Résilience alimentaire des territoires : Apports de l’interdisciplinarité dans l’étude des fermes paysannes

Margaux Alarcon ,
Nicole Pignier 
et Solène Lemichez 

https://doi.org/10.25965/lji.813

Mots-clés : agriculture, agroécologie, relations au vivant, résilience, semences paysannes ; paysage nourricier, systèmes alimentaires

Sommaire
Texte

Introduction

Les récentes crises sanitaires, environnementales, économiques et politiques à différentes échelles ont mis en évidence le fait que les systèmes alimentaires, c’est-à-dire l’organisation des différents acteurs et des fonctions pour nourrir une population donnée (De Kermel et al., 2022), font face à de nombreuses vulnérabilités. En effet, certaines perturbations brutales telles les catastrophes climatiques, les épidémies et tendancielles tels les changements graduels dans l'utilisation des sols fragilisent leur capacité à assurer la sécurité alimentaire (Zurek et al., 2022). En France notamment, la pandémie de covid-19 a conduit à de nombreux bouleversements des chaînes alimentaires. Certaines perturbations dans les circuits de distribution ont en effet accru les difficultés de divers publics, par exemple les étudiant.e.s, à accéder à une alimentation de qualité en quantité suffisante. Dans le même temps, l’expérimentation d’innovations pour réorganiser localement certains circuits de distribution et la mise en place de nombreuses formes de solidarité ont aussi montré la capacité des territoires et de certains acteurs dont les agriculteurs et les agricultrices à s’adapter, à résister face au choc. Cela, afin d’assurer l’accès à l’alimentation pour tous et toutes (Corade et al., 2022). Cependant, la pandémie a révélé la fragilité du système alimentaire mondialisé dominant. Celui-ci est en effet exposé à des chocs et à des perturbations tendancielles nombreuses. Les conséquences de ces dernières sont renforcées par des facteurs de fragilités intrinsèques à la structuration de ce système tel le manque de diversité productive. Dans la conjoncture économique actuelle, la hausse de la précarité alimentaire à l’échelle nationale constitue l’un des principaux marqueurs de l’incapacité du système alimentaire actuel à garantir un accès durable à l’alimentation pour les populations (Bléhaut et Gressier, 2023).

Dans cette situation, on observe un intérêt grandissant de la part des acteurs politiques pour la résilience et la souveraineté alimentaires. Ainsi, le concept de résilience est de plus en plus mobilisé ces dernières années dans le cadre des politiques publiques nationales en matière d’alimentation (Becerril Nito, 2023). Rarement défini de manière claire, le terme est pourtant souvent associé à celui de souveraineté alimentaire, qui renvoie au droit des populations, des communautés et des pays à définir leurs propres politiques alimentaires et agricoles. Les définitions récentes de la résilience retiennent des aspects issus de l’écologie et des sciences de l’ingénieur, à travers le maintien de la persistance du fonctionnement face aux perturbations, y compris le potentiel de réorganisation interne des interrelations du système (Weise et al., 2020). L’on peut définir de façon préliminaire la résilience comme la capacité du système alimentaire à assurer ses fonctions en dépit de chocs et de perturbations. Au sein de celui-ci, l’existence d’une grande diversité d’acteurs laisse supposer que tous les acteurs n’ont pas la même définition et la même perception de ce que sont la résilience et les facteurs de résilience du système alimentaire (Tendall et al., 2015). Dans cette perspective, cet article s’intéresse à la façon dont les productrices et producteurs envisagent la résilience de leur activité. Qu’énoncent les agriculteurs et les agricultrices au sujet de la résilience de leurs fermes ? À quelles formes de résilience renvoient leurs discours et leurs pratiques ?

