique. Il est parfois difficile de distinguer les deux. Pour présenter simplement la distinction, le dommage fait l'objet d'une vision purement sociologique et psychologique, tandis que le préjudice en est la traduction juridique, génératrice de droit. Mais la distinction est en fait plus complexe, car la notion de dommage est une notion juridique, donc en un sens le dommage est générateur d'un droit, mais qui serait un droit à agir, à faire entendre sa cause, alors que le préjudice serait générateur d'un droit à réparation.

Les crimes retenus pour cette étude ont la particularité de faire naître une pluralité de préjudices : le préjudice de l'individu (1), puis celui de la collectivité – cible (2) et enfin celui de l'humanité et de la communauté internationale (3). L'Etat doit être écarté, car il ne possède pas de conscience et ne peut donc subir un tel préjudiceNote1078. .

1 : Le préjudice extrapatrimonial de l'individu.

Ce préjudice trouve sa source dans trois types de dommages : le dommage physique, le dommage moral et le dommage aux biens. Les deux premiers se comprennent aisément, en effet, le dommage moral trouve une répercussion évidente dans le préjudice extrapatrimonial. En outre, le dommage physique, s'accompagnant de séquelles définitives, ou bien même consistant en des séquelles temporaires, peut être source de pretium dolorisNote1079. .

Le dommage aux biens trouve également une répercussion morale et psychologique, entraînant un dommage moral, lui-même, générateur d'un préjudice moralNote1080. .

Plus concrètement, le préjudice moral peut résulter d'une atteinte à l'honneurNote1081. , à la libertéNote1082. , mais également d'atteintes physiques, esthétiquesNote1083. , moralesNote1084. et de troubles dans les conditions d'existenceNote1085. . Si l'on synthétise, le préjudice extrapatrimonial résulte soit d'atteintes aux droits de la personne, soit d'atteintes matérielles ou physiques. Mais une fois encore, l’individu étant également membre d’une collectivité – cible, cette dernière peut, elle-même, subir de tels préjudices.

2 : Le préjudice extrapatrimonial de la collectivité – cible.

La collectivité – cible est la communauté qui fut la victime de l'infraction. Nous avons distingué trois types de dommages pouvant en être la source : physique, moral et matérielNote1086. .

Cependant, la collectivité – cible n'est pas forcément sujet de droit. Seulement trois hypothèses peuvent lui permettre d'en constituer un. Soit la collectivité correspond en fait à un Etat, soit à une minorité possédant des droits et étant considéré comme sujet de droit, soit elle passe par l'artifice juridique de l'association. Alors, dans ces cas, elle peut défendre un intérêt collectif.

Se pose ensuite la question de la possibilité pour des personnes morales d'alléguer des dommages physique, matériel et moral.

Physique, cela semble assez incongru, mais peut correspondre à la destruction partielle des membres de la communauté. Dans ce cas, il y a une corrélation entre l'atteinte physique aux membres pris individuellement et l’atteinte à la communauté. Peut-être serait-ce le seul cas de dommage physique d'une personne morale, dans l’hypothèse où elle constitue un ensemble spirituel et physique. En tout état de cause, à défaut d'alléguer son atteinte physique, elle peut, que ce soit un Etat ou une association, alléguer l'atteinte à ses membres.

En revanche, la question du préjudice d'origine morale ou matérielle pose moins de difficultés. Un Etat, une association peuvent parfaitement, si cela correspond notamment à l'objet socialNote1087. de l'association, engager une action en responsabilité pour un préjudice extrapatrimonial.

L’agression d’un Etat par un autre, par exemple, constitue une atteinte à la souveraineté ; c’est un dommage immatérielNote1088. . Le professeur d’Argent s’interroge sur le point de savoir si à côté du dommage précédent n’existerait pas un autre dommage moral, devant être indemnisé spécifiquement, découlant de la particulière gravité du fait illicite d’agression. Cette question est inspirée par une demande faite par le Nicaragua, en ce sens, en 1988, dans la célèbre affaire des activités militaires et paramilitaires, qui se poursuivait devant la CIJ, et fondée sur la nature des normes de jus cogens violéesNote1089. . La question reste donc en suspend. Le professeur d’Argent souligne qu’il convient de distinguer les demandes d’indemnités fondées sur un dommage moral distinct et les punitives damages. Dans le second de ces cas, il est inimaginable qu’un Etat puisse obtenir un dédommagement, car la valeur protégée par le jus cogens diffère de celle de l’Etat. C’est comme une amende en droit français : si elle repose sur un dommage concrètement causé à une personne, ce n’est pas la victime qui en bénéficie, mais la sociétéNote1090. .

3 : Le préjudice extrapatrimonial de l'humanité et de la communauté internationale

L'humanité et la communauté internationale subissent un préjudice, mais seule la communauté internationale semble être une personne juridique au nom de laquelle une action en justice est menée. Si l'on prend le préambule du statut de la CPI, il est fait référence aux « crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale ». Son article 5, relatif aux crimes relevant de la compétence de la cour, reprend cette expression.

La notion de communauté internationale est assez évanescente. Certains juristes sous-entendent, par cette expression, communauté juridique, fondée sur le fait que tous les Etats sont soumis à un même droitNote1091. . Par exemple, l'article 53 de la convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités reconnaît l'existence de normes impératives acceptées par la communauté internationale des Etats dans son ensemble.

La communauté internationale est un ensemble complexe constitué par les Etats, par des entités non-étatiques et par les individus. Pour René-Jean Dupuy, communauté internationale et humanité sont unies. L'humanité est constituée d'êtres vivants à un moment donné, mais aussi projetée dans le futur et formée des générations d'hommes à venir ; c'est la communauté internationale, mais d'un point de vue et dans une perspective humaineNote1092. .

L'humanité est mentionnée dans de nombreux textes de droit international, dont le préambule de la Charte des Nations Unies, mais également dans diverses résolutions de l'Assemblée générale. L'humanité est un concept désormais incontournable et titulaire de droitsNote1093. , ce qui permet qu’elle puisse subir des préjudices.

L’étude des conditions des responsabilités étatiques démontre que dans le domaine des violations graves, certaines réflexions sont à approfondir, comme les droits des collectivités – cibles, leurs préjudices et peut-être l’instauration d’un statut juridique pour obtenir réparation. L’autre réflexion importante, liée aux responsabilités de l’Etat, réside dans sa fonction, qui doit être appréciée au regard de la responsabilité du criminel.

Sous-section 2nde : Les fonctions des responsabilités étatiques

Lorsque les crimes commis par des militaires atteignent une certaine ampleur, les responsabilités individuelles ne suffisent plus, ce qui peut justifier la reconnaissance d’une responsabilité étatique, notamment pour couvrir l’aspect financier des dommages occasionnés, le militaire n’étant pas assez solvable.

La responsabilité individuelle pénale permet avant tout l’identification du criminel et sa sanction. Il est alors la cible d’une opprobre justifiée et l’objet d’une mesure pénale à la fois sanctionnatrice et rééducative. Mais l’individualisation du phénomène criminel de masse paraît insuffisante.

L’Etat a alors un rôle à jouer notamment au niveau civil où il pallie l’insolvabilité du criminel pris individuellement. Selon M. Kaemper, la coexistence d’une responsabilité étatique et d’une responsabilité individuelle, fondée sur un même fait, incite à repenser la fonction de la responsabilité étatique, notamment dans le système juridique international. Son raisonnement peut être transposé en droit interne. La responsabilité étatique aurait alors deux fonctions, une fonction de réparation et une fonction « systémique »Note1094. . Cette dernière trouverait particulièrement à s’appliquer lors de la violation des obligations de l’article 40 du projet de 2001 de la Commission du droit internationalNote1095. . Mais pour l’instant, l’auteur soulève plus de questions qu’il n’apporte de véritable réponse claire. C’est pourquoi il convient de privilégier l’aspect civil de la responsabilité étatique. Au-delà de cet aspect, la responsabilité est politique et symbolique (§ 1er), se caractérisant, dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, par un recul de sa fonction protectrice à l’égard de ses agents (§ 2nd), conséquence du choix, par le système international, de la forme démocratique et légitime de l’EtatNote1096. .

§ 1er : Une fonction politique et symbolique

La responsabilité, de quelque nature qu’elle soit, a toujours pour conséquence la naissance d’une certaine opprobre. Mais la responsabilité étatique se démarque, en ce sens que ses répercussions publiques et médiatiques sont beaucoup plus larges.

Le crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, quelqu’en soient les commettants, crée une blessure au sein de l’unité étatique. La reconnaissance de la responsabilité de l’Etat peut alors constituer un nécessaire symbolique et psychologique. Mais cette responsabilité, c’est avant tout celle de ses organes dirigeants politiques et du peuple. La sanction de la communauté et des institutions (A) possède un caractère symbolique (B).

A : La sanction de la communauté et des institutions

La responsabilité de l’Etat, qu’elle soit administrative ou internationale, a pour but la réparation. Cette dernière est assumée par le budget de l’Etat, donc par les citoyens – contribuables, que la politique criminelle ait été le fait d’un groupe au sein de l’Etat ou de l’Etat. La solution est contestable, mais on peut la justifier comme étant une des conséquences de la vie en société. En revanche, elle est beaucoup plus choquante si elle signifie que la responsabilité reconnue doit être assumée même par ceux qui se sont opposés au régime ou aux groupes criminels.

Historiquement, les politiques criminelles ou agressives n’étaient sanctionnées que par le vainqueur comme bon lui semblait. Cela aboutissait, généralement, au versement de forts subsides, à l’annexion de certains territoires et donc à la réduction, voire à la dislocation de certains royaumes ou empires. Si le vainqueur sanctionnait plus le souverain adverse que son peuple, il en résultait indéniablement un effet tant sur le peuple que sur l’Etat lui-même, surtout si l’on ne distinguait pas Etat et monarque. La dissociation des deux n’entraîne pas pour autant une distinction nette et imperméable. A l’instar de la distinction entre le domaine privé du Roi et la CouronneNote1097. et de la dépersonnalisation du pouvoir et de la Couronne, la responsabilité du « souverain », que ce soit un monarque ou un Président de la République, devrait être clairement distinguée de la responsabilité de l’Etat, notamment lorsqu’elle est fondée sur la souveraineté du peupleNote1098. . Les régimes actuels de responsabilité étatique constituent avant tout une sanction du régime (I) et indirectement celle des dirigeants politiques (II).

I : La sanction du régime politique

Le professeur Höffe propose de distinguer justice personnelle et justice politiqueNote1099. . Il part de l’idée que, dans l’existence humaine, il existe un côté personnel et un côté institutionnel. Dans ce second aspect, il y aurait des formes de relations préexistant largement à l’action personnelle, comme les entités politiques et juridiques. La justice politique concerne ce second aspect. Avec la justice politique, on porte une appréciation morale sur le droit de l’Etat. Il faut alors distinguer deux degrés de justice, tant au niveau personnel qu’institutionnel. Dans la justice politique, la justice du premier degré concerne les actes ponctuels d’une instance politique, comme un décret, une loi ou un arrêt. Le second degré concerne les institutions elles-mêmes, voire l’Etat dans sa totalité.

Par exemple, un militaire agissant seul commet un crime ; selon le professeur Höffe, cela concerne la justice personnelle, du premier degré. Si une telle conduite est la règle parmi les personnes en question, cela concerne la justice personnelle de second degré. Mais si la conduite fautive demeure impunie et si elle s’exerce méthodiquement dans la communauté en question, c’est-à-dire si elle résulte de sa constitution politique fondamentale, cela concerne le domaine de la justice institutionnelle. Dans le cas d’une conduite isolée fautive, cela relèvera de la justice institutionnelle du premier degré. Mais si la conduite est méthodique et constitutionnelle, il s’agira du domaine de la justice institutionnelle du second degré. L’auteur complète son raisonnement par un exemple, concernant ce dernier domaine. Il condamne les Etats « pour leur injustice parce qu’ils travaillent avec les méthodes de la Gestapo, les camps de concentration ou l’Archipel du Goulag, parce qu’ils bafouent le droit des peuples à l’autodétermination ou la liberté religieuse et culturelle des minorités. En l’occurrence, nous ne jugeons pas et ne condamnons pas seulement les fonctionnaires en tant qu’ils sont juridiquement responsables de leurs actes et nous ne faisons pas seulement attention au caractère personnel d’un policier, d’un soldat, d’un juge, d’un fonctionnaire administratif ou d’un homme politique. Au contraire, nous jugeons aussi et surtout un ordre juridique et politique qui tolère impunément une telle injustice et, qui plus est, la commet lui-même, d’une certaine manière »Note1100. .

Cette justice politique désigne une certaine idée morale du droit et de l’Etat, voire une certaine éthique, ce qui aboutit alors à distinguer les formes légitimes des formes illégitimes. Cette idée de justice politique trouve, semble-t-il, son fondement dans une certaine approche jusnaturaliste de l’EtatNote1101. . Le professeur Höffe voit, d’ailleurs, un renouveau des positions jusnaturalistes après « l’expérience d’Etats manifestement iniques, en particulier du ‘troisième Reich’ »Note1102. .

On peut donc, suivant en cela le professeur Höffe, considérer les Etats pratiquant des politiques criminelles contre la paix et la sécurité de l’humanité comme injustes au niveau institutionnel ou politique. Ces Etats devront alors répondre de tels comportements.

Le TPIR, dans l’affaire KambandaNote1103. , Premier ministre intérimaire du Rwanda du 8 avril au 17 juillet 1994, condamne ce dernier pour divers motifs et notamment parce qu’il assumait la responsabilité du maintien de la paix et de la sécurité au Rwanda et qu’il a abusé de la confiance de la populationNote1104. . En outre, il a participé au génocide par ses discours et des distributions d’armes et il a failli à son obligation de prendre toute les mesures pour faire cesser les comportements criminels. Cette décision est intéressante, car elle sanctionne l’accusé au regard de fondements politiques liés à sa fonction. Les juges établissent un rapport avec la fonction de maintien et de sauvegarde de l’ordre public, d’une part, et d’autre part ils se placent sur le terrain de la théorie de l’Etat, en faisant référence à l’abus de confiance envers la population. Ils jugent donc par rapport à un modèle étatique, démocratique et respectueux des droits et libertés des hommes et des citoyens, dans la lignée de la théorie de Locke et en adéquation avec l’esprit du droit international général et pénal. Pour reprendre un pensée de Camus, on pourrait parler de « ceux qui ont su trahir leur pays sans cesser de respecter la loi »Note1105. . Cette décision semble confirmer la résurgence d’un certain jusnaturalismeNote1106. et surtout semble, au-delà de Kambanda, se placer sur le terrain du régime étatique et de l’appréciation de la justice politique.

La fonction politique de la responsabilité porterait alors sur le pouvoir souverain même, c’est-à-dire sur le peuple et la nation, si l’on se cantonne à la France. Selon l’article 3 alinéa 1er de la Constitution : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Donc, au-delà de l’apparence de la sanction du droit international à l’égard de l’Etat et de l’individu, une appréciation est portée sur le régime politique et le cas échéant une désapprobation. L’Afrique du Sud, la Rhodésie, l’ex-Yougoslavie… sont autant de régimes sanctionnés pour des violations des droits de l’Homme et des politiques criminelles qui, en fait, voient leur régime mis en cause. Cela n’est pas surprenant, si l’on considère le droit international comme fortement politisé.

Cette influence sur la souveraineté, peu importe son titulaire, correspond parfaitement au phénomène actuel touchant cette notion. La souveraineté absolue, depuis le traité de Westphalie, connaît une limitation, notamment avec l’idée de l’égalité souveraine des Etats. La souveraineté suppose que l’on ne doit rendre de compte à personne et qu’il n’y a pas d’autorité absolue. Pour le professeur Combacau, « la souveraineté n’est pas la puissance suprême, mais la suprématie de la puissance »Note1107. .

La coexistence d’Etats souverains égaux incite ces derniers à éviter d’empiéter sur les droits des autres. Il s’ensuit que cette coexistence invite à limiter les expressions de la souveraineté. Le droit international est là pour régler les points d’affrontement des Etats, ainsi que leur coexistence et leur coopération. Objectivement, rien n’empêche un Etat d’user de sa pleine souveraineté en agressant un autre Etat sans raison. Mais l’existence de normes internationales prohibe ce comportement. Ces normes résultent d’accords et de comportements auxquels l’Etat souscrit soit par conviction, soit par pression. Ce sont plus des impératifs sociologiques qui entraînent l’auto-limitation de la souveraineté, dont l’étendue se réduit, qu’une mutation et une nouvelle définition de la notion.

Par principe, le droit international ne se prononce pas sur l’organisation interne d’un EtatNote1108. . Max Huber, dans sa célèbre sentence relative à l’Ile de Palmas, définit la souveraineté et la rend synonyme d’indépendance, ce qui comporte le droit d’exercer sur un territoire donné les fonctions étatiques, à l’exclusion de tout autre EtatNote1109. . Elle se manifeste par l’autonomie constitutionnelle des Etats et permet à chaque peuple de choisir librement son régime politique, économique ou socialNote1110. . Le droit international constitue cependant, un facteur de limitation de l’Etat, jusque dans sa forme politique. L’ordre juridique international supposait à l’origine des limitations de l’exercice de la souveraineté dans les relations interétatiques. L’interdiction du recours à la force en est un exemple, la non ingérence dans les affaires internes d’un Etat en est un autre.

Le droit international pénal complète l’ordre juridique international. Le développement de la notion d’ingérence dans certains cas constitue une autre atteinte au principe de souveraineté. Mais au-delà de brèches ponctuelles dans le principe, un modèle standard de régime politique semble émerger.

Tant la création d’une juridiction administrative en France, et surtout d’une justice déléguée, que la création d’une juridiction internationale parachèvent le passage de l’Etat irresponsable vers l’Etat responsable. La création de juridictions internationales est un geste avant tout politique. En effet, après l’échec de 1919, les vainqueurs décidèrent en 1945 non pas de sanctionner les vaincus, mais de les soumettre au droit et à un tribunalNote1111. .

L’acceptation de la justice internationale suppose la soumission volontaire de l’Etat et donc une limitation de sa souveraineté, mais surtout un exercice en commun de certains éléments de souveraineté, comme la Justice.

En droit administratif français, la responsabilité de l’Etat est aujourd’hui reconnue, exceptées certaines hypothèses comme les actes qualifiés d’actes de gouvernementNote1112. . Si, pendant longtemps, certaines activités régaliennes relevèrent du domaine de l’irresponsabilitéNote1113. , tel n’est plus le cas en principe.

La souveraineté connaît donc un infléchissement en droit interne et en droit international et surtout une responsabilisation, ce qui n’est pas sans contradiction avec sa définition même qui suppose ne rendre de compte à personne. En droit français une telle responsabilisation est encore incomplète avec les actes de gouvernement.

Il semble donc que le droit international, tel qu’il se développe actuellement, dépasse la simple mise en place d’un système de droit et de justice fonctionnant grâce à la délégation de certains pouvoirs souverains à certaines institutions internationales. La Justice, la guerre, le pouvoir de contraindre, sont autant d’éléments qui viennent en réduction de la souveraineté étatique et qui entraînent une conséquence seconde mais non de la moindre importance, la création d’une justice qui pourrait devenir un instrument politique, à tout le moins perçue comme telle. Le système international est désormais porteur d’une éthique politique. On peut y voir l’affirmation d’une idée de Platon, formulée dans La République : « la seule forme d’Etat valable est celle dans laquelle ceux qui disposent de la puissance sont des philosophes ».

Justement l’un des effets de la jurisprudence Papon, la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat « républicain » pour les faits du Régime de Vichy, porte en elle une appréciation sur un régime politique. Beaucoup ont parlé de la reconnaissance d’une filiation entre les deux régimes, et même de la reconnaissance de la continuité de l’Etat. Vichy, contrairement à l’esprit de l’ordonnance du 9 août 1944, aux déclarations du général de Gaulle et de F. Mitterrand et à une certaine jurisprudence du Conseil d’EtatNote1114. , n’est plus une enclave au sein de l’ère républicaine françaiseNote1115. . La question revêt une importance certaine. La reconnaissance d’un lien entre les deux régimes permet l’attribution des comportements du plus ancien au plus récent. Mais au-delà de l’aspect administratif, il existe un aspect constitutionnel et politique. Le professeur Verpeaux parle, concernant l’attitude du Conseil d’Etat relativement à cette période, du passage d’une fiction républicaine à une fiction étatique, ce qui s’explique par une « nouvelle perception politique de la période »Note1116. . Il relève deux points. L’ordonnance de 1944 affirme le rétablissement de la République sur le sol métropolitain et que la République n’a jamais cessé d’exister mais avait suivi les combattants de la liberté à Londres et AlgerNote1117. . Il énumère ensuite les différentes positions que l’on peut soutenir concernant la relation entre le Régime de Vichy et celui de la République. Il envisage trois lectures, minimaliste, maximaliste et moyenneNote1118. . La première signifie que Vichy n’est pas la France. La deuxième que l’Etat légal transcende les régimes et qu’aucune discontinuité ne peut être envisagée. La troisième que Vichy n’est pas la France, mais que l’Etat républicain est comptable des fautes collectives. Cette dernière position fut selon lui adoptée par le Conseil d’Etat. La continuité de l’Etat serait alors conçue comme une abstraction.

Mais cette dernière lecture n’est pas sans faire apparaître des contradictions, même si on peut y voir, à l’instar du droit international, une sorte de succession à la dette. En revanche, la deuxième lecture, si gênante soit-elle, historiquement, socialement et juridiquement, semble devoir l’emporter par certains arguments favorables et surtout par l’exclusion des autres lectures.

On peut faire apparaître deux points principaux, l’un relatif à l’exercice du pouvoir par le régime de Vichy, l’autre relatif au principe de continuité de l’Etat, les deux étant liés. Il est généralement admis que le régime de Vichy fut illégitime. Cela mérite quelques détails. Du point de vue de la dévolution du pouvoir au Maréchal Pétain, il faut relativiser cette affirmationNote1119. . La loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 confie « tous pouvoirs au gouvernement, sous l’autorité et la signature du Maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle constitution de l’Etat français (…) ». Le Parlement avait donc voté les pleins pouvoirs au Gouvernement PétainNote1120. . Si l’on ne peut contester divers événements qui eurent lieu dès le début de l’année 1940 et recensés par R. CassinNote1121. , conseiller du Général de Gaulle, on ne peut que constater que, sur une majorité initialement requise de 467 voix, le texte en obtint 569. Les exigences formelles semblent malgré tout respectées, mais les conditions laissent douter bien évidemment d’une procédure libre et éclairéeNote1122. . Au-delà de la dévolution du pouvoir, se pose le problème de son exercice tout au long des quatre années. On peut préciser que la formule utilisée n’est pas sans similitude avec celle du 3 juin 1958, qui confie une tâche à certains égards identique au Gouvernement, qui sera dirigé par Général de GaulleNote1123. . René Cassin conteste plusieurs points et notamment que le pouvoir souverain ne se délègue pas, critique juste, mais aujourd’hui largement infirmée. Cependant la lettre de la loi constitutionnelle prévoit la ratification de la nouvelle constitution par la Nation. Autre critique formulée, l’abandon de la forme républicaine, résultant de l’amendement Wallon. La critique là encore est juste et même d’actualité avec l’article 89 de la Constitution de 1958. Mais, il semble contestable d’encadrer le pouvoir constituant, au moins originaire. A l’appui de cette idée, on peut opposer l’idée même de souveraineté, signifiant ne rendre de compte à personne et être libre de ses décisions.

Si l’on peut aisément admettre le caractère biaisé de la procédure constitutionnelle du 10 juillet 1940, il faut reconnaître que les arguments selon lesquels l’Etat républicain aurait perduré à l’étranger et sous le pouvoir du Général de Gaulle sont insoutenablesNote1124. . Tout d’abord, le général de Gaulle n’a, à aucun moment, acquis le pouvoir en 1940 de manière légitime, il se l’est attribuéNote1125.  ; il n’est que secrétaire d’Etat à la guerre, dans le Gouvernement démissionnaire de Paul Reynaud. Contrairement à Pétain qui, au moins formellement l’a acquis, de Gaulle ne peut y prétendre. Et donc l’hypothèse d’un régime républicain qui aurait suivi de Gaulle ne peut être soutenu. On peut en outre ajouter que le régime de Vichy était reconnu au niveau international, car les USA, la Grande-Bretagne, l’Espagne… y avaient des représentants et entretenaient des correspondances avec luiNote1126. . La France combattante incarnée par de Gaulle n’est reconnue par la Reine d’Angleterre que le 13 juillet 1942 et un peu avant, le 9 juillet 1942 par les USA qui qualifient le Conseil national français de « symbole de la résistance française à l’Axe », puis quelques temps après par l’Union soviétique.

Il semble donc plus exact de retenir une lecture maximaliste de la relation entre le Régime de Vichy et les Républiques. En outre, une forte partie des Français a soutenu immédiatement Pétain, ainsi qu’une grande partie des territoires coloniaux. Ce n’est qu’à partir de 1942, au vu de la pratique du pouvoir, que la situation se dégrade et que le régime est très fortement contesté. Cette période de l’histoire française est très difficile à analyser, elle pose toute la question de la différence entre légalité et légitimité.

Il semble donc opportun de reconnaître une continuité politique et constitutionnelle, certes entachée. A cet égard, une décision du tribunal administratif de Paris du 27 juin 2002 condamne l’Etat à verser un euro symbolique à une association de déportés et internés « en raison du principe de continuité de l’Etat, la nature de son régime institutionnel et de ses fluctuations au cours de l’histoire ne [sachant] interrompre sa permanence ou sa pérennité »Note1127. . Le professeur Melleray conclut des arrêts Papon, Pelletier et Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes que ces jurisprudences réconcilient le droit, l’histoire et le politiqueNote1128. . Prolongeant cette dernière réflexion, on peut soutenir que la sanction du régime en place constitue une sanction indirecte des dirigeants étatiques.

II : La sanction politique indirecte des gouvernants

Derrière les régimes politiques, se trouvent les hommes au pouvoir. La politique d’un Etat est le fruit d’un groupe dirigeant, plus ou moins soutenu par une majorité. Les politiques du Troisième Reich, les politiques d’apartheid, le démontrent. La fonction politique de la responsabilité étatique comporte un double aspect, institutionnel et personnel. Le premier vient d’être traité, le second concerne les hommes au pouvoir. Sont donc sanctionnés les choix politiques effectués par les dirigeants et le régime en résultant. L’idée est la contestation des gouvernants par les gouvernés. Tant la responsabilité pénale, personnelle des dirigeants étatiques, que celle de l’Etat sont porteuses d’une fonction politique.

Lorsque l’on envisage la responsabilité politique, on songe uniquement à la responsabilité politique des hommes politiques et non des Etats. Mais les deux sont indissociables. C’est pourquoi une réflexion sur la fonction politique de la responsabilité étatique invite à une réflexion sur la responsabilité politique des gouvernants.

En France, le Président de la République est irresponsable politiquement d’après l’article 68 de la Constitution. La notion de « haute trahison », dont la nature est mixte, pénale et politique, ne semble donc engendrer une responsabilité que par exception.

Selon le professeur Ardant, une responsabilité politique serait une responsabilité qui sanctionne des différends sur la conception d’une politique ou des échecs et des erreurs dans sa mise en œuvreNote1129. . Pour le professeur Ségur, la responsabilité politique est un mécanisme d’affectation de valeur à une conduite gouvernementale, ce qui implique l’obligation pour les gouvernants de répondre devant le Parlement des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions selon une procédure spéciale, déterminée par la ConstitutionNote1130. .

Ici, il ne s’agit pas d’étudier la responsabilité politique des gouvernants du point de vue du droit interne, mais plutôt de déterminer l’impact politique sur les gouvernants de la responsabilité étatiqueNote1131. . Il ne s’agit pas non plus de traiter de l’inviolabilité du Président, ni même de la question de confiance ou des motions de censure. Il s’agit plutôt de remarquer que la sanction de l’Etat est porteuse en droit international d’une sanction du régime et de la politique, d’une sanction indirecte des dirigeants politiques qui en sont les instigateurs. La substitution de régime après une défaite en est un exemple.

Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, sanctionnés tant au niveau étatique qu’au niveau individuel, portent certes sur des actes déclarés criminels, mais également sur des choix de politique étatique. Il y a donc une confusion entre le politique, l’étatique et le pénal. A l’irresponsabilité politique des dirigeants étatiques sauvegardée, correspond alors une double sanction, étatique et individuelle, se plaçant sur le terrain du droit et épargnant en apparence l’aspect politique et la souveraineté. A l’instar du droit interne français, on peut donc observer un empiètement du pénal et de l’international sur le politiqueNote1132. .

Bien qu’il ne faille pas amalgamer responsabilité pénale, responsabilité étatique et responsabilité politique, dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, la mise en cause des gouvernants ou de l’Etat touche au politique. La justice pénale, qu’elle soit internationale ou interne, porte alors une appréciation sur un comportement politique. En matière étatique, il en est de même, aussi bien au niveau international qu’au niveau administratif comme le confirme la décision Papon.

Contrairement à l’évolution progressive du régime de la responsabilité politique et surtout aux formes qu’elle prend aujourd’hui en France, dans le domaine particulier des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, la contestation de telles politiques ne peut prendre une forme pacifique. Les procès de Nuremberg, de Tokyo, ceux des TPI le prouvent. Ils interviennent une fois la politique sanctionnée par la force. La justice, sous couvert du droit, devient un moyen de légitimation de l’utilisation de la force, en réaction aux politiques criminelles.

Les instigateurs de ces politiques s’exposent à en répondre. Si traditionnellement en France les ministres sont responsables politiquement et le Président irresponsable, ce schéma se doit d’évoluer, du fait du pouvoir réellement exercé par ces derniers. D’ailleurs, la Constitution reconnaît deux exceptions à cette irresponsabilité, l’une pour haute trahison et l’autre pour les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité par l’article 53-2 donnant compétence à la CPI, ces deux notions étant à la fois pénales et politiquesNote1133. .

Outre la criminalité intrinsèque à ces comportements, on peut y voir, en référence aux textes constitutionnels français, une faute aux visages multiples. Une faute subjective, traduisant un comportement criminel (aspect pénal), une faute objective, traduisant une violation de l’ordre constitutionnel et du pacte fondateur (aspect politique). Et même si la faute est un fait générateur contesté pour la responsabilité étatique, il en est un élément. Au sein d’un système juridique connaissant une résurgence du jusnaturalisme et s’opposant à un positivisme exclusif de tels comportements politiques, ces comportements traduisent une faute politico-pénale.

La responsabilité étatique, juridique, présente une facette politique permettant de stigmatiser le régime criminel en place, mais elle possède également une facette symbolique, fixant des limites à l’Etat auquel est associé l’idée d’autorité bien souvent irresponsable.

B : Une fonction symbolique

La responsabilité de l’Etat possède une double nature : individuelle (elle vise les gouvernants) et institutionnelle (elle vise l’Etat et la collectivité). Ces responsabilités sont avant tout juridiques et politiques, portant en elles un symbolisme préhensible en quatre perspectives, imbriquées : de Justice, historique, sacrée et sociale.

L’idée de JusticeNote1134. (avec et sans majuscule) est centrale dans les Etats dits démocratiques. Elle vise la remise en l’état du patrimoine de la personne lésée, sanctionnant une certaine rupture d’égalité, et l’identification et la sanction des comportements préjudiciables à l’individu et à la communauté.

En matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, la responsabilité de l’Etat censure certains comportements criminels et politiques positivistes, consacrant un renouveau du jusnaturalisme. Un interdit fondamental est alors identifié : l’atteinte au corps et à l’individu, composante de la collectivité, trouve désormais une place dans la sphère internationale.

Outre l’identification de l’interdit, la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat, par son ampleur, produit un phénomène de médiatisation de l’interdit. Que ce soit l’Etat ou les dirigeants, l’acte criminel trouve une résonance et une publicité propageant les idées sanctionnées. L’Etat criminel est présenté en exemple de l’interdit.

Le deuxième point de symbolisme est historique. Il peut être décomposé comme suit : exemple et précédent historique, élément de mémoire et de souvenir, et élément de véritéNote1135. .

Ce deuxième élément est un exemple d’interdit et de sanction de cet interdit. Il a vocation à prendre place dans l’histoire, porteur d’une valeur négative. Beaucoup d’auteurs et d’historiens n’hésitent pas à dresser le constat d’une histoire qui n’est composée que de guerres et de massacres, plus ou moins justifiés, plus ou moins compréhensibles. L’Etat qui, aujourd’hui, commet de tels actes, ne devient pas un exemple parmi tant d’autres de guerres et de massacres, mais un exemple de crimes, porteur d’un renouvellement des valeurs sur ces comportements, significatif d’une nouvelle affectation de valeurs. Il devient élément d’enseignement et de formation, s’insérant dans une nouvelle vision des relations interétatiques et inter-individuelles.

Cet exemple assure une pérennité à ces événements et devient un élément de gestion de l’oubli, à la fois parce qu’il est identifié et parce qu’il devient un élément d’un patrimoine historique et intellectuel faisant partie d’un « pot commun » culturel. L’abandon quasi généralisé des prescriptions en ce domaine participe de cet abandon de l’oubli. La prescription, en un tel domaine touchant l’humanité, présente une contradiction avec le terme même d’humanité qui désigne le passé, le présent et l’avenir de l’Homme. Il n’est pas logique qu’une victime atemporelle soit tenue par le temps. En outre, contrairement aux actions individuelles en responsabilité dans leur ensemble, les actions contre les Etats ne connaissent pas de prescription.

La responsabilité de l’Etat peut être élément de vérité. Mais quelle vérité ? Historique, judiciaire ou Vérité ?Note1136. Si le procès cherche avant tout une vérité judiciaire, à savoir si les comportements examinés sont ou non conformes au droit, la vérité historique dépasse les postulats juridiques pour une vision plus complète du phénomène. La vérité judiciaire permet l’identification de la collectivité et de l’individu criminel permettant à la victime, directe ou indirecte, de connaître et d’exercer son deuil.

Enfin, toujours dans cet aspect, on peut inclure le temps. Le temps qui passe et favorise l’oubli, la rancœur ou la vengeance, mais également celui qui fournit le recul nécessaire pour mieux comprendre et analyser. Dans le cas de décisions portant sur des faits vieux d’une cinquantaine d’années, le temps de l’incompréhension. Plusieurs historiens rappellent l’importance de remettre les faits dans leur contexteNote1137. .

Le troisième élément de symbolisme réfère au sacré. Dans une perspective spirituelle ou métaphysique, la procédure d’engagement de la responsabilité peut être la scène d’une cérémonie de confession, d’expiation, de délivrance de la Vérité, de repentance et d’absolution.

Le procès, par son aspect médiatique voire télévisuel, fait de la procédure de responsabilité un spectacle visible par tous. Par exemple, certains procès « historiques », concernant non pas l’Etat proprement-dit mais des criminels, furent filmés, dans une perspective historique et de mémoire. Mais cette cérémonie, outre son caractère public, est également la scène d’une confession prélude à la Vérité, d’une expiation, d’une repentance et d’une demande de pardonNote1138. . A tout le moins, elle peut en être le premier pasNote1139. .

Mais surtout l’Etat, qu’il faut distinguer de ses gouvernants, a vocation, à court ou moyen terme, à redevenir indépendant, à reprendre sa vie dans la société interétatique, à perdurer. La responsabilité est alors l’occasion, après la confession, d’obtenir l’absolution, un blanchissement nécessaire. Les commissions Vérité et Réconciliation s’insèrent dans ce processusNote1140. .

Le dernier élément symbolique est social. L’Etat ainsi lavé de ses « pêchés », absout, peut reprendre sa vie dans la société démocratique, ainsi que les criminels qui ont agi sous son couvert. La transition démocratique peut se faire sainement et l’Etat peut renaître. Il reste blanc, vierge, seuls les régimes et les dirigeants étatiques sont salisNote1141. . Une réconciliation des citoyens entre eux et de l’Etat avec d’autres Etats est alors facilitée.

Mais toujours du point de vue social, cette responsabilité démontre la mutation et surtout l’interférence des systèmes juridiques entre eux. Le système international, qui procède normalement des Etats eux-mêmes et donc des souverainetés étatiques, se retourne vers les Etats et leur impose un modèle de régime politique. Le concept de souveraineté qui signifie ne devoir rendre de comptes à personne est alors atteint en plein cœur, ce qui entraîne plusieurs conséquences, notamment sur son rôle protecteur, à l’égard de ses dirigeants et de ses agents.

§ 2nd : Une fonction protectrice en déclin

L’article 75 de la Constitution de l’An VIII, en France, prévoyait l’irresponsabilité de principe des agents publics. Les fonctionnaires de l’Etat ne pouvaient « être poursuivis, pour des faits relatifs à leurs fonctions, qu’en vertu d’une décision du Conseil d’Etat ». Les idées fondant ces textes étaient les suivantes : le fonctionnaire œuvre pour le bien public et donc ne doit pas être inquiété ; en outre, une volonté d’empêcher le juge judiciaire de s’immiscer dans l’action de l’administration est présente. En pratique, le Conseil d’Etat donnait peu son autorisation, ce qui aboutissait à une irresponsabilité de fait, appelée « garantie du fonctionnaire ». Le système fut par la suite abrogé par un décret du 19 septembre 1870 du Gouvernement de Défense Nationale, mais cela ne concernait que la nécessité d’obtenir l’autorisation du Conseil d’Etat. L’interdiction faite au juge judiciaire de connaître de l’activité de l’administration demeurait.

Deux étapes importantes s’ensuivent. D’une part, le passage de la justice retenue à la justice déléguée, avec la loi du 24 mai 1872 (recréant également un Tribunal des Conflits). D’autre part, l’émergence d’une jurisprudence qui, non seulement, reconnaît une responsabilité de l’administration différente de celle du droit civilNote1142. , mais qui distingue la responsabilité pour faute de service de l’administration et la responsabilité personnelle du fonctionnaire pour faute personnelleNote1143. . Dans ce dernier cas, le fonctionnaire est alors passible des tribunaux de l’ordre judiciaire.

Le développement de l’interventionnisme étatique fait augmenter assez naturellement le nombre de dommages à la fois d’origine administrative et d’origine personnelle dus à des agents publics. Dans un premier temps, cependant, les « actes de souveraineté », traduisant l’exercice de prérogatives régaliennes, échappent au régime de responsabilité, soit grâce à la théorie des actes de gouvernement, soit grâce à la théorie de la faute lourde. Si l’acte de gouvernement existe toujours, en revanche la faute lourde tend à disparaître.

La responsabilité administrative devient alors le moyen de prémunir l’administré – victime contre les dommages causés par les agents publics dans leur activité de service public et permet, dans certaines hypothèses de cumul de responsabilités, de ne pas se heurter à l’insolvabilité de l’agent, dès lors que la faute n’est pas exempte de lien avec le service publicNote1144. . Mais si cette responsabilité est à l’évidence orientée vers l’administré, il n’en demeure pas moins que ce régime engendre une déresponsabilisation du fonctionnaire, notamment lorsque, de pratique courante, il n’est pas demandé qu’il rende de comptes.

