Nouvelles tétrazines aux propriétés spectroscopiques uniques ; Leur application à la révélation des empreintes digitales New tetrazines with unique spectroscopic properties; their application to latent fingerprint revelation

Pierre AUDEBERT 

https://doi.org/10.25965/lji.654

Les tétrazines sont des hétérocycles connus depuis très longtemps (premier compte rendu datant de la fin du XIXe siècle), mais ont été relativement négligées par la chimie traditionnelle, à l’exception de leurs capacités à être impliquées dans des cycloadditions spéciales de Diels et Alder à demande inverse, avec des applications exclusivement en synthèse organique, pour la production de dérivés de type pyridaziniques. Depuis le début de ce siècle, cependant, ont émergé de nouvelles tétrazines, possédant des propriétés physiques remarquables, au premier rang d’entre elles la fluorescence, mais aussi l’électroactivité. Certaines de ces familles de molécules ont permis des applications parfois inattendues, comme la révélation des empreintes digitales.

Tetrazines are heterocycles that have been known for a very long time (first account from the late 19th century), but have been relatively neglected by mainstream chemistry, except for their abilities to be involved in special inverted demand Diels and Alder cycloadditions, with applications exclusively in organic synthesis, for the production of pyridazine-type derivatives. Since the beginning of this century, however, new tetrazines have emerged, possessing remarkable physical properties, first and foremost fluorescence, but also electroactivity. Some of these families of molecules have allowed sometimes unexpected applications, such as the revelation of latent fingerprints.

Sommaire
Texte

1-Introduction

Les tétrazines (Fig. 1 ci-dessous) sont des hétérocycles connus depuis très longtemps1, mais comme signalé dans le résumé, plutôt longtemps négligées par la chimie traditionnelle, à l’exception de leurs capacités à être impliquées dans des cycloadditions spéciales de Diels et Alder inverses. Cela tient probablement au fait que guère seuls les chimistes organiciens au XXe siècle avaient travaillé sur ces composés, mais évidemment avec des applications exclusivement en synthèse organique, la préparation de dérivés de type pyridaziniques. En effet, les tétrazines préparées jusque dans les années 70 étaient pour leur quasi-totalité des tétrazines aromatiques issues de la seule synthèse (et ses quelques variantes) connue à l’époque, celle de Pinner1. La première évocation d’une propriété physicochimique des tétrazines date en fait de 19622 (soit 65 ans après Pinner !) et traite de la fluorescence de la H,H-tétrazine, une molécule faiblement stable (elle se photodégrade excessivement facilement) et donc n’a pas soulevé un intérêt durable. Avant que notre groupe de recherche ne vienne à s’intéresser à la physico-chimie de tétrazines particulières, seuls quelques rares travaux, notamment par J. Waluk3 et F. Neugebauer4, avaient signalé ces propriétés, mais là encore sans en mettre clairement l’intérêt en valeur, du fait sans doute de l’éloignement disciplinaire de ces équipes.

Depuis le début des années 2000, nous nous sommes intéressés à la préparation et à l’étude de nouvelles tétrazines, mais dans l’objectif spécifique de l’optimisation de leurs propriétés physiques, et tout particulièrement la fluorescence. La Figure 1 ci-dessous donne un éventail de formules, non exhaustif, de ces nouvelles tétrazines substituées essentiellement par des hétéroatomes électroattracteurs, comme typiquement le chlore ou l’oxygène.

image

2-Nouvelles tétrazines à substituants hétéroatomiques et leurs propriétés étonnantes.