Cette étude prend place dans le cadre d’un programme de recherche sur la sécurité et la résilience alimentaires en Nouvelle-Aquitaine (SEREALINA). Le programme de recherche-action multi-partenarial SEREALINA, né à la suite de la pandémie de covid-19, rassemble quarante chercheurs et chercheuses de sciences humaines et sociales en Nouvelle-Aquitaine. Les travaux conduits dans ce cadre visent tout d’abord à déterminer comment est assurée à l’échelle régionale, la sécurité alimentaire, c’est-à-dire le fait que tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, salubre et nutritive, leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active (FAO 2008). Ensuite, le programme SEREALINA vise à caractériser la durabilité et la résilience des systèmes alimentaires de la Nouvelle-Aquitaine. Enfin, il prévoit de déterminer les changements et les actions nécessaires pour assurer une meilleure sécurisation alimentaire et une plus grande durabilité du développement des territoires. C’est dans ce cadre que notre enquête sur la résilience des fermes paysannes a pris part. Nous entendons par ferme paysanne un organisme agricole où est cultivée une diversité d’espèces végétales - dont des semences paysannes - et/ou animales – dont des races rustiques - , par une personne ou un collectif se revendiquant comme paysan.ne du fait de son lien à un lieu, à un païs, avec des modes de production liés à l’agriculture biologique non industrielle, l’agroécologie, la biodynamie ou toute forme d’agriculture dite « alternative » comme la permaculture, l’agroforesterie … (Estève, Hervé et Giuliano, 2019).

Dans un premier temps, nous expliquerons comment la résilience alimentaire est devenue une question de recherche majeure des études sur les systèmes alimentaires. Nous montrerons, à partir de la littérature scientifique, les concepts et les étapes nécessaires pour l’analyser sur les territoires et auprès des acteurs. Dans un deuxième temps, nous présenterons la méthodologie compréhensive en écosémiotique conduite au sein de fermes de l’ex-Limousin et du Béarn. Dans un troisième temps nous détaillerons les principaux résultats : les chocs perçus par les paysan.ne.s, leurs aspirations, la ou les forme(s) de résilience qui émerge(nt). Enfin, nous discuterons de la contribution de ces travaux aux études sur les facteurs de résilience notamment au sein des fermes paysannes. Les recherches participatives qui y sont menées permettent-elles d’enrichir les catégories d’analyse de la résilience ?

La résilience : un objet d’étude majeur parmi les travaux sur les systèmes alimentaires

La littérature récente fait état d’une évolution quant aux façons d’évaluer les systèmes alimentaires à différentes échelles. En effet, historiquement, la majorité des travaux à l’échelle internationale ont principalement porté sur l’évaluation de la durabilité des systèmes alimentaires mondiaux (FAO, 2023). L’analyse de la résilience était quant à elle réservée aux systèmes alimentaires du Sud Global (Becerril Nito, 2023). Ainsi, de nombreuses études passées et en cours portent attention à l’élaboration de grilles d’évaluation de la durabilité de systèmes alimentaires. Cela, à partir de l’analyse de différentes catégories traduites ensuite en indicateurs, en particulier la viabilité économique, le bien-être social, la durabilité environnementale, la gouvernance et l’accès à la sécurité alimentaire (Zurek et al., 2018 ; Jacobi et al., 2020). Plus récemment, on observe la multiplication des publications sur la résilience des systèmes alimentaires dans une situation de crises multiples les affectant. Ces travaux questionnent leur capacité à s’adapter à différentes perturbations, notamment les crises sanitaires, les effets des dérèglements climatiques en cours et à venir.

Historiquement, le concept de résilience trouve son origine dans la littérature anglo-saxonne et a été en particulier appliqué par Holling (1973) aux systèmes écologiques. De nombreux travaux ont ensuite exploré les liens entre résilience écologique et résilience sociale. Ainsi, au cours des années 2000, il s’agissait principalement d’interroger les composantes de la résilience des systèmes socio-écologiques telles que l’adaptation et la transformation (Adger et al., 2005 ; Folke, 2006). À la même époque, une deuxième approche a questionné la résilience de systèmes agricoles à partir d'études de cas et de propositions de politiques publiques dans les pays du Sud Global (Pingali et al., 2005 ; Alinovi et al., 2008). C’est à partir des années 2010 que l'approche systémique de la résilience, visant une analyse multi-échelles et multi-niveaux des interactions au sein du système alimentaire se consolide. Elle met en évidence le fait que les impacts des crises, des chocs et des perturbations tendancielles (ou stress) sont perçus de manières différenciées, individuelle ou systémique (Béné, et al., 2012 ; Barret, et al., 2014 ; Tendall et al., 2015).