Cette attitude qui consistait à créer une quasi irresponsabilité du fonctionnaire fut critiquée au début du siècle par Duguit, qui s’opposait alors à JèzeNote1145. . Duguit soutient, comme fondement de la responsabilité administrative, « l’idée d’assurance pour risque ». Mais avec le développement d’une responsabilité de l’administration, totale ou partielle pour une faute, qui, selon Duguit, serait personnelle, le fondement de la responsabilité administrative changeraitNote1146. . L’auteur rappelle d’ailleurs que « là où sont l’action et le pouvoir, doit être nécessairement la responsabilité »Note1147. . Mais le problème de la distinction des responsabilités administrative et personnelle se pose pour des faits particuliers, dont la nature peut être imprécise. Pour les crimes, il ne fait aucun doute que la responsabilité de l’administration est écartée pour le crime même. En revanche, il peut exister une responsabilité connexe.

La responsabilité administrative, de manière générale, n’échappe pas au phénomène assurantielNote1148. . Le régime général de la responsabilité administrative ne reposerait pas sur la faute, mais en fait sur le risque, la présence et la preuve de la faute n’étant alors que superfétatoires, voire sur la solidaritéNote1149. . En effet, c’est une responsabilité réparatrice. L’objectif est de réparer un dommage causé par un agent public, dans le cadre de sa mission et ne trahissant aucune volonté néfaste. La faute ne viendrait que confirmer le dommage. L’administration ne serait alors responsable qu’en cas de réalisation d’un dommage résultant de l’activité administrativeNote1150. . On peut soutenir qu’en matière de responsabilité administrative, la faute est largement inutile et qu’elle constitue un obstacle, certes surmontable, préservant un certain degré d’irresponsabilité de l’administration, et permet d’équilibrer les intérêts de l’administration et des administrésNote1151. .

Si le droit de la responsabilité administrative fait l’objet d’une abondante littérature scientifique, sa fonction doublement assurantielle (protection de l’administré et du fonctionnaire) ne fait aucun doute. En droit international, la responsabilité de l’Etat, jusqu’alors facilement engagée pour le fait d’un fonctionnaire, joue un rôle analogueNote1152. , mais le droit international pénal ouvre une brèche, mettant le fonctionnaire criminel à nu devant le système international. Il semble donc que si la fonction assurantielle persiste et se développe concernant les victimes (A), elle disparaît à l’égard des militaires et dirigeants politiques criminels (B).

A : La pérennité de la fonction assurantielle de la responsabilité étatique en matière militaire

La responsabilité civile a pour objectif de fournir un mécanisme propre à rétablir un patrimoine ou une situation tels qu’ils étaient avant qu’un fait extérieur, négatif, ne vienne les atteindre dans leur intégrité et ce au moyen d’éléments juridiques évitant un règlement libre et potentiellement agressif de la situation ainsi née. Elle constitue alors une garantie offerte par la société assurant le retour du patrimoine ou de la situation à son stade précédent le dommage.

La responsabilité civile, qui s’est détachée de la responsabilité pénale, en porte encore et logiquement certains traits de caractère, tel l’aspect afflictif et préventif, non plus comme éléments premiers, mais comme éléments seconds, au profit de l’aspect réparateur. Ce mécanisme offre donc une garantie sociale au sujet lésé.

Le crime est le paradigme des actes manifestant une volonté néfaste et alors même si l’Etat est absent du crime, sa responsabilité n’est pas totalement exclue. Le droit international et le droit administratif offrent en ce cas des solutions différentes. En droit international, l’Etat semble pouvoir toujours être poursuivi, tandis qu’en droit administratif, une faute de service doit être prouvée en tant que fait préliminaire ayant facilité ou favorisé la commission du crime.

Dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, la responsabilité étatique est donc engagée pour faute (I), la nature de cette faute divergeant, mais permettant d’offrir une garantie quasi-automatique à la victime (II).

I : L’exigence d’une « faute étatique », un compromis entre le crime imputé et le fait dommageable étatique objectif

Il fut longtemps admis que la faute, en référence à sa connotation religieuse originelle, comporte une part psychologique. Dans le sillon du phénomène de laïcisation, elle connut et connaît toujours une objectivisation. C’est un concept clé aux multiples facettes. Ceci n’est pas sans comporter un certain aspect néfaste compliquant les réflexions à son sujet.

La faute de service du droit administratif français est par nature objective, sans volonté, à l’image de la simple structure qu’est l’Etat. Si l’on en reste à une vision simplifiée de la nature des actes dommageables des fonctionnaires imputés à l’Etat, on est à l’évidence face à une faute de service sans volonté ou du moins sans volonté sérieuse.

En droit international, qui se garde bien d’utiliser le terme faute, le fait internationalement illicite regroupe tant des actes sans volonté, que des actes volontaires, l’Etat pouvant être tenu pour responsable des agissements ultra vires de ses agents. L’émergence d’un système permanent de responsabilité pénale internationale pour certains crimes incite donc à revisiter la théorie classique de le responsabilité internationale de l’Etat. Mais, pour l’instant, la situation demeure inchangée. L’Etat reste garant d’actes criminels commis par ses agents. Il est donc responsable pour des crimes, individuellement et pénalement sanctionnables.

Derrière l’Etat se trouvent les citoyens, la communauté et l’intérêt général. Et au-delà des dommages d’origine étatique survenant à chacun, existent les inconvénients de la vie en société. Pour équilibrer les intérêts de l’Etat et du particulier, l’exigence de la faute en matière de responsabilité civile soumet la réparation à un fait dommageable présentant un minimum de lien avec une erreur humaine. Ne pas exiger cela et fonder le régime de responsabilité sur le risque ou la solidarité, par exemple, et donc mettre en œuvre et reconnaître la responsabilité dès lors que le dommage est constaté, revient à ouvrir en grand la porte du patrimoine étatique aux sorts de la fortune.

La commission d’un crime, excepté si elle relève de la politique étatique, est totalement détachable de l’action de l’Etat. Mais, et c’est le cas des crimes de masse commis par des militaires, ils mettent en lumière une carence, voire une fauteNote1153. , de la part de l’administration. L’exigence de cette faute de service présente alors l’avantage de mettre en œuvre l’assurance étatique, pour n’avoir pas su assumer son rôle, sans ouvrir complètement la responsabilité de l’Etat, ce qui risquerait non seulement de mettre en danger le patrimoine étatique et de donner l’impression superficielle d’une responsabilité pour faute personnelle, mais ce qui permet également de créer une distinction entre le fait de service, qui reste « neutre » et la faute personnelle criminelle.

En droit international public, le dommage est condition de la responsabilitéNote1154. . Mais c’est une condition insuffisante, car l’existence d’un fait internationalement illicite est nécessaire. Cette exigence permet donc, en théorie, de distinguer le fait dommageable ou l’acte volontaire personnel de celui qui se rattache à l’activité étatique et engage la responsabilité de l’Etat. En outre, cela rejette l’idée du dommage, seul élément de la reconnaissance de la responsabilité, en créant une franchise au profit de l’Etat.

Contrairement au droit français, et même si certains crimes sont désormais reconnus en droit international pénal, l’Etat reste responsable de la commission de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Si on peut regretter cette situation, on ne peut la rejeter. Une substitution de fondement serait à envisager. Les crimes de masse présentent des conséquences graves et importantes, l’Etat est alors en position d’offrir une juste indemnisation aux victimes. En outre, il ne peut pas ignorer de tels agissements, il n’est donc pas absent de tels crimes. Une mise en cause ne serait alors pas injustifiée. Mais il n’en reste pas moins que, contrairement au droit administratif qui refuse une responsabilité étatique pour crime, le droit international en retient une. Le système international reconnaît une responsabilité objective de l’Etat en ce domaine. La convention relative au génocide, les conventions de Genève et le commentaire de la CDI vont en ce sensNote1155. . La responsabilité internationale, pour l’heure, bien qu’elle soit généralement considérée comme civile, n’en présente pas moins des éléments, comme les contre-mesures, qui lui donnent une teinte répressive. On pourrait y voir une forme primitive de responsabilité pénale, si on la met en corrélation avec l’état de développement du système juridique international.

Le domaine criminel en droit international est à l’avant garde d’une évolution du système. On ne peut alors que constater la nécessité de l’améliorer en ce domaine et d’envisager de revoir les conventions en matière criminelle déterminant une responsabilité d’attribution de l’Etat. A moins de considérer le fait internationalement illicite comme un élément de transposition et de neutralisation du crime du militaire dans une responsabilité de l’Etat. En ce cas, le fait internationalement illicite devient un élément de distinction du fait étatique d’avec le crime ; il reste alors un mécanisme de franchise de responsabilité au profit de l’Etat, mais faussé, en ce sens qu’il est totalement lié au crime contre la paix et la sécurité contre l’humanité.

II : Une garantie pour la victime

L’exigence de la démonstration d’une faute de service ou d’un fait internationalement illicite suppose un fait qui, dans un système civil, évite l’ouverture totale du patrimoine du responsable en cas de réalisation d’un dommage. Il s’agit d’une franchise de responsabilité au profit de l’Etat. Mais l’existence d’une telle exigence suppose également que l’auteur réel du dommage ne soit pas inquiété. La faute ou le fait internationalement illicite peut alors être conçu comme un mécanisme limitant quelque peu la responsabilité de l’Etat et surtout limitant celle de l’agent public.

En fonction des éléments du fait générateur, l’administré pourra trouver plus ou moins facilement à être indemnisé, partiellement ou totalement. Le droit administratif fut très tôt voulu et conçu comme un système tourné vers l’administré – victime. Notamment, avec les jurisprudences sur les cumuls de responsabilités, il offre à l’administré un patrimoine solvable, celui de l’Etat, quitte pour ce dernier à se retourner contre son agent.

Le crime étant exclusif de la responsabilité administrative, même si l’auteur est un militaire, l’Etat n’est pas responsable. Il ne s’interpose plus entre les deux protagonistes. Le droit administratif cependant, permet d’engager la responsabilité de l’administration, si une faute de service trouve place dans le processus criminel sans en être un composant. Si l’on se réfère à l’arrêt consorts Occelli, le juge, après avoir constaté une faute de service ( « mauvaise organisation du service » ), conclut : « (…) la responsabilité de l’Etat était engagée envers les ayant droits du sieur Occelli, à raison de l’acte criminel dont celui-ci a été victime (…) »Note1156. . Il semble donc que la faute de service soit considérée comme un élément facilitant la réalisation du crime, appréciée dans la perspective de la théorie de l’équivalence des conditions.

On peut alors s’interroger sur le point de savoir si cette responsabilité connexe est réellement là pour sanctionner une faute de service, appréciée par le biais de la théorie de l’équivalence des conditions ou bien si ce n’est pas un moyen détourné d’indemniser la victime sans entamer le régime de la responsabilité pour faute de service.

Quoiqu’il en soit, les crimes de masse ne peuvent être que révélateurs de carences de la part de l’administration. La victime trouvera certainement une garantie dans le mécanisme ainsi institué.

En droit international, les professeurs Combacau et Sur définissent la fonction de la responsabilité de l’Etat comme une fonction de réparation et de garantie de la légalitéNote1157. . Mais derrière cette garantie de la légalité internationale, se cache celle des intérêts contenus dans cette légalité, c’est-à-dire celle des relations pacifiques et des individus. Le droit international public, par sa possibilité d’engagement du fait de la commission de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, permet alors aux victimes d’espérer obtenir, par le biais de leur Etat se substituant à eux et ayant lui aussi subi des dommages, une indemnisation ou des dédommagements de la part de l’Etat des criminels.

Mais le système international, contrairement au système français, ne possède pas d’instance assurant l’exécution du jugement en cas de défaillance volontaire du débiteur. Dans une certaine mesure, le Conseil de sécurité peut intervenirNote1158. , mais c’est surtout l’inexécution de l’obligation secondaire de réparation de bonne foi par l’Etat débiteur qui autorisera l’Etat créancier à utiliser les contre-mesures comme instrument d’exécution forcéeNote1159. . « Les contre-mesures ne sont pas envisagées comme une forme de répression d’un comportement illicite mais comme un moyen d’amener un Etat responsable à s’acquitter des obligations qui lui incombent en vertu de la deuxième partie »Note1160. . Ce serait un « moyen d’incitation, non de répression »Note1161. . Cette solution est confirmée par la jurisprudence, notamment dans l’affaire Gabcikovo-Nagymaros de 1997Note1162. .

Le système international de responsabilité peut être considéré comme un système assurantiel mais d’un degré moins abouti que celui du droit français, ce qui trouve une explication dans la nature particulière de ce système. On peut observer que la fonction protectrice de l’Etat s’oriente vers la victime et refuse de servir de paravent aux criminels, fussent-ils ses agents.

B : La fin de la protection du militaire et de l’Etat

Les militaires possèdent plusieurs types de protection. Cela peut aller d’immunités, dans l’hypothèse de fonctions particulières, jusqu’à un régime commun de type procédural et financier, prévu par leurs lois statutaires.

Le militaire, victime ou accusé, bénéficie d’un régime de protection juridique, tant au civil qu’au pénalNote1163. . Cette protection ne joue qu’en cas de faute de service et s’il est poursuivi à titre personnel. En ce cas, il peut demander à bénéficier de la protection juridique offerte à tout agent public et contenue dans des dispositions précises du statut général des militaires résultant de la loi du 24 mars 2005. En matière civile, l’article 15 prévoit que la condamnation civile doit être prise en charge par l’Etat, si une faute de service est reconnue. En outre, en cas de faute n’ayant pas un caractère personnel, l’Etat doit accorder sa protection au militaire, ce qui consiste notamment en des conseils juridiques, fourniture ou remboursement d’un avocat, prise en charge des frais. Le militaire bénéficie également des opportunités d’actions récursoires offertes par la jurisprudence administrativeNote1164. . Il peut également contester les refus de protection devant le juge administratifNote1165. .

Les immunités des agents étatiques sont liées à la souveraineté de l’Etat mais s’effacent devant l’impératif de justice, du moins en droit international pénal. La situation n’est pas encore totalement claireNote1166. . On peut observer un mouvement en faveur de leur abandonNote1167. . Si l’histoire est riche d’exemples démontrant qu’un souverain peut se voir traiter d’une manière indifférente à son rangNote1168. , ce n’est réellement qu’avec la tentative avortée de juger Guillaume II en 1919, que le mouvement en ce sens prit corps. A cet égard, il ne faut pas voir dans l’absence de poursuites concernant l’Empereur Hirohito un maintien de cette immunitéNote1169. . Lors des procès de la Seconde Guerre mondiale, les statuts des TMI prévoient que la qualité officielle des accusés n’est pas un obstacle à leur jugement. Certaines conventions comme celle relative au génocide le confirment, ainsi que les statuts des TPI et de la CPI, et les projets de code de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de la CDI. Exception à la règle générale du respect des immunités ou principe du domaine particulier des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, cette solution est à replacer dans le contexte plus global de la mutation du système international, au regard du concept de souveraineté et du champ d’action étatique. En filigrane, la question de la compatibilité des immunités avec le droit à faire entendre sa cause devant un juge est également soulevée.

L’immunité peut être soit étatique, soit individuelle. Les immunités de l’Etat ont pour fonction de garantir le respect de sa souveraineté lorsque ses agents, sa législation ou ses biens sont en rapport direct avec la souveraineté territoriale d’un autre Etat. On distingue alors principalement l’immunité de juridiction et celle d’exécutionNote1170. . L’objet de l’immunité a trait à la juridiction du tribunal. C’est un obstacle de procédure qui fait obligation au juge de refuser de statuer sur une requête dont il a normalement compétence pour connaîtreNote1171. . Les immunités ont pour principal objectif de permettre l’exercice de la fonction. Le droit diplomatique et consulaire, selon la CIJ, a un caractère fondamental mais pas impératifNote1172. .

Les immunités, en droit international, ont pour objet la protection des Etats souverains et l’assurance de leur égalité. Mais d’un point de vue pénal, c’est une exception au principe d’égalité des justiciablesNote1173. .

On présente traditionnellement les immunités des représentants étatiques comme un corollaire de la souveraineté étatique, dans sa vision westphalienne. La diminution de la souveraineté (II), dans le domaine des crimes internationaux, entraîne une réduction des immunités (I).

I : L’immunité des Etats : de l’affirmation du principe à une jurisprudence « frémissante »

Les immunités de l’Etat n’ont de raison d’être qu’en droit interne. Il est du principe même du système international et de la Cour internationale de Justice, lorsque leur compétence est acceptée, de ne pas s’y heurter. Il est généralement admis que les Etats bénéficient d’une immunité devant les juridictions internes des autres Etats. Cette affirmation est cependant à clarifier. Une convention des Nations Unies sur l’immunité juridictionnelle des Etats et de leurs biens a récemment été adoptéeNote1174. . Les immunités reposent sur quelques fondements, notamment sur l’égalité souveraine des Etats et sur des textes de droit interne, comme par exemple, le Foreign Sovereign Immunity Act (FSIA) aux USANote1175. .

L’état des immunités étatiques est incertain devant les juridictions des Etats étrangers (a). Celui de l’Etat français l’est également devant ses juridictions (b).

a : L’incertaine immunité étatique devant les juridictions étrangères

L’existence et la reconnaissance d’une immunité à un Etat devant les juridictions internes varient selon la nature de l’acte et selon les prescriptions textuelles. Il ne s’agit pas de passer en revue les différents régimes, ni même de les énumérer. On peut remarquer qu’il existe quelques exceptions dans le domaine de la responsabilité civile, surtout dans les systèmes anglo-saxons. Selon le professeur Tomuschat, s’il existe quelques exceptions, on est fort loin d’un principeNote1176. . Il précise que si l’acte criminel effectué entraîne une violation d’une norme de jus cogens, cela n’induit nullement de conséquences particulières car il convient de distinguer clairement normes primaires et normes secondaires ; en ce cas, le régime commun existant s’appliqueNote1177. . Une telle solution se trouve en désaccord avec la décision Furundzija du TPIY, selon laquelle, les victimes doivent disposer un recours pour faire valoir leurs droitsNote1178. . La jurisprudence française prévoit l’immunité juridictionnelle des Etats uniquement pour les actes qui, par leur nature ou par leur fonction, participent à l’exercice de la souveraineté, ce qui serait un principe coutumier du droit internationalNote1179. . Il existe cependant des exceptions.

On peut tout d’abord citer une décision Préfecture de Voiotia c/ Allemagne, de mai 2000 de la Cour Suprême grecque (Areios Pagos)Note1180. . Cette affaire concerne la soumission de l’Allemagne aux tribunaux grecs pour des actes de massacres commis par les troupes d’occupation en Grèce le 10 juin 1944, dans le village de Distomo. Les juges retiennent la tort exception, par référence au FSIA, afin de déroger à l’immunité. Il précisent que les actes en questions violent des règles impératives du droit international régissant les conflits armés, ce qui ne peut donc constituer des actes souverains.

On peut également citer l’affaire Shimoda et consorts c/ Etat japonais, du 7 décembre 1963, dans laquelle le tribunal de district de Tokyo a considéré que l’emploi de l’arme nucléaire par les USA contre le Japon constitue une violation du droit international humanitaireNote1181. .

Un troisième exemple mérite d’être souligné : la décision Ferrini de la Cour suprême italienne. Luigi Ferrini avait été capturé par les troupes allemandes, dans la province d’Arezzo, le 4 août 1944, et envoyé travailler, de manière forcée, en Allemagne, jusqu’au 20 avril 1945. Estimant qu’il a subi des préjudices corporels et psychologiques, il en demande réparation à l’Allemagne ; pour cela il saisit les juridictions italiennes qui, en première instanceNote1182. et en appelNote1183. s’estiment incompétentes sur le fondement de l’immunité souveraine de l’Allemagne, appliquant la jurisprudence de la Cour suprême italienneNote1184. . Mais, la Cour suprême saisie par Ferrini opère un revirement de jurisprudence et considère qu’un Etat étranger ne peut bénéficier de son immunité pour des actes de souveraineté, lorsque ces derniers peuvent être qualifiés de crimes internationaux (§ 9)Note1185. . Les juges constatent, tout d’abord, que la règle de l’immunité n’est pas absolue. Ensuite, l’arrestation de L. Ferrini eut lieu en Italie, ce qui permet de faire coïncider le lieu de jugement et le locus commissi delictiNote1186. . Et surtout, les juges semblent se référer à la notion de jus cogens, notamment, en faisant référence aux valeurs protégées, et en soulignant que l’Allemagne a commis une grave violation d’une obligation relative aux droits fondamentaux de la personne humaine, dont la protection est assurée par les normes impératives du droit international (§ 9)Note1187. . Le raisonnement de la Cour prend appui sur l’exception d’immunité fonctionnelle des dirigeants étatiques en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanitéNote1188. .

Ces trois exemples mettent en lumière la possibilité de poursuivre un Etat devant les tribunaux d’un autre pour des faits commis dans l’Etat du for. Des décisions, au contraire, confirment l’immunité, refusant une exception, car il n’existe aucun principe de droit international en ce sensNote1189. .

Certaines juridictions refusent l’exception d’immunité, alors même que la nature de jus cogens des règles violées est reconnueNote1190. . C’est le cas, entre autres, des USA, dans une décision Princz v. Federal Republic of GermanyNote1191. , et de la France, dans une décision de la première chambre civile de la Cour de cassation du 2 juin 2004Note1192. . Dans cette affaire, M. Gimenez-Esposito avait été arrêté en France pour faits de résistance, puis déporté à Dachau ; il avait par la suite été obligé de travailler pour la firme BMW. Il assigne la RFA et la société BMW devant le Conseil des Prud’homme de Sète pour obtenir paiment de la rémunération due, ainsi que des dommages-intérêts. Mais la Cour d’appel de Montpellier, le 29 janvier 2003, reconnaît l’immunité de l’Etat allemand. La Cour de cassation la confirme, précisant que les faits en cause sont des actes de puissance publique et que l’immunité est appréciée non pas au jour des faits, mais au jour où l’Etat est assigné en justice. On observe donc une nette dissociation de la RFA et du Troisième Reich, sans, apparemment de recherche sur une éventuelle succession à la responsabilité et à la detteNote1193. .

L’hétérogénéité des solutions apportées à cette situation incite donc à réfléchir sur l’existence d’une telle exception aux immunités de l’Etat. Le professeur Bianchi, après avoir envisagé les principaux fondements du principe et des exceptions de l’immunité, ne fait pas apparaître d’éléments uniques ou communs à chaque système : « Quelle que soit sa justification théorique, la relative incertitude qui règne quant au régime de l’immunité des Etats – en particulier en matière de violation des droits de l’homme – est sans nul doute liée aux effets des codifications internes (…) Toutes les législations nationales font le choix d’établir quelques exceptions et érigent la règle de l’immunité en une règle résiduelle d’application générale. Un tel choix, aux motivations manifestement politiques, a conditionné le développement de la jurisprudence en la matière »Note1194. . Selon cet auteur, il est dommage que le débat sur l’immunité soit confiné à la question de l’interprétation du droit interneNote1195. .

A défaut de pouvoir affirmer l’existence d’une exception à l’immunité étatique face aux juridictions d’un autre Etat, on peut souligner l’émergence d’un mouvement favorable, syncrétique, suggéré par l’esprit même des violations graves du droit international contenues dans le projet d’articles sur la responsabilité des Etats de la CDI. Mais l’absence d’une exception claire et le rôle alors laissé aux juges et législateurs internes constituent un obstacle.

Pour les Etats ayant accepté la Convention européenne des droits de l’Homme ou des conventions similaires, on peut douter de la conformité d’un tel mécanisme aux articles 6 et 13 de la Convention. La Cour eut d’ailleurs l’occasion de se prononcer sur ce point, dans deux affaires Waite et Kennedy v. Germany et Beer et Reagan v. GermanyNote1196. . L’existence d’une immunité et son impact sur l’article 6§ 1 sont jugés au regard de l’intérêt poursuivi et de l’adéquation de la mesure à l’objectif. En l’espèce, l’existence de recours alternatifs ne fait pas obstacle au maintien de l’immunité. En revanche, dans l’arrêt Al-Adsani, la Cour européenne des droits de l’Homme dispose que « l’octroi de l’immunité souveraine à un Etat dans une procédure civile poursuit le but légitime d’observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre Etats grâce au respect de la souveraineté d’un autre Etat »Note1197. . Mais surtout, le requérant a préalablement soulevé l’article 3 relatif aux traitements inhumains et dégradants, car il a été victime de tortures au Koweït. Son argumentation est la suivante : en ne poursuivant pas, la Grande-Bretagne méconnaît l’obligation positive consistant à poursuivre en cas d’actes de torture. Mais la Cour européenne des droits de l’Homme rejette cet argumentNote1198. . Cependant à aucun moment, la Cour ne vérifie l’existence d’un recours parallèle adéquat. Elle ne tire pas les conséquences de la valeur impérative de l’interdiction de la tortureNote1199. .

La décision McElhinney c/ IrlandeNote1200. peut être relevée car elle concerne des actes commis par des militaires. Malgré l’incertitude relative aux faits, un ressortissant irlandais, fonctionnaire de police, fut l’objet d’une affaire se déroulant au poste frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, gardé par des soldats britanniques. Des coups de feu ont été tirés sur lui alors qu’il pénétrait sur le sol de la République d’Eire. Son état d’ébriété est vraisemblablement à l’origine de la situation. Estimant que les faits ont eu lieu sur le territoire irlandais, McElhinney décide de poursuivre le soldat britannique et le secrétaire d’Etat britannique à l’Irlande du Nord devant les juridictions irlandaises, pour réparation du préjudice subi. Mais la High Court retient l’immunité de l’Etat. Au-delà de diverses questions propres à l’article 6 de la Convention EDH, la Cour EDH, comme dans l’arrêt Al-Adsani, reconnaît la validité du principe des immunités, en tant que règle de courtoisie internationale, précisant que cette restriction est universellement admise, tout en soulignant qu’il existe des exceptions dans certains législations nationales en cas de dommages corporels, mais que cela ne constitue pas encore une tendance universellement établieNote1201. . Au surplus, il existe des voies de recours en Irlande du Nord. La décision Waite et Kennedy est alors confirméeNote1202. .

La situation est donc pour l’instant incertaine. Le professeur Tigroudja remarque que les décisions du 21 novembre 2001 de la Cour EDH précisent les articulations entre la Convention et le droit international général en matière d’immunitéNote1203.  : d’une part la Cour effectue un contrôle plus poussé selon que la règle est ou non d’origine interne ou internationale ; d’autre part, la Cour interprète la Convention à la lumière du droit international général, soulignant, ce qui est rare, le caractère de simple traité de droit international de la Convention. Et l’auteur y voit une prudence confortée a posteriori par la décision de la CIJ, du 14 février 2002, RDC c/ Royaume de BelgiqueNote1204. .

Pour faire suite aux arrêts Préfecture de Voioda, Ferrini, Shimoda et Al-Adsani, il n’est pas inintéressant de rapporter les réflexions du professeur Tomuschat, relatives à l’existence ou non d’une « human rights exception » à l’immunité des Etats, fondée sur les violations d’une norme de jus cogens. L’auteur mêle réflexions juridiques, diplomatiques et réalistesNote1205. . Après avoir affiché son scepticisme sur l’existence d’une telle exception, précisant qu’il ne faut pas confondre précédents et principes, il propose de distinguer clairement les normes primaires et les normes secondaires. Si la norme primaire a valeur de jus cogens, selon lui, rien n’indique l’existence d’une norme secondaire remettant en cause l’immunité des Etats devant les tribunaux internes étrangersNote1206. . Sans méconnaître la réalité des faits, il propose tout d’abord de distinguer les différentes situations pouvant se présenter ; il en distingue trois :

Tout d’abord celle de l’Etat poursuivi par l’un de ses ressortissants devant une juridiction étrangère. Dans une telle hypothèse, la juridiction est complètement étrangère à la situation, et hormis textes particuliers, comme l’ATCA des USANote1207. , non seulement la juridiction n’aurait pas de titre à intervenir, mais admettre une telle solution poserait trois problèmes. Tout d’abord, cela consacrerait de fait une primauté du monde occidental sur le tiers-monde, d’où l’Etat de droit est encore largement absent ; à l’inverse, une juridiction du tiers-monde, saisie de faits commis par une puissance occidentale ou par un pays communiste, resterait lettre morte, du fait de la puissance de ces Etats. Enfin, admettre un tel recours risquerait de créer un afflux de réfugiés et de constituer un lourd fardeau pour les juridictions des pays d’accueil.

Une deuxième situation consiste pour le ressortissant de l’Etat du for à saisir une juridiction de son Etat afin de poursuivre un Etat étranger. Dans cette hypothèse, l’Etat du for possède un titre à intervenir, notamment par le biais de la protection diplomatique. Et selon l’auteur, ce dernier mécanisme est à privilégier sur celui de la saisine de la juridiction, qui lui apparaît peu convaincant.

Enfin, il reste une troisième situation, qui se subdivise, mais dont seul le cas de figure de la situation de conflit armé et d’occupation du territoire sera retenu. Dans cette hypothèse, l’auteur estime que n’existe pas non plus d’exception à l’immunité. Il poursuit, en admettant momentanément l’exercice d’un tel recours, pour arriver à la conclusion que risque alors de naître une multitude de recours en réparation qui grèverait les capacités financières de l’Etat poursuivi, à tel point, que dans une situation d’après-guerre, non seulement, il y aurait fort à parier que l’Etat débiteur ne pourrait honorer ses dettes, mais encore que cela mettrait en danger la reconstruction de l’Etat et la réconciliation.

La nationalité allemande de l’auteur n’est sûrement pas étrangère à ces réflexions, surtout si l’on sait que la Seconde Guerre mondiale trouve une origine dans le traité de Versailles de 1919 dont les lourdes charges imposées à l’Allemagne avaient fait dire à Keynes qu’un prochain conflit serait à envisagerNote1208. . Le professeur Tomuschat conclut à une impasse et non seulement à l’inexistence d’une exception aux immunités, mais à leur inopportunité. Sa vision du problème présente l’avantage de ne pas oublier les impératifs extérieurs au droit, et surtout les impératifs financiers et diplomatiques que l’on ne peut méconnaître en droit international.

Dans le domaine des violations graves, le régime de l’immunité de l’Etat est incertain, même si un consensus semble émerger en faveur d’une ineffectivité, encore sujette à interrogations du fait de nombreux obstacles juridiques. Le juge administratif français n’hésite pas à sanctionner l’Etat comme le prouve sa jurisprudence Papon, cependant l’application de la théorie des actes de gouvernement pourrait faire obstacle, dans certains cas, à la mise en œuvre d’une politique criminelle.

b : L’incertaine immunité de l’Etat français fondée sur la théorie des actes de gouvernement

L’Etat français possède également une immunité en droit administratif français, par l’intermédiaire de la théorie des actes de gouvernement, dans l’hypothèse où un étranger ou un national tenterait de faire reconnaître la responsabilité de l’Etat du fait du déclenchement d’une guerre, essentiellement.

Cette immunité de fait porte sur certains actes présentant pourtant, en apparence, les caractéristiques de l’acte administratif unilatéral. Relèvent de cette catégorie les actes des autorités françaises dans le cadre des relations internationales, les actes de l’exécutif dans ses relations avec le Parlement et les actes qui intéressent les rapports d’ordre constitutionnel avec le gouvernementNote1209. . Malgré l’abandon du mobile politiqueNote1210. , il est intéressant de constater que le professeur Chapus les classe dans « les actes politiques »Note1211. . La raison d’Etat le justifieraitNote1212.  ; notion controversée et qui se réduit suivant en cela la souveraineté et l’apparition de l’ordre pénal international. Les actes de gouvernement seraient des actes déterminés objectivement et qui apparaissent politiques en raison des matières dans lesquelles ils sont accomplis. Ils sont alors incontestables et bénéficient d’une immunité de juridiction. Ils participent de l’essence même de l’exercice du pouvoir souverain et ont un caractère hautement politique et opportuniste. On se situerait alors en dehors de l’activité administrative de l’exécutif, ce qui pourrait expliquer l’incompétence des juges administratifsNote1213. .

Les crimes contre la paix et la sécurité, commis par l’intermédiaire des militaires, peuvent être soit internationaux soit internes. Dans le dernier de ces cas, la théorie des actes de gouvernement ne semble pas pouvoir jouer. En revanche, pour les autres, elle semble faire obstacle à la compétence du juge. Cependant, par la technique de la détachabilité, les juges réintroduisent partiellement leur compétence en matière internationaleNote1214. .

L’agression armée est l’archétype de l’acte international souverain, bien qu’elle soit aujourd’hui prohibée. En elle-même, elle peut être le fait du Président de la RépubliqueNote1215. avec ou sans le Gouvernement. Techniquement, le Parlement n'intervient qu'à partir du 12ème jour pour autoriser la poursuite des hostilités. Mais il peut intervenir avant d'accepter l'idée d'une agression ; dans ce cas, il s’agirait a la fois d’une situation en rapport avec les relations internationales et des rapports Parlement – Gouvernement, ce qui constitue la seconde hypothèse d'acte de gouvernementNote1216. . La légitime-défense constitue une exception aux pouvoirs du Parlement en ce domaine, et il est admis que seul le Président décide, dans le cadre ou non de l’article 16, qui trouve vraisemblablement à s’appliquerNote1217. . Cependant, on peut imaginer que la responsabilité de l'Etat soit reconnue par le juge administratif, qui se fonderait sur les actes administratifs de préparation de l'agression, qui se détacherait de l'agression même eu égard à leur antériorité, notamment en contestant la compétence des autorités politiques et militaires utilisant un pouvoir violant la Charte de l'ONU. En effet, en matière de relations internationales, et plus précisément de négociation, signature, ratification ou approbation de textes internationaux, le juge vérifie, entre autres, la compétence des intervenants aux différents stadesNote1218. .

La décision d'engager des forces militaires sur le théâtre d'opérations extérieures, ainsi que les décisions subséquentes fixant les objectifs militaires et déterminant et répartissant les moyens mis en œuvre ne sont pas détachables des relations internationales de la FranceNote1219. . La décision d'effectuer des essais nucléaires constitue également un acte de gouvernementNote1220. . Autant d'éléments qui incitent à qualifier l'agression et tous les actes qui y concourent d'actes de gouvernement au regard de la jurisprudence administrative.

La doctrine classe les actes et opérations de guerre dans la catégorie des actes de gouvernement touchant aux relations internationales. Le président Odent y voyait une catégorie distincte des catégories classiques, au motif que ceux-ci, à la différence des rapports qui unissent en temps de paix la France avec ses voisins, « se placent en dehors du droit »Note1221. . Cependant, il semble qu'il faut infirmer ce propos, car la guerre fait l'objet d'une réglementation, certes beaucoup plus dense depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; par conséquent la guerre se place dans le droit.

La jurisprudence administrative semble cependant faire preuve d'une certaine constance en ce domaine, en classant les opérations de guerre dans le champ des relations internationalesNote1222. . Il faut alors que ces opérations aient officiellement le caractère de guerre ou d’intervention militaireNote1223. . Pour des dommages résultant d'opérations de guerre, le juge s'estime incompétent et rejette les recours en dommages-intérêtsNote1224. .

Rappelons enfin que si la mise en œuvre de l’article 16, qui peut être le prélude à une riposte armée, voire à une situation interne violente, constitue un acte de gouvernement, en revanche les actes pris lors de son application et relevant normalement du domaine réglementaire peuvent faire l’objet d’un contrôle de la part du juge administratifNote1225. .

Sur le principe de la décision de l’action armée internationale, il semble que les actes bénéficient de la théorie de l’acte de gouvernement. Cependant, par référence aux principes constitutionnels, au droit international et à la Convention EDH, on peut se demander si le juge administratif ne serait pas incité à opérer un revirement de jurisprudence notamment si les actes prescrivent des comportements criminels, car cela ne relève désormais plus de la compétence étatique et constitue donc le propre d’un excès de pouvoir.

Mais si, pour l’instant, il semble difficile de poursuivre un Etat devant des juridictions étrangères, on peut se tourner vers ses agents, lorsque ceux-ci sont les criminels. Il semble, en ce domaine, émerger une véritable exception pour les anciens agents et chefs d’Etat et de Gouvernement ; en revanche, pour ceux qui sont en fonction, l’immunité semble rester le principe.

II : L’immunité des militaires et dirigeants politiques : l’émergence d’exceptions

L’immunité est au centre des relations entre le domaine politique et le domaine juridique. Les crimes contre la paix et la sécurité le sont aussi. S’interroger sur la première en cas de commission des seconds revient à se plonger dans un domaine extrêmement sensible. Le professeur Giudicelli-Delage soulève cette problématique et s’interroge sur la légitimité du juge à se saisir du politiqueNote1226. . Les privilèges et immunités constitueraient alors l’obstacle juridique à l’exercice par le juge de sa compétence, afin de protéger le fonctionnement des pouvoirs législatif et exécutifNote1227. .

L’immunité, selon ce même auteur, serait, définie simplement, un régime d’exemption des règles juridiques de fond et de procédureNote1228. . Elle peut être définitive ou temporaire, selon qu’il s’agisse d’une immunité personnelle ou fonctionnelle.

Le privilège de juridiction serait une faveur accordée à certaines personnes, en raison de leur qualité, d’être jugée par une juridiction à laquelle la loi attribue exceptionnellement une compétenceNote1229.  ; le revers de ce privilège signifie l’existence d’une immunité de juridiction à l’égard des autres juridictions de droit commun.

Si un fort courant existe soutenant la levée des immunités pour les criminels contre la paix et la sécurité de l’humanité, le droit positif, français, étranger et international n’est pas uniformeNote1230. . Le professeur Ascensio souligne qu’il est encore difficile de déterminer la situation, les thèses de l’immunité absolue et celles de l’exception en matière internationale pénale pouvant être également soutenues. Selon lui, l’immunité absolue, plus précisément des chefs d’Etat, est un fait sûr, mais le développement du droit international pénal tend à la remettre en cause, sans pour autant faire disparaître les arguments en sa faveurNote1231. .

Il convient de se garder d’assimiler le sujet des immunités avec celui de la compétence universelle. Selon le Professeur Cosnard, compétence et immunité sont deux éléments distincts. L’immunité est en fait une exception à la juridiction et non à la compétence elle-mêmeNote1232. . Indirectement, il existe un lien.

Les principes d’immunité et d’inviolabilité sont anciens ; on les trouve déjà mentionnés dans la Guerre des Gaules de CésarNote1233. . En matière diplomatique et consulaire, domaine réglé par les conventions de Vienne de 1961 et 1963, les immunités ont une importance centraleNote1234. . Elles sont fondées sur le droit international. L’immunité présente un lien avec la souveraineté de l’Etat ainsi représentéNote1235. . La jurisprudence précise ce domaine, notamment dans l’affaire Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à TéhéranNote1236. . Il y est rappelé que la conduite des relations entre Etats suppose l’inviolabilité des diplomates et des ambassades. C’est une exigence fondamentale. Les immunités et l’inviolabilité sont inhérentes à leur caractère représentatif et à leur fonction diplomatique. La Cour international de Justice parle d’ « édifice juridique patiemment construit par l’humanité au cours des siècles et dont la sauvegarde est essentielle pour la sécurité et le bien-être d’une communauté internationale (…) ».