Toutes les tétrazines possèdent une orbitale d’assez haute énergie constituée du mélange des paires de type n portées par les atomes d’azote adjacents ; cette situation est spécifique aux aromatiques possédant dans leur squelette deux (ou trois) atomes d’azote adjacents. Dans le cas particulier des tétrazines, cette orbitale est assez proche en énergie de l’orbitale de type π, constituée des électrons du système aromatique. Cette situation est très exceptionnelle, et le niveau élevé de cette orbitale n « atypique » est responsable du fait que les tétrazines présentent donc un gap faible et de ce fait soient colorées (une molécule aussi peu conjuguée ne devrait pas absorber dans le visible, eg le benzène absorbe dans l’UV assez lointain). Chez les tétrazines, cette caractéristique déjà exceptionnelle se double d’une situation encore plus étonnante. Les tétrazines possédant des propriétés spectroscopiques remarquables sont essentiellement celles portant des substituants assez électrodéficitaires5, car ces derniers ont la propriété de provoquer une inversion des orbitales π et n en tant que HOMO de la tétrazine6, une caractéristique réellement très originale (si les substituants sont assez électroattracteurs, l’orbitale n remonte assez haut pour devenir la HOMO, et ce sont les seuls aromatiques où une telle situation est observée). Nous avons de surcroît observé que cette inversion détermine l’apparition, ou non, de la propriété de l’existence d’une fluorescence avec un rendement exploitable.

La Figure 2 ci-dessous, extraite de la référence 6, montre les orbitales calculées de plusieurs tétrazines. Lorsque l’orbitale n (en rouge) est la HOMO, on observe systématiquement l’apparition de fluorescence (rendements pouvant atteindre 35 %) alors que lorsque la HOMO a un caractère πs, celle-ci n’est pas observée, ou bien avec des rendements très faibles (< 1 %).

Fig. 2 : Niveau des orbitales calculées (programme Gaussian) avec les types de l’orbitale HOMO et HOMO-1 (rouge = type n, bleu = type π) pour différentes tétrazines intéressantes (formules en dessous). Les autres orbitales (LUMO, autres…) ont été laissées apparaître par souci de clarté.

Fig. 2 : Niveau des orbitales calculées (programme Gaussian) avec les types de l’orbitale HOMO et HOMO-1 (rouge = type n, bleu = type π) pour différentes tétrazines intéressantes (formules en dessous). Les autres orbitales (LUMO, autres…) ont été laissées apparaître par souci de clarté.

Même si la raison précise du comportement des tétrazines au niveau de l’existence ou non de la fluorescence n’a jamais pu être définitivement explicitée, la règle découverte ne souffre pas d’exceptions, et les rendements quantiques de fluorescence semblent même augmenter lorsque l’écart entre la HOMO et la HOMO-1 augmente (séparation accrue des niveaux). Cette situation très particulière fait des tétrazines fluorescentes les plus petits fluorophores organiques raisonnablement efficaces connus à ce jour !

3-Activation de la fluorescence

La fluorescence des tétrazines est donc intéressante, mais leur coefficient d’absorption assez faible (cela est lié à la petite taille de la molécule) en fait des molécules faiblement brillantes globalement parlant, puisque la brillance d’une molécule est le produit de son coefficient d’absorption (le nombre de photons absorbés/unité de temps/molécule, ramené à la concentration, qui est le paramètre macroscopique mesurable) multiplié par le rendement quantique (nombre de photons absorbés/nombre de photons émis), soit l’équation :

B = εx ɸ,

ε représentant le coefficient d’absorption et ɸ le rendement quantique.

Mais on peut considérablement améliorer cette brillance, en attachant à la tétrazine un autre fluorophore, possédant un fort coefficient d’absorption, et capable de transférer efficacement son énergie à la tétrazine. La brillance devient alors :

B = εAx q x ɸ,

εA représentant le coefficient d’absorption de l’antenne, q l’efficacité du transfert (nombre sans dimension entre 0 et 1) et ɸ toujours le rendement d’émission de la tétrazine.

Le rendement du transfert d’énergie pouvant facilement approcher l’unité, on peut multiplier par environ un à deux ordres de grandeur la brillance des tétrazines comme nous avons montré dans les cas de la dyade à droite de la figure 3B, préparée au PPSM, et constituée d’une naphtalimide possédant un coefficient d’absorption d’environ 30000 Lmol-1cm-1 (contre 500 environ pour la tétrazine générique)7, 8.

Fig. 3. En haut, mécanisme illustrant le transfert d’énergie dans la tétrazine à antenne. En bas, photos de solutions (5 10-6 M dans CH2Cl2), sous lumière blanche (gauche, on distingue à peine la couleur de la tétrazine à cette dilution) et sous UV stimulant la fluorescence (droite, on voit l’énorme différence entre la tétrazine « générique » et celle à antenne imide).