Une revue de littérature publiée en 2022 permet de faire la synthèse des enjeux associés à l’étude de la résilience des systèmes alimentaires (Zurek et al., 2022). Les autrices et auteurs de cette publication repèrent que la résilience peut être appréhendée comme objectif et comme stratégie concernant une grande diversité de perturbations, d’échelles temporelles et de fonctions du système alimentaire. De plus, la façon de considérer ces objectifs peut varier en fonction des actrices et des acteurs. Les autrices et auteurs proposent ainsi de cadrer le concept à partir de 4 questions principales (Helfgott 2018). Premièrement, il s’agit d’identifier à quoi font référence les acteurs du système alimentaire lorsqu’ils parlent de résilience. À quels chocs, à quels stress et à quels risques font-ils face sur leurs territoires ou dans leurs activités ? Ensuite, il est essentiel d’identifier les fonctions, les activités ou les objectifs qui sont visés : s’agit-il de préserver la résilience du système alimentaire dans son ensemble ou de l’une de ses fonctions spécifiques ? Troisièmement, il est important de situer les perceptions, les discours et de déterminer quels acteurs s’expriment sur la résilience. Enfin, il faut interroger les échelles temporelles visées, à court, moyen, ou long terme lorsque les perturbations et les facteurs de résilience sont envisagés par les acteurs eux-mêmes. Le deuxième apport majeur de cette revue de littérature est de rappeler, à partir des travaux de Tendall (2015), que différentes formes de résilience peuvent exister. En effet, cette dernière peut prendre la forme de la robustesse, c’est-à-dire la capacité à résister à un choc, fondée sur l’aptitude des acteurs du système alimentaire à adapter leurs activités pour résister aux perturbations des résultats souhaités. Elle peut aussi prendre la forme de la récupération, c’est-à-dire la capacité à revenir, après perturbation, à un état initial de fonctionnement. Enfin, elle peut prendre la forme plus transformative de la réorientation, qui implique l'acceptation d'autres résultats du système alimentaire avant ou après une perturbation. La réorientation repose sur le principe que la modification des attentes/exigences sociétales concernant les résultats du système, les façons de les obtenir peut renforcer la résilience de celui-ci en le rendant intrinsèquement moins vulnérable aux chocs et aux stress.

Des études en agronomie et biologie montrent que les productions menées dans les fermes paysannes sont capables de nourrir sainement et durablement les populations en respectant l’intégrité des vivants et des territoires (Dufumier, 2023 ; Chable, 2018). Aussi est-il pertinent, au niveau du territoire Nouvelle-Aquitaine de porter attention à ce que des productrices, producteurs en agriculture paysanne biologique expriment de la résilience de leur ferme. Cela vient-il confirmer ou infirmer les travaux sus cités ?

Une approche de la résilience des fermes paysannes de façon compréhensive

Dans le cadre du programme de recherche SEREALINA, nous posons que l’étude de la résilience peut se faire de deux façons complémentaires, à partir des travaux de Zurek et al. (2022). D’une part, une analyse compréhensive des stratégies de résilience de la part des acteurs des systèmes alimentaires permet d’identifier comment est institutionnalisée, vécue, pensée, pratiquée de façon différenciée la résilience alimentaire au sein des systèmes alimentaires, en fonction des acteurs, des territoires, des fonctions étudiées. Dans cette perspective, ces travaux sont invités à considérer notamment la part d’adaptation ou de transformation radicale des activités (Wilson et al., 2020), à caractériser les espaces et les échelles d’actions envisagées pour renforcer la résilience. En outre, ils consistent à étudier comment la résilience est négociée parmi les acteurs des systèmes alimentaires (Jacobi et al., 2018). D’autre part, nous posons qu’il est possible également de mesurer la résilience des systèmes alimentaires à partir de l’identification de facteurs de résilience, de la mobilisation de variables et d’indicateurs (Alarcon et al., 2023).