Le personnel diplomatique jouit également du principe d’inviolabilité, c’est-à-dire qu’il ne peut être arrêté ou subir certains actes contraignants ; il jouit aussi d’une immunité juridictionnelle, c’est-à-dire qu’il ne peut être soumis à une juridiction de l’Etat dans lequel il est en fonction, même dans le domaine pénal, qu’il soit dans l’exercice de ses fonctions ou non. Les chefs d’Etat et de gouvernement bénéficient de telles immunités lors de leurs déplacements à l’étranger. Pour P.-M. Dupuy, « l’Etat, c’est moi », la célèbre formule de Louis XIV, affirme non seulement l’identification de la personne du Roi au gouvernement de son royaume, mais sert de fondement à l’immunité du chef d’EtatNote1237. . C’est l’immunité de l’Etat qui trouve son prolongement direct dans celle reconnue au premier de ses agents. La Cour d’appel de Paris l’a confirmé par deux fois. Dans une décision du 23 août 1870, elle dit que soumettre le chef d’un Etat à une justice nationale autre que la sienne « serait évidemment violer une souveraineté étrangère et blesser en cette partie le droit des gens »Note1238. . Et d’ajouter dans une autre décision que « suivant un principe de droit international universellement admis, les souverains et chefs d’Etat participent de l’indépendance de l’Etat dont ils sont les représentants ; placés en quelque sorte au-dessus des lois de tout Etat étranger, ils ne peuvent être soumis à aucune juridiction autre que celle de leur propre nation »Note1239. .

Si les immunités des personnels diplomatiques et consulaires sont réglées par les conventions de Vienne, celles des dirigeants politiques des Etats sont beaucoup plus sujettes à interrogations. Une juridiction nord-américaine parle de « amorphous and undeveloped state »Note1240. . Peu de travaux complets portent sur ce thème et il est donc difficile d’en tirer quelques enseignements, aux vues des conceptions diverses et très éclatées en ce domaineNote1241. . On peut cependant tenter de résumer la situation en quelques mots. Le principe de l’immunité des dirigeants politiques est largement reconnu et se confirme actuellement une exception en matière de crimes internationaux, essentiellement depuis l’affaire PinochetNote1242. .

Les immunités des dirigeants politiques révèlent une certaine incertitude. Concernant les militaires, l’existence des conventions de Genève et de leurs protocoles sont l’antithèse même de l’immunité, ce qui est confirmé par les statuts des juridictions internationales pénales qui sanctionnent les violations des lois et coutumes de la guerre, ainsi que celles de l’article 3 commun aux conventions de 1949Note1243. . La question qui retiendra principalement l’attention concerne la responsabilité des dirigeants politiques en tant que chef des armées, et pouvant à ce titre ordonner la commission des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité.

Une première vision du système des immunités présente un aspect quelque peu contrasté. Le professeur Giudicelli-Delage parle de l’effritement des immunités et privilègesNote1244. . Le droit international pénal, notamment, suppose l’inapplicabilité des immunités, ce que les droits internes, et notamment le droit français, ne semblent pas prendre clairement en compte, puisque soumis aux exigences des relations internationales. La question des immunités prend aujourd’hui toute son acuité au regard d’une société internationale, plus uniquement fondée sur les souverainetés étatiques, mais également sur les droits de l’HommeNote1245. . Si ce mouvement, favorisé par l’émergence des juridictions internationales pénales, traduit une volonté claire, il n’est pas sans exceptions notamment lorsque l’ONU accepte le principe d’amnistie afin de régler la crise en Haïti ou en Sierra LeoneNote1246. . En outre, l’institution de commissions de Vérité et Réconciliation, notamment comme cela se pratique en Afrique du Sud, n’est pas sans soulever certaines interrogations sur la compatibilité des amnisties pouvant en découler avec le système international pénalNote1247. . De manière plus général, le problème de l’amnistie se heurte à l’obligation de poursuivre, dont la consistance, notamment coutumière, prête à controverseNote1248. . Indéniablement émerge une exception aux immunités en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité (a).

Mais les liens qui s’établissent entre droit international pénal et droit français, dans une perspective plus globale d’émergence d’une société internationale, incitent à rechercher, pour reprendre l’expression du professeur Ascensio, un équilibreNote1249. , recherche dont la réponse est suggérée par le statut de la Cour pénale internationale (b), aboutissement momentané du système international pénal.

a : L’émergence d’exceptions aux immunités en matière de crimes internationaux 

Il est généralement admis que les agents publics d’un Etat, exerçant des fonctions officielles de représentation, notamment dans un autre Etat, jouissent d’immunités. Les chefs d’Etat et de Gouvernement, ainsi que les ministres, bénéficient des mêmes immunités, dites personnelles ou diplomatiques. Les Etats, en matière d’immunité, présentent des régimes d’une certaine uniformité, se fondant soit sur la convention de Vienne de 1961, pour la protection diplomatique, soit sur un usage qualifié de droit coutumier international. A côté de cela, une certaine courtoisie ainsi que d’autres théories confirment ces immunitésNote1250. . On peut noter quelques exceptions, mais elles sont relativement rares. Certaines célèbres affaires, Noriega, Marcos, Pinochet, Milosevic, Aristide, entre autres, sont sources d’interrogations sur la persistance des immunités, en cas d’agissements notoirement criminels de chefs d’Etat ou d’anciens chefs d’Etat. Si la distinction revêt une importance certaine, elle ne fait pas pour autant disparaître des questions communes. Ces dernières font l’objet de controverses doctrinales, mais surtout incitent à s’interroger sur la justesse du système existant.

Si diverses difficultés sont soulevées dans les droits internes, en revanche, le droit international pénal semble très clairement opter pour une exception aux immunitésNote1251. .

Les systèmes internes se heurtent au problème des immunités concernant certains organes de l’Etat, dont les diplomates, consuls, chef d’Etat et de Gouvernement, membres de gouvernements ou bien encore certains militaires exerçant une des fonctions précédentes.

Si l’immunité du chef d’Etat semble faire l’objet d’une relative unanimité, celle des membres de gouvernement semble devoir être distinguée et d’une force inférieureNote1252. . Celle du chef de l’Etat évolue. Longtemps liée au caractère sacré du pouvoir et de l’Etat, au 20ème siècle elle est mise en cause et distinguée de celle de l’Etat.

Les immunités des dirigeants étatiques présentent quatre principaux aspects : l’inviolabilité personnelle, l’immunité de juridiction, l’immunité d’exécution et les immunités fiscales et douanièresNote1253.  ; seuls les trois premiers aspects seront retenus.

Les auteurs distinguent classiquement les immunités fonctionnelles (ratione materia) et les immunités personnelles (ratione personae)Note1254. . Les premières sont prévues pour tout individu, organe d’un Etat, dans l’exercice de ses fonctions publiques, lorsqu’il agit pour le compte de l’Etat, ce qui ne couvre que les actes publics qui sont alors attribués à l’Etat.

Les immunités personnelles ou diplomatiques sont accordées à certaines catégories d’individus, organes de l’Etat et notamment les agents diplomatiques afin d’assurer un libre exercice de leurs fonctions. C’est cette dernière, d’un point de vue général, qui est alors garantie, ainsi que tous les actes commis durant leur fonctionNote1255. . Elles ne survivent pas après la cessation des fonctions, tandis que les premières durent dans le temps, au-delà de la cessation des fonctions de l’individu – organe.

Les organes des Etats qui jouissent des immunités diplomatiques jouissent parallèlement des immunités fonctionnellesNote1256. .

L’inviolabilité réside dans l’impossibilité d’exercer des mesures de contrainte sur la personne de certains représentants étatiques. Cela concerne par exemple l’arrestation ou une quelconque autre forme de détention. De l’inviolabilité découle l’obligation pour l’Etat hôte de protéger matériellement la personne qui en est titulaireNote1257. .

L’immunité de juridiction signifie qu’un représentant politique ne peut faire l’objet d’une procédure judiciaire devant les tribunaux d’un autre Etat. Le fondement en fut longtemps le principe par in parem non habet imperium, consacrant le caractère sacré du chef d’Etat, mais aujourd’hui il semble avoir cédé la place à celui de l’intérêt des fonctionsNote1258. . Sur ce point, nous ne retiendrons que l’immunité de juridictions pénales.

L’immunité d’exécution est plus difficile à cerner. Le débat porte sur le point de savoir si s’agit d’une immunité distincte de la précédente ou bien si elle en est une simple conséquenceNote1259. . En tout cas, le régime de la seconde suit celui de la premièreNote1260. .

Le droit français, imprégné du droit international, présente des solutions propres dans ce domaine. Traiter du problème des immunités des dirigeants politiques et militaires français revient à envisager le statut qui leur est réservé devant les juridictions françaises, mais surtout devant les juridictions étrangères. Dans le dernier de ces cas, il faudrait mener une étude exhaustive au regard de la législation de chaque Etat. Quelques cas significatifs seront seulement retenus.

Il convient tout d’abord de distinguer le Président et les membres du gouvernement. Le premier est par principe irresponsable pénalement et politiquement et bénéficie d’une immunitéNote1261. . Le régime des seconds est plus incertain et hétérogène.

On remarque que les exceptions existantes ou émergentes dont il est question, si elles trouvent à s’appliquer à un dirigeant politique en déplacement à l’étranger, sont difficilement applicables à un chef d’Etat en exercice et dans son pays. On peut en effet douter qu’il accepte de se démettre ou de faire lever son immunité. Seul un retournement politique, comme celui orchestré à Belgrade avec S. Milosevic, ou un acte de guerre peut entraîner la déchéance du dirigeant politique soupçonné. Mais dans ce cas, il convient de parler d’ex-dirigeant politique. Là encore, le cas Milosevic l’illustre. Il faut distinguer l’émission d’un acte d’accusation et d’un mandat, de la possibilité de mesures de contraintes. En effet, le Président de l’ex-République fédérale de Yougoslavie a fait l’objet d’une mise en accusation par le Procureur L. Arbour le 22 mai 1999. Cet acte est confirmé le lendemain par le juge David Hunt qui délivre un mandat d’arrêt international ainsi que des ordonnances tendant au gel des avoirs détenus dans des Etats liés par le statutNote1262. . L’action du procureur n’est en elle-même pas innovante car il existe un consensus affirmant l’ineffectivité des immunités au regard des juridictions internationales. En revanche, cela souligne la nécessité de distinguer clairement la mise en accusation, qui renvoit à l’immunité de juridiction pénale, et l’inviolabilité.

Au regard du régime actuel français, on a pu présenter ce que pourrait être la situation des gouvernants français qui bénéficient d’un régime particulier. Mais une telle situation semble relever plus de la théorie que de la pratique. En effet, la pratique démontre non seulement un renversement du régime, puis un jugement ou une exécution sommaire des dirigeants étatiques. On serait dès lors face à des anciens dirigeants politiques. Afin d’embrasser globalement les principales tendances en matière d’immunité, il convient d’observer successivement leur rapport avec les juridictions internes (1), puis leur évolution au sein des rapports entre droit international public et droit international pénal (2).

1 : Les immunités et les juridictions internes : entre volontarisme étatique et impératifs internationaux

Le TPIY eut l’occasion de se prononcer très clairement en faveur d’une exception aux immunités. Dans l’affaire Blaskic, les juges, après avoir rappelé le principe des exceptions soulignent que : « Les rares exceptions concernent une conséquence particulière de cette règle. Ces exceptions naissent des normes du droit international pénal prohibant les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide. D’après ces normes, les responsables de ces crimes ne peuvent invoquer l’immunité à l’égard des juridictions nationales ou internationales, même s’ils ont commis ces crimes dans le cadre de leurs fonctions officielles »Note1263. . Si l’affirmation est sans ambiguïté, on peut tout de même remarquer qu’elle n’est pas clairement acceptée par la doctrine et la jurisprudence.

Concernant les dirigeants politiques et militaires français, la question de leur immunité prend une teinte toute particulière face aux juridictions étrangères, peu importe qu’ils soient en déplacement officiel ou privéNote1264. . Trois points vont être successivement abordés : le privilège de juridiction prévu par certains accords (i), notamment dans le domaine militaire ; la nature privée ou publique des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité (ii) et son influence sur les immunités, notamment des dirigeants politiques (iii).

i : Le privilège de juridiction prévu par certains accords dans le domaine militaire

Il existe certaines conventions, bilatérales ou multilatérales, régissant les rapports des Etats d’envoi ou d’origine de troupes militaires et des Etats de séjour. Il s’agit de ce que l’on appelle les SOFA. Ces accords prévoient soit des compétences concurrentes en cas de dommages ou crimes commis par des militaires, soit une compétence exclusive, en général au profit des juridictions de l’Etat d’envoiNote1265. . Bien qu’en fait ces accords règlent des conflits de compétence juridictionnelle, dans une certaine mesure, lorsqu’ils reconnaissent une compétence exclusive au profit des juridictions de l’Etat d’envoi, on peut y voir une immunité juridictionnelle des militaires au profit des juridictions de l’Etat de séjour. De tels accords entrent alors dans les prescriptions de l’article 98§ 2 du statut de la CPINote1266. .

Concernant très spécifiquement les militaires, en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, il n’existe pas d’immunités ratione materiae, car cela contreviendrait très clairement non seulement au droit international humanitaire, mais aux conventions plus spécifiquesNote1267. . L’objet même de ces conventions, et notamment du droit de La Haye, est de prévoir l’interdiction de certains comportements aux militaires. Le refus d’une immunité fonctionnelle a été confirmé dans le procès EichmannNote1268. . La théorie invoquée de l’Act of state a été également rejetée, les juges affirmant que tout officier qui a participé à la « solution finale » est individuellement responsable, abstraction faite de sa qualité officielle.

Le refus d’une immunité accordée aux militaires semble confirmée par l’affaire de Lockerbie concernant deux agents libyens et qui peut servir d’illustration. Le Conseil de Sécurité, dans cette affaire, a demandé le jugement des deux hommes devant une juridiction étrangère, ignorant la théorie de l’immunité d’organeNote1269. . On peut alors en déduire, mais également par référence à d’autres affaires, qu’il n’existe pas en principe d’immunité des agents d’un Etat devant les juridictions étrangères pour des actes illicite, selon la loi du forNote1270. . On peut étendre cette réflexion au droit international pénal dès le moment où l’Etat possède une loi incriminant de tels comportements ou bien lorsqu’il a ratifié des instruments internationaux en ce sens.

ii : L’impossible qualification publique de la nature des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité

Pour revenir au problème de l’immunité des militaires françaisNote1271. , et plus précisément des dirigeants politiques et militaires (essentiellement le Président, le Premier ministre et le ministre des Affaires Etrangères), il convient de déterminer la nature, privée ou publique, des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. La question a été soulevée à diverses reprises, tant par la doctrine que par les jugesNote1272. . Les hypothèses pouvant être distinguées sont les suivantes : soit les politiques criminelles résultent d’ordres donnés en application d’une législation ouvertement criminelle, en ce cas, il existe une corrélation entre la légalité et les ordres donnés ; soit la politique criminelle est menée officieusement, c’est-à-dire en méconnaissance de la législation, ou par l’intermédiaire d’une appréciation biaisée de la législation et d’une présentation tronquée de la réalité. En filigrane, on retrouve la distinction entre légalité et légitimité.

Les divers exemples historiques de telles politiques démontrent qu’en général, les régimes criminels ont maintenu la législation du régime précédent, par conséquent, on peut observer une rupture entre la légalité, formelle et substantielle, et les actions menées. Les escadrons de la mort peuvent en constituer un exemple. Le TPIY, par exemple, se réfère au code pénale de l’ex-Yougoslavie, pour apprécier certains actes. Cependant, dans les hypothèses d’agression, très souvent, on se trouve aux confins de la légalité ; en effet, la législation utilisée pour mettre en œuvre la réaction armée existe bien, mais les raisons invoquées et la façon de les présenter révèlent une manipulation de cette législation et de la population.

En définitive, si l’acte criminel contre la paix et la sécurité de l’humanité est commis en application d’une législation existante, on serait tenté d’y voir un acte public. En revanche, dans la seconde hypothèse précitée, l’acte est plus difficilement qualifiable. Il y a soit méconnaissance de la législation existante et on peut parler d’acte privé, soit mauvaise interprétation de la législation et présentation fallacieuse des motifs. C’est dans cette hypothèse que la qualification de l’acte est la plus dure, car elle présente une apparence de légalité et peut être formellement publique. D’ailleurs, cela semble être le postulat de départ de réflexions de certains juges britanniques dans la seconde affaire PinochetNote1273. . Cependant, le primat du formalisme doit être critiqué, et seule une approche en termes formels et substantiels devrait être retenue, ce qui rejoint la proposition du professeur Ascensio consistant à distinguer, à l’instar du droit administratif français, entre caractère public de la fonction et caractère public de l’activité exercéeNote1274. . Quoiqu’il en soit, le droit international n’offre pas une jurisprudence claire en ce domaineNote1275. , puisqu’il attribue notamment à l’Etat des comportements ultra vires de ses agentsNote1276. .

Le professeur Dupuy propose également de faire un parallèle avec « la faute détachable du service » en droit administratif, emportant alors la responsabilité personnelle de son auteurNote1277. . En effet, une distinction, concernant les anciens chefs d’Etat, portait sur les actes publics et les actes privésNote1278. . Les juges ne levaient l’immunité que dans le cas des agissements privés. Mais aujourd’hui, des « actes publics » semblent pouvoir bénéficier de cette levée d’immunitéNote1279.  ; au-delà de leur caractère public, la doctrine et certains juges s’interrogent sur le point de savoir s’ils relèvent des actes « naturels » de la fonction publique de dirigeant étatique. Mais le terrain juridique semble délaissé au profit du terrain politique et moral. Car derrière cette interrogation est clairement écartée une vision positiviste de la fonction, au profit d’une vision moraliste, voire jusnaturaliste. Le professeur Dominicé pense que « cela voudrait dire que le droit international apporte un correctif aux attributions constitutionnelles d’un chef d’Etat »Note1280. .

La qualification privée de ces actes est d’autant plus gênante qu’elle risque de faire obstacle à la reconnaissance de la responsabilité de l’EtatNote1281. .

L’intérêt de cette distinction réside dans la possibilité d’invoquer ou non les immunités fonctionnelles et les régimes préférentielsNote1282. . Concernant les immunités personnelles, il semble beaucoup plus difficile de les contester ; du moins c’est ce que suggère la décision de la CIJ du 14 février 2002, RDC c/ BelgiqueNote1283. . Il n’y aurait donc pas d’exception aux immunités personnelles d’un chef d’Etat, même en matière de crimes internationauxNote1284. . La remise en cause des immunités personnelles pourrait éventuellement reposer sur l’idée de légitimité de l’autoritéNote1285.  ; cette légitimité pouvant s’apprécier soit par rapport aux modalités d’arrivée au pouvoir, soit par rapport à l’exercice du pouvoir et à sa conformité avec le standard de l’Etat démocratique. Cependant, une telle appréciation suppose une certaine subjectivité et menace les relations internationales.

Il convient cependant de s’interroger sur les références à retenir afin de qualifier l’acte. Deux choix s’offrent : apprécier l’acte soit par rapport à l’ordre juridique national, soit par rapport à l’ordre juridique international. On perçoit alors toute la différence de conclusion qui peut en résulter.

Retenir le premier ordre présente le risque d’accepter la mise en place officielle de politiques criminelles, permettant la qualification publique de l’acte et l’effectivité des immunités.

Se référer à l’ordre international porte certes atteinte à la souveraineté étatique et remet en cause le libre choix du système politique de l’Etat, mais permet une protection de la population contre le Gouvernement, par le droit international. Or, le système international ne reconnaît que les modèles étatiques démocratiques et réprouvent les modèles de type hobbésiensNote1286. . Par conséquent, l’ordre juridique international, distinguant clairement sphère étatique et sphère privée permet de qualifier de privés les actes criminels contre la paix et la sécurité de l’humanité.

Le propre des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité étant de sanctionner des comportements universellement réprouvés, il ne peuvent qu’échapper à l’ordre juridique national. Par conséquent, leur caractère ne peut que s’apprécier par rapport à l’ordre international. Pour confirmer la place de l’ordre juridique international comme système de référence, on peut imaginer la situation consistant pour une juridiction nationale à juger un chef d’Etat d’un autre Etat pour de tels crimes. On ne voit alors pas quelle autre référence cette juridiction nationale pourrait utiliser, non seulement pour confirmer sa compétence et pour juger, que l’ordre international ; utiliser l’ordre juridique de l’Etat du chef d’Etat accusé ou utiliser son propre ordre juridique ne paraissent pas réalistes.

Certains auteurs proposent de dépasser la dichotomie privé-public et de retenir une qualification sui generisNote1287. . Cette qualification pourrait présenter des avantages, tant au niveau global des régimes de responsabilité qu’à celui des procédures.

Le professeur Dupuy considère que le critère déterminant n’est pas celui de la personne, mais celui de l’acte accompliNote1288. . D’ailleurs la Commission du droit international reconnaît qu’il serait paradoxal « de permettre à des individus qui, par certains aspects, sont les plus responsables des crimes prévus dans le code, d’invoquer la souveraineté de l’Etat et de s’abriter derrière l’immunité que leur caractère officiel leur confère, et plus particulièrement dans la mesure où ces crimes odieux consternent la conscience de l’humanité, violent certaines des normes les plus fondamentales du droit international et menacent la paix et la sécurité internationales »Note1289. . D’ailleurs ce sujet fit l’objet de discussions lors de l’accusation de Guillaume II en 1919 : «  Si l’on prétendait que l’immunité d’un souverain fut un obstacle à cette comparution, cela amènerait à cette conséquence que les plus grandes infractions aux lois et coutumes de la guerre et aux lois de l’humanité dont le souverain serait reconnu coupable ne pourraient en aucun cas être punies. Une telle conclusion serait de nature à froisser profondément la conscience du monde civilisé »Note1290. .

Il semble donc qu’existe une règle coutumière portant exception aux immunités fonctionnelles pour des crimes comme les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le génocide, la torture, l’apartheid et pour l’agressionNote1291. . La dérogation au principe d’immunité semble en définive être ontologique aux crimes.

Mais si on peut soutenir la qualification privée de tels actes, il convient de constater que les solutions retenues par les droits internes et notamment le droit français, ne sont pas toujours en accord avec cette appréciationNote1292. , par conséquent il convient de souligner brièvement les fondements des immunités de chacun et leurs régimes, en envisageant successivement le chef de l’Etat, le Premier ministre et le ministre des Affaires Etrangères.

iii : Vers une exception d’immunité des dirigeants étatiques

L’immunité du chef d’Etat trouve un fondement dans diverses théoriesNote1293. . Cette immunité existe pour permettre aux représentants d’un Etat d’exercer leurs fonctions librement. Elle est liée au caractère souverain de chaque Etat. Successivement, pour la justifier, on invoquait des arguments tirés du droit interneNote1294. et du droit internationalNote1295. . Aujourd’hui, il semble que l’on se réfère exclusivement à cette norme coutumière internationale. Toutes les théories sont fondée sur le principe in parem non habet imperiumNote1296. . Cette doctrine sera remise en cause par certains auteurs, précurseurs des lumières comme Grotius avec sa théorie de l’extraterritorialité, et avec la Révolution française. Certains Lords, dans leurs opinions à propos de l’affaire Pinochet du 24 mars 1999, s’y réfèrent encoreNote1297. .

Grotius développe une théorie de l’extraterritorialité selon laquelle, d’après une fiction juridique, l’agent diplomatique est réputé absent du territoire où il réside en fait. Cette théorie est reprise de manière extensive par Ch. Calvo. Elle semble aujourd’hui peu retenueNote1298. .

Alexandre Mérignhac défend la thèse du caractère représentatif : « Qu’il soit souverain absolu ou constitutionnel, empereur, roi, prince, régent de royaume ou président de République, le chef de l’Etat a, en tout cas, un caractère représentatif, ce qui signifie qu’il personnifie, dans les rapports avec les autres nations, l’autorité souveraine de son pays à l’extérieur (…) Le chef d’Etat représente son pays vis-à-vis de tous les Etats sans exception, et est, dès lors, investi des prérogatives consacrées par le droit international au regard de tous les Etats faisant partie de la communauté internationale »Note1299. .

Selon Emer de Vattel, « les ambassadeurs et autres ministres publics sont des instruments nécessaires à l’entretien de cette société générale, de cette correspondance mutuelle des nations : mais leur ministère ne peut atteindre la fin à laquelle il est destiné, s’il n’est muni de toutes les prérogatives capables d’en assurer le succès légitime, de le faire exercer en toute sûreté, librement et fidèlement. Le même droit des gens qui oblige les nations à admettre les ministres étrangers, les oblige donc aussi manifestement à recevoir ces ministres avec tous les droits qui leur sont nécessaires, tous les privilèges qui assurent l’exercice de leurs fonctions »Note1300. . Cette théorie est largement retenue au 20ème siècle et fonde nombre de conventions et instruments internationaux, comme la résolution sur les immunités diplomatiques adoptée par l’Institut de droit international lors de sa session de New York en octobre 1929Note1301. et la convention de Vienne de 1961Note1302. . L’idée principale de cette théorie est que les privilèges et immunités sont accordés pour les seules nécessités de l’exercice indépendant de la fonction diplomatique, ce qui permet de libérer les représentants étatiques de l’ordre juridique de l’Etat de résidence afin de répondre aux nécessités du service public international. Cette théorie est largement développée pour les diplomates. Concernant les chefs d’Etat, on la trouve mentionnée dans la convention sur les missions spéciales, lorsqu’ils se rendent à l’étranger à la tête d’une délégation. Mais surtout, cette solution semble retenue par la CIJ, dans sa décision du 14 février 2002, concernant cette fois-ci un ministre des Affaires EtrangèresNote1303. . En outre, l’Institut du droit international l’a retenue dans une résolution relative aux immunités de juridiction et d’exécution des chefs d’Etat et de gouvernementNote1304. . De cette théorie découle la distinction d’immunité ratione materie et rationae personae.

Aux théories, il convient d’ajouter quelques dispositions plus récentes, comme celles contenues dans la convention sur les missions spécialesNote1305. , la convention sur la représentation des Etats dans leurs relations avec les organisations internationales de caractère universel du 14 mars 1976, s’appliquant par analogie aux chefs d’EtatNote1306. , la convention sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d’une protection internationale y compris les agents diplomatiques du 14 décembre 1973, ainsi que des conventions bilatérales.

Il existerait également une coutume internationale en ce sens, reconnue notamment par des juridictions nationales, comme la Cour de cassation française, avec la décision KadhafiNote1307. , certaines juridictions des USANote1308. ,ainsi que d’autresNote1309. .

Les autres dirigeants politiques et plus précisément les membres de gouvernement disposent également d’un régime d’immunité, mais d’une intensité moindre. Dans une certaine mesure, ils bénéficient des théories présentées. Il semble que le fondement principal de leur immunité soit la théorie de l’intérêt de la fonctionNote1310. qui permet l’application de la distinction des immunités ratione materiae et ratione personae. Bien qu’il n’existe pas de textes internationaux spécifiques, les conventions citées à l’occasion de l’étude portant sur le chef de l’Etat trouvent à s’appliquer, soit par analogie, soit parce qu’il existe quelques dispositions spécifiquesNote1311. . La CDI semble relever l’existence d’une coutumeNote1312. . La Cour internationale de Justice, dans sa décision de 2002, République démocratique du Congo c/ Belgique, la consacre, ce qui est d’ailleurs contesté par certains juges minoritaires, dont le juge Wyngaert.

Après avoir brièvement esquissé les sources fondamentales et juridiques des immunités des hauts dirigeants politiques et militaires, il convient de préciser que ces immunités trouvent également leur fondement dans des législations nationales. Quatre exemples peuvent être retenus à titre d’illustration : celui des USANote1313. , du fait de nombreuses affaires sur ce sujet, celui de la Grande-Bretagne eu égard à l’affaire Pinochet, celui de la Belgique pour présenter sommairement feue la loi de compétence universelle et enfin la France.

Le principal texte américain actuel est le Foreign sovereign immunity Act de 1976Note1314. . Selon ce texte, le principe est que « a foreign state be immune from the jurisdiction of the courts of the United States »Note1315. . Ce sont les autorités judiciaires qui décident dans quels cas il convient d’accorder une immunité. Mais ce texte n’envisage que les Etats et non leurs chefs, auxquels il est appliqué par extension. Quelques exceptions existent, notamment en matière de terrorisme et de torture, et si le chef d'Etat ou de gouvernement suspecté est inscrit sur la liste des terroristes recherchés par le Département d'Etat. En ce cas, il est possible de le poursuivreNote1316. .

Il fut invoqué dans l'affaire Karadzic, qui arguait de son statut de chef d'Etat de la République serbe de Bosnie-Herzégovine, Etat qui ne fut jamais reconnu par les USA, ce qui permit d'engager une action contre lui. Il fut également invoqué, mais avec succès, dans l'affaire MugabeNote1317. ou bien encore dans celle du Président de Haïti, Jean-Bertrand AristideNote1318. . Les juges étendent donc l’application du FSIA à des chefs d’Etat.

Les exceptions sont d'interprétation restrictive comme l'illustre, a contrario, l'affaire Hwang Geum Joo c/ JapanNote1319. . Dans cette dernière, quinze plaignants non américains poursuivent le Gouvernement japonais pour violences sexuelles et actes de torture par les militaires japonais lors de la Seconde Guerre mondiale, dans l'Asie occupée par le Japon. C'est l'affaire dite des « comfort women ». La cour rejette l'argumentation des plaignants selon laquelle l'immunité nippone ne peut jouer, entre autres, car les normes violées relèvent du jus cogens. Cependant, cette décision semble laisser ouverte une possibilité. Il existe une exception au FSIA pour les activités commercialesNote1320. . Sur ce point, la cour considère que les « comfort stations » ne relevent pas d'une telle catégorie. Le département de la Justice, intervenant en tant qu'amicus curiae, confirme cette analyse et la validité de l'exception, mais seulement pour des faits ultérieurs à 1952, excluant clairement la rétroactivité de cette solution, ce qui est confirmé en appelNote1321. . Des voix s’élevèrent pour demander un amendement ou une nouvelle loi pour préciser le régime des immunités des chefs d’EtatNote1322. .

Sans plus détailler ce point, il peut être souligné qu’existe aux USA l’Alien tort claim Act, de 1789, qui est un mécanisme de garantie civile des violations des droits de l’Homme. Ce texte, redécouvert dans les années 1980 avec la décision Pena-IralaNote1323. , relance nombre de débats et notamment celui sur les immunités des chefs d’Etat. Ce fut notamment à cette occasion que le Président Mugabe fut poursuivi et put bénéficier de son immunitéNote1324. . On peut donc se demander si, sous l’influence de ce mécanisme civil, n’aura pas lieu une réforme qui profitera au contentieux pénal.

Au Royaume-Uni existe le State immunity Act de 1978. Dans son article 14 alinéa 1er est défini le régime de l’immunité de l’Etat, auquel est assimilé le chef de cet Etat. Plus exactement, est précisé le point concernant le comportement du chef de l’Etat pouvant engager les Etats et pouvant, par la suite, profiter de l’immunité. Contrairement à d’autres Etats, le statut du chef de l’Etat est précisé, même lorsqu’il n’agit pas dans le cadre de ses fonctions officielles. Il bénéficie de privilèges et immunités reconnus au chef d’une mission diplomatique par le Diplomatic Act de 1964, par renvoi de l’article 20, alinéa 1er du State immunity ActNote1325. . Nous reviendrons plus loin sur l’affaire Pinochet qui concerne un ex-chef d’Etat.

La Belgique s’est dotée le 16 juin 1993 d’une loi relative à la répression des infractions graves aux conventions de Genève de 1949 et aux protocoles de 1977. Elle fut complétée par une loi du 10 février 1999 qui a étendu son champ d’application aux crimes contre l’humanité et au génocide. Ces lois introduisirent diverses modifications et notamment une règle dérogatoire en matière d’immunité. Diverses poursuites furent alors entaméesNote1326. . Deux points furent particulièrement remarqués, l’instauration d’une compétence dite universelle et l’exception aux immunitésNote1327. . Si les deux ne peuvent être totalement déliés, dans l’immédiat seul le second point sera traitéNote1328. .

A l’instar d’autres Etats, les chefs d’Etats étrangers jouissent d’une immunité de juridiction et d’exécution absolueNote1329. . Les lois de 1993 et 1999 posent une exception claire, en matière de crimes de droit international humanitaire. Et cela vise toutes les immunités, qu’elles soient conventionnelles, coutumières, internes ou internationalesNote1330. . Cette solution trouve un fondement notamment dans l’article 27 du statut de la CPINote1331. . Le juge Vandermeersch admet une exception à cette exception. L’immunité d’exécution reste applicable lors de visites officielles, pour des raisons de loyauté et parce que sont également en jeu les relations internationalesNote1332. . A cet égard, l’auteur propose de clarifier la situation et de calquer le régime des immunités des dirigeants politiques étrangers sur le régime des parlementaires et ministres belges, supposant alors la demande préalable de l’autorisation du Gouvernement ou du Parlement avant qu’un juge ne décide d’une arrestation et d’une mise en détentionNote1333. . Lors de l’affaire RDC c/ Belgique, la CIJ, dans une décision du 14 février 2002, a souligné que l’attitude des autorités judiciaires belges met en cause les immunités et l’inviolabilité d’un ministre des Affaires Etrangères. D’ailleurs la Cour de cassation de Belgique appliquera la règle coutumière dégagéeNote1334. .

La proposition du juge Vandermeersch fut suivie. Une réforme du système belge, suite à des contingences internationales, eut lieu. Mais l’on peut qualifier de véritable saga législative la vie de la loi de compétence universelle. En effet, une loi de modification intervint le 23 avril 2003 réduisant la compétence des juridictions belges et les possibilités d’action, en donnant un pouvoir accru aux procureurs et autorités politiques. Après une loi interprétative de la loi précédente, la compétence universelle fut quasiment abrogée avec la loi du 5 août 2003, laquelle, reprenant des formulations proches de celles sur la compétence de la CPI, réaffirme les critères traditionnels de compétence, notamment personnels, la compétence universelle n’étant plus envisagée que par référence explicite à des textes de droit international. Des dispositions transitoires permettent aux juges belges de se dessaisir des affaires en cours, comme l’illustre par exemple l’affaire BushNote1335. .

Le régime français, quant à lui, repose essentiellement sur l’affaire Kadhafi qui précise la solution actuellement retenue en France en réaffirmant le principe de l’immunité et la possibilité d’exceptions, entendues restrictivementNote1336. .

Cette décision a pour objet l’attentat perpétré par des terroristes libyens le 19 septembre 1989 contre un DC 10 de la compagnie aérienne UTA et ayant causé la mort de 170 personnes. Après une longue procédure et de longs pourparlers politiques, faisant intervenir notamment le Conseil de sécurité de l’ONU, six auteurs ont été condamnés par contumace par la Cour d’assises de ParisNote1337. . Le chef d’Etat de la Libye, suspecté d’avoir commandité cet acte, fit l’objet d’une plainte déposée par la famille de certaines victimes et par SOS attentats, le 15 juin 1999, auprès du TGI de Paris. Il est poursuivi pour complicité par instructions données. La plainte est instruite par le juge Bruguière pour complicité d’homicide volontaire. Selon ce dernier, il n’existe aucune disposition reconnaissant une immunité dans le Code pénal ou dans le Code de procédure pénale, ni même dans les conventions internationales ou traités ratifiés par la France pour les chefs d’Etat en exerciceNote1338. .

Le 20 octobre 2000, l’ordonnance du juge d’instruction est confirmée par la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris, mais elle est cassée par la Cour de cassation, le 13 mars 2001.

Selon la Cour d’appel, le principe de l’immunité est toujours admis, mais il existe des limitations, en référence aux statuts des TPI et à la convention relative à l’apartheid, et plus généralement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les juges considèrent que ces exceptions ne sont pas limitativement énumérées. Selon eux, Kadhafi ne peut en profiter pour de tels actes. La Cour de cassation casse cette décision en se fondant sur le droit coutumier. En effet, selon elle, il faut que des dispositions internationales prévoient de telles exceptions : « en l’état du droit international, le crime dénoncé, qu’elle qu’en soit la gravité, ne relève pas des exceptions au principe ci-dessus énoncé ». Si la décision paraît décevante, elle n’en ouvre pas moins une brèche dans le caractère absolu des immunités des chefs d’Etat en exercice. Reste à savoir quels actes peuvent mettre à mal les immunités. On peut regretter que les juges n’aient pas précisé certains de ces crimes.

Concernant la France et tous les pays membres du système de la CPI, dans la perspective d’une approche finaliste, on pourrait estimer que le statut de la Cour offre une dérogation au principe des immunités, sinon les Etats risquent d’engager leur responsabilité internationale pour la violation du principe aut dedere aut judicare. Cependant, une telle affirmation est relativement incertaine, car l’article 98 du statut de la CPI n’oblige nullement et clairement un Etat à déroger aux immunités, sans l’accord de l’Etat d’envoi.

Après avoir vu le régime des chefs d’Etat et membres de gouvernement en exercice, cas où se cumulent les immunités, il convient d’envisager la situation des anciens chefs d’Etat. La question mérite d’autant plus d’être posée, qu’en cas de défaite et d’arrestation des dirigeants étatiques, ces derniers ne conservent pas leur fonction et deviennent ipso facto, des dirigeants déchus.

Aucune disposition claire n’existe. Deux cas essentiels peuvent être jugés représentatifs du régime existant : celui de MarcosNote1339. et celui de Pinochet. L’ancien chef d’Etat ayant par définition quitté ses fonctions, l’immunité ratione personae n’est plus effective. Seule l’immunité ratione materiae subsiste pour les actes de la fonction. Il reste à les identifier et à les qualifier. Pour cela, il convient de se reporter à la théorie de l’intérêt des fonctionsNote1340. . Le projet d’articles de la CDI sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens précise que :

« ces immunités ratione materiae sont accordées au profit de l’Etat, et le fait que les fonctions officielles des représentants intéressés ne soient plus les mêmes, ou prennent fin, n’a sur elles aucune incidence. Il n’est donc pas possible d’intenter une action contre un ancien représentant d’un Etat étranger en raison d’un fait accompli par lui dans l’exercice de ses fonctions officielles. L’immunité (…) subsiste même lorsque la mission ou la charge de l’intéressé a pris fin. Il en est ainsi parce que l’immunité en question non seulement appartient à l’Etat, mais est également fondée sur le caractère souverain ou officiel des activités, dans la mesure où il s’agit d’une immunité ratione materiae »Note1341. .

Cette idée est d’ailleurs contenue dans l’article 39 alinéa 2 de la Convention de Vienne de 1961 et dans l’article 43 alinéa 2 de la convention sur les missions spéciales.

La question centrale concerne donc la détermination des actes de la fonctionNote1342. . Le point principal consiste à savoir si des crimes commis au nom d’une politique criminelle peuvent être qualifiés d’actes de la fonction, question à laquelle il a déjà été répondu.