Fig. 3. En haut, mécanisme illustrant le transfert d’énergie dans la tétrazine à antenne. En bas, photos de solutions (5 10-6 M dans CH2Cl2), sous lumière blanche (gauche, on distingue à peine la couleur de la tétrazine à cette dilution) et sous UV stimulant la fluorescence (droite, on voit l’énorme différence entre la tétrazine « générique » et celle à antenne imide).

4-Une application commerciale inattendue, la révélation des empreintes digitales.

La révélation des empreintes digitales directement fluorescentes sans post-traitement n’existait pas il y a 10 ans. Le mode « moderne » le plus employé de révélation (une invention japonaise datant du milieu des années 70) consistait à évaporer du cyanoacrylate de méthyle (connue sous le nom plus communément de « Superglue »), dans des conditions bien contrôlées de température et d’hygrométrie. La colle polymérise au contact de la sueur nucléophile des empreintes, et fournit une image blanche de cette dernière. Cela marche bien souvent, sauf dans le cas de substrats clairs, blancs ou pire, transparents, sur lesquels la colle blanche restait invisible. Il fallait alors recourir aux procédés « anciens » (poudres colorées, sprays…) mais ils avaient les multiples inconvénients de diminuer la qualité de la révélation, de prendre du temps supplémentaire, et pire encore, de dégrader l’ADN pouvant encore être présent dans les empreintes.

Nous avons mis au point un procédé, utilisant une tétrazine fluorescente particulière9, qui peut être mélangée à la colle cyanoacrylate pour obtenir une révélation directement fluorescente des empreintes en une seule étape et exactement dans les mêmes conditions que précédemment10 (dans ce type d’application, changer ne serait-ce que de manière minime les conditions de révélation, signifie en général modifier aussi les équipements, et in fine le plus souvent renoncer à son exploitation du fait des coûts impliqués). La figure 4 montre la différence entre une révélation classique et celle faite avec notre produit, breveté sous le nom de Lumicyano®. Cette gamme de produits, développée en partenariat avec le laboratoire PPSM et la société Crime Scene Technology (CST), est à l’heure actuelle utilisée par de nombreux laboratoires de police scientifique, en particulier dans toute la France.

La figure 4 montre des exemples de la supériorité du Lumicyano® sur le cyanoacrylate simple utilisé jusqu’alors.

Fig. 4 : Exemples de révélations d’empreintes digitales traditonnelles (au dessus) et avec le Lumicyano® en dessous (avec la représentation du flacon initialement produit, mais qui n’est plus commercialisé sous cette présentation)

Fig. 4 : Exemples de révélations d’empreintes digitales traditonnelles (au dessus) et avec le Lumicyano® en dessous (avec la représentation du flacon initialement produit, mais qui n’est plus commercialisé sous cette présentation)

5-Conclusion

Dans ce court article, j’ai tenté de montrer, au travers de quelques exemples judicieusement choisis, l’intérêt des tétrazines, à la fois au niveau de leurs caractéristiques physicochimiques uniques, mais aussi d’une application exceptionnelle. Le Lumicyano n’a pu être créé également, que du fait du caractère électrophile des tétrazines (la plupart des colorants classiques sont nucléophiles et réagiraient violemment avec le cyanoacrylate). Pour ne pas faire trop long, je n’ai évidemment pas tout présenté, mais il faut signaler aussi que certaines tétrazines liqquides ont été préparées, qui sont actuellement les liquides fluorescents purs les moins visqueux de tous les fluorophores liquides connus en chimie11, avec des applications dans la spectroscopie des interfaces solide-solide et leur lubrification12, 13. D’autres tétrazines ont permis de développer l’étude de l’électrofluorochromisme, c’est-à-dire le contrôle de la fluorescence par l’état rédox du fluorophore14. Je pense que de nouvelles applications peuvent encore se manifester, compte tenu des caractéristiques uniques de ces nouveaux fluorophores.