Cette étude qui vise à comprendre ce que les producteurs et les productrices énoncent au sujet de la résilience de leur ferme et des systèmes alimentaires de leur territoire s’inscrit dans une analyse compréhensive de la résilience, telle qu’elle est proposée dans le cadre du programme de recherche SEREALINA. Il s’agit de questionner a posteriori les (inter)actions et les propos des productrices, producteurs. Cela concerne, à ce stade 22 fermes de l’ex- Limousin et du Béarn, deux territoires que plusieurs centaines de kilomètres séparent et dont les spécificités géographiques sont distinctes. Le choix de deux « échantillons » territoriaux différents permet une première approche qualitative comparative. L’étude est menée selon une démarche écosémiotique (Pignier, 2022 ; Pignier, 2020) qui questionne les relations aux vivants et à la terre/Terre dans les manières de produire la nourriture. En quoi la résilience alimentaire qui s’énonce dans les fermes et les paroles des productrices, producteurs concerne -t-elle aussi la vitalité humaine c’est-à-dire les forces duales et complémentaires qui nous structurent telles que la verticalité, le rapport individu-collectif (Pignier, 2023 : 31) ? Quelles relations entre vitalité humaine, vitalité du sol, de la nourriture, du paysage, du territoire fonde l’appréhension de la résilience alimentaire chez les productrices et producteurs concerné.e.s par cette étude ?

La démarche se structure en un cycle de 4 temps. Le temps 1 est une phase d’imprégnation. Il s’agit de rencontrer les personnes en des lieux différents dont la ferme, les marchés, les événements associatifs, culturels, … Autant d’occasions de porter attention à la sensibilité qui s’exprime dans leur énonciation, leurs gestes, leur ferme de la graine au paysage. Le temps 2 est celui de l’analyse des dynamiques perceptives, énonciatives à partir des notes et des enregistrements. Le temps 3 consiste à confronter nos analyses au terrain en participant/générant d’autres rencontres, actions, échanges, auxquels participent les paysannes et paysans mais aussi en sollicitant leur appréciation des éléments marquants issus de notre analyse. Enfin, le temps 4 est celui de l’ajustement de nos démarches, méthodologies, analyses. Nous retournons ensuite au temps 1 avec de nouvelles et nouveaux paysan.ne.s. Ce type de démarche s’inscrit dans un paradigme de recherche proche de celui de la sélection participative multi-acteurs, conduite depuis plus de vingt ans au niveau européen en lien avec des collectifs de paysan.ne.s, notamment en France (Bonneuil & Demeulenaere, 2007). La posture de recherche consiste ici non pas à s’extraire du monde agricole pour l’observer et en tirer des recommandations, mais bien à considérer la parole des praticien.ne.s, leurs savoir-faire comme permettant une mise à l’épreuve réciproque entre recherches académiques, savoirs et pratiques paysan.ne.s. Un questionnement coopératif qui permet de faire évoluer des problématiques communes et les réponses possibles (Serpolay et al., 2018). L’approche compréhensive de la résilience selon les productrices, producteurs part ainsi de l’hypothèse suivante : elles, ils peuvent faire émerger de nouveaux indicateurs et facteurs de résilience. À quelles formes de résilience renvoient les paroles et pratiques des paysans et paysannes à l’échelle de leur ferme ? Sont-elles/ils confronté.e.s à des chocs ? Si oui, lesquels ? À quelles évolutions de leur structure et du territoire/des territoires aspirent-elles/ils ? Sur quels leviers peuvent-elles/ils compter ? Quelles pistes proposent-elles/ils ? À quels obstacles se heurtent-elles/ils ?

Résultats

Les chocs. Quand l’industrialisation mondialisée de l’agriculture affecte la relation paysanne au sol, aux plantes, aux animaux.

L’ensemble des paysan.ne.s concerné.e.s par l’étude vivent et expriment dans le même sens le choc fondateur des perturbations profondes qui constituent des menaces pour la souveraineté alimentaire : l’agriculture industrielle mondialisée. Selon elles et eux, l’industrialisation a mis à mal le lien sensible, pratique entre les paysan.ne.s, les sols, les semences, la complexité culturale et culturelle du lieu. Nathalie, paysanne dans le Béarn, s’indigne de la perte quasi-totale des aptitudes à s’imprégner des situations, complexités vivantes, à les sentir, à les comprendre : « Il est où le lien à la terre ? On est complètement déconnecté.e.s ». Pour elles et eux, la relation de domination des vivants et de la terre qui s’est instaurée avec l’agriculture industrielle affecte le sens de leur métier mais plus encore leur vitalité, c’est-à-dire leurs aptitudes à se sentir vivant.e.s parmi les autres vivants. Cette anesthésie (Pignier, 2023 : 55) concerne aussi les semences qui, industrialisées, ont perdu leur intégrité, les sols, les paysages vidés de leur vitalité, pollués. Au final, une léthargie qui affecte l’alimentation standardisée. Ces constats partagés rejoignent de nombreux travaux scientifiques en agronomie et biologie, démontrant à l’échelle globale l’impact de l’agriculture industrielle sur la perte de biodiversité (Dudley & Alexander, 2017). À cela s’ajoute une prise de conscience grandissante des effets délétères de l’agro-industrie et l’alimentation standardisée sur la santé publique (Van den Broeck et al., 2010).