Pour les juges américains, dans l’affaire Marcos, au-delà d’une certaine limite, les actes ne sont plus considérés comme des actes souverains, mais comme des actes individuels. Ils ne peuvent donc être publicsNote1343. . Une Cour d’appel américaine, dans l’affaire Jimenez v. Aristiguieta, a validé la demande d’extradition de l’ancien dictateur vénézuélien Jimenez pour des activités financières illicites, considérées comme des crimes de droit commun commis en violation des obligations d’un chef d’Etat et non dans le cadre de ses fonctionsNote1344. , ce qui est confirmé par la décision Noriega, relative à un trafic de stupéfiantsNote1345. .

Le cas Pinochet fait l’objet de deux décisions de la Chambre des Lords, dont les justifications sont multiplesNote1346. . La Chambre des Lords affirme qu’un ancien chef d’Etat ne bénéficie pas d’immunités fonctionnelles pour des actes de tortures et des crimes contre l’humanité, s’appuyant sur une règle coutumière reconnaissant que les crimes reprochés à Pinochet constituent des actes graves ne faisant pas partie des fonctions publiques d’un Chef d’EtatNote1347. .

L’étude des opinions séparées révèle diverses approches du problème. Au-delà de son statut d’ancien chef d’Etat, A. Pinochet bénéficiait dans son pays d’une loi d’amnistieNote1348. et d’un statut de sénateur à vieNote1349. . Les juges anglais doivent se prononcer sur une demande d’extradition effectuée par les autorités espagnoles dans le cadre d’une poursuite pour génocide, disparitions et tortures. Une première décision de la High Court de Londres invalide le mandat d’arrêt émis par les autorités espagnoles sur le fondement de l’immunité.

La première décision de la Chambre des Lords, du 25 novembre 1998 refuse de reconnaître l’immunité, par trois voix contre deux, considérant que les actes ne peuvent être des actes de la fonction. Mais les avocats de l’ancien chef d’Etat, profitant d’un heureux aléa, demandent une seconde décision à la Chambre des Lords. L’arrêt est rendu le 24 mars 1999. Une fois encore le principe de l’immunité est écarté.

Dans la première décision, les juges, conscients que les pouvoirs d’un chef d’Etat varient d’un Etat à l’autre, écartent les dispositions nationales pour se concentrer sur le droit international. Ce dernier incriminant explicitement de tels comportements, ils ne peuvent donc pas constituer des actes de la fonctionNote1350. . Les juges minoritaires, quant à eux, exigent une exception expresse de la part du droit internationalNote1351. .

Dans la seconde décision, les justifications sont beaucoup plus hétérogènes. La majorité des juges, après s’être posée la même question, répond par la négative. Mais ils partent de l’idée selon laquelle les actes sont des actes de la fonction. Ensuite, ils s’interrogent sur l’existence d’exceptions. Cela aboutit à exclure les accusations de meurtre et à ne laisser que celles de tortureNote1352. . Deux grands arguments semblent ressortir dans les opinions des juges. Soit celui de la convention relative à la torture qui, selon les juges prévoit explicitement ou non, une telle exception, soit le jus cogens qui présuppose l’ineffectivité d’une telle immunitéNote1353. . Pour M. Villalpando, il y aurait une délimitation ratione materiae des actes accomplis dans la fonctions. Au-delà, l’idée consiste à savoir si la personne a agi dans un intérêt personnelNote1354. .

On peut relever un paradoxe signalé par M. Cosnard, qui consiste à retenir la responsabilité d’un agent public pour commission d’un acte de torture et à s’interroger sur son immunité alors qu’elle semble intrinsèquement écartée par la convention de 1984Note1355. . L’auteur critique le chemin pris pour aboutir à la solution de la décision Pinochet, parlant d’ « une décision politique » et se demandant « si le droit international y trouve véritablement son compte »Note1356. .

M. Borghi souligne le caractère critiquable de cette seconde décision, dont les motifs sont confusNote1357. . Selon lui, les juges n’ont pas assez réfléchi sur la qualification de tels actes, à savoir actes de la fonction ou non. Le risque selon lui est d’exclure tous les crimes non internationaux de l’exception d’immunité.

Pour conclure, soulignons deux points. D’une part, on peut critiquer l’attitude des juridictions nationales consistant à se servir de décisions et textes internationaux rejetant l’immunité, entrant dans la logique du droit international, alors que les immunités relèvent des relations juridiques interétatiques. D’autre part, les Etats peuvent décider de lever les immunités de leurs anciens chefsNote1358. .

Pour synthétiser, l’immunité des chefs d’Etat peut être remise en cause selon deux angles. Sont invoqués des arguments contestant la qualité de chef d’Etat, d’autres recourant à une définition matérielle de la fonction, c’est-à-dire renvoyant à la nature des crimes poursuivisNote1359. . Le premier type d’arguments n’a pas réellement d’effets. Les juridictions saisies se sont contentées d’une vision pragmatique du pouvoir au sein des Etats étrangersNote1360. . En revanche, lorsque l’Etat n’est pas reconnu par l’Etat des juges, le chef d’Etat n’est pas considéré comme tel et ne peut bénéficier des immunitésNote1361. .

Le problème des immunités est le plus délicat concernant les chefs d’Etat et les anciens chefs d’Etat. Cependant, dans le cadre de politiques criminelles, interviennent des membres du gouvernement. Il semble que l’on se réfère principalement à la théorie de l’intérêt des fonctionsNote1362. . Ils bénéficieraient d’immunités sui generisNote1363. . Les statuts des TPI et celui de la CPI se prononcent clairement sur l’ineffectivité de régimes spéciaux, comme les immunités. Pour la CDI, il existe des immunités accordées, entre autres, au Premier ministre et au ministre des Affaires EtrangèresNote1364. . C’est la CIJ, dans une décision du 14 février 2002, qui affirme l’existence en droit international d’immunités de juridictions, parlant, outre le Premier ministre et le ministre des Affaires Etrangères, de « personnes occupant un rang élevé dans l’Etat », sans plus de précisions. A l’instar des chefs d’Etat, il faut surtout se tourner vers les législations nationales pour apprécier le degré de garantie des membres de gouvernement. Mais la CIJ a posé un principe clair d’immunité totale durant l’exercice des fonctions. Une fois les fonctions achevées, alors les ministres peuvent être poursuivis. Il semble que très souvent, les Premiers ministres soient assimilés aux chefs d’EtatNote1365. . L’institut du droit international, dans une résolution du 26 août 2001 sur les immunités de juridiction et d’exécution des chefs d’Etat et de gouvernement en droit international, assimile les deuxNote1366. . Le ministre des Affaires Etrangère bénéficie d’une immunité absolue lors de ses fonctions, selon la CIJ, dans sa décision du 14 février 2002.

De manière générale, les dirigeants politiques en déplacements officiels sont plus ou moins couverts eu égard aux relations internationales. En visites privées, les données du problème sont différentes. Si les chefs d’Etat possèdent tout de même un statut particulierNote1367. , pouvant varier d’un Etat à l’autre, les membres de gouvernement sont beaucoup plus exposésNote1368. .

L’esprit des immunités n’est pas en accord avec celui du droit international pénal, notamment des infractions qui visent directement les hommes au pouvoir, comme l’instigation de certains crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Le professeur Lombois propose de garantir l’immunité du chef d’Etat, car il est l’expression de la souveraineté et doit être préservé à ce titreNote1369. . Le professeur Decaux, pour sa part, semble regretter que l’on se fonde sur une limite temporelle en matière d’immunité et que l’on ne tienne pas plus compte de la nature des actes reprochés. Il constate que « le conformisme prudent du droit pénal international » n’est pas en adéquation avec la « dynamique du droit international pénal »Note1370. . Mais à ces remarques théoriques, on peut opposer une vision historique et pratique. Les crimes de masse étant souvent le fruit d’une politique étatique, il n’est pas rare que le conflit dégénère et s’internationalise, au point qu’à court terme, les criminels ne soient plus à des postes officiels leur assurant une immunité. 

Le maintien ou le rejet d’immunité de juridiction pénale et d’exécution n’est pas sans risquer de déséquilibrer les différents intérêts en présenceNote1371. . D’un côté, le respect du à l’Etat et à ses représentants, de l’autre la nécessité de juger. Le professeur Flauss dit qu’ « admettre une limitation de l’immunité de juridiction des Etats au nom de la protection des droits de l’Homme contribuerait à favoriser un déplacement du centre de gravité du droit international, de l’Etat vers l’individu »Note1372. . On peut étendre cette réflexion, en disant qu’admettre trop facilement une immunité d’exécution et de juridiction pour les chefs d’Etat en exercice présente un risque, celui de fragiliser le droit diplomatique. Lever de telles immunités aboutit à soumettre les représentants étatiques au régime de droit commun. Donc, chaque fois qu’un représentant étranger est en visite officielle ou privée, il s’expose, sur le fondement d’une accusation de crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, à être soumis à la justice, rendant l’immunité inefficace. Conscient de ce problème, le juge Vandermeersch propose donc des gardes fousNote1373. . Il suggère entre autres de s’inspirer des garanties parlementaires belges, pour la mise en place d’un tel système en Belgique.

A cet égard, on peut signaler le raisonnement de deux Lords dans le second arrêt PinochetNote1374. . Les Lords Hutton et Phillips of Worth Matravers proposent une approche intéressante. Ils prennent en compte les exigences du droit international pénal dont l’objet est la sanction de crimes d’une extrême gravité. Ce qui induit tant la sanction des exécutants que des ordonnateurs, comme les chefs d’Etat. Ils rejettent l’existence d’une règle coutumière concernant l’immunité de juridiction pénale des anciens chefs d’Etat. Ensuite, ils distinguent les procédures civiles des procédures pénales et pour ces dernières, ils considèrent que les règles d’immunités n’ont pu se constituer que parallèlement à l’institution d’une compétence universelle, c’est-à-dire seulement depuis que les tribunaux internes peuvent juger des crimes extraterritoriaux. En outre, toute immunité est accordée à un Etat et, directement ou indirectement, à ses représentants pour préserver leur personne et le bon déroulement de leurs fonctions. Une procédure criminelle contre un chef d’Etat en exercice interfère avec sa fonction et justifie donc l’immunité. Mais dès que le chef d’Etat n’est plus en fonction, la procédure ne risque plus d’interférer avec le fonctionnement de l’Etat. Et par conséquent son octroi ne se justifie plus. Les Lords justifient alors le refus de l’immunité de Pinochet en retenant une approche fonctionnelle.

Le bénéfice des immunités devant des juridictions internes se révèle délicat, notamment pour les chefs d’Etat et de Gouvernement en exercice. L’immunité ratione personae, l’inviolabilité et certains impératifs diplomatiques constituent de redoutables obstacles. L’article 98 du statut de la CPI semble confirmer l’effectivité du régime existant. A l’inverse, les juridictions internationales pénales semblent ne pas devoir être liées, pourtant, en ce domaine, la fragmentation du droit international entre droit international public et droit international pénal se fait pleinement sentir.

2 : L’absence d’immunités devant les juridictions internationales pénales : un principe en demi-teinte

Dans le système international, le droit international pénal semble clairement opter pour l’exception au principe de l’immunité ; cependant l’article 98 du statut de la CPI incite les Etats à respecter les immunités afin de ne pas les obliger à méconnaître leurs obligations interétatiques en ce domaine. Les textes majeurs et statuts du droit international pénal vont en ce sensNote1375. , ainsi que les projets d’articles relatifs à la responsabilité de l’Etat. Si l’on retient l’idée selon laquelle les immunités des agents d’un Etat, dirigeants politiques compris, découlent de la souveraineté de l’Etat, alors la possibilité reconnue d’engager la responsabilité internationale de l’Etat pour des violations graves se répercute pour les mêmes actes sur le régime international pénal applicable aux criminels. Lors de l’élaboration du statut du TPIY, le Secrétaire général de l’ONU, dans un rapport, souligne la nécessité que le statut contienne des dispositions concernant la responsabilité pénale des chefs d’Etat, des hauts fonctionnaires et des personnes agissant dans l’exercice de fonctions officielles. Cette idée a fait l’unanimitéNote1376. . L’affaire Milosevic en assure la consécration.

La nature du système international évoluant, les immunités changent. Le passage d’un système interétatique, fondé sur des Etats souverains, à un système centré sur les individus et les droits de l’HommeNote1377. se répercute alors sur les institutions traditionnelles.

Le point de départ de l’émergence d’une exception à l’immunité des chefs d’Etat réside dans l’imposition de l’Etat démocratique comme modèle général de l’Etat, et plus précisément dans la volonté de punir Guillaume II au sortir de la Première Guerre mondiale. La Conférence des préliminaires de la paix, en séance plénière du 25 janvier 1919, décide la création d’une commission chargée d’examiner la responsabilité des auteurs de la guerre, notamment concernant la violation des lois et coutumes de la guerre commises par les forces de l’Empire allemand et de ses alliésNote1378. . Lors des travaux de cette commission s’opposent les tenants d’un jugement du souverain allemand qui a abdiqué en novembre 1918, et les tenants de la thèse de l’inadmissibilité d’une telle solution. Dans son rapport final, la commission distingue selon les actes reprochés au Kaiser. Le principe d’une responsabilité pénale est retenue pour les violations des lois et coutumes de la guerre. A cette fin, la commission propose la mise en place d’un tribunal international, ce qui est prévu dans l’article 227 du traité de Versailles. Réfugié au Pays-Bas, le souverain déchu bénéficie de leur protection et n’a jamais été jugé. Le principe émerge, mais reste théorique. Ce n’est qu’avec les TMI qu’il y a une ébauche de concrétisation. Mais en fait aucun chef d’Etat ne fut jugé. Diverses commissions, plus ou moins officielles, ont travaillé sur ces projetsNote1379. .

L’article 7 du statut du TMI de Nuremberg dispose : «  La situation officielle des accusés, soit comme chef d’Etat, soit comme hauts fonctionnaires, ne sera considérée ni comme une excuse absolutoire, ni comme un motif de diminution de la peine ». Une disposition quasi identique est contenue dans l’article 6 du statut du TMIEO. Une exception au principe d’immunité est donc clairement posée par les statuts des TMI de la Seconde Guerre mondiale.

D’ailleurs, ces juridictions, ainsi que les juridictions interalliées, ont jugé des hauts fonctionnaires et des dirigeants politiquesNote1380. , dont L’amiral DönitzNote1381. , successeur d’Hitler à la tête de l’Etat allemand. La règle ainsi retenue, mais surtout sa mise en œuvre marque une étape décisive dans la formation d’une norme coutumière. L’idée, sous-jacente, est que de tels crimes ne peuvent être imputables à l’Etat. L’agent ayant agi ne peut donc bénéficier d’une immunitéNote1382. .

Il convient, cependant, de remarquer que les procès des TMI, considérés comme posant le principe d’une exception aux immunités, ne se prononcent pas à l’égard de chefs d’Etat ou membres de gouvernement, mais à l’égard d’ex-chefs d’Etat ou membres de gouvernement, l’Allemagne et le Japon n’étant plus des Etats indépendants et souverains, mais des Etats vaincus, sous la domination des vainqueurs.

Quoiqu’il en soit, ces exceptions seront consacrées par l’Assemblée générale de l’ONU, dans les principes de Nuremberg en tant que principes de droit international. Le secrétaire général, Trygve Lie, avait suggéré leur incorporation dans le droit pénal international. C’est lors de la séance du 11 décembre 1946 que l’Assemblée générale définit ces principes et décide de la création d’une commission pour le développement progressif du droit international et sa codificationNote1383. . L’idée d’un code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité voit le jour. Un mouvement d’ampleur se dessine et diverses conventions furent adoptées, comme celle relative au crime de génocideNote1384. .

Les articles 7§ 2 du STPIY, 6§ 2 du STPIR et 27 du SCPI et 7 du projet de code de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de 1996 vont dans ce sensNote1385. . ils contiennent une dérogation implicite au régime des immunités diplomatiquesNote1386. . Le dernier article précise très clairement que sont responsables les chefs d’Etat et de Gouvernement. Le commentaire de la CDI relatif à cet article s’appuie sur les précédents de Nuremberg et de Tokyo, ainsi que sur les statuts des TPI. On peut d’ailleurs citer un passage du jugement de Nuremberg :

« Le principe du droit international, qui dans certaines circonstances, protège les représentants d’un Etat, ne peut pas s’appliquer aux actes condamnés comme criminels par le droit international. Les auteurs de ces actes ne peuvent invoquer leur qualité officielle pour se soustraire à la procédure normale ou se mettre à l’abri du châtiment »Note1387. .

Au-delà des prescriptions textuelles, on peut admettre que le principe de la justice internationale pénale suppose l’inefficacité des immunités, qui sont d’ailleurs faites pour les relations interétatiques. Pourtant, deux points réduisent, de fait, la compétence des juridictions internationales, surtout de la CPI : la dépendance de la CPI des Etats pour lui remettre des accusés et l’article 16 du statut de la CPI tel qu’interprété par le Conseil de sécurité.

Si au niveau national, le problème de l’immunité constitue encore un abondant sujet de réflexions, celui de l’inviolabilité n’est guère abordé. Or il possède un intérêt primordial. En effet, les juridictions internationales ne peuvent obtenir la remise d’un inculpé que s’il est remis par des autorités nationales. Soit il s’agit des nouvelles autorités du pays victime de l’un de ses militaires ou de l’un de ses dirigeants, ce qui posera peu de problème, soit la remise sera faite par un Etat autre. Dans ce dernier cas, et surtout si l’inculpé possède une fonction officielle avec immunité, l’arrestation, la détention provisoire et la remise se heurtent à l’inviolabilité. Reste un troisème cas, celui qui consiste à se rendre volontairement à la juridiction internationale pénale.

Certains exemples, comme l’affaire Pinochet, montrent que l’inviolabilité a été écartée. Pourtant, le problème semble loin d’être résolu. Les TPI bénéficient de l’aura du chapitre VII, mais l’article 98§ 2 du statut de la CPI semble faire obstacle à toute mesure contraignanteNote1388. . Les Etats membres de l’ONU doivent répondre à toute demande d’assistance ou à toute ordonnance d’une chambre des TPINote1389. . L’Etat qui ferait droit à une demande des TPI ayant délivré un mandat international d’arrêt ne violerait pas l’immunité, puisque les obligations de la Charte et celles découlant des résolutions prises sur le fondement du chapitre VII priment sur celles des Etats découlant de traités ou conventions, d’après l’article 103Note1390. .

Il ressort d’une pratique internationale, jusqu’à présent peu contestée, que les dirigeants d’un Etat, en fonction, bénéficient d’une inviolabilité par le biais d’une norme de droit international d’origine coutumière. La CIJ, dans l’affaire RDC c/ Belgique, précise qu’il n’existe pas de norme coutumière reconnaissant une exception à l’inviolabilité des chefs d’Etat, de gouvernement et des ministres des Affaires Etrangères en exercice, même suspectés de crimes graves. Cependant elle prend la peine de préciser que rien n’empêche de poursuivre, en général, des ministres devant leurs juridictions internesNote1391. .

La France, membre de la CPI, devra non seulement déférer aux demandes de la CPI concernant des criminels présents sur son territoire, mais également y accéder si celles-ci concerne des militaires ou dirigeants politiques français. Il est cependant bien évident que demander à un Etat de livrer certains de ses dirigeants politiques peut se heurter à un refus. Pourtant, cette solution est envisagée par certainsNote1392. . A l’inverse, d’autres auteurs craignent une impossibilité pour la Cour d’exercer sa compétenceNote1393. . La France, suite à la décision du 22 janvier 1999 du Conseil constitutionnel, a opéré une révision constitutionnelle afin de mettre en adéquation le statut du Président et des membres du Gouvernement avec l’article 27 du statut de la Cour pénale internationaleNote1394. .

Enfin, l’article 16 du statut de la CPI prévoit la possibilité pour le Conseil de sécurité de l’ONU de demander la suspension d’enquêtes et de poursuites, par une résolution fondée sur le chapitre VII, tel qu’interprété par les résolutions 1422 (2002), 1487 (2003) et 1497 (2003), adoptées sous la pression des USANote1395. . Cela tend à faire apparaître une immunité de fait pour les militaires d’Etat tiers au statut de la CPI menant des opérations autorisées par l’ONU ou sous leur égide. Le Conseil affirme qu’il en usera autant de fois que cela sera nécessaire. Il est précisé que les Etats doivent tout mettre en œuvre pour respecter cette résolution, ce qui semble instituer un blocage du droit de saisine de la CPI.

La résolution 1497, relative aux forces de maintien de la paix déployées au Libéria est à cet égard significative, en excluant la compétence de la CPI pour les militaires des Etats tiers à la CPI et retenant une compétence exclusive des juridictions du pays d’envoi. Ces résolutions sont à juste titre critiquées, car elles modifient l’article 16 du statutNote1396. .

Derrière les problèmes de compétences soulevés par les SOFA et l’interprétation de l’article 16 du statut de la CPI, se profile un problème d’immunité juridictionnelle, permettant pour l’Etat d’envoi d’appliquer uniquement son droitNote1397. . Ceci peut être réducteur de responsabilité, par rapport à celle encourue devant les juridictions de l’Etat victime ou devant la Cour pénale internationaleNote1398. .

Les résolutions relatives à l’article 16 sont critiquées. Les restrictions retenues par le Conseil ne font pas apparaître de lien direct avec les raisons de mise en œuvre du chapitre VIINote1399. . A l’inverse, l’utilisation du chapitre VII fut le pretexte à donner une force juridique incontestable à ces restrictions. Ces résolutions dépasseraient les pouvoirs du Conseil de sécurité et seraient illégalesNote1400. .

b : Les éléments de détermination d’un régime uniforme : le présupposé déterminant du statut de la CPI

La problématique des immunités, notamment des dirigeants étatiques, en matière de répression de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, manque encore de clarté. Cependant, une convergence des textes et des jurisprudences vers une exception est perceptible. Le statut de la CPI se révèle déterminant dans ce mouvement, non pas réellement par certaines de ses dispositions, mais par lui-même en tant que clef de voûte d’un édifice judiciaire international criminel, modifiant la structure de la société internationale.

Les auteurs abordent généralement le sujet des immunités en distinguant très clairement les immunités fonctionnelles (ratione materiae) et les immunités personnelles (ratione personae)Note1401. . Ils concluent que les immunités fonctionnelles souffrent une exception, contrairement aux immunités personnelles. Seuls des projets (code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité) et le statut de la CPI, en voie d’application, semblent créer une exception. Cela n’est pas suffisant pour infléchir la coutume internationale relative à l’immunité personnelle totale, essentiellement des chefs d’Etat et de gouvernement.

On peut à cet égard citer l’affaire du général algérien Nezzar, ancien ministre de la Défense, faisant l’objet d’une plainte, en France, pour torture. Il bénéficiait d’une immunité diplomatique selon les autorités algériennes. Il eut le temps de quitter la France, ce qui fut perçu par certains comme un moyen discret de « botter en touche »Note1402. .

Au-delà de la distinction mise en avant, on aboutit à une solution similaire à celle soutenue par d’autres auteurs. Cependant, la distinction ainsi utilisée ne l’est pas clairement par nombres d’arrêts récents et significatifsNote1403. . Le rapport de la Commission Avril, relatif à la responsabilité du Président de la République considère, en s’appuyant sur la décision de la Cour de cassation du 10 octobre 2001, que l’inviolabilité est liée à l’exercice du mandat. Et d’affirmer que c’est une protection fonctionnelle et non personnelle qui doit être distinguée de celle accordée au monarque. Il est ensuite précisé que les immunités du Président se détachent de sa personne pour ne plus concerner que sa fonction. Le Président participe à la souveraineté, mais ne lui est pas assimiléNote1404. . La commission établit un rapport clair entre la durée du mandat et celle de la protection. Il semblerait donc, si l’on applique le raisonnement de la commission Avril au droit international, que la distinction immunité fonctionnelle et immunité personnelle n’existe pas concernant le Président de la République. A tout le moins, elle ne présente pas d’intérêt.

En matière de crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, le droit français reste incertain pour les dirigeants étatiques, car en définitive, l’article 53-2 de la Constitution ne fait que reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale.

Derrière l’immunité se cache l’inviolabilité du représentant étatique. Si un agent bénéficiant d’une immunité diplomatique est suspecté de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, il est présumé innocent, tant qu’il n’est pas jugé. En théorie, les mesures d’arrestation et de détention préventive sont mises en œuvre dans l’hypothèse où le crime est grave et où le suspect est dangereux ou risque de fuir. Mais, l’importance de la fonction, surtout s’il s’agit d’un chef d’Etat ou d’un membre de gouvernement risque d’entraîner un conflit entre son immunité et une mesure de contrainte, qui n’est décidée que sur des présomptions, plus ou moins fortes, mais des présomptions tout de même.

Même si les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité sont notoirement connus, les autorités judiciaires et politiques du pays saisi peuvent se faire une première opinion. Mais préjuger n’est pas juger. Si les Etats sont requis par les TPI ou la CPI, ils n’ont pas réellement à hésiter, bien que, dans le cas de la CPI, ils puissent s’exposer à voir reconnaître leur responsabilité internationale. Le cas est surtout problématique pour une affaire dont leurs juridictions sont saisies. En effet, si l’issue d’un procès se solde par la reconnaissance de l’innocence de l’agent étatique, l’Etat peut être responsable au regard du droit international.

Les textes et les jurisprudences, jusqu’à présent cités comme fondement d’une exception d’immunités, considèrent que la qualité officielle n’exonère pas de la responsabilité pénale et ne constitue pas un motif de diminution de peine. Seul l’article 27§ 2 de la CPI précise que : « Les immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s’attacher à la qualité officielle d’une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne ». Cette disposition présente un double intérêt. D’une part, elle précise l’inefficacité des règles spéciales d’immunités et de procédures ; d’autre part elle ne prévoit cette dérogation que la concernant, ce qui exclut les juridictions nationales, même agissant en se fondant sur son statut. Cependant, cette disposition n’est pas novatrice, car les TMI de Nuremberg et de Tokyo l’énoncent déjà.

On peut vraisemblablement expliquer l’absence de cette mention dans les statuts des TPI par le fait que les Etats n’étaient ou n’allaient plus être souverains.

La CIJ, dans l’affaire Yerodia, sanctionne la Belgique, considérant que le mandat d’arrêt international, c’est-à-dire un acte contraignant, viole le principe d’immunité. L’émission et la diffusion internationale ont constitué une violation des obligations de la Belgique envers la RDC et précisément envers l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité dont M. Yerodia jouit, en tant que ministre des Affaires Etrangères.

Si l’on peut comprendre la justification d’une telle solution, on peut tout de même, émettre des réserves, alors même que les actes perpétrés étaient notoirement connusNote1405. .

Pour être précis, il faudrait distinguer inviolabilité, immunité de juridiction (pénale en l’espèce) et responsabilité pénale. La CIJ, dans l’affaire Yerodia, a distingué ces deux derniers éléments. Seul l’actuel article 27§ 2 du statut de la CPI semble englober le tout. Dans son opinion dissidente sous l’arrêt Yerodia, le juge Van Den Wyngaert critique la distinction ainsi retenue. Selon lui, il n’existe pas de norme coutumière internationale conférant une immunité aux ministres des Affaires Etrangères en exercice. Il s’agit tout au plus d’une règle de courtoisie internationale. En outre, la distinction entre immunité en tant qu’exception de procédure et immunité en tant que défense au fond n’est pas pertinente en l’espèce. Elle reproche à la Cour son approche trop doctrinale du sujet. Si l’on ne peut nier la solution de la Cour, on peut tout de même reconnaître que, vraisemblablement, le droit international pénal contient en germe une exception à l’irresponsabilité, aux immunités et à l’inviolabilité. Malgré le manque de clarté des textes sur ce point, c’est l’esprit qui semble s’en dégager. On peut soutenir que la présomption d’innocence trouve à s’accorder ou du moins justifie l’immunité de juridiction et l’inviolabilité, c’est-à-dire un régime spécial.

On peut faire un parallèle avec le débat qui eut lieu en France concernant la responsabilité du Président de la République et la possibilité, notamment, de le faire comparaître comme témoin ou de le convoquer devant un juge d’instruction. Il convient de relever l’âpreté des débats et les divergences entre la décision du Conseil constitutionnel du 22 janvier 1999 et la décision de la Cour de cassation du 10 octobre 2001. Dans cette dernière décision, les juges du Quai de l’horloge lisent l’article 68 de la Constitution à la lumière de l’article 3 et du titre II, c’est-à-dire qu’ils mettent en rapport le régime de responsabilité du Président avec ses fonctions et sa légitimité. Il en ressort que, pour des actes antérieurs à la fonction ou des actes de types pénaux, autres que la haute trahison, le juge criminel est compétent. Mais pendant la durée du mandat, le Président ne peut être entendu comme témoin assisté, ni être mis en examen. En fait, il ne peut faire l’objet d’une mesure ou d’une demande qui peut aboutir au prononcé d’une mesure contraignante. Il semble donc que la justification de ce régime dérogatoire puise sa source dans la nécessité de permettre au Président d’exercer librement ses fonctions, eu égard notamment au principe de continuité de l’Etat et de fonctionnement régulier des pouvoirs publics (article 5 de la Constitution). De là à en déduire que la présomption d’innocence est perçue de manière extensive afin de justifier l’inviolabilité et l’immunité, cela n’est pas dit, mais c’est un argument que l’on peut retenir. Quoiqu’il en soit, la décision des juges de la Cour de cassation prévoit la suspension de la prescription de l’action publique pour pallier cet inconvénient. Le droit international semble aller également dans ce sens. Mais ce qui semble relativement acceptable pour un régime politique dit démocratique, peut être plus contestable pour des Etats qui ne le sont pas.

La décision Blaskic de la chambre d’appel du TPIYNote1406. affirme clairement l’exception d’immunité pour les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Cependant, malgré une indéniable volonté en ce sens, la jurisprudence et les textes internationaux et nationaux sont trop disparates pour conclure à un mouvement juridique en ce sens. Les chefs d’Etat et les ministres en exercice bénéficient de leurs immunités. Seul, le statut de la CPI semble clairement confirmer cette exception. Concernant le Président français, les ministres français et les officiers bénéficiant d’immunités diplomatiques, on peut tout de même conclure à l’inefficacité de leurs protections, tant en droit interne qu’en droit international, sauf pour le crime de guerre, la France bénéficiant de la clause de sauvegarde prévue par le statut de la CPI.

S’il est difficile d’affirmer l’existence d’exceptions aux immunités de l’Etat et de tous les militaires et dirigeants étatiques, il est indéniable qu’un mouvement émerge en ce sens. Ce dernier pose certes les bases nécessaires à l’effectivité du droit, mais par son hétérogénéité, il n’est guère propice à un travail de systémisation.

Ce mouvement émergent répond à la logique naissante d’impunité dans le système international et dans les systèmes internes. Les interactions existantes entre ces deux systèmes sont comme des lames de fond qui viennent bouleverser la logique des systèmes internes. Deux facteurs étroitement imbriqués suggèrent ce changement logique. D’une part, l’émergence d’une société internationale modifiant les souverainetés ; d’autre part, la nature même des crimes de droit international et l’individualisation de leur répression.

L’émergence d’une société internationale correspond à l’apparition d’éléments des sociétés nationales étatiques au sein de la sphère internationale, tout en préservant certaines de ses spécificités. Mais ce phénomène réduit l’indépendance des sociétés nationales. Plusieurs points sont significatifsNote1407. . Le droit international pénal et la justice internationale pénale le confirment. Sans revenir sur des éléments déjà abordés, on ne peut nier que la justice pénale internationale érode l’autorité des EtatsNote1408. . En effet les Etats perdent leur monopole de création et d’application du droit pénal mais également leur monopole de répressionNote1409. .

Il est généralement admis que le droit pénal et la naissance de l’Etat moderne sont deux processus indissociables. Certains disent même qu’il n’y a pas de pénal sans Etat et pas d’Etat sans pénalNote1410. . Si l’affirmation prête à discussion, elle n’est pas totalement infondée dès que l’on explique l’apparition de l’Etat et de la société qui y est liée par un besoin de sécurité et de pérennité. L’objet du droit, en général, découle de la vie en société ; il permet la vie en commun et évite l’anarchie et l’insécurité. Il n’y a pas de société sans droitNote1411. . Cette idée, de nouveau rapportée au droit pénal, semble confirmée par le professeur CarbasseNote1412. selon lequel, même dans des sociétés primitives, existait un semblant de droit pénal, posé par la coutume. Il est de l’essence même du droit pénal de sanctionner les violations de l’ordre social. La sphère internationale est donc en train de voir naître une société internationale, ce que confirme M. Henzelin : « en définitive, la communauté internationale ne fait que reproduire les schémas applicables en matière de défense sociale ‘interne’ »Note1413. .

Mais cette construction suppose la réduction des sociétés étatiques et notamment de leur souveraineté. Selon le professeur Cassese, elle ne serait qu’apparenteNote1414. . Mais son analyse de la situation n’est pas totalement convaincante. S’il est vrai que les atteintes à la souveraineté sont hétérogènes, l’idée est bien présente. Réduire, comme il le fait, la souveraineté à la faculté de commander est réducteur du concept. S’il est exact que les TPI, la CPI et le Conseil de Sécurité, chacun à leur manière, y portent atteinte partiellement, d’un point de vue global, la souveraineté étatique est touchée de toutes parts.

Le concept de souveraineté, dans une vision absolutiste, portée par la doctrine positivisteNote1415. , cède à la poussée du jusnaturalismeNote1416. et limite la souverainetéNote1417. .

La souveraineté étatique est généralement invoquée à l’appui des immunités de l’Etat et de ses représentants ; une diminution de celle-ci suppose donc une répercussion sur le principe des immunités. On peut également envisager une solution évoquée par le professeur Ascensio, se fondant sur la théorie du dédoublement fonctionnel de Scelle. Mettre l’accent sur l’individu – organe, démythifier l’Etat et faire disparaître l’opposition entre la souveraineté et l’humanité a une répercussion sur la responsabilité internationale pénale mais également sur les immunitésNote1418. .

L’émergence d’un droit international pénal, pour reprendre le titre d’une contribution du professeur Sur, se situe « entre l’Etat et la société internationale »Note1419. . Il influe sur l’un et sur l’autre et modifie naturellement la logique qui soutient les systèmes, incitant l’Etat à s’aligner sur cette logique, tant au niveau de la substance du droit que d’éléments procéduraux et formels, comme les immunitésNote1420. . Cette idée est d’ailleurs largement soutenue par le professeur Delmas-Marty qui voit dans le système international actuel non plus un système moniste ou dualiste et hiérarchisé, mais un système d’interactions supposant des phénomènes d’hybridation et d’harmonisation, un système qu’elle dénomme pluralisteNote1421. . Il y aurait un passage de la pyramide au réseauNote1422. , voire, comme semble le démontrer l’analyse de certains domaines, une convergence à termeNote1423. .

Ce sont autant d’éléments qui prouvent l’affaiblissement de l’Etat et qui remettent en cause les fondements des immunités. Le développement et la redéfinition des systèmes pénaux, dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, font apparaître un nouveau type de société et de rapports entre les sociétés étatiques et internationales en établissant des interconnexions dont le droit doit tenir compte, ne pouvant dès lors plus être un bouclier entre l’Etat et la sphère internationale et sa philosophie kantienne, porteuse d’une éthiqueNote1424. . Le droit international condamne le positivisme. Mais comme le remarque M. Henzelin, ce sont les « docteurs » qui en maîtrisent la substanceNote1425. . On peut y ajouter les juges internationaux et nationaux.

Au-delà de la modification des sphères étatiques et internationale, le droit pénal, porteur d’une éthique, contient en lui-même la nécessité d’abolir les immunités et de rapprocher les législations.

Idée déjà soulignée, la définition même des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité suppose que les exécutants des politiques criminelles et les ordonnateurs puissent être poursuivis et condamnés. Si les immunités se justifient par le respect de souverainetés, le fléchissement de ces dernières les prive de fondements, ce qui, au regard de l’éthique du système international pénal, suggère leur fin. Pour le professeur Giudecelli-Delage, « l’effritement des immunités et privilèges s’inscrit fondamentalement dans le renversement de perspective du souverain au sujet, de la criminalité du sujet à celle du souverain. Elle se manifeste techniquement par un déplacement de la fonction vers l’acte (…) Ce détachement de l’acte ne joue, pour l’heure, en droit international que pour l’acte d’une extrême gravité (…) »Note1426. .

Un certain pragmatisme et une certaine réalité viennent contredire ces analyses. La justice pénale suppose de pouvoir appréhender les coupables, ce qui dépend des Etats et qui pose des difficultés pour les agents et représentants en exercice, restant dans leurs pays. A moins d’un soutien armé, l’exécution de mesures de contraintes pénales n’est pas envisageable, sauf, dans une perspective utilitariste, à déclencher un conflit qui se voudrait légitime.

Chapitre 2nd : Les hypothèses d’irresponsabilité du militaire et de l’Etat

Le droit pénal français et le droit international pénal exigent la réunion d’un élément légal, d’un élément matériel et d’un élément moral pour pouvoir imputer un acte à un individu et le déclarer coupable et responsable pénalement. Bien que les crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité soient collectifs et que les juridictions, aussi bien françaises qu'internationales, consacrent ce caractère, la responsabilité reste individuelle. Dès lors, il faut que l'accusé réunisse les conditions requises d'acte matériel criminel et de conscience criminelle.

Malgré l'existence de l'acte matériel, la responsabilité pénale peut ne pas être relevée. D'une part, l'élément moral peut se voir contrarié par des causes subjectives, tandis que l'élément légal peut être tenu en échec par l'existence de faits justificatifs. C’est là du moins la solution du droit français.

Le système international, dans ses dernières évolutions, consacre également des motifs d'exonération de responsabilité. Les articles 30 à 32 du statut de la CPI y font explicitement référence. La doctrine internationaliste y consacre peu de travaux. Néanmoins, deux anciens rapporteurs de la Commission du droit international, MM. Honrubiaet Thiam, y consacrent quelques développementsNote1427. .

A côté des cas d’irresponsabilité du militaire, il existe également des causes d’irresponsabilité étatique qui sont beaucoup plus restrictives, ce qui se comprend dans le cadre d’une responsabilité principalement objective. Alors que leurs responsabilités coexistent, on peut s’interroger sur leurs influences réciproques.

Si le droit pénal, français et international, considère de telles hypothèses, il faut souligner une réelle réticence de la part des juges et des différents intervenants à accepter la reconnaissance de tels cas qui pourraient permettre aux accusés d’être déclarés irresponsables (section 1ère) ; il semble en ressortir une vision restrictive. En matière étatique, si le droit international général offre des hypothèses d’irresponsabilités (section 2nde), une fois encore, elles sont strictement entendues en matière de violations graves d’obligations découlant du droit international impératif.

Section 1ère : Les cas d’irresponsabilité du militaire

Le système français et le système international semblent diverger sur la problématique de l'exonération et de l'atténuation de responsabilité. Le domaine étudié est considéré comme se prêtant peu à l’application de ces théories, mais la personnalisation du droit répressif ne permet pas de s’affranchir de tels éléments. L’article 24§ 2 du RPP des TPI et l’article 78 du statut de la CPI parlent de « situation personnelle de l’accusé », lorsque l’on fixe la peine.