Les aspirations. Elever des paysages nourriciers pour les humains, la biodiversité, le territoire

L’ensemble des paysan.ne.s impliqué.e.s dans l’étude souhaitent restaurer le rapport sensible aux vivants. Cela, en partant notamment des semences, l’un des fondements des agricultures paysannes. La sélection et la multiplication des plantes a été, jusqu’à la révolution industrielle, le travail des paysans et paysannes, indissociable de leur activité agricole. La professionnalisation de cette pratique, notamment à cette époque par la famille Vilmorin, a conduit peu à peu à une dissociation entre production agricole et production de semences. Au cours du XXe siècle, cette dernière devient un secteur lucratif pour de grandes firmes de l’agro-industrie, dont certaines explorent la voie des organismes génétiquement modifiés (OGM). Dans les années 2000, des mouvements citoyens appuyés par des scientifiques mettent la question des OGM au cœur des débats publiques. Les semences paysannes revêtent alors une dimension plus politique, en réaction au système agro-industriel, et des organisations collectives voient le jour en Europe, par exemple en France avec le Réseau Semences Paysannes (Demeulenaere, 2019). Les semences paysannes sont aussi devenues un élément clé des agricultures dites alternatives, de par le fait qu’elles ne peuvent se réduire à une simple dimension génétique (Chable et al., 2021). Cette dimension holistique des semences paysannes, notamment leur lien au sol et au lieu via leurs capacités d’adaptations à différentes situations agricoles (Ceccarelli & Grando, 2007), invite les paysan.ne.s à une connaissance approfondie de leur milieu. Guy, paysan en limites de la Charente limousine explique :

« La base, c’est le sol on va dire. Donc le sol, le ressenti de la terre. Le ressenti et l’odeur de la terre, ça, c’est primordial. Une odeur qui a une odeur de champignon ou de sous-bois, c’est une terre fertile […]. C’est surtout ça. Au niveau du sol, il faut toujours toucher la terre. Moi, je touche en permanence la terre, je gratte, je regarde. Si la décomposition des anciennes pailles s’est bien faite ou si on retrouve de la paille des années d’avant qui s’est mal décomposée, alors, il faut se remettre sans cesse en question pour pouvoir pallier ces choses-là ».

Pour les paysan.ne.s, chaque diagnostic, décision peut se faire selon les aptitudes sensibles à connaître sa ferme en tant que complexité vivante tant culturelle - les manières de nommer, dire, de raconter, que géographiques, écologiques, climatiques, agronomiques. Sophie, vétérinaire ostéopathe et paysanne avec son compagnon en Charente limousine, explique que les savoirs et savoir-faire pour soigner soi-même ses plantes, ses animaux, nécessitent d’entrer en résonance avec l’animal, le végétal, le lieu et son ambiance :

« De plus en plus, les paysans sont en train de se réapproprier ce qui s’était perdu à un moment par l’arrivée de la médecine moderne, l’intervention avec les médicaments, les anti-parasitages, […] Dans leur rapport au soin, y’a aussi cette idée d’empathie qui me plaît bien ; y’a une certaine lecture du paysage, y’a une humilité face au vivant, on n’est pas là pour contrôler, maîtriser, quantifier, mesurer, solutionner, on est là pour être en écoute et voir ce qui s’impose à nous ».

Se réapproprier le soin consiste à s’ajuster à l’ensemble au lieu de le dominer (Landowski, 2005 ; Pignier, 2022 ; Alarcon, 2020), à laisser travailler de concert les savoirs sensibles, symboliques, techniques et scientifiques d’où émerge l’équilibre entre les capacités d’empathie, d’accueil et celles de l’action, de l’intervention qui composent la vitalité de chaque humain.e (Pignier, 2023 : 14-31). La manière sensible ou « impressive » d’accueillir les phénomènes, de connaître consiste à suspendre « la vision conventionnelle », et, « tout simplement, à se livrer à l’impression immédiate […] elle donne accès aux formes, aux valeurs par l’intermédiaire de pures qualités et quantités perceptives, perçues globalement, sans analyse. (Fontanille, 1998 : 228).

En s’insérant dans un questionnement global sur les relations entre humains et nature (Mace, 2014 ; Folke et al., 2021), l’agriculture biologique, l’agroécologie ou encore la biodynamie proposent ainsi, au-delà de solutions techniques, de nouvelles conceptions des rapports entre vivants humains et non humains (Rigolot, 2017 ; Foyer et al., 2020). Cette rupture du rapport utilitariste et matérialiste entre nature et culture et entre humains et non-humains s’est illustrée d’un point de vue théorique dans de nombreux travaux d’anthropologie (Descola, 2005 ; Viveiros de Castro, 2009 ; Latour, 2013), dans un premier temps pour les relations entretenues avec les animaux avant de s’étendre au domaine végétal (Pouteau, 2014). Dans une forme d’ontological turn, ce plant turn a cependant longtemps passé sous silence les relations aux plantes cultivées (Foyer et al., 2020). De nouvelles ontologies semblent pourtant émerger, notamment dans les agricultures paysannes où celles-ci se teintent d’une dimension politique (Demeulenaere, 2014), à laquelle se superpose souvent une dimension plus spirituelle. Dans ces ontologies, l’attention à la diversité et au caractère évolutif du vivant est centrale ; elle fonde des rapports sensibles et émotionnels aux plantes qui autorisent la coopération entre les humains et les vivants non-humains (Alarcon et Marty, 2023).

Ainsi, en coévoluant avec le lieu où elles, ils produisent, les paysan.ne.s laissent émerger une ferme- microcosme faite de multiplicités d’échelles, de la graine à la forêt, en prenant en compte le lien au territoire, aux rivières, aux fleuves, au macrocosme : la Terre. Une interaction entre le local et le global en phase avec ce qui constitue l’anthropos qui, tout en ayant besoin de lieux pour vivre en circonstances, peut se représenter symboliquement l’absent, ce qui dans le temps comme dans l’espace, n’est plus là, pas encore là. Ainsi, les semences qui s’échangent parlent des sols d’où elles proviennent, des gens et des paysages. Dans leurs voyages, les graines paysannes germent, font racine puis à nouveau repartent en partage. Ce faisant, on cultive les semences paysannes en lien avec les lisières, les lieux d’échange entre l’extérieur et l’intérieur. Pour cela, les productrices, producteurs prennent soin des bordures, des passages, des flux souterrains où l’eau, le sol, l’air, le minéral et tous les vivants travaillent ensemble. Les fermes-microcosmes favorisent les haies, les bosquets, la forêt (Pignier, 2023 : 55-56). L’aspiration à un équilibre entre extérieur/intérieur se fait en phase avec les échanges entre dedans et dehors par lesquels se forme notre microbiote, cette « contexture microbienne » (Selosse, 2017 : 170) dont dépend notre vitalité. Les semences paysannes ont ainsi la capacité de faire société avec les autres vivants peuplant leur milieu tels que les bactéries et champignons composant leur microbiote.

Les travaux de S. Mauger et al. (2021) ont en effet mis en évidence des communautés de microorganismes significativement différentes entre blés paysans et blés modernes. Ces derniers s’associent notamment à davantage d’organismes pathogènes, permettant de conclure une meilleure appréciation de leur environnement par les semences paysannes, ainsi qu’une capacité de faire société avec les microorganismes plus développée.

En aspirant à des manières de faire où s’ajustent vitalité humaine, vitalité des plantes, des animaux, du sol, des lieux, des paysages, les paysan.ne.s prennent soin autant de la vie dans le sol que de ce qui pousse au-dessus. Pour ce faire, elles, ils laissent s’exprimer les tensions entre hauteur et profondeur en favorisant la multiplicité des strates végétales (Pignier, 2023 : 71). Ces tensions s’illustrent particulièrement dans les systèmes agroforestiers, où une diversité de cultures cohabite dans différentes strates : des espèces pérennes ligneuses - arbres ou buissons – créent des micro-environnements en amenant par exemple un effet tampon sur les variations de température et de précipitation, une résistance à la sécheresse, un effet brise-vent, une réduction de l'érosion des sols, des apports en matière organique, mais aussi une sécurité financière grâce à la ressource en bois (Quandt et al., 2019). Dans ce type d’environnement complexe, intégrant une multiplicité de facteurs biologiques, la sélection paysanne s’avère particulièrement pertinente dans la mesure où elle permet une adaptation des cultures à des situations agricoles particulières (Lemichez, 2020). En prenant soin des interactions entre hauteur et profondeur, les productrices et producteurs laissent s’exprimer les tensions qui animent notre verticalité, notre respiration cellulaire dont dépend notre vitalité (Pignier, 2023 : 71).