Le professeur Honrubia, se référant au rapporteur Thiam, se concentre sur les faits justificatifs. Le rapporteur Thiam propose de distinguer « entre les circonstances atténuantes et absolutoires, qui ont une relation avec l'application de la peine, et les faits justificatifs, qui, « d'une certaine façon, constituent une exception au principe de responsabilité ». Il considère que ce sont précisément ces derniers qui, en principe, doivent être retenus pour leur étude dans les travaux de la commission »Note1428. . Afin de dépasser les divergences conceptuelles, il propose d'adopter une conception large des faits justificatifs : « tout fait qui, indépendamment de sa source, conduit à l'élimination de la responsabilité, tout fait qui constitue une exception au principe de la responsabilité pénale ». Il faut ensuite déterminer ces faits justificatifs, ce qui n'est pas évident vue la multiplicité des solutions apportées par les différents systèmes pénaux. L'essai de conceptualisation a, semble-t-il, buté sur la difficulté de la tâche. En effet, le projet de code de crime contre la paix et la sécurité de l'humanité de 1991 affirme :

« le tribunal compétent apprécie l'existence de faits justificatifs conformément aux principes généraux de droit, compte tenu du caractère de chaque crime ».Note1429.

Cette solution fait donc reposer la création normative de ces concepts sur les juges. Depuis 1991, une légère évolution s'esquisse. Le statut de la CPI propose quelques éléments de réponse. Entre temps, le Secrétaire général des Nations Unies s'est borné à réaffirmer la solution retenue en 1991Note1430. .

Le statut de la CPI reconnaît donc des motifs d'exonération de responsabilité. La jurisprudence des TPI a également développé les concepts de circonstances atténuantes et aggravantes, qui ont une influence sur la peine. Le TPIY eut l'occasion de se prononcer sur des motifs d'exonération de responsabilitéNote1431. .

Le droit international manque indéniablement d'une unité théorique en ce domaine. L'utilisation de l'expression « motifs d'exonération de responsabilité » est assez ambiguë. Malgré cela, on pourrait distinguer motifs d'exonération et faits justificatifs : les premiers renvoyant à ce que le droit français nomme causes de non imputabilité et les seconds correspondant plutôt aux faits justificatifs tels que définis par le droit français. Mais cette similitude de distinction n'est pas réellement satisfaisante.

En effet, l'expression « motif d'exonération de responsabilité » laisse poindre un doute sur sa signification. Tout d'abord, une exonération peut être partielle ou totale, rien n'est précisé. Ensuite, le terme d' « exonération » sous-entend que les conditions de l'infraction sont réunies, mais qu'un élément plaide en faveur d'une « excuse » ou justifie l'acte criminel. L'exonération de responsabilité est différente de l'irresponsabilité, qui signifie qu'un élément de l'infraction pénale fait défaut. Il faut reconnaître que des auteurs de droit pénal français utilisent indifféremment le terme « d'exonération »Note1432. . Mais ce qui est compréhensible dans un manuel, où les auteurs, par souci pédagogique, essayent d'éviter les répétitions, est moins acceptable dans un « code » ou un texte juridique.

Une approche comparative des systèmes de non imputabilité et d'exonération de responsabilité en droit pénal français et en droit international pénal, fait apparaître une divergence conceptuelle concernant les concepts d’« irresponsabilité » et de « motifs d'exonération », divergence qui se traduit par une importance accrue des circonstances atténuantes, tandis qu'on observe une certaine similarité concernant les faits justificatifs. Ces derniers sont d’une relative inefficacité, car ils portent sur la situation objective (sous-section 1ère) et doivent être distingués des hypothèses de non culpabilité (sous-section 2nde).

Sous-section 1ère : L’inefficacité relative des faits justificatifs

Pris globalement dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, les faits justificatifs semblent très restrictivement admis, les valeurs protégées par ces prohibitions n’incitant pas ou peu les juges à la clémence ni même à la compréhension, ce que confirme la jurisprudence ErdemovicNote1433. et, à sa suite, les opinions séparées.

Si les faits justificatifs, largement éprouvés dans les droits internes, se révèlent plus ou moins efficaces, il semble que le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité s’y prête peu. D’une relative inefficacité (§ 1er), pris individuellement, ils se révèlent inégalement opérants (§ 2nd).

§ 1er : Les difficultés d’une approche des faits justificatifs

Les faits justificatifs, dans la perspective d’une approche par le prisme du système instauré par la Cour pénale internationale, démontrent une opposition entre conception française et conception internationale pénale (A). Mais les difficultés ne se réduisent pas à ce problème. Deux autres points interviennent. D’une part, la spécificité comportementale du militaire, notamment en situation conflictuelle (B), et d’autre part le rapport du fait justificatif individuel au crime de masse (C).

A : La contradiction entre la théorie française et le système hybride de droit international pénal

L’expression classique en droit français de faits justificatifs n’a pas été reprise dans le code pénal de 1992 ; il n’est plus question que « des causes d’irresponsabilité ou d’atténuation de responsabilité »Note1434. . Mais lors de la présentation du projet, le Garde des Sceaux en rappelle l’existenceNote1435. .

Le droit international pénal n’est guère plus précis et le dernier texte, le plus élaboré, celui de la CPI, dans ses articles 30 à 33, envisage successivement l’élément psychologique de l’infraction, les motifs d’exonération de la responsabilité pénale, l’erreur de fait ou de droit, l’ordre hiérarchique et l’ordre de la loi. Les autres textes sont embryonnaires sur ce point.

Les systèmes pénaux, en matière de causes d’irresponsabilité, retiennent différentes approches dont les conséquences diffèrent égalementNote1436. . Le droit international pénal, fruit de négociations, est dans une certaine mesure la résultante de cette diversité, à tel point que, derrière un texte d’apparence limpide se cachent des difficultésNote1437. .

On trouve des similitudes frappantes. Au vu de la jurisprudence internationale, les faits justificatifs n’empêchent pas la qualification du fait mais sont perçus comme des circonstances atténuantes. Il semble par conséquent que soit privilégiée une approche subjective des faits justificatifs.

En droit pénal français, les faits justificatifs constituent un obstacle à la qualification des faitsNote1438. . Sont concernés essentiellement la légitime-défense, l’ordre ou l’autorisation de la loi, le commandement de l’autorité légitime et l’état de nécessitéNote1439. .

En droit international pénal, les sources étant plus éclatées, on retrouve ces éléments, mais de manière disparate. La légitime-défense n’apparaît pas clairement, mais l’article 31§ 1 c) semble en reprendre l’idée ainsi que celle d’état de nécessité. Apparaissent en revanche explicitement l’ordre de la loi et le commandement de l’autorité légitimeNote1440. . Et la jurisprudence consacre la défense tu quoque (représailles)Note1441. , ainsi que l’état de nécessitéNote1442. .

Le droit français et le droit international érigent certains faits justificatifs en moyen de neutralisation de la qualification des faits. Mais une certaine réalité réduit fortement ces hypothèses, si bien que ces deux droits, dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, leur refusent, de fait, droit de cité, et les ravalent au rang de circonstances atténuantes.

En droit français, une vision objective des faits justificatifs semble majoritairement retenue, lorsque l’on considère que l’existence de tels faits bloque l’élément légal. Mais une autre thèse est soutenue, la thèse dite subjective. Pour certains auteurs, ces faits sont, soit cause de non-imputabilité, soit cause de non-culpabilitéNote1443. .

Dans le domaine qui nous intéresse, l’effet de blocage n’est pas totalement exclu ; il est en tout cas fortement marginalisé au profit des circonstances atténuantes si bien que l’on peut s’interroger sur le point de savoir s’il n’y aurait pas prédominance de la thèse subjective. Le statut de la CPI réserve un article 30 à l’élément psychologique. On peut donc supposer que les articles suivants n’entendent pas en faire l’élément central de l’exonération de responsabilité. Mais à leur lecture, on peut douter d’une telle hypothèse. Le mélange opéré dans l’article 31 entre faits justificatifs et contrainte pourrait plaider en faveur d’une approche subjective.

Il est généralement admis que les faits justificatifs, appréciés objectivement, aboutissent à l’irresponsabilité. Si l’on retient une approche subjective, on peut obtenir le même résultat. Mais dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, les circonstances atténuantes sont retenues, très majoritairement. Cela revient à consacrer l’existence de l’élément légal, malgré la présence des éléments classiques des faits justificatifs. En outre, l’élément moral est également retenu, mais considéré comme vicié. Il semble alors que la thèse subjective prédomine ; reste à savoir laquelle.

Cet esprit se retrouve en droit international pénal et notamment dans les articles 30 et suivants du statut de la CPI. L’imputabilité atténuée aboutit à une diminution de la sanction, comme les circonstances atténuantes. On peut donc penser que le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité relèvent d’une théorie subjective (non imputabilité) des faits justificatifs, ce qui revient à privilégier le mobile ayant dicté l’acte criminel. Mettre le mobile au centre des faits justificatifs, dans ce type de crimes, présente l’intérêt de faire ressortir une notion qui a une relation ambiguë et étroite avec les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Dans certaines hypothèses, cela permet d’approcher l’ordre de l’autorité légitime et l’ordre de la loi sous l’angle de la contrainte, élément de non-imputabilité.

Le commandement de la loi et de l’autorité légitime en sont l’exemple type, surtout dans le domaine militaire. Ce qui est affirmé assez clairement par l’article 213-4 du Code pénal français ou bien encore par les statuts des TPI ou le code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, est plus nuancé dans l’article 33 du statut de la CPI. Le criminel supposé peut être exonéré de sa responsabilité s’il avait l’obligation légale d’obéir aux ordres du gouvernement ou du supérieur, s’il ne savait pas que l’ordre était illégal et s’il n’était pas manifestement illégal. Mais l’article (33§ 2) ajoute que l’ordre de commettre un génocide ou un crime contre l’humanité est manifestement illégal. Cela semble donc exclusif, dans ces hypothèses, de l’excuse de l’ordre. Si les conditions sont, en théorie, acceptables, elles semblent ne pas devoir résister à la pratique, car, si l’on étend cette réflexion faite au sujet de l’article 33§ 2 aux crimes de guerre et à l’agression, cet article n’est plus qu’une clause de style, vidée de sa substance. Ces idées sont corroborées par la Cour de cassation dans une décision du 23 janvier 1997, relative à M. Papon, dans laquelle il est affirmé, entre autres, que les crimes contre l’humanité sont manifestement illégaux.

Dans le commentaire de l’article 5 du code de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de la CDI, relatif à l’ordre de la loi et au commandement de l’autorité légitime, dans la note 5, il est fait allusion à l’idée de culpabilité et à une certaine proximité avec la notion de contrainte. A aucun moment ne semble retenue la thèse objective des faits justificatifs. Ils sont envisagés sous l’angle de leur influence sur la volonté du criminel supposé.

Si l’on prend n’importe quel fait justificatif, les circonstances heurtent le libre arbitre du criminel présumé. L’acte criminel reproché et commis matériellement l’est tout de même en connaissance de cause. Le dol est donc présent. Mais ce sont les conditions d’imputabilité qui sont viciées.

Dans le cadre d’une étude publiée dans la Revue belge de droit international, consacrée à ce thèmeNote1444. , les auteurs interrogés ont tendance à aborder majoritairement les causes d’exonération de responsabilité sous l’angle de l’élément moral et plus précisément au niveau de la culpabilité. Sans reprendre les interventions de chacun, on peut se référer à la conclusion établie par le professeur David. Concernant précisément le génocide et le crime contre l’humanité, il explique que le dol de ces deux infractions fait obstacle aux causes d’exonération de responsabilité, car on ne peut « vouloir détruire un groupe ou participer à l’attaque d’une population civile comme telle et en même temps prétendre agir pour se défendre ou défendre autrui contre un recours imminent et illicite à la force »Note1445. . Or il semble que cette approche confond volonté, terme utilisé précédemment sous la forme de « vouloir » et intention. L’intention est prévue à l’article 30 du statut de la CPI et renvoie à la notion de culpa. « Vouloir » renvoie à la notion d’imputabilité. La confusion ainsi opérée est révélatrice de l’absence de clarté du statut de la CPI et du droit international pénal en ce domaine.

Enfin, un autre auteur n’hésite pas à affirmer l’inexistence de la défense d’ordres des supérieurs et à affirmer la confusion avec la contrainte, avec quelques exceptionsNote1446. .

Il semble donc, à la lumière des différents éléments rappelés, que prime la thèse subjective des faits justificatifs, dans sa branche relative à l’imputabilité, ce qui se traduit alors par une atténuation de la responsabilité. Cette thèse présente l’avantage et l’inconvénient de renvoyer à la notion de mobile, ce qui explique peut-être que certains faits justificatifs comme la légitime-défense soient mélangés dans l’article 31 du statut de la CPI avec des éléments relevant de l’imputabilité.

Au-delà de cette distorsion fondamentale en matière de théorie des faits justificatifs, un autre éléments mérite une réelle attention, le comportement du militaire en situation conflictuelle.

B : Le comportement du militaire en situation conflictuelle

Préalablement à l’étude des causes d’exonération de responsabilité ou de non imputabilité, il est n’est pas inintéressant de consacrer quelques lignes à l’attitude et au comportement psychologique des individus lors de conflits. En temps normaux, la société militaire se caractérise par une obéissance accrue et par un certain endoctrinement. Une telle situation semble exacerbée dans les régimes autoritaires reposant sur la force et dont l’armée reste un élément de puissance à l’égard de l’extérieur. La Prusse de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème est représentative à cet égard. De manière plus large, les régimes autoritaires reposent bien souvent sur les faiblesses psychologiques des citoyens, sur la propagande et sur l’angoisse collective ou la terreur de l’esprit. C’est là du moins l’affirmation d’un auteur décrivant le climat du Troisième ReichNote1447. .

Les causes pouvant expliquer les violations du DIH, notamment par des militaires, sont diverses. Le professeur David les recenseNote1448. . Il distingue les phénomènes macrosociologiques des phénomènes microsociologiques. Les premiers s’attachent au contexte historique puis à un contexte dit permissif dans lequel sont compris les autorisations de commission de l’illicite ou bien encore les comportements psychopathologiques. Dans la seconde catégorie, sont mis en lumière des aspects tels que l’éducation de l’agent, la culture d’obéissance, le comportement social, et puis ce que l’auteur appelle des alibis, notamment idéologiques et stratégiques.

Il convient de souligner quelques données particulières au militaire et à la situation conflictuelleNote1449. .

Certaines expériences furent réalisées pour analyser le comportement des militaires. Le Comité international de la Croix Rouge et certaines armées les utilisent pour comprendre les violations du DIH ou pour améliorer son enseignementNote1450. . Le militaire, ou n’importe quelle personne prise au sein d’un conflit armé et violent, est soumis au caractère criminogène de la situation, à la pression du groupe auquel il appartient, mais également à sa personnalité propre. La pression du groupe, notamment dans le cadre militaire, met en place un système hiérarchique dans lequel l’individu devient un simple agent du pouvoir, se déparant de sa personnalité. L’immersion dans le groupe entraîne une déresponsabilisation, accentuée par l’existence d’une autorité légitime qui ordonne et sanctionne. Le militaire perd son individualité propre pour se fondre dans le collectif.

En outre, la situation conflictuelle fait naître un engrenage de violence qui possède sa propre dynamique. La force de maintenance, comme le prouve Milgram, devient un argument supplémentaire pour continuer la commission d’actes violentsNote1451. . A cela s’ajoute, bien souvent, le conditionnement opéré par les autorités étatiques à l’égard des militaires.

Milgram a démontré que le comportement d’un individu sans haine à l’égard d’un autre, inconnu, peut devenir violent dès lors qu’il est sollicité par une autorité, non contraignante, mais représentative d’une valeur et d’une légitimité intellectuelleNote1452. . D’autres scientifiques complétèrent cette expérience dans le domaine militaire. Pour Milgram, « l’obéissance répond à une motivation intériorisée et non à une simple cause externe ». Il est conscient que le champ de bataille implique des contraintes supplémentaires, à savoir la présence d’un ennemi, le risque pour sa propre vie et une place très réduite laissée à la désobéissance. L’armée des USA qui s’intéresse à cela, notamment à la US army Academy, semble convaincue de la nécessité de former des responsables militaires conscients de ces comportements. Pour Browning, en accord avec les conclusions de MilgramNote1453.  : « Le comportement d’un être humain est, bien entendu, un phénomène extraordinairement complexe, et l’historien qui essaie de l’expliquer cède à une certaine arrogance ». M. BanduraNote1454. souligne le désengagement moral de l’individu pris dans le groupe et surtout la relativité des jugements sur les actes, à savoir qu’un acte objectivement criminel peut être soit perçu comme tel, soit être perçu comme un acte héroïqueNote1455. . Sans détailler plus, on peut donc souligner que les comportements psychologiques en temps de guerre ne doivent pas être appréciés de manière similaire à ceux commis le reste du temps.

L’appréciation des faits justificatifs peut varier entre le système français et le système international. Mais elle doit être portée également au regard du rapport du militaire ou du groupe de militaires à la massivité du crime commis.

C : La difficulté d’appréhension du fait justificatif individuel dans son rapport avec le crime de masse

Les juges ne sont guère enclins à retenir les faits justificatifs classiques, comme l’ordre de la loi, le commandement de l’autorité légitime, la légitime-défense ou bien encore l’état de nécessité. La contradiction qui est frappante en ce domaine est que le fait justificatif a vocation à être opposé à un crime de masse qui généralement suppose une préméditation, notamment du fait de son organisation, un étalement dans le temps, pouvant être variable, et une convergence de volontés. L’hypothèse de la commission d’un tel crime par un individu seul est concevable mais relativement hypothétique, bien que l’on observe une tendance à la réduction de la massivité au profit de la valeur protégée. Mais en ce cas, ce dernier élément lui aussi peut présenter une contradiction avec les faits justificatifs et surtout avec les limites de proportionnalité encadrant certains faits justificatifs, ainsi que les normes de jus cogens.

Les faits justificatifs sont appréciés individuellement. On peut donc s’interroger sur leur faculté à justifier un comportement criminel de masse. Ces faits se réduisent à deux grandes hypothèses, les situations d’urgence (légitime-défense et état de nécessité) et les autres résidant dans le rapport à l’autorité.

La responsabilité pénale est appréciée individuellement, mais en passant par une étape intermédiaire consistant à identifier un fait collectif criminel. Le fait justificatif, individuel, n’est donc d’aucun effet, normalement, sur l’étape transitoire consistant à identifier ce fait collectif. Le fait justificatif porte sur un élément objectif, dans la conception française, puisqu’il produit un effet sur l’élément légal de l’infraction. Il ne serait alors d’aucune utilité. Or le droit international pénal semble privilégier une approche subjective. A cet égard, on peut remarquer qu’il est sans effet sur l’élément légal et produit ses effets sur le quantum de la peine par l’intermédiaire de la notion de circonstances atténuantes. C’est là un moyen de concilier l’individualité du fait justificatif et la massivité du crime. Pour certains de ces faits, les juges, notamment internationaux, présentent une tendance à en rapprocher certains de la notion de contrainte, élément relatif à la culpabilité.

Les faits justificatifs, notamment la légitime-défense et l’état de nécessité, sont soumis à une limite de proportionnalité de la riposte et surtout à une interdiction de s’exonérer du droit international humanitaire et des normes ayant valeur de jus cogens. Ceci est valable pour l’armée française qui est soumise au DIH, encore plus lorsqu’elle agit sous l’égide de l’ONUNote1456. . Donc en aucun cas il ne devrait y avoir à s’interroger sur la possibilité pour l’armée française et ses militaires pris individuellement de commettre de tels crimes et de se retrancher derrière une justification pénale. Pour autant, nous allons voir que, pour chaque fait justificatif pris individuellement, on peut envisager des atténuations à cette affirmation, notamment en ce qui concerne l’autorité de la loi et le commandement de l’autorité légitime qui posent certains problèmes particuliers du fait de leur proximité avec la notion de contrainte.

§ 2nd : L’inégale effectivité des faits justificatifs

Pour plus de clarté et parce que ces deux groupes de faits justificatifs ne posent pas les mêmes problèmes, il convient de distinguer l’ordre de la loi et le commandement de l’autorité légitime (A), des autres faits justificatifs, liés à l’urgence, (B), comme les nécessités militaires, la détresse, l’état de nécessité et la légitime-défense.

A : L’ordre de la loi et le commandement de l’autorité légitime : des moyens de défense complexes et incertains

Le droit pénal français et le droit international pénal reconnaissent clairement l’ordre de la loi et le commandement de l’autorité légitime, qui constituent des justifications fondées sur une injonctionNote1457. . Si par principe, en droit français, ces moyens sont des faits justificatifs, dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, ils ne sont pas invocables. Au mieux, ils peuvent servir de circonstance atténuanteNote1458. , surtout s’ils s’accompagnent de l’existence d’une contrainte, pour le commandement de l’autorité légitime. Ils ne peuvent être source d’irresponsabilité, mais seulement de responsabilité atténuée.

Ces deux moyens trouvent un points commun dans l’idée de légitimité. En effet, l’ordre de la loi renvoie à la loi ou au règlement (art. 122-4 al. 1 CP) qui sont censés être en concordance avec l’ordre juridique français. Le commandement de l’autorité légitime, comme son nom l’indique, précise la qualité de cette autorité. Cependant, les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité renvoient à l’ordre public international. Ils créent donc, éventuellement, d’autres critères relatifs à l’idée de légitimité. Par conséquent, avant de voir exactement la portée de l’ordre de la loi et du commandement de l’autorité légitime (II), qui peut inciter à la désobéissance (III), il convient de souligner l’importance de l’idée de légitimité (I).

I : Des faits justificatifs liés à l’idée de légitimité

La légitimité est un concept qui a été abordé lors de propos relatifs aux immunités personnellesNote1459. . La notion est difficile à appréhender.

Selon l’article 122-4 al. 1er du Code pénal, la loi et le règlement peuvent constituer un fait justificatif quand ils ont été adoptés par des autorités légitimes et qu’ils sont en conformité, normalement, avec la Constitution et les principes constitutionnels. Par conséquent, lorsque l’ordre est donné par la loi ou le règlement, il ne peut que perdre sa connotation répréhensibleNote1460. .

L’article 122-4 al. 2 reconnaît comme fait justificatif l’acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal. On remarque qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle autorité, mais d’une autorité publique et légitimeNote1461. . Le professeur Mayaud précise que pour être légitime, l’autorité doit incarner la légalité républicaine ; il soulève toute la difficulté tenant au régime de Vichy qui présente une apparence de légitimitéNote1462. . Indirectement, donc, le fait justificatif du commandement de l’autorité légitime renvoit au respect de la loi ou du règlement. C’est donc l’écart excessif entre l’ordre et les textes qui fait obstacle à l’exécution de l’ordre.

L’idée principale justifiant le refus de l’excuse de commandement illégal de l’autorité légitime repose sur le principe de la séparation des pouvoirs et sur celui de la légalité criminelle. L’autorité ne peut neutraliser ou outrepasser un texte pénalNote1463. .

Il convient alors d’identifier l’élément de référence permettant d’apprécier la légitimité d’un comportement. Concernant l’ordre de la loi, on peut hésiter entre se référer à l’ordre public français ou à l’ordre public international. Le professeur Mayaud ne parle pas de l’ordre public national mais de l’ordre public républicain, avec tout ce que cela peut faire naître d’interrogations. La légitimité est donc mise en rapport non pas avec l’ordre juridique national mais avec une forme précise de gouvernement ; en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, il semble qu’il faille favoriser une appréciation au regard du gouvernement démocratiqueNote1464. . Ce primat repose sur la supériorité du droit international en la matière.

II : La portée de l’ordre de la loi et du commandement de l’autorité légitime

Le droit français traite de l’ordre de la loi et du commandement de l’autorité légitimeNote1465. . L’article 5 du code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité les envisage de manière moins précise. Le droit français prévoit clairement que l’ordre du supérieur ou de la loi ne peut, le cas échéant, qu’être retenu au titre des circonstances atténuantes. Le procès de Nuremberg sanctionne l’obéissance passive et inconditionnelle aux ordres illégauxNote1466. . L’obéissance est l’élément nécessaire à la matérialisation du crime ; sans l’exécutant, l’instigateur ne serait rien et le crime ne serait pas. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des codes militaires ou règlements de discipline prévoient qu’un ordre aux conséquences criminelles soit discutéNote1467. . La France a adopté cette règle en 1966 dans le règlement de discipline généraleNote1468. . Pour autant, les Etats éprouvent quelques réticences à institutionnaliser la règle dans les textes de droit international humanitaireNote1469. . Si la règle est facile à formuler, elle se heurte à plusieurs obstacles, comme la compréhension du caractère illégal par le soldat, sa formation, son recrutement ou la pression sociologique inhérente au milieu militaire. Au-delà de la règle est affirmé un droit supérieur aux Etats.

Dans la décision Papon du Conseil d’Etat de 2002, l’Etat n’est responsable pour faute de service que lorsque les faits dommageables ne résultent pas d’une contrainte de l’occupant. A contrario, l’existence d’une telle condition décharge l’Etat de sa responsabilité. Mais cet argument peut être perçu sous deux angles. Soit on le rattache à la notion de contrainte du droit pénal qui est un élément de non imputabilité, donc différent des faits justificatifs ; soit on le rattache à la notion de commandement de l’autorité légitime qui relève des faits justificatifs. Le cas est particulier car il s’agit ici d’une responsabilité d’une personne morale. Cela démontre une certaine proximité entre les deux notions. En droit administratif, cet ordre de l’autorité désormais légitime bloque la responsabilité de l’exécutant étatique français, l’Etat n’étant plus souverain.

En droit pénal français, les faits justificatifs bloquent l’incrimination. Mais l’ordre du supérieur ne peut aboutir à une même conséquence s’il est manifestement illégal (art. 122-4 al. 2nd CP)Note1470. . Ce point est très sensible dans l’administration en général, et dans l’armée en particulier. La théorie des baïonnettes intelligentes domineNote1471. . Pour autant, cela suppose la perception de l’illégalité, ce qui, dans l’armée française et au regard du caractère hautement criminel de tels actes, ne peut que se percevoir facilement. Le RDGA du 28 juillet 1975 confirme cette faculté offerte aux militaires.

Cette théorie peut être critiquée, non pas dans son esprit, mais dans sa réalitéNote1472. . Elle suppose un certain degré de clairvoyance de la part du soldat et une absence de contrainte. La pratique contredit l’évidence de la facilité du refus du subordonnéNote1473. . Pour le professeur Mayaud, les crimes contre l’humanité sont manifestement illégauxNote1474. .

En outre, l’article 213-4 du Code pénal relatif aux crimes contre l’humanité refuse la réception d’un tel argument, ainsi que celui de l’ordre de la loi pour conclure à l’irresponsabilité. En revanche, ce même article précise que cet argument peut être une circonstance dont le juge tient compte pour fixer la peine. La décision Papon, de la Cour de cassation du 23 janvier 1997, dispose clairement qu’en matière de crime contre l’humanité, on ne peut se prévaloir de tels argumentsNote1475. .

L’ordre de la loi est prévu par l’article 122-4 al. 1er du Code pénal. Il précise que n’est pas pénalement responsable celui qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des mesures législatives ou réglementaires. Certains auteurs font entrer dans cette catégorie l’usage des armes à feu par les gendarmes, en référence à l’article 174 du décret du 20 mai 1903, mais à condition de ne pas outrepasser le devoir légalNote1476. . Ceci est valable pour n’importe quel fonctionnaire. Tant que la loi ou le règlement s’adressent directement à l’agent, l’excuse joue ; en revanche, dès que cet agent se voit ordonner un comportement par l’un de ses supérieurs sur le fondement d’un texte, il semble de nouveau tenu par la solution relative à l’ordre de l’autorité légitimeNote1477. . Une dernière précision pourrait être apportée à l’ordre de la loi. L’article 122-4 fait expressément référence à la loi et au règlement ; dès lors, on peut s’interroger sur le point de savoir si une interprétation stricte des termes n’aboutit pas à admettre une exception au principe, dès que la loi ou le règlement prescrit un comportement contraire à une norme internationale. A cet égard, on peut remarquer que l’article 33§ 1 du statut de la CPI prévoit une responsabilité individuelle même si l’ordre a été donné par un supérieur hiérarchique ou un gouvernement, sauf (art. 33§ 1 a) si cette personne avait l’obligation légale d’obéir aux ordres du gouvernement ou du supérieur ; cette disposition laisse perplexe, car, dès le moment où une politique criminelle est légalement organisée, cela signifie que les exécutants n’encourent aucune responsabilité.

La nature des infractions et leur caractère massif ne plaident pas en faveur de tels arguments. Il ne les exclut pas pour autant, car on peut aisément en imaginer l’invocation positive en matière de crime de guerre, qui, par principe, n’est pas spécialement massif ou systématique.

L’ordre de la loi et surtout l’ordre de l’autorité supérieure sont difficiles à mettre en œuvre. Mais concernant le second, il semble exister une confusion entre cette excuse, qui est normalement considérée comme un fait justificatif, et la contrainte qui relève de l’imputabilitéNote1478. . La jurisprudence internationale pénale en fait, en général, une circonstance atténuanteNote1479. . Selon des auteurs, ce n’est pas un moyen de défense autonome. Il est même inexistantNote1480. . Le principe de la désobéissance à l’ordre du supérieur, s’il possède un caractère manifestement illégal, aboutit au refus d’exécution. Seule l’existence d’une contrainte peut donner lieu à circonstances atténuantes. La plupart des décisions faisant référence à l’ordre du supérieur, recherchent en fait, plus ou moins clairement, un élément viciant le libre arbitreNote1481. , ce que confirme la décision ErdemovicNote1482. .

L’article 33 du statut de la CPI, relativement détaillé par rapport aux premiers projetsNote1483. , permet une irresponsabilité sous certaines conditions. La première est surprenante en ce qu’elle fait jouer cet argument si l’auteur de l’acte avait l’obligation légale d’obéir aux ordres du gouvernement ou du supérieur. Elle risque donc de vider de sa substance une certaine partie du statut.

En revanche, les deux conditions suivantes renvoient aux problèmes d’appréciation de l’illégalité. Cette approche fait appel à une certaine subjectivité propre à l’auteur accusé, mais surtout, cela renvoie à l’élément moral du crime : soit la culpabilité, soit l’imputabilité.

Pour autant, la défense de l’ordre du supérieur n’est pas totalement inexistante. En effet, un auteur soulève quelques remarques qui méritent d’être signalées. Les crimes contre la paix et la sécurité étant des crimes de masse, un soldat chargé d’une mission peut contribuer à l’action criminelle sans en percevoir la globalité et le caractère de crime contre la paix et la sécurité de l’humanitéNote1484. . Cependant, il semble qu’une fois encore, la défense de l’ordre du supérieur ne soit pas d’une grande utilité, car la mens rea fera d’autant plus défaut si on fait une lecture croisée des articles 30, 33 et de l’article relatif au crime correspondant dans le statut de la CPI.

Une dernière hypothèse mérite d’être mentionnée, concernant les rules of engagement, c’est-à-dire des règles émanant des autorités militaires compétentes et prescrivant certains comportements, notamment les modalités de poursuite du combat. Elles peuvent parfois être en contradiction avec l’esprit du jus in bello, et le problème de leur invocabilité devant les juges internes se pose. Une étude exhaustive passerait par un panorama des solutions jurisprudentielles dans plusieurs pays. Si l’on reste dans la perspective des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, il est bien évident que de telles directives seraient contraires à l’esprit du droit international pénalNote1485. . Que ces règles soient de droit national ou découlent d’une organisation internationale, le jus cogens y fait obstacle. En droit français, l’obligation de respect du droit international et notamment du DIH s’y oppose également.

La réponse attendue de la part du militaire à un ordre illégal voire à des prescription textuelles illégales réside dans la désobéissance, qui se révèle, en pratique, difficile.

III : La difficulté de la désobéissance

Dans le prolongement des faits justificatifs inopérants que constituent l’ordre de la loi et le commandement de l’autorité légitime, se pose le problème de la désobéissance et de la résistanceNote1486. . La défense de l’ordre du supérieur ou de l’autorité légitime est totalement écartée, ce qui induit alors non pas un droit mais un devoir de résistance et de désobéissance. Formulé de cette manière, cela conduit inéluctablement soit au sacrifice, soit à la consécration d’une obligation de comportement héroïqueNote1487. . Ce fait justificatif renvoie en fait à l’idée de contrainte, qui, suite entre autres à la décision ErdemovicNote1488. , est appréciée de manière telle par les juges majoritaires qu’elle consacre cette héroïsation du comportement. Les juges consacrent ainsi une sorte de droit d’une cité idéale au détriment de la cité des hommes. Le principe de la désobéissance découle du jugement de Nuremberg et fut repris par divers instruments, comme la Loi n° 10 et les statuts des TPI et de la CPINote1489. . Les juges du TPIY, dans la décision Erdemovic, soulignent que « le devoir d’obéissance devrait même se muer en devoir de désobéissance »Note1490. . La CDI a relativisé cette idée en prévoyant des cas où l’obéissance serait acceptable, notamment lorsque l’accusé ne pouvait faire autrement, ce que reprend l’article 33 du statut de la CPI, en l’excluant pour le génocide et le crime contre l’humanitéNote1491. . Mais cette disposition ne semble guère claire, réitérant le principe même de l’excuse d’ordre supérieur, alors que l’idée est préalablement vidée de toute substance. En revanche, le professeur Honrubia lie obéissance et contrainteNote1492. , ce qui, une fois encore, ramène vers l’idée de contrainte, au détriment de ces faits justificatifs.

Le droit de désobéissanceNote1493. serait le pendant, dans la fonction publique, du traitement pénal de l’infraction ordonnéeNote1494. . Le soldat ne doit donc pas obéir aveuglément. Mais la spécificité militaire ne souffre guère ce genre de comportement. Sous l’effet du jugement de Nuremberg, entre autres, divers pays dont la France ont prévu la possibilité de tels comportements. La loi du 24 mars 2005 et le RGDA interdisent aux supérieurs d’ordonner de commettre des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre, des atteintes contre la sûreté de l’Etat ou bien encore d’autres actes portant atteinte à la vie, à l’intégrité, à la liberté des personnes. Ce dernier texte est complété par l’instruction d’application n° 52000 DEF/C/5 du 10 décembre 1979Note1495. .

Le subordonné possède alors la possibilité de refuser d’exécuter l’ordreNote1496. . Il semble exister un consensus sur les questions de l’ordre du supérieur et l’obéissance, dans la plupart des pays européens et nord américainsNote1497. . En droit français, la décision Papon de la Cour de cassation confirme cette solution, ainsi que le Conseil d’Etat avec sa décision Langneur de 1944, acceptant la résistance à un ordre manifestement illégal que l’agent ne pouvait ignorer et qui compromettait gravement le service publicNote1498. .

M. Mekhantar, se situant dans une perspective contemporaine, fonde son raisonnement sur l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, qui aujourd’hui a valeur constitutionnelle. Selon lui, le principe de résistance à l’oppression, droit naturel et imprescriptible, est reconnu. Il s’interroge d’ailleurs sur le point de savoir si c’est un simple droit ou bien un devoirNote1499. . Appliquant l’interrogation au régime de Vichy, il exclut le devoir, tenant compte de l’idéologie du régime. Ce principe est mis alors en perspective avec la notion de République. Si l’on ne peut nier avec l’auteur le bien-fondé de cette idée de droit et même de devoir de résistance à un régime liberticide, il semble hasardeux comme il le fait de l’apprécier à l’aune du caractère républicain d’un régime, polysémique par nature. Cela renvoie plus à une notion d’éthique personnelle et de nature humaine, difficilement mesurable, car fondée sur une échelle de valeur propre.

Quoiqu’il en soit, la jurisprudence du Conseil d’Etat a précisé l’attitude que doit adopter un fonctionnaire face à certains ordres illégaux émanant de son supérieur. Notamment, dans une décision ArasseNote1500. , l’obligation d’obéir est rappelée, sauf si l’ordre est manifestement illégal (notion qui permet de faire la distinction avec la simple illégalité) et de nature à compromettre gravement un intérêt public. Un arrêt HubertNote1501. , de 1949 également, présente l’intérêt de faire référence à la contrainte. En l’espèce, un fonctionnaire ayant agi sur ordre « a été rayé des cadres (…) pour avoir, durant l’occupation, communiqué des renseignements et des noms de patriotes aux autorités allemandes ». Le Conseil d’Etat confirme la sanction après avoir vérifié que cela n’avait pas eu lieu sous la contrainte physique ou morale.

La solution de l’arrêt Arasse est reprise par le statut général des fonctionnairesNote1502. . Depuis l’entrée en vigueur de la constitution de 1958 et la constitutionnalisation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’article 2 peut être le fondement d’un droit, voire d’un devoir, de résistance. Mais la théorie de la loi-écran est un obstacle si le comportement jugé liberticide en découleNote1503. . En revanche, si c’est un ordre illégal, de nature réglementaire, le respect de la loi, notamment pénale, peut être un fondementNote1504. . L’article L-122-4, alinéa 2nd peut être interprété en ce sensNote1505. .

Cette solution de la désobéissance est d’autant plus actuelle en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, que ces crimes résultent d’une politique, souvent d’Etat. Et si l’on retient la thèse de Duguit selon laquelle l’Etat se réduit à des gouvernants, c’est-à-dire à des volontés individuellesNote1506. , alors le fonctionnaire ne résiste pas à l’Etat, mais à des hommes le dirigeant et l’instrumentalisant. Le choix du rapport du subordonné à l’autorité n’est pas évident à effectuer. Il dépend des circonstances, des tempéraments et des nécessitésNote1507. . Il propose alors « la théorie rationnelle de l’obéissance passive limitée par l’absurde »Note1508. . A l’opposé de Duguit, Hauriou rejette tout contrôle des ordres par le fonctionnaireNote1509. . Ces deux visions démontrent toute la complexité du comportement à adopter pour le fonctionnaire se voyant ordonner une action manifestement illégale, sans pour autant remettre en cause trop facilement l’autorité.

Dans le domaine militaire, l’ordre de la loi et le commandement de l’autorité légitime possèdent une place particulière, ce que le professeur Pradel appelle les justifications fondées sur une injonctionNote1510. . Il reste à voir les autres faits justificatifs, cette fois-ci, fondés sur l’urgence.

B : Les faits justificatifs fondés sur l’urgence : entre confusion et inefficacité

De manière générale, l’article 31 du statut de la CPI, notamment aux paragraphes 1 c) et d), lie étroitement légitime-défense, état de nécessité et contrainte, au détriment d’une approche plus claireNote1511. . L’article 31 s’intitule « motifs d’exonération de la responsabilité pénale ». Le principe de l’exonération est donc possible. Cet article, cependant, ne fait pas apparaître d’unité ; il mélange ce que l’on appelle faits justificatifs et éléments de non imputabilité. Il convient par conséquent, de les distinguerNote1512. .

Les faits justificatifs firent l’objet d’âpres débats, au point qu’en Belgique, un atelier organisé par la Commission consultative de droit international humanitaire de la Croix-Rouge de Belgique (Communauté francophone) étudia cet articleNote1513. .

Dans l’article 31§ 1 c), seraient contenus : la légitime-défense, l’état de nécessité, la détresse, la nécessité militaireNote1514. . Constituent un motif d’exonération de responsabilité pénale l’acte ayant pour objectif de se défendre ou de défendre autrui, ou, dans le cadre des crimes de guerre, de défendre des biens essentiels à sa survie ou à celle d’autrui ou essentiels à l’accomplissement d’une mission militaire contre un recours imminent et illicite à la force. Cet acte doit présenter un caractère raisonnable et être proportionné à l’ampleur du danger. Mais il existe une réserve selon laquelle la participation à une opération défensive menée par des forces armées ne constitue pas en soi un motif d’exonération de responsabilité.

Afin d’étudier cet article, le professeur David s’interroge dans une perspective générale, puis dans une perspective particulière, sur les notions elles-mêmes, leur existence en droit de la responsabilité internationale étatique et sur l’interprétation à donner à l’article 31§ 1 c) concernant les conditions justifiant la commission d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanitéNote1515. .

Pour présenter simplement la logique poursuivie, on peut dire tout d’abord que certains auteurs étudièrent les causes de justifications en droit international généralNote1516. , partant de l’idée qu’il serait paradoxal d’accorder à l’individu criminel des causes de justifications dont l’Etat ne peut bénéficier, d’autant plus qu’il existe des points de contact entre responsabilité de l’Etat et responsabilité de l’individu en droit international pénalNote1517. . D’autres se prononcèrent sur les causes de justifications en DIHNote1518.  ; enfin les derniers s’attachèrent très précisément à l’article 31§ 1 c) du statut de la Cour pénale internationale.

Sur le point de savoir si la légitime-défense, les représailles, la nécessité et la détresse justifient en droit international un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité par un Etat, les auteurs répondent globalement négativement, mais admettent des exceptions. Si la légitime-défense peut justifier une agression antérieure, il semble que le caractère intransgressible des obligations interdisant les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité refuse de tels faits justificatifsNote1519. . Selon l’article 2, 4° de l’ordonnance du 28 août 1944 relative à la répression des crimes de guerre, se fondant sur les conventions de Genève, les représailles doivent être considérées comme un assassinatNote1520. .

Du point de vue du droit international humanitaire, les professeurs Pellet et Szurek partent du constat provisoire selon lequel le génocide, le crime contre l’humanité, le crime de guerre et l’agression relèvent du droit international humanitaire et du droit international général et sont des normes impérativesNote1521. . Ce dernier point est discuté, mais pour J. Pictet, L. Condorelli et L. Boisson de Chazournes, cela ne semble pas faire de douteNote1522. . En revanche, les juges dans l’affaire Tadic semblent légèrement réservésNote1523.  ; ils concluent en précisant que leur analyse ne préjuge pas des solutions de l’article 31§ 1 c) du statut de la CPI concernant les individus ; les faits d’un agent étatique lient son Etat, donc on ne peut détacher trop facilement les deux questions. Ils ajoutent que le caractère impératif des normes violées exclut des motifs de justifications de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, sauf en l’absence de ce caractère impératif. Ils estiment que tout le droit de La Haye et de Genève n’a pas ce caractère, que le flou de la définition de l’agression peut ouvrir la porte à certaines exceptions. En revanche, le génocide et les crimes contre l’humanité ne souffrent aucune excuseNote1524. .

Sans plus approfondir des développements ultérieurs, il convient de voir s’il existe des faits justificatifs applicables aux crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité.

Les auteurs consultés considèrent, majoritairement, que les faits justificatifs contenus dans l’article 31§ 1 c) du statut de la CPI ne peuvent supprimer la responsabilité pénale de l’auteur d’un génocide, d’un crime contre l’humanité, ou d’un crime de guerreNote1525. . L’agression, en revanche, connaît une exception, notamment avec la légitime-défense. Si un consensus se dessine, quelques divergences très précises subsistent. Il serait fastidieux de reprendre les arguments de chaque personne consultée, mais on peut faire ressortir les points les plus intéressants.

La première remarque est que les crimes de droit international sont généralement considérés comme des normes impératives et indérogeables. Or, le propre des faits justificatifs est de justifier la commission de tels actes, ce qui, en soi, fait apparaître un premier paradoxe. Cependant, si bon nombre d’auteurs et de juridictions admettent cette idée, elles ne le font que de manière casuistique et non de manière globale. Cet aspect est encore fortement controverséNote1526. .

Le second point réside dans l’approche que les auteurs ont des faits justificatifs. En effet, certains d’entre eux mettent en avant que l’acte criminel, présumé justifié, de par son intention, exclut de manière logique la mens rea requise des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanitéNote1527. . Or, de prime abord, cette vision des choses doit être critiquée car les faits justificatifs ne portent pas, en général, sur l’élément moral mais sur l’élément matériel. Il y aurait alors confusion avec la culpabilité.

Cependant, il semble que les auteurs qui abordent le problème sous cet angle n’ont pas tout à fait tort, même si la thèse objective des faits justificatifs ne semble pas retenue en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. La thèse subjective semble primer, portant, non pas sur la culpabilité, mais sur l’imputabilité. L’absence de dol spécial pourra exister, mais elle viendra renforcer l’irresponsabilité. Dans l’hypothèse de la commission d’un crime de guerre commis par nécessité, si l’on peut retenir une telle hypothèse pour illustrer notre propos, l’intention de commettre le crime est présente, mais le mobile absentNote1528. .

Par définition, et l’article 31 le fait ressortir, les faits justificatifs doivent être proportionnés. Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, par leur nature font partie des comportements jugés les plus odieux. En eux-mêmes, ils ne constituent pas une réponse adaptée. Quand bien même celui qui cherche à se justifier alléguerait à son encontre la commission de tels crimes, on peut remarquer, à l’instar des traités relatifs aux droits de l’Homme et assimilés, que la règle de réciprocité ne joue pas pour exonérer du respect des normes internationales, coutumières et écritesNote1529. .

Enfin, dernière remarque d’ordre général, les faits justificatifs, hormis les représailles, supposent une certaine instantanéité, qui est incompatible avec la préméditation inhérente aux crimes de masse.

Une toute dernière question se pose, à savoir si les faits justificatifs allégués par des individus doivent être individuels, c’est-à-dire propres à l’accusé, ou collectifs, c’est-à-dire propres au groupe criminel auquel l’individu appartenait. S’ils sont propres à l’accusé, un paradoxe apparaît alors entre une situation personnelle et un crime par définition de masse. Il ne faut pas oublier que les crimes de masse sont une accumulation de crimes individuels tournés vers un même objectif.

En revanche, si c’est le groupe accusé qui allègue des faits justificatifs, cela fait alors apparaître une corrélation entre la massivité des crimes et la justification.

La commission d’un crime de masse, en réponse à une menace individualisée, semble exclure la justification et fait apparaître à la fois une idée de disproportion et une idée de vengeance.

Comme le proposent divers auteurs, il faut distinguer jus in bello et jus ad bellumNote1530. . Au-delà de cette distinction, il convient de déterminer la justification des moyens employésNote1531. . La légitime-défense, les représailles, l’état de nécessité et l’état de détresse sont à la fois des mobiles et des actions. Dans leur aspect intellectuel, ils comportent une part de subjectivité qui doit être mise en adéquation avec la réalité et appréciée, le cas échéant, par le juge. Les faits justificatifs existent pour éviter qu’un intérêt jugé important soit mis à mal au nom d’un intérêt jugé moindre. En cela, les intérêts fondant les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité sont considérés comme les plus élevés. Donc, à moins d’être soi-même en position de victime d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, il est difficile d’en justifier un. Mais si théoriquement cela peut paraître défendable, il en est autrement sur le terrain. La protection d’un intérêt s’accorde mal avec les caractères intrinsèques des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. En termes de moyen, le génocide et le crime contre l’humanité ne peuvent nullement être justifiésNote1532. . A fortiori, des militaires, professionnels des situations conflictuelles, possèdent des moyens autres, du moins on peut le supposer. En revanche, l’agression et les crimes de guerre pourraient être justifiés.

En cas d’agression, antérieure ou inéluctable, la légitime-défense est concevable. Mais il faut s’interroger sur les circonstances. Pour qu’il y ait une corrélation entre l’infraction d’agression et cette réponse, il faut que ce soit une entité étatique, infra-étatique ou assimilée qui soit agressée et il faut alors que celui qui répond possède les pouvoirs nécessaires pour que sa réponse entre dans la définition de l’agression. En outre, se pose le problème de la proportionnalité de la réponse à l’agression. Si l’on se réfère à la définition de l’agressionNote1533. , il faut qu’un organe étatique, représentant la souveraineté, soit agressé par un autre organe étatique officiel et seuls les hauts dirigeants politiques et militaires seront passibles de poursuites du chef d’agression. Pour autant, si la justification peut être retenue pour la légitime-défense, elle ne valide en aucun cas l’utilisation de moyens prohibés par le droit international.

En matière de crime de guerre, elle semble à exclure, dans la mesure où l’agression initiale par une personne protégée lui fait perdre son statut et fait disparaître alors un élément constitutif du crime de guerreNote1534. .

En droit français, la légitime-défense est prévue par les articles 122-5 et 122-6 du Code pénal. Sont essentiellement concernés les actes intentionnels, afin de se défendre ou de défendre autrui, voire un bienNote1535. . Il faut alors que l’agression soit actuelle et injuste et que la réponse soit nécessaire et proportionnée. On retrouve des éléments similaires auxquels on peut appliquer les mêmes remarques.

Proche de la légitime-défense, on trouve en droit français et en droit international l’état de nécessitéNote1536. . Il est caractérisé lorsque la commission d’une infraction est le seul moyen d’éviter un dommage plus grave que celui qui risque d’être causé par cette infraction. Mais dans cette hypothèse, il s’agit de se défendre, non contre l’agression d’une autre personne, mais contre un mal provenant de circonstances extérieuresNote1537. . C’est un fait justificatif qui neutralise l’élément légal et que le droit français distingue de la contrainte. Selon le professeur Kalamatianou, le supposé agent pénal bénéficie de quelques marges de réflexion et de manœuvre. Le choix alors effectué est apprécié objectivement par rapport aux circonstancesNote1538. . Il doit cependant répondre aux critères de danger, de nécessité de l’acte et de proportionnalité pour être retenuNote1539. .

Dans la plupart des systèmes issus du droit romain, l’état de nécessité est un moyen de défense applicable à toutes les infractions. Le droit international offre une approche peu claire de cette notion. La jurisprudence de droit international pénal a tendance à l’exclure ou du moins à l’accepter difficilement, mais le statut de la CPI semble être plus clair.

En droit international, existe une définition de l’état de nécessité concernant l’Etat. Mais il semble que la notion française s’approche, concernant les individus, de celle de détresse contenue en droit internationalNote1540. . La détresse est la situation dans laquelle l’auteur de l’acte jugé criminel, face à un péril extrême, choisit de ne pas respecter une obligation internationale et prend le risque d’avoir un comportement illiciteNote1541. . L’état de nécessité appliqué aux individus, en droit international, suppose l’existence d’un danger grave et imminent auquel l’auteur de l’acte présumé criminel ne peut pas échapper sauf en perpétrant un acte criminel et à la condition qu’il n’ait pas contribué à sa naissanceNote1542. . Dans la doctrine, la distinction entre les deux notions n’est guère limpide. Elles se recoupent. Cela peut s’expliquer par le fait que les internationalistes déduisent leurs définitions du droit international de la responsabilité étatique et de leurs systèmes pénaux propresNote1543. . Les juges, dans la décision ErdemovicNote1544. ,semblent refuser que ce moyen de défense soit totalement exonératoire. Le Secrétaire général de l’ONU l’assimile à une circonstance atténuanteNote1545. .

Le moyen de l’état de nécessité semble peu recevable en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Il a été invoqué dans l’affaire AleksovskiNote1546. . Il s’agissait plus précisément de l’état d’extrême nécessité. Au-delà des faits, à savoir l’emprisonnement de certaines personnes afin qu’elles ne soient pas blessées par le conflit ayant lieu hors du camp de Kaonik, l’accusé soutient que dans l’article 31§ 1 d) du statut de la CPI, relatif à la contrainte, sont présents les éléments de l’état de nécessité (§ 44). Cependant, les juges d’appel rejettent l’argument, le considérant erroné, sans apporter de précision sur sa réelle existence.

Ces faits justificatifs semblent cependant recevables en matière de crime de guerre, mais uniquement individuel et pas pour les crimes de guerre collectifs. A l’appui de cette affirmation, il semble ressortir de l’étude publiée dans la Revue belge de droit international que l’état de nécessité ne peut jouer que dans le droit des conflits armés, à la seule condition que cela soit prévu par ce droitNote1547. .

Enfin, concernant l’agression, cela semble également recevable, mais l’état de nécessité se confondrait alors avec la légitime-défense.

La défense tu quoque a également été invoquée. Dans l’affaire Kupreskic, la défense essaya de justifier l’attaque du village musulman d’Ahmici en s’appuyant sur des crimes commis antérieurement par des forces musulmanes. Les juges refusent la défense tu quoqueNote1548. et les représailles contre des civils. Il faut distinguer les deux. Dans la défense tu quoque, l’accusé invoque une violation antérieure du droit humanitaire pour s’exonérer à son tour du respect de ce droit, du fait de la violation de ces règles par son adversaire. En revanche, les représailles sont invoquées comme une justification de la licéité de la réponse à des faits antérieurs.

La défense tu quoque est fermement rejetée, car les juges considèrent le droit humanitaire comme indérogeable et relevant du jus cogensNote1549. . Mais cette défense avait été admise par le TMI de Nuremberg concernant les règles de la guerre sur mer, concernant Dönitz et RaederNote1550. .

Les juges s’interrogent ensuite sur la licéité des représailles contre des civils, ce qui par principe est exclu lorsqu’ils sont entre les mains des forces armées. Ils admettent que par principe, toutes les représailles contre les civils sont prohibées. Mais en même temps, ils posent des limitations à cette règle :

« a) le principe selon lequel (les représailles) doivent être une mesure de dernier recours pour imposer à l’adversaire de respecter les règles de droit (ce qui suppose entre autres qu’elles ne peuvent être exercées qu’après un avertissement préalable qui n’est pas parvenu à faire cesser la conduite de l’adversaire), b) l’obligation de prendre des précautions particulières avant de les mettre en œuvre (elles ne peuvent être décidées qu’à l’échelon politique ou militaire le plus élevé, en d’autres termes, la décision ne peut être prise par les commandants sur le terrain), c) le principe de la proportionnalité (qui suppose que les représailles ne doivent pas être excessives par rapport à l’acte de guerre illégal qui les précède, mais aussi qu’elles doivent cesser dès qu’il est mis fin à cet acte illégal), d) les « considérations élémentaires d’humanité »Note1551. .

Les juges n’excluent donc pas le principe de représailles, mais l’encadrent fortement, ce qui répond à la possibilité de contre-mesures offerte aux Etats dans le projet d’articles de la CDI. Même si le dernier projet n’envisage que les contre-mesures, cela peut être rapproché des représailles.

Le principe même des représailles est controverséNote1552. . Son exercice est limité. Selon l’Institut de droit international, ce sont des mesures de contrainte dérogatoires aux règles ordinaires du droit des gens, prises par un Etat à la suite d’actes illicites, commis à son préjudice par un autre Etat et ayant pour but d’imposer à celui-ci, au moyen d’un dommage, le respect du droitNote1553. . Mais cette définition correspond aujourd’hui à celle des contre-mesures avec lesquelles il ne faut pas les confondre, contenues dans les droits de La Haye et de GenèveNote1554. . Les représailles sont interdites par le TPIYNote1555. .

L’idée de représailles, concernant les individus et plus particulièrement les militaires, prend une coloration toute particulière en droit pénal. Les représailles sont une réponse proportionnée à une attaque antérieure. Du point de vue de la théorie pénale française, cela serait de la vengeance et se trouverait prohibé. Les représailles, notion avant tout relative à une action étatique, ne peut dès lors se comprendre que menée par des belligérants, c’est-à-dire des autorités étatiques, militaires ou paramilitaires. La question est la suivante : des représailles dont l’objectif n’est pas la vengeance mais le respect du droit et la fin de la cessation d’un comportement illicite constituent-elles un argument recevable lorsqu’elles sont invoquées par un militaire seul pour un dommage personnel ? La réponse semble assurément négative ; elles doivent toucher un intérêt étatique qui peut certes résider dans une seule personne, mais ne peut être purement personnel. En outre, la massivité des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité suppose des représailles massives, donc ces dernières doivent comporter un aspect de globalité et non être réduites à un seul militaire, bien que l’hypothèse soit envisageable. En tout état de cause, il ne faut pas confondre justifications et moyens. De plus, la proportionnalité des moyens employés est incompatible avec la nature des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Les représailles induisent un laps de temps entre agression ou comportement illicite et réponse ; donc l’instantanéité, qui peut être source d’erreur dans la proportionnalité de la réponse, comme cela pourrait être le cas pour la légitime-défense ou l’état de nécessité, n’est pas présente. Les représailles ne peuvent justifier qu’une agression, en ce sens qu’elles sont une réponse à l’illicite, mais elles ne peuvent justifient un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité. Elles sont inconcevables pour les autres crimesNote1556. . Elles sont interdites par le droit de Genève et semblent en passe de le devenir totalement concernant le droit de La HayeNote1557. .

Les représailles sont un comportement qui peut être justifié, mais qui n’autorise pas n’importe quel moyen. En définitive, elles rejoignent la légitime-défenseNote1558. .

L’article 31§ 1 c) se réfère aux nécessités militaires et indirectement à la notion d’avantage militaire.

La nécessité militaire est un « principe en vertu duquel un belligérant exerce le droit de prendre toutes mesures qui seraient nécessaires pour conduire à bien une opération et qui ne seraient pas interdites par les lois de la guerre »Note1559. . La définition ainsi donnée est celle retenue par le ministère de la Défense français. A la suite de cette définition, il est précisé qu’il n’existe pas de définition universelle mais qu’il s’agit d’une « urgence qui impose à un commandant militaire de prendre sans délai les mesures indispensables pour obtenir l’accomplissement de sa mission, le plus rapidement possible, en recourant à des moyens de violence contrôlés et qui ne tombent pas sous l’interdiction du droit des conflits armés. Ces mesures doivent être licites au regard du droit des conflits armés ». La définition et le commentaire insistent donc sur la nécessité et le caractère indispensable des mesures à prendre, sans faire référence à une quelconque proportionnalité. Seule une référence est faite à des « moyens de violence contrôlés et qui ne tombent pas sous le coup du droit des conflits armés ». Donc le nécessaire accomplissement d’une mission qui risque d’être compromise permet, dans la limite du DIH, de recourir à des moyens violents mais de manière proportionnée.

La première remarque que l’on peut faire est que la dérogation devant être prévue par le droit, on n’a pas à s’interroger sur la violation du droit. Donc après constatation d’une situation dérogatoire, le problème est de savoir si les moyens utilisés sont conformes au droit. Mais la réponse est incluse dans la définition. Sachant que les crimes contre la paix et la sécurité sont formellement prohibés, les nécessités militaires ne peuvent justifier leur commission. L’agression seule semble pouvoir être justifiée par les nécessités militaires. Mais là encore, elle risque de s’apparenter à la légitime-défense.

La nécessité militaire est envisagée dans une décision Blaskic, qui considère que le ciblage de biens ou personnes civiles n’est une infraction que s’il ne peut être justifié par une nécessité militaire. Cette décision est critiquéeNote1560. . A l’instar de la nécessité, on peut formuler les mêmes remarques et exclure l’excuse de nécessité militaire, sauf pour l’agression. En revanche, les nécessités militaires sont plus facilement invocables à l’encontre de la destruction et de l’appropriation de biens protégés par les conventions de GenèveNote1561. .

Il semble ressortir, des éléments précédents, qu’il ne faut pas confondre les justifications d’une action armée et violente et les moyens utilisés. Si une agression permet la légitime-défense qui prendra la forme d’une agression justifiée, il semble évident, surtout dans le domaine militaire, que la commission de crimes de masse n’est pas un moyen unique d’obtenir satisfaction ou de faire cesser un comportement illicite. La guerre n’est plus un acte de punition, mais un acte de rétablissement du droit et de protection. En outre, la massivité des crimes suppose que le fait justificatif soit partagé par un groupe, voire par l’Etat auquel appartient le militaire. Il faut alors que le fait justificatif soit partagé par les membres du groupe criminel, ce qui implique que la menace d’origine les affecte tous ou bien touche un intérêt commun.

Seule la légitime-défense peut être invoquée avec succès dans le cas de l’agression, mais dans des conditions strictes. Les crimes de guerre non massifs peuvent éventuellement être justifiés. Les auteurs divergent quelque peu, mais c’est ce qui semble en ressortir. L’article 31§ 1 c), au vu de ces réflexions, n’ouvre alors de justifications que pour l’agression et certains crimes de guerre. Il semble être une clause de style qui devra attendre d’être précisée par les juges.

Ce que l’on appelle faits justificatifs en droit pénal français se retrouve en droit international pénal, sous une forme différente. En France, par principe, ils bloquent la qualification des faits, mais en droit international pénal, cela correspond aux circonstances atténuantes. L’analyse des faits justificatifs en France, dans le domaine des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, semble faire apparaître une exception. Ils ne peuvent être source d’irresponsabilité, mais peuvent, le cas échéant, être considérés comme des circonstances atténuantes. Il reste alors à envisager les causes mêmes d’irrresponsabilité.

Sous-section 2nde : Les hypothèses classiques d’irresponsabilité

Le droit pénal français, même s’il est encore l’objet de controverses entre spécialistes, bénéficie d’une théorie élaborée qui permet de distinguer les différentes causes d’irresponsabilité : les faits justificatifs, les causes de non culpabilité et celles de non imputabilité. Le droit international pénal n’offre pas de présentation aussi claire. Seul le statut de la Cour pénale internationale envisage une multitude d’hypothèses parmi lesquelles on peut retrouver des éléments existant en droit français. Les diverses sources d’influence du droit international pénal ne facilitent pas une étude comparative avec le droit pénal français ; cependant, pour plus de clarté, les grandes distinctions françaises seront reprises successivement : les hypothèses de non imputabilité et celles de non culpabilité. Il convient alors de souligner qu’en ce domaine, comme en beaucoup d’autres, l’influence des deux grands systèmes juridiques, common law et civil lawNote1562. , brouille la compréhension du système retenu, incitant certains auteurs à conclure à une réelle difficulté d’analyse des éléments mentauxNote1563. .

Par principe, toute infraction pénale suppose une intention criminelle ou dol criminel. Les crimes collectifs, tels que les crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, se caractérisent par un dol spécial spécifique. Les différents participants doivent posséder une intention. Les auteurs et coauteurs partagent le dol spécial et les complices ne doivent présenter qu'une intention d'aider un auteur de tel crime, en connaissance de cause.

Le droit pénal français et le droit international pénal ne retiennent donc pas l'incrimination pour de telles infractions lorsque l'élément moral spécifique fait défaut.

Mais avant de s’interroger sur la volonté criminelle, c’est-à-dire sur la culpabilité (§ 2nd), il convient de vérifier si l’agent possède son libre-arbitre, afin que l’acte lui soit imputable (§ 1er)Note1564. .

§ 1er : Les hypothèses de non imputabilité : entre divergences conceptuelles et rareté de l’admission

« L'imputabilité traduit la possibilité de mettre une infraction « sur le compte » d'une personne, de l'inscrire au passif de celle-ci, comme le suggère le verbe latin imputare »Note1565. .

La doctrine pénaliste française semble divisée sur cette notionNote1566. . Deux grandes conceptions s’affirment : une conception dite classique, développant l'aptitude à mériter la sanction et une conception dite criminologique fondée sur la « capacité pénale », c'est-à-dire l'aptitude à profiter de la sanction.

Dans la première de ces conceptions, il est défini comme « l'existence chez l'agent d'une volonté libre et d'une intelligence lucide »Note1567. . Il s'agit alors de la capacité de comprendre et de vouloir l'acte, en deçà duquel le comportement délictueux ne saurait relever du droit pénal. On se fonde sur la notion fondamentale de libre-arbitre, permettant de choisir entre le bien et le mal. Soit l'individu privé de libre-arbitre n’est pas conscient de son acte, soit il peut l'être mais ne pas en percevoir les conséquences. Cette conception est retenue par le Code de 1810, par la Cour de cassationNote1568. et l’est encore avec le Code de 1992. Mais elle critiquée, notamment car elle laisserait dans l'ombre les particularités psychologiques et psychopathologiques du passage à l'acte.

Le second courant de pensée se divise lui-même en différentes branches. Une de celles-ci, sans réfuter la première conception, met l'accent sur la capacité à profiter de la sanction ; ce n'est pas parce que l'acte est imputable, c'est-à-dire que l'agent criminel a commis l'acte de manière éclairée, que la sanction est pour autant adaptée à cet individu précis.

Le système français adhère principalement à la première conception. Mais le législateur français a parfois introduit dans certains cas la seconde conceptionNote1569. .

Le droit international pénal s'inspire des systèmes nationaux de civil law et de common law mais n'a pas développé de théorie propre sur ce sujetNote1570. . Pour autant, la problématique de l'imputabilité n'est pas évacuée de cette discipline. C'est essentiellement le statut de la Cour pénale internationale qui aborde explicitement ce sujet, dans ses articles 30 et suivants. Les autres textes de droit international positif sont muets ou du moins lapidairesNote1571. .

La doctrine internationaliste, en revanche, aborde quelque peu ce thèmeNote1572. . Il est admis que « pour qu'un individu qui commet un acte illicite soit pénalement responsable, il est nécessaire que l'acte illicite soit réalisé volontairement avec l'intention de commettre un délit, ou sans prévoir le résultat préjudiciable, quand celui-ci pouvait et devait être prévu »Note1573. . L'imputabilité signifie que l'individu est capable psychiquement et mentalement. Mais l'ancien rapporteur Arangio-Ruiz précise que le droit interne est difficilement extrapolable au droit internationalNote1574. . Si aujourd'hui l'exigence constante de l'intentionnalité en droit international pénal ne fait aucun doute, sa portée manque d'une approche théorique. Mais cela signifie, a contrario, que son absence n'est pas exempte de conséquences.

La principale difficulté à laquelle se heurte le droit international, système hybride des grands systèmes juridiques, est la diversité des conceptions pénales relatives aux motifs d'exonération de responsabilité et d'irresponsabilité.

Si le système français offre une approche de l'imputation assez large, le droit international pénal, eu égard à la spécificité des crimes qu'il a à juger, ne reconnaît que quelques hypothèses réduites d'irresponsabilité. Ces droits divergent sur les concepts d'irresponsabilité et d'exonération de responsabilité (A). En revanche, une certaine similarité existe concernant les cas de non imputabilité totale et ceux de non imputabilité partielle (B).

A : Les divergences conceptuelles entre irresponsabilité et exonération de responsabilité pénale

Le droit international pénal utilise l'expression « motifs d'exonération de responsabilité », de manière assez ambiguë. Par cette expression, il semble englober aussi bien ces motifs proprement-dits que les cas d'irresponsabilité pénaleNote1575. .

Le terme d'exonération sous-entend que les conditions de l'infraction sont réunies, mais qu'un élément plaide en faveur d'une « excuse » ou justifie l'acte criminel, alors que l'irresponsabilité signifie qu'un élément de l'infraction pénale fait défaut. Il faut reconnaître que la doctrine pénaliste française utilise indifféremment le terme d'exonérationNote1576. . L'exonération de responsabilité pénale n'est cependant pas sans lien avec les faits justificatifs et avec l'élément moral. Le criminel a commis l'acte sachant qu'il transgressait un texte pénal et il a voulu le résultat. C'est la condition de libre-arbitre qui fait défaut. Il n'a pas eu le choix entre la légalité et l'illégalité. Les professeurs Conte et Maistre du Chambon s'interrogent sur le point de savoir si c'est une cause de non culpabilité ou de non imputabilitéNote1577. . Dans le premier cas, il existerait un mobile légitime. Dans le second, l'élément moral de l'infraction aurait disparu, on serait alors dans une hypothèse particulière de contrainte. Mais ces auteurs rejettent cette dernière conception et concluent que « quel que soit le raisonnement que l'on retienne (…), l'analyse subjective, (…) vise à justifier la personne, plus que l'acte »Note1578. .

Le droit pénal français retient plusieurs éléments de non imputabilité. Les professeurs Merle et VituNote1579. les classent ainsi : ceux relatifs à la liberté du comportement pénal et ceux relatifs à la lucidité du comportement pénal. Dans la première catégorie, on trouve la contrainte physique et la contrainte morale. La seconde est consacrée aux troubles mentaux, au sens large du terme. A cela, il faut ajouter l'erreur de droitNote1580. .

Dans divers manuels, il est clairement exprimé que la non imputabilité se traduit par l'irresponsabilité pénale, le dol criminel n'étant pas caractériséNote1581. .

Le droit international est plus réservé sur les « causes d'exonération » de responsabilité. Interprétant a contrario les différents instruments juridiques exigeant l'élément moral spécifique aux crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, leur absence constitue une cause de non imputabilité ou du moins de qualification en crime de droit commun.

Le statut de la CPI propose une cause d'irresponsabilité pénale et des motifs d'exonération de responsabilitéNote1582. . Il ne propose pas, pour autant, un statut exempt de critique, notamment concernant les causes d’irresponsabilité, au sens large du termeNote1583. .

Selon l'article 30 relatif à l’élément psychologique :

«  1. Sauf disposition contraire, nul n’est pénalement responsable et ne peut être puni à raison d’un crime relevant de la compétence de la Cour que si l’élément matériel du crime est commis avec intention et connaissance.

2. Il y a intention au sens du présent article lorsque :

a) Relativement à un comportement, une personne entend adopter ce comportement ;

b) Relativement à une conséquence, une personne entend causer cette conséquence ou est consciente que celle-ci adviendra dans le cours normal des événements.

3. Il y a connaissance, au sens du présent article, lorsqu’une personne est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des événements. « Connaître » et « en connaissance de cause » s’interprètent en conséquence ».

Cet article consacre donc une notion classique d'irresponsabilité. Outre cet article, le RPP du TPIY possède un article 67, A, ii), b qui prévoit comme moyen de défense le défaut total ou partiel de responsabilité mentale. La disposition est assez lapidaire mais il semble que l'on puisse y voir un moyen d'irresponsabilité pénale.

Le TPIY eut l'occasion de se prononcer sur les deux dispositions dans une affaire LandzoNote1584. . Il n'est guère explicite sur l'article 30 du statut de la CPI ; en revanche, il est plus prolixe sur la seconde disposition. L'accusé argue, comme moyen de défense, de l'altération de discernement, en se fondant sur cet article. Selon lui, cela signifie que « lorsqu’une personne tue ou participe à un homicide, elle n’est pas convaincue de meurtre si elle souffrait d’un trouble mental (que celui-ci soit imputable à une arriération mentale, à toute cause congénitale, à une maladie ou à une lésion) qui altérait fortement son discernement au moment des faits. »Note1585. . La chambre de première instance se rallie à cette définition. Pour la chambre d'appel, ce n’est qu'une cause exonératoire de responsabilité, mais en fait l'article 67, A, ii), b ne prévoit pas une telle hypothèse. Dans cette hypothèse, la distinction entre irresponsabilité et cause d'exonération de responsabilité fait l'objet d'un amalgame par l'accusation :

« L’Accusation a soutenu que tant la dénomination complète du Tribunal que les termes de son Statut commandent de juger les personnes « responsables de violations graves du droit international humanitaire» eu égard à leur degré de responsabilité. Ainsi la santé mentale de l’accusé ne pourrait constituer une cause d’exonération de la responsabilité que lorsqu’il ne pourrait absolument pas être tenu juridiquement responsable de ses actesNote1586. .

Le Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991.

La santé mentale de l’accusé serait, dans les autres cas, à prendre en compte dans la sentence, en conformité avec l’article 24.2 du Statut du Tribunal, comme l’un des éléments de la « situation personnelle » du condamné. »Note1587. .

La chambre d'appel conclut que l'article 67, A, ii), b ne définit que des circonstances atténuantes. Au vu de la rédaction, la chambre d'appel ne semble pas contredire l'accusation lorsqu'elle amalgame motifs d'exonération de responsabilité et irresponsabilité. Cette position ne semble pas satisfaisante et fait apparaître une distorsion entre le droit pénal français et le droit international pénal sur ce point. N'est-ce qu'une erreur sémantique ou y a-t-il une réelle divergence ? Cela est bien entendu difficile à apprécier. En tout état de cause, il semble ressortir de cette décision qu'il pourrait exister une irresponsabilité pénale reposant sur une non imputabilité totale fondée sur l'absence de discernement.

Le statut de la CPI étant plus explicite et faisant une distinction entre les deux, semble-t-il, apportera peut-être une réponse sur ce point.

« Article 31

MOTIFS D’EXONÉRATION DE LA RESPONSABILITÉ PÉNALE

1. Outre les autres motifs d’exonération de la responsabilité pénale prévus par le présent Statut, une personne n’est pas responsable pénalement si, au moment du comportement en cause :

a) Elle souffrait d’une maladie ou d’une déficience mentale qui la privait de la faculté de comprendre le caractère délictueux ou la nature de son comportement, ou de maîtriser celui-ci pour le conformer aux exigences de la loi ;

b) Elle était dans un état d’intoxication qui la privait de la faculté de comprendre le caractère délictueux ou la nature de son comportement, ou de maîtriser celui-ci pour le conformer aux exigences de la loi, à moins qu’elle ne se soit volontairement intoxiquée dans des circonstances telles qu’elle savait que, du fait de son intoxication, elle risquait d’adopter un comportement constituant un crime relevant de la compétence de la Cour, ou qu’elle n’ait tenu aucun compte de ce risque ;

c) Elle a agi raisonnablement pour se défendre, pour défendre autrui ou, dans le cas des crimes de guerre, pour défendre des biens essentiels à sa survie ou à celle d’autrui ou essentiels à l’accomplissement d’une mission militaire, contre un recours imminent et illicite à la force, d’une manière proportionnée à l’ampleur du danger qu’elle courait ou que couraient l’autre personne ou les biens protégés. Le fait qu’une personne ait participé à une opération défensive menée par des forces armées ne constitue pas en soi un motif d’exonération de la responsabilité pénale au titre du présent alinéa ;

d) Le comportement dont il est allégué qu’il constitue un crime relevant de la compétence de la Cour a été adopté sous la contrainte résultant d’une menace de mort imminente ou d’une atteinte grave, continue ou imminente à sa propre intégrité physique ou à celle d’autrui, et si elle a agi par nécessité et de façon raisonnable pour écarter cette menace, à condition qu’elle n’ait pas eu l’intention de causer un dommage plus grand que celui qu’elle cherchait à éviter. Cette menace peut être :

i) Soit exercée par d’autres personnes ;

ii) Soit constituée par d’autres circonstances indépendantes de sa volonté.

2. La Cour se prononce sur la question de savoir si les motifs d’exonération de la responsabilité pénale prévus dans le présent Statut sont applicables au cas dont elle est saisie.

3. Lors du procès, la Cour peut prendre en considération un motif d’exonération autre que ceux qui sont prévus au paragraphe 1, si ce motif découle du droit applicable indiqué à l’article 21. La procédure d’examen de ce motif d’exonération est fixée dans le Règlement de procédure et de preuve.

Article 32

ERREUR DE FAIT OU ERREUR DE DROIT

1. Une erreur de fait n’est un motif d’exonération de la responsabilité pénale que si elle fait disparaître l’élément psychologique du crime.

Une erreur de droit portant sur la question de savoir si un comportement donné constitue un crime relevant de la compétence de la Cour n’est pas un motif d’exonération de la responsabilité pénale. Toutefois, une erreur de droit peut être un motif d’exonération de la responsabilité pénale si elle fait disparaître l’élément psychologique du crime ou si elle relève de l’article 33. »

L'article 30 définit sans conteste l'irresponsabilité. En revanche, l'article 31 définit des causes d'exonération de responsabilité, ce qui semble différent. Or le contenu de l'article 31 semble, en partieNote1588. , correspondre à des causes d'irresponsabilité. Cela est d'autant plus frappant que les § 1 c) et d) constituent, en revanche, des faits justificatifs (par référence au droit français) qui, par essence, peuvent être des motifs d'exonération de responsabilité.

L'article 31 contient donc deux types d'éléments, des éléments d'irresponsabilité qui ne peuvent être des motifs d'exonération, car, à aucun moment, l'individu n'est responsable, alors que les autres éléments concernent un acte criminel commis en connaissance de cause mais justifié.

En outre, le paragraphe 1er semble distinguer motifs d'exonération et irresponsabilité pénaleNote1589. , mais la suite de l'article infirme cette distinction. Pour résumer, l'article 31 est relatif aux motifs d'exonération, puis il semble citer des causes d'irresponsabilité qui n'en sont pas toutes, tout en les requalifiant de motifs d'exonération dans le paragraphe 3.

L'article 32 est consacré aux erreurs de droit et de fait. Dans les deux cas, il est dit que ce sont des motifs d'exonération de responsabilité si elles font disparaître l'élément psychologique. Pour certains auteurs, l’article 32 est inutile car l’erreur influe sur la mens rea, dans une approche anglo-saxonne. Dans ce cas l’article 30 est suffisant en lui-mêmeNote1590. .

L'erreur de droit s'oppose à l'adage nemo censetur. Mais il est évident que si certaines infractions ne peuvent être perçues autrement, il n'en est pas de même pour d'autres. En matière de crime contre la paix et la sécurité de l'humanité, il ne fait aucun doute que l'acte criminel ne peut être perçu autrement. En revanche, l'insertion de l'acte individuel dans le processus collectif peut être moins perceptible. Cela relève du dol spécifique ce qui n'est pas sans influence sur l'erreur de droit.

« La doctrine s'accorde à voir dans l'intention criminelle la volonté de commettre l'infraction et la conscience de l'auteur des faits d'enfreindre les dispositions légales, ce qui suppose que le délinquant connaisse l'existence de l'incrimination et en ait saisi le sens et la portée. Si ce n'est pas le cas, il aura commis une erreur sur le droit (…) »Note1591. . L'erreur de droit est une méconnaissance des règles, pénales en l'occurrence. En commettant l'acte répréhensible, l'auteur croit faire un acte licite. Par conséquent, le dol général est inexistant. L'erreur de droit serait alors une cause de non-imputabilitéNote1592. . La Cour de cassation définit le concept de manière assez stricte. L'erreur de droit est prévue à l'article 122-3 du Code pénal qui ne retient que l'erreur que la personne « n'était pas en mesure d'éviter » : c'est l'erreur invincible. Elle n'existe que si la personne ne pouvait avoir aucune connaissance de l'existence de cette infractionNote1593. . En matière de crime contre la paix, l'erreur sur le droit semble assez improbable.

Quoiqu'il en soit, s’il y a une erreur de droit, elle ne peut qu'être cause d'irresponsabilité et non pas un motif d'exonération de responsabilité, car à aucun moment les conditions de la responsabilité ne furent réunies.