Elles/ils considèrent que la résilience alimentaire émerge également de la diversité cultivée. La plupart des systèmes agricoles dits conventionnels reposent sur la monoculture, ou parfois sur l’association de quelques espèces. Cela, la plupart du temps en utilisant des variétés ne comportant qu’un seul génotype c’est-à-dire une lignée pure ou un hybride, où chaque individu-plante est identique aux autres. Au contraire, les semences paysannes se structurent en populations : pour une même espèce, ces populations sont faites d’une diversité d’individus ayant des génomes différents, issus d’une coévolution entre environnement, pratiques agricoles et sensibilité humaine. À cette diversité intra-spécifique s’ajoute une diversité inter-spécifique, dans la mesure où l’activité paysanne repose sur la culture de différentes espèces au sein d’un même organisme agricole. Cette imbrication de différents niveaux de diversité a été identifiée comme l’un des facteurs clefs de la résilience des fermes paysannes. (Cabell & Oelofse, 2012 ; Enjalbert et al., 2011).

Au-delà d’une appréhension purement génétique du vivant, la résilience est une question d’interactions entre différentes formes de vies, dont les paysan.nes font partie. Pour beaucoup, l’attention constante au sol est avant tout une attention aux micro-organismes qui le composent, puisque ces derniers nourrissent une multitude de relations avec les plantes en constituant leur microbiote. L’ubiquité des relations symbiotiques chez les organismes pluricellulaires a notamment conduit à l’émergence de l’hypothèse holobionte (Margulis, 1981), qui considère un organisme hôte (par exemple une plante) et l’ensemble des micro-organismes qui lui sont associés comme une seule et même entité dynamique. L’implication de ces organismes dans une multitude de processus tels que l’adaptation aux stress biotiques et abiotiques leur confère un rôle crucial dans l’évolution des plantes (Vandenkoornhuyse et al., 2015). Ce changement de paradigme a élargi la notion d’hérédité, puisqu’une partie de ces micro-organismes se transmet de génération en génération, notamment par les graines chez les plantes (Berg & Raaijmakers, 2018 ; Chable et al., 2021). Ce bouleversement des théories fondamentales de l’évolution induit de nouvelles conceptions de l’identité (Rosenberg et al., 2009 ; Rees et al., 2018), un changement de regard sur les microbes (Partida-Martínez & Heil, 2011) et plus généralement sur les rapports au vivant. Il s’agit là d’une interaction entre individu et collectif en phase avec notre vitalité. Si une signature génétique caractérise chaque humain.e, les liens que nous tissons avec nos lieux de vie en respirant, en nous nourrissant, en nous cultivant participent aussi à l’évolution de notre expression génétique (Quintana-Murci, Lluis, 2020). Les relations que nous tissons avec les choses et les êtres vivants nourrissent notre vie biologique, sociale dans une interaction continue entre individu et collectif (Pignier, 2023 : 37).

Les paysan.ne.s concerné.e.s par l’étude aspirent par conséquent à des manières de produire qui nourrissent le lien sensible au sol, aux humains, aux vivants, au paysage, au territoire. Pour ce faire, elles/ils s’ajustent à la terre/Terre en laissant s’exprimer les forces duales et complémentaires à l’œuvre dans la vitalité humaine : agir et ressentir ; s’ajuster aux circonstances locales en nourrissant la pensée symbolique globale ; prendre soin des échanges entre corporéité intérieure et l’environnement ; favoriser la complexité verticale entre hauteur et profondeur ; être attentif à la transmission entre individu et collectif. S’élèvent ainsi des paysages nourriciers, de la graine au territoire, où vitalités humaines individuelle, collective et vitalités locale, globale font concrescence (Pignier, 2023).