Le second point abordé par l'article 32 concerne l'erreur de fait. Ce type d'erreur ne porte pas sur une règle de droit, comme précédemment, mais sur la matérialité de l'infractionNote1594. . Dans ce cas, l'individu croit que l'acte qu'il accomplit n'entre pas dans ceux incriminés. L'erreur de fait serait alors une cause de non culpabilitéNote1595. puisque celui qui commet l'acte ne recherche pas le résultat interdit. Le dol général est suppriméNote1596. . « L'erreur de fait ne supprime l'intention délictueuse que si elle empêche l'agent de prévoir la survenance du résultat illicite »Note1597. .

Ce qui est intéressant dans la formulation, c'est que l'erreur de droit ou de fait n’est un motif d'exonération de responsabilité pénale que si elle fait disparaître l'élément psychologique. Or, s'il n'y a pas d'élément psychologique, il n'y a pas de responsabilité. Donc la qualification de motif d'exonération ne paraît pas adéquate.

Pour conclure sur ce point, il apparaît que le droit pénal français et le droit international pénal divergent sur les concepts d'irresponsabilité et de motifs d'exonération de responsabilité. Le droit international confond les deux, aussi bien dans les textes que dans la jurisprudence. Mais cela n'a qu'une importance relative car, en pratique, l' « exonération » totale produit les mêmes effets que la reconnaissance d'une irresponsabilité.

B : Les types de non imputabilité

L’imputabilité est conditionnée par le libre-arbitre de l’accusé. Il convient de savoir si l’infracteur peut encourir un reproche. Les TPI et la CPI respectent le principe de personnalisation de la sanctionNote1598. . Les articles 24§ 2 du statut du TPIY, 23§ 2 du statut du TPIR et les articles 30 et suivants du statut de la Cour pénale internationale invitent à rechercher les éléments propres à l’accusé, afin de déterminer sa responsabilité et le cas échéant à fixer sa peine.

Une fois l’acte rattaché matériellement à l’individu, il faut l’y rattacher psychologiquement. En matière d'imputabilité, la distinction suivante est généralement admise : l'imputabilité exclue (I) et l'imputabilité atténuée (II).

I : La difficile admission de l’imputabilité exclue

En droit pénal français, le trouble psychique, sous certaines conditions, et la contrainte constituent des cas d'exclusion. Certains auteurs y ajoutent l'erreur de droitNote1599. , qu’il semble plus juste de la classer dans les causes de non culpabilité. Les professeurs Maistre du Chambon et Conte distinguent discernement et volontéNote1600. , la volonté renvoyant à la contrainte.

Le trouble psychique ou neuropsychique est défini à l'article 122-1 du Code pénal : « n'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. La personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime ». Cette disposition envisage les cas d'abolition totale et partielle de discernement. En outre, les hypothèses où le discernement est totalement aboli et celles où il est obscurci sont distinguées.

Dans le premier cas, l’article 122-1 du Code pénal exclut la responsabilité de la personne, qui, au moment des faits, est atteinte d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement. Cela peut recouvrir divers cas, comme la maladie mentale ou bien la démence, visée par l’article 64 de l’ancien Code pénalNote1601. .

Dans les textes internationaux, seuls le RPP des TPI et le statut de la CPI prévoient ces hypothèses, de manière plus ou moins claire. Le RPP possède un article 67, A, ii), b qui envisage, comme moyen de défense, le défaut total ou partiel de responsabilité mentale.

L’article 31§ 1 du statut de la CPI est plus précis. Il prévoit successivement les cas de maladie et déficience mentale privant la personne de la faculté de comprendre le caractère délictueux ou la nature de son comportement ou bien de le maîtriser. Le cas où, en état d’intoxication, involontaire, elle ne peut comprendre et apprécier son comportement est également prévu.

Deux interrogations se posent. D’une part, il n’est pas dit si l’exonération est partielle ou totale. Selon la jurisprudence LandzoNote1602. , le trouble du discernement est une cause exonératoire de responsabilité. D’autre part, l’article 30 du statut de la CPI aborde l’élément psychologique, sans réellement préciser s’il s’agit du dol criminel ou du discernement. Il y aurait un mélange des visions de civil law et de common lawNote1603. .

Les termes utilisés, « intention » et « connaissance », font référence à l’élément psychologique de l’infraction. Ils sont définis dans l’article 30§ 2. « Intention » signifie que le comportement a été voulu par l’accusé et concernant une conséquence, cela suppose que la personne en a voulu la réalisation ou savait qu’elle aurait lieu. Dans le paragraphe 3, la « connaissance est réalisée lorsqu’une personne est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des événements ». Si, en théorie, il est facile de distinguer imputabilité et culpabilité, en pratique, les deux sont étroitement liés.

Si l’on se réfère aux manuels de droit pénal françaisNote1604. , le terme d’intention est essentiellement utilisé dans le cadre de la culpabilité. En revanche, en matière d’imputabilité, c’est le terme de volonté qui domineNote1605. . En référence à la terminologie et à la théorie pénale française, il convient d’écarter l’article 30 du champ de l’imputabilité pour le réserver exclusivement à celui de la culpabilité.

L’appréciation de l’abolition ou du trouble du discernement, quelqu’en soit l’origine, est alors effectuée par des experts, que l’on soit en droit français ou international pénal.

Au-delà de cet élément propre à l’accusé, la non-imputabilité de l’acte peut résulter d’un élément extérieur, la contrainte.

En droit pénal français, l’article 122-2 du Code pénal déclare non responsable « la personne qui a agi sous l’empire d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister ». Contrairement au trouble psychique qui abolit la faculté de comprendre et de vouloir, la contrainte annihile la liberté d’agir. Il semble que la jurisprudence française utilise indifféremment les termes de « contrainte » et de « force majeure »Note1606. . La contrainte n’est cependant exonératoire que si elle est irrésistible et imprévisibleNote1607. .

En droit international pénal, l’article 31§ 1 d) de la CPI prévoit expressément la contrainte : « Le comportement dont il est allégué qu’il constitue un crime relevant de la compétence de la Cour a été adopté sous la contrainte résultant d’une menace de mort imminente ou d’une atteinte grave, continue ou imminente à sa propre intégrité physique ou celle d’autrui, et si elle a agi par nécessité et de façon raisonnable pour écarter cette menace, à condition qu’elle n’ait pas eu l’intention de causer un dommage plus grand que celui qu’elle cherchait à éviter. Cette menace peut être : i) soit exercée par d’autres personnes ; ii) soit constituée par d’autres circonstances indépendantes de sa volonté ».

En droit français, on distingue contrainte physique et contrainte morale. La première peut avoir une origine tant interne qu’externe. L’aspect interne renvoie à la maladie et l’aspect externe renvoie, selon certains auteurs, à la force majeure. La contrainte physique abolirait la liberté de mouvement. La seconde, la contrainte morale, est plus difficile à apprécier. Garraud parlait « d’oppression de la volonté d’une personne par la force de la nature ou la domination d’un tiers »Note1608. . Plus simplement, l’auteur de l’infraction est sous l’emprise de la peur, de la crainte, pour soi ou pour un proche. En ce cas, la liberté de décision est supprimée. Ce second type de contrainte pourra être interne ou externe. La contrainte interne peut résulter de passions, de convictions religieuses, d’émotions vivesNote1609. . La contrainte externe, en revanche, consistera en des menaces physiques contre l’auteur ou l’un de ses proches.

L’article 31 statut de la CPI reprend des éléments similaires. Il faut tout d’abord que l’acte de menace à l’intégrité physique présente un degré certain de gravité et qu’il pèse sur l’auteur ou l’un de ses proches. La menace doit être imminente ou continue. Elle doit avoir été exercée par d’autres personnes ou bien peut résulter de circonstances autres, mais dont l’auteur n’est pas la source. On retrouve alors les éléments de la contrainte morale et physique, mais affirmés de manière moins claire. En outre, pour que l’exonération puisse jouer, il faut que l’acte criminel soit effectué par nécessité, de façon raisonnable et sans l’intention de causer un dommage plus grand que celui que l’auteur cherche à éviter.

Si la contrainte est reconnue, la nécessité de l’acte criminel ne fait pas de doute. Le critère « raisonnable » est en revanche plus difficile à apprécier. On peut penser que cela signifie que le criminel supposé a exécuté ce qu’il devait, mais sans y mettre aucun zèle. Il n’a fait que le nécessaire requis. Enfin, le dernier point relatif à l’absence d’intention de causer un « dommage plus grand que celui qu’elle cherchait à éviter » prête également à discussion ; l’idée de proportionnalité est alors introduite. Le dommage que l’auteur cherche à éviter est celui qui pèse sur lui ou l’un de ses proches ; sont donc mis en balance un intérêt propre et des intérêts protégés par le droit pénal, intérêt individuel contre intérêt social et collectif. A l’évidence, ce dernier membre de phrase est mal formulé. D’une part, il semble exclure totalement l’intérêt de la contrainte, car il semble logique que les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité protègent des intérêts jugés plus importants qu’un intérêt individuel. D’autre part, est utilisé le terme d’« intention ». Sont confondues imputabilité et culpabilité. L’intention est là, seul le mobile, la motivation profonde est absente.

Le droit français pose clairement deux exigences relatives à la contrainte : l’irrésistibilité et l’imprévisibilité. La première suppose que la contrainte ait privé l’individu de toute liberté de jugement. Il doit être « dans l’incapacité absolue de se conformer à la loi »Note1610. . Le second élément, l’imprévisibilité, suppose que la circonstance ne résulte pas de l’agent. En cas contraire, il ne peut alléguer la contrainte, par référence au principe nemo auditur. L’article 31§ 1 d) du statut de la CPI reprend, semble-t-il, ces élément, en particulier le second.

La contrainte est un élément tout à fait plausible. A la lecture de témoignages, notamment concernant le Rwanda, la pression sociale, le sort réservé aux réfractaires accréditent très largement l’existence de cette cause de non imputabilitéNote1611. .

L’ordre du supérieur hiérarchique et l’ordre de la loi sont des faits justificatifs. Mais concernant l’ordre du supérieur, il semble qu’il y a généralement une confusion avec la contrainteNote1612. . En droit des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, cette excuse peut tout au plus servir de circonstance atténuante. Mais ce n’est pas l’ordre en lui-même qui incite le subordonné réfractaire à la commission du crime, mais la pression sociale du corps militaire et plus particulièrement une pression directe du supérieurNote1613. . On se place dès lors dans le domaine de la contrainte.

Cet argument n’est pas explicitement retenu en droit français dans le domaine qui nous intéresse, mais pourtant il y figure. L’affaire Papon du Conseil d’Etat l’envisage au niveau de l’appréciation de la faute personnelle de l’ancien fonctionnaire. En effet, il plaide avoir agi sous les ordres des Allemands et sous leur contrainte. Mais le Conseil d’Etat retient qu’il a demandé le poste de responsable de la préfecture de Bordeaux aux affaires juives, ce qui justifierait la qualification de zèle, et qui est alors qualifié de faute personnelle. La contrainte semble retenue dans son principe. Mais un élément fait défaut, car M. Papon avait créé la situation dans laquelle il se trouvait. En ce sens, cela confirme la décision de la Cour de cassation du 23 janvier 1997.

La contrainte fut également invoquée devant les TPI, entre autres, dans une affaire ErdemovicNote1614. . Les juges la retinrent comme circonstance atténuante dans son principe mais n’en firent pas bénéficier l’accusé qui n’avait pu en apporter la preuve. La question qui se pose est la suivante : la contrainte devait-elle être une circonstance atténuante ou une excuse absolutoireNote1615.  ? Dans la décision d’appel, les juges furent divisés, trois d’entre eux considérant que ce n’était jamais une excuse absolutoire dans le cadre de meurtres de personnes innocentes (Mc Donald, Li et Vorah)Note1616. , deux autres refusant de se limiter à une circonstance atténuante (Cassese et Stephen)Note1617. . La première vision retenue découle du système anglo-saxon, ce que critique notamment le juge CasseseNote1618. .

Dans l’affaire Erdemovic, les juges disent : « s’agissant du crime contre l’humanité, la chambre prend en considération qu’il n’y a pas totale équivalence entre la vie de l’accusé et celle de la victime. A la différence du droit commun, l’objet de l’atteinte n’est plus la seule intégrité physique de la victime, mais l’humanité toute entière »Note1619. .

La question se pose avec autant d’acuité que la contrainte, perçue par celui qui la subit, possède une part de subjectivité propre à cette personne qui peut se tromper dans sa perception et dans l’analyse de la situation. Lorsque les juges majoritaires refusent l’excuse absolutoire, privilégiant la vie d’autrui, ils vont beaucoup plus loin en affirmant l’attitude héroïque que doit avoir la personne menacée. D’une part, c’est méconnaître la nature humaine, dans sa diversité ; d’autre part, c’est participer à la construction d’un système pénal, non pas fondé sur un certain standard de comportements, mais sur une vision trop raisonnée et utopique de l’homme. Le juge Cassese critique d’ailleurs cette conception héroïque des comportementsNote1620. . La solution retenue par les juges peut être perçue comme un « pousse au suicide ou au sacrifice ». Le raisonnement est d’autant plus critiquable qu’au-delà du comportement héroïque ainsi demandé, les juges apprécient le comportement d’un agent, maillon du crime de masse, au regard du crime global et non pas de la situation particulière qui leur est soumise. On peut alors s’interroger sur la valeur de chaque individu en présence, le criminel supposé et la victime. Cela reviendrait à dire que l’un est porteur de valeurs équivalentes à « l’humanité tout entière » et pas l’autre. Or objectivement, si le crime en lui même, dans sa globalité, touche un tel intérêt, l’individu victime n’est pas plus porteur de cet intérêt que le criminel contraint ; bien au contraire, le refus de commettre l’acte révèle l’humanité du criminel réfractaire.

Selon le juge CasseseNote1621. , une abondante jurisprudence de droit international pénal va dans le sens de l’excuse absolutoire, ce que confirme l’intitulé de l’article 31 du statut de la CPI. Toujours selon cet auteur, il y aurait alors des conditions strictes : « i) l’acte doit avoir été commis sous la menace immédiate d’une atteinte grave et irréparable à la vie ou à l’intégrité physique, ii) il ne doit pas y avoir de moyens d’éviter la situation de contrainte, iii) le crime doit être le moindre des deux maux, iv) la personne ne doit pas s’être placée volontairement dans une condition susceptible de la conduire à la situation de contrainte »Note1622. .

Le professeur Honrubia considère que l’intention de commettre un crime contre l’humanité est absente et donc que la nature même du crime s’oppose à tout motif d’exonérationNote1623. . Cependant, il semble qu’il mêle imputabilité et culpabilité.

Selon la décision Blaskic : « La contrainte, lorsqu’elle est établie, atténue la responsabilité pénale de l’accusé qui n’a pas disposé de la faculté de choisir et de la liberté morale de commettre l’acte reproché et doit en conséquence entraîner le prononcé d’une peine atténuée, à défaut de pouvoir l’exonérer totalement de sa responsabilité »Note1624. .

Contrairement au droit français et sous réserve que les conditions soient réunies, il semble donc que la contrainte ne soit qu’une circonstance atténuante, confirmant l’idée que pour ne pas être coupable, il convient de se sacrifier.

Les hypothèses d’imputabilité exclue concerne n’importe quelle personne, mais un autre cas doit être envisagé, du fait notamment des évènements en Sierra Leone : celui des enfants-soldats.

II : Les cas d’imputabilité atténuée : le jugement limité des enfants – soldats

En droit pénal, les mineurs infracteurs font l’objet de dispositions particulières. En France, ils sont soumis à l’ordonnance du 2 février 1945. De par leur âge, on peut présumer un manque partiel de discernement. Concernant les militaires français, le problème se pose peu. On peut s’engager dès l’âge de 17 ans, avec l’autorisation des parentsNote1625. . L’hypothèse de la commission d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité par un militaire mineur est donc plausible. Pour autant, le droit international pénal ne se désintéresse pas du phénomène, car divers exemples historiques prouvent la présence de mineurs, notamment en Sierra Leone avec les enfants-soldats.

Un protocole facultatif à la convention de New York, relative aux droits de l’enfant, porte sur l’implication des enfants dans les conflits armésNote1626. et prescrit un âge minimal de 18 ans pour la conscription et la participation directe à des hostilités. L’âge minimal d’engagement militaire souhaité est de 16 ansNote1627. .

Le Secrétaire général de l’ONU et le Conseil de sécurité se sont saisis de la question à maintes reprises et ont condamné l’utilisation d’enfants-soldatsNote1628. . La question est officiellement inscrite à l’ordre du jour du Conseil depuis 1998.

Le Conseil de sécurité, dans sa résolution 1539 (2004), réprouve énergiquement le recrutement d’enfants-soldats et prie le Secrétaire général de mettre en place rapidement un mécanisme de surveillance et d’information.

Le droit international humanitaire sanctionne également le recrutement des enfants de moins de 15 ansNote1629. . Notamment, l’article 8§ 2 b XXI sanctionne les recruteurs d’enfants de moins de 15 ansNote1630.  ; la responsabilité des commandants pourrait également être retenueNote1631. .

L’article 122-8 du Code pénal, modifié par la loi du 9 septembre 2002, dispose : «  Les mineurs capables de discernement sont pénalement responsables des crimes, délits ou contraventions dont ils ont été reconnus coupables, dans des conditions fixées par une loi particulière qui détermine les mesures de protection, d’assistance, de surveillance et d’éducation dont ils peuvent faire l’objet ».

De manière générale, la question des seuils d’âge en droit pénal est contestée. La maturité peut varier d’une époque à une autre, ainsi que la compréhension des situations. Les zones de conflits permanents mettent en lumière cette difficulté à comprendre et à juger les enfants. La Sierra Leone fournit un exemple en la matière. Il n’est pas rare d’y voir des « généraux de 15 ans ». Pour autant, ont-ils reçu l’éducation les rendant aptes à comprendre la portée de leurs actes ?

L’article 2 de l’ordonnance de 1945 prévoit la possibilité, pour les tribunaux pour enfants et les cours d’assises des mineurs, de prononcer de véritables peines, mais sous certaines conditions, avec l’excuse de minorité, prévue aux articles 20-2 et –3 de l’ordonnance.

L'article 26 du statut de la CPI affirme clairement l'incompétence de la Cour à l'égard des criminels de moins de 18 ans. En revanche, les TPI sont muets sur ce point et le Secrétaire général renvoie la détermination d'une telle condition aux jugesNote1632. . Il ne semble pas y avoir d'exemple en la matière en droit international pénal. Cela s'explique vraisemblablement par le fait que les grands criminels sont en principe plus âgés. Juger de jeunes hommes ou de jeunes femmes serait alors une tâche relevant des juridictions nationales.

Dans sa résolution 1315 du 14 août 2000, le Conseil de sécurité de l’ONU a permis la mise en place d’un tribunal spécial pour la Sierra Leone. Le Tribunal, selon l’article 7 du statut, peut être compétent pour toute personne ayant au moins 15 ans au moment de la commission des faits. Il est en outre précisé que, toute personne ayant entre 15 et 18 ans au moment de la commission des faits, sera traitée avec plus de tact et qu’il sera alors essayé de la réintégrer ou de la réinsérer dans la société en reconstruction. La solution de l’amnistie est envisagée par certainsNote1633. .

Si le problème des mineurs se pose en droit international pénal, le cas est assez réduit concernant les militaires français.

Après avoir détaillé les principales causes de non imputabilité, il reste à envisager les causes de non culpabilité.

§ 2nd : Les hypothèses de non culpabilité : le cas unique de l’absence du dol spécial

La culpabilité suppose l’intention de commettre un acte criminel. Les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité se caractérisent par l’existence de dols spéciaux spécifiques, plus ou moins complexesNote1634. . Logiquement, l’absence d’un tel dol aboutit à la reconnaissance de l’irresponsabilité ou à la requalification en une autre infraction. Par exemple, si le dol spécial du crime contre l’humanité n’est pas identifié, malgré un acte matériel de meurtre, alors le seul meurtre sera retenu.

Certains auteurs, étudiant la culpabilité et son pendant, la non-culpabilité, se limitent à la faute pénale, classant l’erreur de droit et l’erreur de fait dans les causes de non imputabilitéNote1635. . D’autres les étudient dans les deux domainesNote1636.  ; d’autres auteurs encore les classent dans l’étude de la culpabilitéNote1637. .

L’article 32 du statut de la CPI est consacré à l’erreur de fait et à l’erreur de droit. La première remarque que l’on peut formuler est que cette disposition ne semble a priori pas aboutir à une exonération de responsabilité, car, seul l’article 31 y fait explicitement référence ; et au vu de son hétérogénéité, on peut en conclure que ce ne serait qu’une cause d’irresponsabilité. Mais à la lecture de l’article 32, cette idée est immédiatement infirmée, car il parle d’exonération de responsabilité. Il apparaît un manque de logique et de clarté dans la formulation des causes d’irresponsabilité.

L’erreur de fait consiste en une appréciation faussée d’une réalité. Les cas sont hétérogènes. Par exemple celui qui tire un coup de feu sur une personne la prenant pour une autre. En ce cas, l’acte criminel reste, mais le mobile, s’il est pris en compte, ce qui n’est pas la règle en droit français, est absent. On peut également envisager le cas de celui qui s’approprie un objet apparemment sans maître, alors qu’il appartient à quelqu’un : il y a alors vol.

Si la théorie de l’erreur de fait répond à une certaine réalité, elle possède une telle part de subjectivité qu’il n’est pas aisé de l’apprécier. Pour les professeurs Maistre du Chambon et Conte, l’erreur doit être appréciée in concretoNote1638. .

Les deux exemples cités illustrent deux cas radicalement différents. Dans le premier, l’intention est présente, mais le mobile a disparu. Cela révèle tout de même la propension criminelle de l’individu. Mais si le mobile est par principe indifférent en droit français, en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, il revêt une certaine importance, notamment pour ce qui concerne le génocide et le crime contre l’humanité. Les TPI sanctionnent tout de même celui qui aurait présenté l’intention requise en se trompant sur la personne. En France, du point de vue du droit commun, il s’agit d’un meurtre « normal »Note1639. . Cet exemple n’illustre pas l’erreur de fait comme une cause de non culpabilité. En revanche, le second exemple va dans ce sens, car l’infracteur n’a pas voulu transgresser la loi.

L’article 32 du statut de la CPI lie erreur de fait et élément psychologique, soit l’intention. Il faut alors se demander quelles sont les hypothèses qui pourraient en bénéficier, d’autant plus que cette erreur est une cause d’exonération de responsabilité. Le terme en soi n’est pas compatible avec la culpabilité. Car en cas d’absence de culpabilité, on est irresponsable, alors que l’exonération suppose la responsabilité, mais la retire pour certaines raisons.

En matière d’atteinte à l’intégrité physique, l’intention criminelle est présente ; en revanche, le mobile peut être absent. On peut tuer, torturer, déporter sans avoir l’intention de commettre un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre. Mais si, d’un point de vue théorique, on peut soutenir cette idée, une certaine connaissance de la réalité de la situation, de la part du militaire suppose qu’il sera conscient de ce qu’il fait.

En matière d’atteinte aux biens, en revanche, l’erreur de fait peut jouer. Un bâtiment civil peut être détruit, alors que tout laissait croire qu’il s’agissait d’un bâtiment militaire.

Le caractère massif et politique des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, et la formation professionnelle du soldat constituent cependant un obstacle assez fort à la reconnaissance de l’erreur de fait. Au mieux, une telle erreur peut permettre une requalification en infraction simple ou en crime de guerre.

A côté de l’erreur de fait, l’erreur de droit est consacrée par le statut de la CPI. Dans cette hypothèse, l’auteur du crime s’est trompé sur la règle de droit et n’a donc pas voulu adopter un comportement criminel. Par principe, ce type d’excuse ne semble pas retenu en droit françaisNote1640. , notamment au regard du principe nemo censetur. Cependant, le Code pénal dispose, à l’article 122-3, que l’erreur de droit peut être exceptionnellement une cause de non culpabilité : « N’est pas pénalement responsable la personne qui justifie avoir cru, par une erreur sur le droit qu’elle n’était pas en mesure d’éviter, pouvoir légitimement accomplir l’acte ».

L’erreur de droit doit reposer sur une conviction et non sur un douteNote1641. . Des conditions restrictives sont requises : la loi étant censée être connue, celui qui allègue l’erreur doit en apporter la preuve ; ensuite le caractère inévitable doit être prouvé. En fait, l’erreur doit être excusableNote1642. .

En matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, il semble que l’on puisse difficilement alléguer l’erreur excusable, tant la nature des crimes, d’un point de vue simplement manichéen, ne fait aucun doute. En outre, le militaire français est un professionnel et il ne peut ignorer le droit de la guerre et des conflits armés.

L’article 32§ 2 semble intégrer cette idée car il pose le principe de l’ineffectivité de l’erreur de droit. Mais il ménage une exception lorsque cela influe sur l’élément psychologique, c’est-à-dire lorsque cela fait disparaître le dol criminel.

L’erreur de droit agit sur l’élément intentionnel, car l’agent pénal n’a pas eu l’intention de commettre un acte illicite, ne le sachant pas prohibé. On peut cependant douter de cet argument dans ce domaine.

Si, par principe, il existe en droit pénal et international pénal des hypothèses d’irresponsabilité ou d’exonération de responsabilité, la nature même des crimes en réduit fortement le champ.

Le droit international et le droit administratif comportent également de tels cas d’irresponsabilité.

Section 2nde : Les causes d’irresponsabilité de l’Etat

Chaque régime de responsabilité suppose la définition d’infractions comportant des éléments spécifiques requis pour condamner l’agent source du dommage. Si l’un de ces éléments vient à manquer ou ne répond pas aux exigences textuelles ou jurisprudentielles, la responsabilité ne peut être reconnue. Il se peut alors que certaines causes modifient les éléments requis et empêchent ou atténuent la responsabilité. Ce qui existe pour les personnes physiques existe également pour les personnes morales.

L’Etat, tant en droit international qu’en droit administratif français, connaît des causes d’irresponsabilité. Sous l’influence d’une certaine rationalisation des relations internationales, le droit a réduit les hypothèses d’irresponsabilité en se saisissant des relations interétatiques. Sont des causes de justifications de violations d’obligations de droit international, la légitime-défense, les contre-mesures, la détresse et la nécessitéNote1643. . En droit administratif, il existe également de telles hypothèses, mais qui se réduisent principalement à l’acte de gouvernement, dont le fondement n’est pas la réaction à un acte originel illicite mais une irresponsabilité de principe fondée sur la souveraineté de l’Etat et sur l’acte politique par opposition à l’acte administratif. A cela, on peut ajouter, dans une certaine mesure, la faute de la victime : les hypothèses sont en définitive assez réduites en matière de commission de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité (sous-section 1ère).

Que la responsabilité repose sur la faute de service ou sur la violation d’une obligation internationale, c’est toujours un agent public qui en est l’origine. Concernant la cause d’exonération de responsabilité, il faut s’interroger sur son lien avec ledit agent et plus précisément il convient de déterminer si elle doit lui être personnelle ou si elle est doit être en rapport avec un intérêt public dont le respect relève de cet agent. C’est pourquoi, il convient d’envisager les liens qui pourraient exister entre les causes d’irresponsabilité de l’agent et celles de l’Etat (sous-section 2nde).

Sous-section 1ère : L’irresponsabilité limitée de l’Etat en cas de commission de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité

Par principe, un Etat doit s’abstenir d’adopter certains comportements, tant en droit international qu’en droit français. Mais il bénéficie d’exception lorsque l’acte est une réponse à une infraction commise à son égard. La réaction est alors justifiée à condition de répondre à certaines exigences, comme la proportionnalité de la réponse. Par exemple, en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, un Etat agressé, sur le fondement de la légitime-défense, peut à son tour utiliser des moyens militaires. En droit français, l’Etat, par l’intermédiaire de ses agents, ne peut porter atteinte à la vie d’autrui ou bien le priver de sa liberté. Mais lorsqu’une personne s’en prend à un intérêt social, l’Etat peut intervenir, sa réaction étant proportionnée au degré de danger encouru. Celui qui, en temps normal, aurait pu poursuivre l’Etat pour atteinte à l’intégrité physique ou privation de liberté n’est alors plus fondé à le faire, sa faute préalable exonérant l’Etat de sa responsabilité. L’existence préalable d’une faute permet, sous certaines conditions, de faire passer le comportement étatique d’arbitraire à justifié. Les justifications jouent quelle que soit l’origine de l’obligation violéeNote1644. . La Cour internationale de Justice a eu l’occasion de préciser que les faits, normalement criminels, commis en réaction à une « agression » préalable, constituent une excuse tant que les faits n’ont pas cesséNote1645. .

Dans le dernier projet d’articles sur la responsabilité internationale des Etats de 2001, la CDI consacre un chapitre aux circonstances excluant l’illicéité d’un comportement étatique (articles 20 à 27). Sont successivement envisagés le consentement de l’Etat « victime », la légitime-défense, les contre-mesures à raison d’un fait internationalement illicite, la force majeure, la détresse et l’état de nécessité. Mais ces justifications sont limitées par le caractère de jus cogens de certaines obligations.

L’article 26 du dernier projet d’articles sur la responsabilité internationale des Etats semble clair : pas de circonstances justificatives pour les violations des obligations impératives du droit international général. Cependant, une réponse radicale est à écarter. Il convient donc d’en vérifier la validité et les fondements.

Il convient d’étudier les causes d’irresponsabilité fondées sur le fait préalable de la victime (§ 1er) et celles extérieures à la victime et à l’Etat accusé (§ 2nd).

§ 1er : Les justifications fondées sur la faute préalable de la victime supposée

Le droit international accepte un comportement normalement illicite, si la victime est consentanteNote1646. . L’illicéité est couverte par l’acceptation du comportement mais elle peut également l’être en cas de non contestation de l’Etat, car seul l’Etat victime peut enclencher une action devant la CIJ ou devant une instance arbitrale. Cependant, il faut atténuer ce point, notamment concernant le particulier – victime qui ne peut consentir à un comportement illiciteNote1647. . En revanche, cela n’est pas effectif en matière de jus cogens, car l’intérêt violé dépasse le dommage subi par la victime prise isolément. Une violation d’une telle norme ouvre une actio popularis. D’autres Etats peuvent alors saisir la CIJ. Donc en matière de violations graves, le consentement de la victime est inopérant.

Le droit administratif français prévoit également, en matière de responsabilité de l’Etat, le comportement fautif de la victimeNote1648. . Celui-ci, le cas échéant, vient en réduction totale ou partielle de la responsabilité étatique. Par exemple, en matière de police judiciaire, le gendarme ou le policier qui tire sur un criminel donne un aspect légal à son acte dès lors qu’il subit une agression. Il faut cependant préciser que l’un et l’autre ne sont pas soumis aux mêmes textes et que les conditions requises diffèrent. Laissant de côté la Police Nationale, quelques conclusions peuvent être tirées de la jurisprudence relative à l’usage des armes à feu par la Gendarmerie Nationale. Il est réglementé par le décret du 20 mai 1903. Jusqu’à la décision de la Cour de cassationNote1649. du 18 février 2003, les gendarmes possèdent une assez grande marge d’utilisation de leurs armes. La décision de cassation retient cependant une interprétation plus restrictive exigeant que les agents soient dans l’absolue nécessité de faire usage de la force armée, ce qui est un cas différent de la légitime-défense, et que cette force soit strictement proportionnée au danger encouruNote1650. . Cette faculté d’usage de la violence armée a été revue à la lumière de l’article 2§ 2 de la Convention européenne des droits de l’HommeNote1651. . Il ne s’agit pas ici de détailler l’usage courant des armes à feu par les forces de l’ordre, ainsi que la contrainte, au regard des articles 2 et 3 de la Convention EDH, car à l’évidence des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité ne pourraient bien évidemment pas être excusés. En effet, si l’exemple brièvement abordé montre que l’autorisation ainsi accordée aux forces de l’ordre puise sa source dans un comportement préalable fautif et donc annihile le caractère délictueux tant de l’acte de l’agent public pris individuellement que de l’Etat, cet usage doit être proportionné. Mais ce qui se conçoit au niveau d’une situation comportant un nombre restreint d’acteurs, ne l’est plus dans le cadre des crimes de masse.

En revanche, deux grands types de réactions à l’illicite méritent d’être étudiées, la légitime-défense et les contre-mesures.

L’article 51 de la Charte des Nations Unies prévoit le « droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective », dans le cas d’une agression arméeNote1652. . En ce cas, le Conseil de sécurité doit être informé des mesures prises. La victime en second ne peut pas alors invoquer l’illicéité du comportement. Le principe en a été confirmé par la CIJ, entre autres, dans la décision Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua de 1986. L’article 51 ne fait que reprendre une solution affirmée de longue dateNote1653. . L’article 21 du dernier projet de la CDI relatif à la responsabilité internationale des Etats prévoit cette circonstance : « l’illicéité du fait de l’Etat est exclue si ce fait constitue une mesure licite de légitime-défense prise en conformité avec la Charte des Nations Unies ».

La légitime-défense justifie en fait l’agression. Elle s’inscrit dans le droit à la guerre, mais une fois la situation conflictuelle avérée, les parties au conflit sont tenues de respecter le jus in bello. Par conséquent, sont interdites les violations des lois et coutumes de la guerre, du droit international humanitaire et, de manière large, toutes les violations du droit de GenèveNote1654. . Si la légitime-défense est réaffirmée, elle n’autorise pas l’utilisation de n’importe quels moyens. Dans ses avis consultatifs de 1996, la CIJ a eu l’occasion de préciser cela dans son principeNote1655. . Comme le remarque le professeur Sicilianos, dire que la licéité des moyens mis en œuvre en légitime-défense devrait se mesurer uniquement à leur aptitude à atteindre le résultat recherché risque de conduire à des abusNote1656. . M. Riphagen considère d’ailleurs la légitime-défense comme un motif et non comme un acteNote1657. .

La question centrale est ici celle de la nature des moyens mis en œuvre dans le cadre de la légitime-défense. Si une telle justification est totalement logique concernant l’agression, elle se pose avec d’autant plus d’acuité concernant les autres crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. L’idée de la distinction entre jus in bello et jus ad bellum, aujourd’hui consacrée dans ce domaine, est soutenue depuis longtemps, notamment par M. Riphagen lors des discussions de la CDI en 1980Note1658. . Il faut selon lui se limiter à des moyens licites. En revanche, pour Ago, la seule limite doit être « l’action raisonnable », expression plus floue. Le dernier projet de la CDI semble couper court à toute controverse, sans pour autant apporter une réponse précise, en circonvenant les justifications aux obligations n’ayant pas le caractère d’une norme impérative du droit international général (art. 26 du projet).

Le recours à la force armée, dans le cadre de la légitime-défense, doit être proportionné à l’acte d’agression et nécessaireNote1659. . Pour cela, il doit être une réponse à une agression, au sens de la résolution 3314 de l’Assemblée générale des Nations Unies.

Ce n’est pas tant la valeur du droit de légitime-défense qui est en jeu, que les possibilités qu’elle ouvre. La Charte des Nations Unies, dans son article 2§ 4, prohibe le recours ou la menace de l’emploi de la force, dans les relations internationales. L’article 51 constitue une exception. Certains auteurs voient dans la règle de la légitime-défense, une règle ayant valeur de jus cogensNote1660. . L’interdiction de l’agression en serait également une, la légitime-défense en étant l’exception, par ce raisonnement. Or, seule une règle de jus cogens peut permettre de déroger à une autre. Donc la question des rapports entre légitime-défense et crimes internationaux peut se poser. Mais se placer sur le champ du jus cogens peut aboutir à une controverse sans fin. C’est pourquoi, au-delà de cet aspect, il convient d’étudier les contours de la légitime-défense. On peut alors prendre pour point de départ la réflexion de M. Riphagen selon laquelle la légitime-défense n’est qu’un motif.

Le propre d’un motif est de justifier une action. Et on ne voit pas pourquoi le motif justifierait le principe d’une agression et non celui de meurtres à grande échelle. La première distinction soulevée entre jus in bello et jus ad bellum présente l’intérêt de dissocier le principe de l’action des moyens utilisés. Par cette hypothèse, on peut alors accepter le principe de l’action, tout en appréciant différemment les moyens utilisés. Or il a clairement été affirmé que les Etats n’ont pas une liberté totale dans l’utilisation des moyens. De jurisprudence constante, il faut qu’il y ait nécessité et proportionnalité.

Il s’agit donc de s’interroger sur l’éventualité de la commission d’actes qui pourraient s’analyser comme un crime contre l’humanité, un crime de guerre ou un génocide, à la condition qu’ils constituent des moyens utiles, nécessaires et proportionnésNote1661. . Si la question est soulevée, on ne peut qu’apporter une réponse globalement négative. Non seulement, les crimes ne peuvent constituer une réaction à une menace, mais la massivité requise pour caractériser certains de ces crimes constitue un obstacle. De la part de l’armée française, seule la neutralisation des forces actives (armée régulière, résistance) en théorie devrait suffire. Il est cependant évident qu’un acte de grande ampleur peut provoquer la reddition de l’ennemi, comme le prouve l’effet des bombardements d’Hiroshima et de NagasakiNote1662. .

En terme d’intérêt et de valeur, les crimes de guerre et le génocide ne souffrent pas d’exception. Mais surtout la commission de tels actes, s’ils étaient proportionnels à l’acte criminel d’origine, supposeraient qu’ils constituent une réponse à un acte identique. Si l’hypothèse est envisageable en théorie, en pratique il y a plus de chance pour que l’acte génocidaire de rétorsion relève de la vengeance que de la réponse nécessaire et adaptée.

Enfin, se pose le problème de la concordance de l’intérêt poursuivi et de la rationalité de l’action militaire ayant pour objet de faire cesser un comportement illicite. Dès le moment où la légitime-défense a pour objectif la cessation de l’illicite et qu’elle est immédiateNote1663. , cela exclut la vengeance et implique une action rationalisée de type militaire. Or l’intérêt poursuivi cadre mal avec l’intention des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, par nature criminelle. Les intentions à la base des crimes et de la légitime-défense sont en fait incompatibles. Si l’agressé qui riposte cherche réellement à provoquer un acte marquant, alors le dol criminel spécifique sera vraisemblablement absent. En cas contraire, il s’agirait plus de vengeance que de légitime-défense. On peut, pour conclure, souligner que l’article 41 du projet de la CDI, relatif à la cessation de violations graves d’obligations impératives découlant du droit international, dispose que seuls des moyens licites doivent être utilisés. Cela peut être interprété comme interdisant l’utilisation de moyens constituant en eux-mêmes des violations du droit international impératif pour faire cesser des comportements identiques.

Le second motif de réaction à l’illicite réside dans les représailles ou contre-mesuresNote1664. . L’article 22 du dernier projet de la CDI utilise le terme de contre-mesures. « L’illicéité du fait d’un Etat non conforme à l’une de ses obligations internationales à l’égard d’un autre Etat est exclue si, et dans la mesure où, ce fait constitue une contre-mesure prise à l’encontre de cet autre Etat conformément au chapitre II de la troisième partie ».

La première condition est que les représailles soient une réponse à un acte illicite. Elles sont autorisées mais sous certaines conditionsNote1665. .

« les représailles, consistant en un acte en principe contraire au droit des gens, ne peuvent se justifier qu’autant qu’elles ont été provoquées par un autre acte également contraire à ce droit. Les représailles ne sont admissibles que contre l’Etat provocateur. Il se peut, il est vrai, que des représailles légitimes, exercées contre un Etat offenseur, atteignent des ressortissants d’un Etat innocent. Mais il s’agira là d’une conséquence indirecte, involontaire, que l’Etat offensé s’efforcera, en pratique, toujours d’éviter ou de limiter autant que possible »Note1666. .

A l’instar de la légitime-défense, l’autorisation donnée doit être distinguée des moyens employés. Il existe certaines similitudes entre les représailles et la légitime-défense, concernant, entre autres, la proportionnalité, et les limites imposées, notamment par l’article 26 du projet. Mais le projet comporte des limitations supplémentaires dans ses articles 49 à 54, contenus dans la partie réservée à la mise en œuvre du droit international. A la lumière de ces articles, les contre-mesures ont pour objet de faire cesser un comportement illicite consistant en la violation d’obligations internationales et surtout de violations gravesNote1667. . Elles doivent s’interrompre avec la cessation de l’illicite originel. L’article 50 pose cependant des limites claires :

« 1. Les contre-mesures ne peuvent porter aucune atteinte :

a) A l’obligation de ne pas recourir à la menace ou à l’emploi de la force telle qu’elle est énoncée dans la Charte des Nations Unies ;

b) Aux obligations concernant la protection des droits fondamentaux de l’homme ;

c) Aux obligations de caractère humanitaire excluant les représailles ;

d) Aux autres obligations découlant de normes impératives du droit international

général.

2. L’Etat qui prend des contre-mesures n’est pas dégagé des obligations qui lui incombent:

a) En vertu de toute procédure de règlement des différends applicable entre lui et l’Etat responsable ;

b) De respecter l’inviolabilité des agents, locaux, archives et documents diplomatiques ou consulaires. »

Au regard de l’économie générale du projet d’articles de la CDI, les contre-mesures militaires sont, par principe, interditesNote1668. . Pourtant la proximité avec la notion de représailles incite à s’interroger sur la nature des contre-mesures. Il faut alors réserver un cas particulier aux représailles prévues par le droit de La HayeNote1669. . Le droit de Genève, en revanche, les prohibeNote1670. . L’ensemble des dispositions se rapportant aux contre-mesures dans le dernier projet de la CDI semble exclure celles qui ont une nature armée, posant ainsi clairement une règle, dont on pouvait parfois douter. En effet, un doute existait sur la licéité de l’utilisation des contre-mesures en cas de violations graves du droit international impératif par un Etat tiers. Cela semble désormais envisageable, mais les contre-mesures ne peuvent être de nature violente. Tous les Etats ont un intérêt juridique à faire cesser les violations du droit impératifNote1671. .

Il ressort du projet d’article de 2001 que les contre-mesures ne permettent pas de déroger au jus cogens et n’autorisent nullement une agression, ni un génocide, ni un crime contre l’humanité, ni une violation du droit international humanitaireNote1672. .

Il reste enfin à envisager le droit ou devoir d’ingérence et l’intervention d’humanité. Les interventions, sous couvert de contre-mesures, ayant pour finalité réelle une intervention « idéologique » ou en faveur d’insurgés, sont par principe illicitesNote1673. . En effet, le caractère souverain des Etats s’oppose à l’intervention d’un Etat tiers. Hormis autorisation du Conseil de Sécurité, l’interdiction de l’ingérence dans les affaires intérieures y fait obstacleNote1674. . Mais un débat grandissant depuis le début des années 1980 incite à la reconnaissance d’un droit d’ingérence, dans des situations tant humanitaires que lors de violations de jus cogens. Une telle intervention remet en cause la souveraineté des Etats ainsi que leur intégrité territoriale. Il faut donc savoir si l’existence d’une situation de crimes de masse peut affranchir les autres Etats du respect de la souveraineté due à chacun. Admettre une solution positive revient à fragiliser encore plus la souveraineté. Mais, dans le cadre d’une certaine adéquation avec la logique jusnaturaliste renaissante dans le droit international, cela serait souhaitable, si l’on reste dans une approche purement juridique du phénomène. D’un point de vue humain, une telle solution n’est guère contestable. Cependant, le problème de l’appréciation de la situation criminelle se pose chaque fois qu’un Etat tiers, en matière de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, voudrait intervenir alors qu’il n’est pas victime directe. Le problème apparaît ici avec beaucoup plus d’acuité. Faudrait-il une décision préalable de la CIJ ou du Conseil de Sécurité ? Si dans certains cas, la situation peut ne pas faire de doute, dans d’autres, on peut craindre que certains Etats politiquement très marqués ou très actifs saisissent cette occasion plus pour des raisons financières ou politiques, que pour des raisons altruistes.

C’est avant tout l’ingérence humanitaire qui fut au centre du débat. Partant de la constatation selon laquelle les droits de l’Homme sont exclus du domaine réservé de l’Etat, il fut proposé la reconnaissance d’un droit ou d’un devoir d’ingérence. Alors, certaines ONG, voire certaines OI, seraient autorisées à intervenir sur le territoire d’un EtatNote1675. . Plusieurs éléments juridiques semblent aller dans le sens de la reconnaissance d’une telle faculté. Une décision de la CIJ de 1986 admet « la fourniture d’une aide strictement humanitaire à des personnes ou à des forces se trouvant dans un autre pays (…) [ce qui] ne saurait être considéré comme une intervention illicite »Note1676. . On peut également citer la résolution 688 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, de 1991, relative à l’aide aux populations kurdes en Irak, mais cette résolution est plus d’essence incitative qu’impérative. C’est surtout avec la situation en ex-Yougoslavie, que le Conseil de sécuritéNote1677. , se fondant sur le chapitre VII et s’appuyant sur une ordonnance de la CIJ du 8 avril 1993, que les organes principaux des Nations Unies ont fait de l’assistance humanitaire l’objet principal de l’intervention collective et de la justification de l’interposition armée dans certaines zonesNote1678. . On voit dès lors apparaître le lien entre crise humanitaire et intervention armée. La question qui se pose donc ici est de savoir si l’ingérence humanitaire peut justifier la violation de l’intégrité territoriale et politique d’un Etat, c’est-à-dire une agression.

Suite aux développements précédents relatifs à la légitime-défense et aux contre-mesures, on peut dire que si une telle ingérence était justifiée, en aucun cas elle ne pourrait excuser un génocide, un crime contre l’humanité ou des crimes de guerre, pour atteindre son objectif.

L’hypothèse de telles interventions trouve quelques exemples, notamment dans l’intervention de la France en Syrie pour protéger les chrétiens maronites des Druses, en 1860 et l’expédition internationale regroupant la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les USA, l’Italie, le Japon et l’Autriche-Hongrie contre les Boxers en Chine en 1901, pour protéger les chrétiens chinois et étrangers. Ce sont autant d’exemples qui servent de justifications à Scelle pour en reconnaître la légitimité voire la légalité, sur le fondement du maintien de l’ordre public international. Mais il faut replacer ces idées dans sa conception solidariste du droit internationalNote1679. . Il ne s’agit pas d’intervention humanitaire, mais de ce que l’on appelle les interventions d’humanité. Cependant, Max Huber, dans sa sentence relative aux biens britanniques au Maroc espagnol, a limité les interventions aux seuls ressortissants de l’Etat qui intervientNote1680. .

Le débat est toujours d’actualité entre la souveraineté des Etats et le respect des droits de l’Homme qui reposent surtout sur une conception morale et non juridique du droit international. Mais l’émergence d’une conception jusnaturaliste du droit international, portée par le droit international pénal, peut justifier le droit à une telle ingérence. En effet, les Etats perdant leurs compétences dans certains domaines, il apparaît logique qu’en cas de violation des droits de l’Homme, des mécanismes existent. Cependant, la lecture combinée des articles 2§ 4 et 51 de la Charte des Nations Unies incite nombre de juristes à limiter le recours à la force armée à la légitime-défenseNote1681. .

Ni les contre-mesures, réaction à un comportement illicite préalable, ni la légitime-défense ne sont des exceptions acceptables. Il est bien plutôt question de réaction, soit purement humanitaire, soit armée. Mais avant la détermination du principe d’une intervention, est posé le problème de sa mesure et de sa qualification.

Pour le professeur Bettati, trois questions sont à résoudre : « en faveur de qui, quand et comment ? »Note1682. . Il ne s’agit pas de détailler le concept ; cependant, afin de se prononcer sur le fait justificatif de l’agression, il convient de répondre brièvement à ces questions. On peut, préalablement, reprendre les remarques faites par M. KdhirNote1683. . Selon cet auteur, il faut bien distinguer les termes d’intervention et d’ingérence. Le second, d’après le Petit Robert, signifie s’introduire indûment, sans en être requis ou sans en avoir le droit. L’ingérence serait donc par principe exclue et fautive, c’est donc sur la notion d’intervention qu’il faudrait centrer le débat. Par la suite, il conviendrait de distinguer intervention matérielle, c’est-à-dire une intervention physique sur le territoire d’un Etat autre, qui est le fait le plus souvent d’organes militaires, de l’intervention immatérielle. Et l’auteur poursuit en posant simplement la question suivante, à savoir dans quel cas on peut intervenir, ce qui revient alors à se demander quelles peuvent être les justifications d’une intervention sur un Etat autre. La première réponse, classique, est lorsque ledit Etat donne son consentement. Mais il poursuit en se demandant si l’on peut intervenir en cas de violation des droits de l’Homme, tant pour faire cesser des violences que pour apporter des soinsNote1684. . Hormis cas d’intervention d’humanité, n’y a-t-il pas d’autres hypothèses ? La réponse ne peut être apportée qu’au regard du caractère erga omnes des obligations violées, des principes d’actio popularis et de l’article 41 du dernier projet d’articles de la CDI. Une fois la situation avérée, on peut soutenir que n’importe quel Etat a intérêt à agir. L’économie du projet de la CDI ne peut raisonnablement se comprendre sans une intervention et donc une remise en cause de la souveraineté de l’Etat sur le territoire duquel la crise humanitaire ou les violations massives ont lieu. Mais une fois encore, ce n’est pas réellement la justification qui fait défaut, c’est le problème de la constatation et de la qualification.

S’il est vrai que tant le droit international d’origine onusienne que la jurisprudence internationale affirment le principe du respect de la souveraineté des Etats, de leur indépendance et du respect de l’intégrité de leur territoireNote1685. , il faut souligner que cette jurisprudence et ces textes datent en grande majorité de la période de la Guerre Froide et surtout d’une période où le droit international pénal n’était encore qu’au stade embryonnaire. Les éléments en faveur d’une vision autre de la souveraineté apparaissent au début des années 1990. De plus, la concrétisation du droit international pénal, porteur d’une certaine éthique, incite à repenser les hypothèses d’intervention, comme justification d’un comportement à l’origine considéré comme agressif. La question à laquelle il faudra répondre est de savoir si les Etats ont une liberté totale d’action ou bien si l’intervention doit être préalablement autorisée par un organe seul habilité à qualifier la situation.

L’Etat peut donc trouver un motif d’exonération de responsabilité dans le comportement préalable de la viotime supposée. Il existe une seconde hypothèse à envisager désormais : celle des justifications extérieures à l’Etat accusé.

§ 2nd : Les justifications de source extérieure à l’Etat accusé

A côté des hypothèses où la justification réside dans une réaction à un comportement initialement fautif de la victime supposée, existent des cas dans lesquels des faits extérieurs soit à l’une des deux parties, soit aux deux parties justifient un comportement normalement illicite. Cela recouvre essentiellement, si l’on se réfère au dernier projet d’articles sur la responsabilité des Etats de la CDI, la force majeure, la détresse et l’état de nécessité (articles 23 à 25).

Ces trois cas prévoient alors l’exclusion de l’illicéité du comportement étatique, à la condition commune que l’Etat invoquant la justification ne soit pas à l’origine de la création de cette situation.

La force majeure consiste en la survenance d’une force irrésistible ou d’un événement extérieur imprévu échappant au contrôle dudit Etat et l’empêchant d’exécuter ses obligations. Cependant, précise l’article 23§ 2, la force majeure n’est pas un argument recevable si l’Etat soit en est à l’origine, uniquement ou partiellement, soit s’il a accepté la réalisation du risque menant à cette situation.

La force majeure doit alors présenter certains caractères : irrésistible, imprévisible et extérieure à l’auteur du comportement normalement illiciteNote1686. . Elle est prévue par le projet de la Commission du droit international sur la responsabilité des Etats, par la jurisprudence et elle est contenue à l’article 61 de la Convention de Vienne de 1969 relative au droit des traités.

Peut en constituer un cas : la perte de contrôle d’une partie du territoire suite soit à une insurrection ou à la dévastation d’une zone, soit à une opération militaire menée par un Etat tiersNote1687. .

Contrairement à l’état de nécessité ou à l’état de détresse, la force majeure aboutit à un comportement certes illicite, mais involontaireNote1688. . On comprend dès lors que n’importe quel crime de masse, par nature volontaire, ne peut être justifié par elle. D’ailleurs, à la lecture des commentaires relatifs à l’article 23 du projet de la CDI, on ne trouve pas de jurisprudence en ce sens ; au mieux, on trouve des cas d’intrusion accidentelle dans l’espace aérien d’un Etat en raison du mauvais temps, ou bien encore des cas de bombardement accidentel d’un territoire neutre durant la Première Guerre mondiale en raison d’erreurs de navigationNote1689. . Il n’apparaît pas toujours clairement si ces cas relèvent de la détresse ou de la force majeure.

La force majeure est une cause d’exonération de responsabilité qui est reconnue par le juge administratifNote1690. . Mais il n’en existe pas d’exemple en matière criminelle puisque les agents publics, comme les militaires de la Gendarmerie, bénéficient d’une autorisation de la loi pour procéder à l’usage de leurs armes à feu ou de la violence. La légitime-défense est également en quelque sorte une justification supposant la force majeure.

Le deuxième justificatif de comportement illicite est la détresse. Dans cette hypothèse, l’illicéité est exclue lorsque l’auteur du fait n’a raisonnablement pas d’autres moyens de sauver sa propre vie ou celle des personnes dont il a la charge. Mais il existe deux limites ; la première réside dans la création ou la participation à la création de la situation par l’auteur dudit fait ; la seconde réside dans le fait que la réaction ne doit pas créer un péril comparable ou plus grave. Il faut bien souligner, tout d’abord, que l’auteur de l’acte est une personne physique dont les comportements sont attribuables à l’Etat. Ici, la solution adoptée est volontaire, c’est-à-dire que l’illicite est délibérément choisi et surtout, la réaction a pour objectif immédiat de sauver des vies, quelle que soit la nationalité des personnes menacéesNote1691. . En pratique, l’état de détresse semble concerner essentiellement le cas de navires et avions en détresse et obligés de traverser, d’accoster ou d’atterrir sur le territoire d’un Etat étranger, sans autorisationNote1692. . Dans l’affaire du Rainbow Warrior, les agents français furent condamnés à séjourner sur l’île de Hao ; la France les rapatrie cependant, ce qui est contesté par la Nouvelle-Zélande. La France invoque alors des « circonstances de détresse dans un cas d’extrême urgence faisant intervenir des considérations humanitaires élémentaires touchant les organes de l’Etat auteurs du fait »Note1693. . Le tribunal en admet le principe, mais exige la preuve de trois éléments :

« 1. L’existence de circonstances exceptionnelles d’extrême urgence comportant des considérations médicales ou autres de nature élémentaire, sous réserve, à tout moment, qu’une prompte reconnaissance de l’existence de ces circonstances exceptionnelles soit obtenue ensuite de l’autre partie intéressée ou soit clairement démontrée.

2. Le rétablissement de la situation initiale de respect de l’affectation à Hao dès que les motifs d’urgence invoqués pour justifier le rapatriement avaient disparu.

3. L’existence d’un effort de bonne foi pour tenter d’obtenir le consentement de la Nouvelle-Zélande conformément aux dispositions de l’Accord de 1986 »Note1694. .

Normalement, l’article 24 ne sert que lorsque qu’une vie humaine est en danger, mais la sentence arbitrale précédente semble élargir le champ d’application au risque sérieux pour la santé.

Se pose alors la question de l’effectivité d’un tel argument pour excuser un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité. L’article 26 limite les causes d’exonération aux obligations ne relevant pas du droit international impératif, ce qui fait dire à certains auteurs qu’il ne peut être invoqué pour justifier de tels comportementsNote1695. . Ces mêmes auteurs soulignent que la CDI a exclu la prise en compte des « nécessités de guerre » ou « nécessités militaire », pour remettre en cause le droit applicable aux conflits armésNote1696. .

Si l’on détaille la réflexion par type de crime, on peut aboutir à des nuances. L’immédiateté induite par la notion de détresse s’oppose radicalement aux crimes de masse qui, par nature, reposent sur des plans et donc sur une préparation et une préméditationNote1697. . Mais la rapidité avec laquelle les forces armées françaises peuvent être prêtes à agir permet d’envisager l’agression, les crimes de guerre, et pourquoi pas le génocide et le crime contre l’humanité.

Pour que l’agression soit éventuellement justifiée, il faudrait que le péril porte sur un peuple en entier et qu’un gouvernant étatique ou militaire haut placé prenne l’initiative d’un acte agressifNote1698. . Deux hypothèses sont à distinguer, celle de la situation de détresse qui conduirait à agresser un Etat pour remédier au mal, alors que ce mal ne prend pas sa source dans l’Etat agressé, et une seconde hypothèse dans laquelle est agressé l’Etat qui est à la source du péril. Dans la seconde hypothèse, on serait alors dans un cas soit de légitime-défense, soit de contre-mesuresNote1699. . Seul le premier est à retenir. Mais une fois encore, il ne faut pas confondre le motif de la justification avec les moyens employés, ce qui est confirmé par l’article 26 du projet de la CDI posant la limite générale du jus cogens. En outre, les modalités de la réaction justifiée par l’état de nécessité doivent être envisagées à la lumière du principe de proportionnalité, contenu à l’article 24§ 2 b). Le péril créé ne doit pas être comparable ou supérieur à celui que l’on tente d’éviter. Le dommage créé doit être en deçà de celui encouru. Par conséquent, les crimes contre la paix et la sécurité ne peuvent être justifiés.

Reste le cas des crimes de guerre, à nuancer quelque peu. Si des soldats ou des personnes sous la garde de militaires sont menacés par des civils ayant pris les armes ou bien encore si des prisonniers se rebellent, disparaît alors une condition propre au caractère protégé de ces personnes. Il n’y aura donc pas crime de guerre. En revanche, pour ce qui concerne les atteintes à certains biens ou la déportation de populations, il semble que cela puisse constituer éventuellement des actes pouvant être justifiés. Certains auteurs retiennent cette hypothèse, renvoyant à l’appréciation in concreto de la situationNote1700. .

Bien que l’on puisse soutenir l’existence de quelques hypothèses pouvant être justifiées par l’état de détresse, on peut douter de la réelle applicabilité de cette excuse, hormis cas précis de crimes de guerre.

La troisième justification réside dans l’état de nécessité. L’article 25 du projet de la CDI de 2001 exclut l’illicéité lorsque le fait :

« a) Constitue pour l’Etat le seul moyen de protéger un intérêt essentiel contre un péril grave et imminent ; et

b) ne porte pas gravement atteinte à un intérêt essentiel de l’Etat ou des Etats à l’égard desquels l’obligation existe ou de la communauté internationale dans son ensemble.

2. En tout cas, l’état de nécessité ne peut être invoqué par l’Etat comme cause d’exclusion de l’illicéité :

a) si l’obligation internationale en question exclut la possibilité d’invoquer l’état de nécessité ; ou

b) si l’Etat a contribué à la survenance de cette situation. »

 

Pour Ago, l’état de nécessité est une situation de fait où l’Etat fait valoir un intérêt dont l’existence est pour lui essentielle, au point de devoir faire fléchir l’obligation qu’il aurait de respecter un droit subjectif déterminé d’un autre Etat, ce respect étant en l’occurrence incompatible avec la sauvegarde dudit intérêtNote1701. . Pour Ch. de Visscher, c’est une situation où se produit une collision d’intérêts, en eux-mêmes parfaitement légitimes et juridiquement reconnus, mais qui, par un concours de circonstances, se trouvent exceptionnellement en conflit au point que l’un d’eux ne peut se conserver ou se protéger qu’aux dépens de l’autreNote1702. .

Avec l’état de nécessité, il s’agit de sauvegarder un intérêt essentiel de l’Etat. Mais le comportement de l’Etat menacé est limité ; d’une part, il ne doit pas à son tour porter atteinte à un intérêt essentiel du ou des Etats subissant le fait ou à un intérêt de la communauté internationale ; d’autre part, la justification ne peut être invoquée si elle est expressément exclue dans cette hypothèse ou bien si l’Etat a participé à la réalisation de la situation d’origine.

Le principe de l’acceptation, mais de manière restrictive, fut confirmé récemment par la CIJ dans l’affaire Gabcikovo-NagymarosNote1703. . Les juges, dans cette affaire, firent une application des critères définis par la CDI, dans le projet d’articles de 1996, dont l’article 33 était consacré à l’état de nécessité. Pour que la justification soit acceptée, il faut que plusieurs conditions cumulatives soient réunies : l’excuse ne doit pas avoir été écartée par un traité, expressément ou même dans son esprit ; la violation du droit doit être le seul moyen utilisable ; cette violation ne doit pas porter atteinte à un intérêt tout aussi essentiel pour l’Etat victime. Et enfin, dernière condition, il ne doit pas s’agir d’une violation du jus cogensNote1704. .

Le projet de la CDI de 2001 reprend les mêmes éléments et l’article 26 confirme l’inviolabilité du jus cogens, norme de toute façon impérative par nature. Il semble donc exister une véritable constance dans la définition de l’état de nécessité qui exclut expressément la violation des normes impératives, donc prohibe la commission de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité.

La CDI précise, exemple à l’appui, que les intérêts pouvant justifier un acte normalement illicite sont la sauvegarde de l’environnement, la protection des populations civiles…Note1705. Dans le projet d’article 25, il est également fait allusion aux intérêts de la communauté internationale, ce qui, par renvoi à la jurisprudence Barcelona Traction et quelques autres décisions ultérieures, confirme l’exclusion des violations du jus cogensNote1706. .

Dans son commentaire, la CDI envisage les « nécessités militaires » et l’usage de la force dans le cadre de l’état de nécessité. L’usage de la force semble exclu, la CDI considérant que la Charte le prohibe. Cependant, la CDI réserve les nécessités militaires aux seules hypothèses expressément prévues par le droit international humanitaireNote1707. . On peut donc conclure que l’état de nécessité ne peut nullement justifier un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité.

Quant à l’agression, considérée comme la violation la plus grave, elle semble devoir être automatiquement exclueNote1708. . D’ailleurs, Ago l’écartait expressémentNote1709. . De plus, selon M. Salmon, l’article 5 de la résolution 3314 de l’Assemblée générale portant définition de l’agression, l’exclurait implicitementNote1710. .

Cependant, les professeur Pellet et Szurek font apparaître une nuance. Selon eux, la possibilité de justifier le recours à la force armée par l’état de nécessité dépend de la définition donnée à l’agression. Ces auteurs partent de la réflexion émise par M. Crawford, selon laquelle « tous les comportements qui empiètent sur la souveraineté territoriale d’un Etat ne doivent pas être nécessairement considérés comme un acte d’agression ni non plus comme la violation d’une norme impérative »Note1711. . Mais cela tient plus à un problème de définition. D’ailleurs, le commentaire de la CDI semble répondre implicitement à cette interrogation, en excluant le recours à la force, en dehors de l’article 51 de la Charte.

Concernant le génocide, on peut réitérer une remarque, la préméditation s’oppose au caractère immédiat de la réponse en cas de nécessité. On peut d’ailleurs étendre cette réflexion aux crimes contre l’humanité. L’idée de proportionnalité et la caractère de jus cogens de ces crimes viennent en confirmer l’exclusion.

La doctrine et une certaine jurisprudence significative semblent exclure l’état de nécessité pour les violations graves du droit international humanitaireNote1712. . Le caractère de droit impératif du droit international humanitaire semble, notamment, s’y opposer. En outre, l’existence de dérogations possibles, par l’intermédiaire des nécessités militaires, semble écarter l’hypothèse générale de l’état de nécessité.

De manière globale, les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité ne peuvent être justifiés. Seuls l’agression et certains crimes de guerre peuvent éventuellement bénéficier de ces excuses, mais sous des conditions très strictes. L’article 26 limitant les circonstances excluant l’illicéité en cas d’obligation ayant valeur de jus cogens pourrait être un critère de rejet total des excuses. Mais à une réalité du terrain toujours en avance sur le juriste et à une certaine réalité propre aux militaires sur le terrain, il est peut-être opportun de ménager un régime d’excuse, à la condition qu’il soit strictement encadré. Il convient alors de séparer le motif de l’illicite et les moyens employés. En ce cas, des crimes de masse tels le génocide et le crime contre l’humanité ne peuvent être que rejetés ; en revanche, l’agression et les crimes de guerre méritent quelques aménagements. Le projet de la CDI, dans son article 27 b), précise que même la justification reconnue, cela n’exonère pas l’Etat qui en bénéficie d’indemniser toute perte effective causée par lui.

Le militaire, et plus largement l’agent de l’Etat, bénéficie, en droit international pénal, de faits justificatifs et de causes d’irresponsabilité. Les Etats ont également à leur disposition de mêmes justifications. Or l’Etat se voyant attribuer en fait les actes de l’un de ses agents, on peut s’interroger sur l’existence de liens entre ces divers motifs et donc sur les répercussions des uns sur les autres.

Sous-section 2nde : Le rapport entre les causes d’irresponsabilité du militaire et celles de l’Etat

Tant le droit international public que le droit international pénal précisent que les régimes de responsabilité sont sans préjudice les uns des autres. Pourtant, le caractère massif et politique des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité suppose, de la part des juges, l’analyse de divers comportements individuels afin de caractériser les crimes internationaux ; inversement, lorsque la culpabilité d’un individu est recherchée, au titre d’un crime de masse, cela suppose préalablement la reconnaissance de la situation criminelle globale. Les deux types de responsabilités mettent donc en lumière l’intrusion de l’une dans le giron de l’autre.

C’est pourquoi, si l’on peut tenir un tel raisonnement afin de prouver l’existence des éléments des crimes, on ne peut que s’interroger sur l’existence d’un même schéma en matière d’irresponsabilité.

Plusieurs questions apparaissent alors, notamment concernant les relations entre les juridictions compétentes vis-à-vis de l’Etat et celles compétentes à l’égard des individus, et plus précisément la portée des décisions des unes envers les autresNote1713. . Mais le point central réside dans l’intérêt, au sens large, qui justifie l’irresponsabilité ou l’exonération de responsabilité.

Lors d’une étude publiée par la Revue belge de droit internationalNote1714. , le professeur David, en charge de la formulation des questions relatives à l’article 31 du statut de la CPI, demandait si ce statut constitue un régime juridique autonome, étanche et distinct des règles générales du droit internationalNote1715. . Ce à quoi certains auteurs répondent qu’il existe des points de contact entre les régimes de responsabilité individuelle d’un agent étatique, mais que ces types de régime sont mis en œuvre dans des cadres procéduraux distincts et sur la base de principes différents. Ils en concluent alors à une distinction claire, mais à une situation paradoxaleNote1716. . Au-delà de cette vision quelque peu formelle, les professeurs Pellet et Szurek effleurent cette problématique et les interactions possibles entre les régimes de responsabilité, notamment concernant les circonstances excluant l’illicéité et ce malgré le silence des travaux de la CDINote1717. .

Dans les régimes de responsabilité de l’Etat et du militaire, tant en droit international qu’en droit français, on trouve des faits justificatifs, alors que les causes de non imputabilité et de non culpabilité n’existent qu’en matière individuelle, du fait de leur caractère psychologique. Il convient alors de souligner les relations entre l’intérêt individuel du militaire et l’intérêt étatique en matière de faits justificatifs (§ 1er) et leurs relations en matière de causes de non imputabilité et de non culpabilité (§ 2nd).

§ 1 : Les relations entre l’intérêt individuel du militaire et l’intérêt étatique en matière de faits justificatifs

Rares sont les hypothèses qui pourraient justifier la commission d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité. Dans le domaine étatique, seuls l’agression et les crimes de guerre pourraient éventuellement être justifiés, le premier au nom d’une agression préalable, par le biais de la légitime-défense, les seconds pouvant trouver une justification à l’égard de chaque type d’excuse. Mais ces dernières nécessitent des conditions très strictes.

En revanche, du point de vue individuel, les faits justificatifs trouvent plus à s’appliquer ; mais en général, ces excuses ne trouvent leur effectivité que dans la menace pesant sur l’individu lui-même ou sur des proches. L’intérêt possède alors une connotation individuelle. C’est pourquoi, seuls les crimes de guerre individuels peuvent être justifiés, la nature même des crimes de masse étant incompatible avec les faits justificatifs de droit pénal.

La situation doit toutefois être appréhendée de manière différente lorsque l’individu est en charge d’intérêts publics et collectifs. Un militaire ou un dirigeant politique et militaire, par sa fonction, est garant d’intérêts qui le dépassent. Il existe dès lors une proximité, voire une confusion des situations et des intérêts qui incite à s’interroger, dans ce cas, sur les répercussions d’un fait justificatif d’un régime de responsabilité à un autre.

Partant de l’idée que c’est toujours l’individu, agent de l’Etat, qui commet un fait internationalement illicite ou une faute de service, la justification prend sa source dans ce même individu et est appréciée par lui. Sous réserve que l’appréciation soit juste et qu’il y ait réellement justification de l’acte qui serait normalement illicite, on peut légitimement défendre que la justification possède un caractère double, en ce sens qu’elle peut être alléguée avec succès, tant devant les juridictions internationales pénales et criminelles françaises, que devant les juridictions compétentes à l’égard de l’Etat.

Dans cette hypothèse, l’agent de l’Etat est son représentant mais également son incarnation. Plus juridiquement, la situation criminelle source, c’est-à-dire le crime commis par l’agent étatique, est certes imputée à l’Etat pour donner naissance au crime second, c’est-à-dire à l’infraction internationalement illicite. Mais la justification du comportement originaire par la synonymie des exigences, si elle est avérée, est valable pour le comportement second, attribué à l’Etat.

Cela suppose, tout d’abord, une similitude d’exigences entre les faits justificatifs, dans le domaine étatique et dans le domaine individuel ; puis que l’agent étatique ait agi en tant que tel et dans l’intérêt collectif dont il a la garde et non pas dans un intérêt individuel.

Dans ce second cas, si la justification peut être valable au regard de sa responsabilité pénale personnelle, elle ne peut pas produire d’effets vis-à-vis de l’Etat, dans la mesure où les faits justificatifs sont dictés par la protection d’un intérêt en relation avec celui qui l’allègue.

Pour que les faits justificatifs jouent à la fois pour l’agent étatique et pour l’Etat, il faut adopter le plus grand dénominateur commun, à savoir l’intérêt étatique. C’est dans cette seule hypothèse qu’une même circonstance est valable. Si l’on prend l’exemple de l’agression, en matière étatique, cela suppose bien évidemment que la décision soit prise par les autorités politiques et militaires les plus élevées ; et en matière individuelle, si l’on retient l’article 31§ 1 c), la légitime-défense peut être alléguée soit pour se défendre, soit pour défendre autrui. Par conséquent pour que le fait justificatif de légitime-défense soit retenu tant pour l’Etat que pour l’individu, cela suppose, entre autres conditions, que l’idée de protection d’autrui soit appliqué à un intérêt d’ordre général, soit la population d’un pays, soit une partie de celle-ci. Il faut enfin qu’il y ait une corrélation entre l’agent qui va agir et alléguer cette excuse et son pouvoir dans les circonstances présentes.

En matière d’entreprise commune, par exemple, on peut penser que la justification du dessein commun fera obstacle à la reconnaissance du groupement et donc à la qualification en crime contre la paix et la sécurité de l’humanité au niveau individuel.

Mais si la réponse est valable pour l’Etat et pour l’agent à l’origine de la décision de commettre un acte illicite mais justifié, une seconde question apparaît, alors concernant l’invocation de la justification par les autres agents ayant participé à l’illicite, en ignorance ou non de la justification. Concrètement, qu’en est-il de celui qui aurait participé, en connaissance du caractère illicite de l’acte, sans avoir la possibilité d’alléguer personnellement cette excuse ? Qu’en est-il même de celui qui, au-delà de la simple exécution de l’ordre, présente l’intention criminelle requise du crime ainsi commis ?

Soit la juridiction compétente en matière étatique a statué avant les juridictions pénales et a reconnu les circonstances justificatives, et se pose alors le problème de l’autorité de ses décisionsNote1718. . Soit les décisions des juridictions étatiques lient les juridictions pénales et dans ce cas, ces dernières seront tenues par l’appréciation faite, ce qui joue lors de l’appréciation globale de la situation, effectuée préalablement pour caractériser le crime de masse, avant de se prononcer sur la responsabilité individuelle des militaires. La qualification du crime de masse ne pourra se faire. Soit les juridictions pénales ne sont pas tenues par les décisions des juridictions compétentes à l’égard des Etats, alors il existe un risque de divergence dans l’appréciation des faits justificatifs, et si tel n’est pas le cas, il restera encore le risque que seuls les titulaires des justifications puissent en bénéficier.

§ 2 : Les relations entre les causes de non imputabilité et de non culpabilité du militaire et la responsabilité de l’Etat

Une infraction pénale suppose la réunion de trois éléments : légal, matériel et psychologiqueNote1719. . Le dernier peut être vicié, voire inexistant ; en ce cas, l’infracteur n’est pas responsable pénalement, totalement ou partiellement. Il s’agit alors de savoir si cette cause subjective et personnelle peut éventuellement avoir des répercussions sur la responsabilité de l’Etat.

Cette réflexion doit cependant être circonscrite aux seuls décideurs politiques et militaires, qui sont à la source du crime de masse et permettent par leurs fonctions cette massivité. On pourrait bien évidemment envisager le cas d’un régiment uniquement composé de militaires n’ayant aucun discernement ou bien encore d’un régiment ayant commis une erreur de droit ou de fait. D’une part, une telle hypothèse semble peu plausible ; d’autre part, la nature des crimes pouvant être commis dans le cadre d’une politique génocidaire, par exemple, si l’on se réfère aux atrocités commises au Rwanda, en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale ou bien encore en ex-Yougoslavie, révèle certains problèmes psychologiques, on aboutirait alors à la reconnaissance d’un grand nombre de cas d’irresponsabilité.

On ne peut écarter une certaine réalité selon laquelle nombre de dictateurs furent considérés comme révélant des problèmes psychologiques et faisant régner un climat de terreur, tant sur la population de leur Etat que sur leurs proches. Sans prétendre avoir une quelconque vision psychologique des comportements des grands criminels, il semble peu douteux qu’ils possèdent sont sujets à des problèmes psychopathologiques.

Mais à la différence des faits justificatifs qui peuvent exclure l’illicéité de certains comportements, en bloquant l’élément objectif ou matériel, ce qui est alors valable pour l’Etat et l’individu, en matière étatique, une cause d’ordre psychologique ne peut être alléguée pour aboutir au rejet de la responsabilité de l’Etat, qui est une responsabilité objective, à fins réparatrices.

En outre, la pluralité d’intervenants dans les crimes de masse ferait obstacle à la prise en compte des problèmes psychologiques d’un seul, fût-il le plus haut placé.

Conclusion :

Il semble ressortir des éléments précédents certaines constantes. Tout d’abord, le système juridique français présente une certaine cohérence, tant dans la définition des crimes contre l’humanité ou du génocide, que dans les rapports que la responsabilité pénale individuelle entretient avec la responsabilité étatique administrative.

En revanche, le système international, notamment le droit international pénal, droit en création, présente une certaine incertitude accentuée par la coexistence des logiques juridiques des systèmes de common law et de civil law. A l’inverse, le système de responsabilité étatique internationale semble plus rôdé.

Une approche globale des systèmes juridiques français et international fait apparaître certaines distorsions et certaines approches d’un même sujet de manière différente ce qui est justifié là encore par l’affrontement des deux grands systèmes juridiques occidentaux.

Le militaire est l’archétype de l’agent étatique intervenant hors de la sphère interne, dont l’action est fortement soumise au droit international, ce qui n’exclut bien évidemment pas l’application de droits nationaux dont le droit français. L’incertitude du militaire sur l’état du droit qui lui est applicable est alors compréhensible.

Son action, intervenant dans des conditions particulières d’urgence et de violence doit alors être prise en compte. Il faut cependant distinguer clairement le militaire, qui pourrait potentiellement être poursuivi pour un crime volontairement commis, du militaire poursuivi pour un même chef d’inculpation mais à propos d’un crime commis plus sur une erreur de jugement. Tant le droit français que le droit international prennent en compte ces difficultés, mais l’application qui en est faite par le juge tend vers la perfection, ce qui est critiquable.

La situation du militaire est d’autant plus difficile qu’actuellement nombre de conflits ne font pas l’objet d’une déclaration de guerre et font naître des incertitudes sur l’application du droit international humanitaire. C’est-là un véritable problème pour les cadres politiques et militaires. Le problème des règles d’engagement ou rules of engagement est également patent. Ce sont des règles contenues dans les documents militaires étatiques ou d’organisations internationales comme l’OTAN et qui prescrivent certains comportements des militaires en opération. Ce sont, plus exactement, les « directives provenant d’une autorité militaire compétente et précisant les circonstances et les limites dans lesquelles les forces pourront entreprendre et/ou poursuivre le combat »Note1720. . Le respect de telles règles n’est pas sans présenter des contradictions avec certaines obligations du jus in bello et surtout pose des difficultés d’invocabilité devant les juges internesNote1721. .

Le problème consiste fondamentalement à étudier la doctrine et la jurisprudence, dans l’appréciation qui est faite des actes commis par les militaires : une appréciation réellement subjective, celle qui semble prédominer, et une approche objective, relativement soutenue.

Pour apporter une ébauche de clarification de cet état du droit, il convient préalablement de repenser les rapports entre justice internationale étatique et justice internationale pénale, à l’instar de ce qui existe en France. Pour l’heure, le seul réel procédé d’articulation réside dans la volonté des juges. Peut-être faudrait-il institutionnaliser ces rapports ? Ceci n’est pas sans influence sur la structure juridique, voire politique de la sphère internationale. Par exemple, pour ces actes dommageables qui pourraient résulter d’une erreur humaine et provoquer un résultat pénal identique à celui d’un crime contre la paix et la sécurité de l’humanité, et qui présentent également la structure de ce que l’on appelle en droit français une infraction non intentionnelle, on peut envisager la détermination d’une catégorie identique. L’objectif serait de permettre une exonération de responsabilité pénale du militaire, à tout le moins une forte atténuation qui serait alors couverte par la responsabilité internationale étatique ou bien par une responsabilité administrative.

Il est évident que les rapports entre juridiction internationale étatique et individuelle doivent être repensés ; ce serait un préalable nécessaire, qui, notamment, pourrait aboutir à considérer la reconnaissance d’une responsabilité pénale comme réductrice de la responsabilité internationale étatique.