Les obstacles. Des mesures et calculs biaisés

Selon les paysan.ne.s, les obstacles à la restauration de manières de produire de la nourriture favorables à la vitalité du sol, des plantes, des animaux, des humains sont nombreux. Politiques tout d’abord. La majorité des élu.e.s ont une profonde méconnaissance de ce qui différencie par exemple l’agriculture paysanne biologique d’une agriculture labellisée Label Rouge ou Haute Valeur Environnementale. Plus encore, elles/ils assimilent souvent une alimentation « locale » émanant de leur territoire à une alimentation « biologique ». Les règles des appels d’offre pour les collectivités dont les écoles sont adaptées aux standards de l’agro-alimentaire et ne permettent que très peu de souplesse en cohérence avec la variabilité quantitative, saisonnière sur laquelle reposent les productions paysannes. La Politique Agricole Commune joue en défaveur du maintien en agriculture biologique ; les aides pour ce faire sont réorientées en faveur du label Haute Valeur environnemental qui ne répond pas aux exigences d’une alimentation saine et durable pour les territoires (Casalegno, 2021). Selon les productrices et producteurs, même si de plus en plus de personnes souhaitent sur leur territoire voir se multiplier les initiatives d’agriculture paysanne biologique, la majorité de la population reste dans une confusion relative aux enjeux de l’alimentation. Ces constats rejoignent les formulations de l’agronome Marc Dufumier (2023). Ce dernier demande à ce que les nombreux services d’intérêt général rendus par l’agriculture paysanne biologique soient rémunérés par les politiques publiques. Leur coût en effet ne masque aucune externalité ; les collectivités n’ont à financer aucune dépollution, aucune prise en charge liée à des maladies alors que le coût d’achat de l’alimentation en provenance d’autres types d’agriculture même labellisée masque les coûts restant à charge des collectivités.

Pour finir

En prenant en compte les pratiques et savoirs situés des paysan.ne.s, les recherches participatives à partir desquelles a posteriori nous avons ici interrogé la résilience alimentaire mettent à l’épreuve les cadrages conceptuels mobilisés dans la recherche scientifique. En l’occurrence, les paysan.ne.s avec qui nous coopérons nous font comprendre qu’un système alimentaire résilient nécessite une alimentation non aseptisée, non standardisée, résultant de pratiques non anesthésiées. Elles et ils œuvrent à une alimentation nourricière pour notre vitalité physique, psychique. Pour ce faire, leurs pratiques laissent s’exprimer la vitalité humaine en phase avec celle des lieux, des vivants, de la Terre. De telles pratiques par lesquelles s’élèvent des paysages nourriciers refusent donc une forme de résilience centrée sur la robustesse ; il ne s’agit surtout pas d’essayer, coûte que coûte, de continuer à produire de l’alimentation en portant atteinte à l’intégrité des plantes, à la santé des sols, à notre santé physique comme psychique. L’agriculture paysanne biologique travaille ensemble la récupération, en retrouvant des savoirs et savoir-faire niés, oubliés, liés aux semences, aux interactions entre les éléments naturels, et la réorientation en ouvrant des voies ingénieuses avec la société civile, la recherche et en innovant pour façonner des outils, techniques respectueux des sols, des lieux, des paysan.ne.s, du paysage. La recherche scientifique assume dès lors sa part vivante, humaine, sensible en coopération avec l’ingéniosité paysanne, citoyenne (Chable, 2018).

Comme le soulignent Zurek et al. (2022), il est essentiel de faire participer les acteurs des territoires à la définition des termes et à l’élaboration des stratégies de résilience sur les territoires. Le travail de terrain conduit dans le Béarn et l’ex-Limousin permet ainsi de mettre en évidence que la réorientation des savoirs et des pratiques agricoles fondées sur la coopération et l’ajustement sensible au vivant peut être un levier pour la résilience de ferme qui nourrissent la vitalité humaine, paysagère, terrestre, de la graine au territoire. En ce sens, l’approche compréhensive de la résilience permet de compléter et complexifier l’approche globale de la résilience alimentaire. En effet, il résulte de ce travail l’importance de considérer comme un facteur de résilience, ou au contraire comme un facteur de vulnérabilité, le type de relation au vivant qui se tisse dans un système socio-écologique donné.