Un « dialogue » indiscipliné An unruly dialogue

Jacques Fontanille 

https://doi.org/10.25965/lji.148

Les disciplines scientifiques ne dialoguent pas, elles interagissent, et ces interactions peuvent prendre de très nombreuses formes. Cette contribution examine quelques-unes de ces formes d’interaction, sans prétendre à l’exhaustivité, et en prenant l’exemple des relations de la sémiotique avec l’anthropologie, la psychothérapie, la physique des matériaux, ainsi que d’une configuration transversale, celle de la transparence. Dans ces interactions, les précautions diplomatiques sont de première importance, et elles ne sont ni toujours réciproques, ni une garantie de succès ; mais toutes les situations sont riches d’enseignements : en matière d’interdisciplinarité, tout vaut mieux que la juxtaposition dans l’indifférence partagée.

Scientific disciplines do not dialogue, they interact, and these interactions can take many forms. This contribution examines some of these forms of interaction, without claiming to be exhaustive, and taking the example of the relations between semiotics and anthropology, psychotherapy, material physics, as well as a transversal configuration, that of transparency. In these interactions, diplomatic precautions are of prime importance, and they are neither always reciprocal nor a guarantee of success; but all situations are rich in lessons: when it comes to interdisciplinarity, anything is better than juxtaposition in shared indifference.

Sommaire
Texte

Quand on cherche à comprendre comment les différentes disciplines collaborent, on doit d’abord circonscrire et dénommer la question à traiter. Le nom qui vient spontanément à l’esprit est celui de « dialogue ». Pourtant, ce qui se passe entre deux ou plusieurs domaines scientifiques ressemble rarement à un dialogue, d’autant que les disciplines ne sont pas du tout conçues pour dialoguer entre elles !

On pourrait aussi considérer que les relations qu’entretiennent les disciplines reposent toutes sur une condition indispensable : elles doivent se connaître les unes les autres. Mais que signifie, pour les membres d’une discipline, « connaître » les autres disciplines ? Se mettre à la place de leurs collègues ? S’approprier tel ou tel des aspects des autres disciplines ? Se contenter d’une version globale et vulgarisée ? Analyser la manière dont on y fait de la science ? Faire des projets en commun en juxtaposant les résultats ? On voit tout de suite qu’on ne peut échapper à une description précise de ces interactions entre disciplines.

Cette description des interactions entre différents domaines de recherche s’appuiera sur l’exemple de la sémiotique, la science des signes et de la signification en général, qui est déjà considérée, selon les points de vue, soit comme interdisciplinaire, soit franchement indisciplinée.

1. Premier cas : sémiotique et anthropologie

Dans les années 60 du siècle précédent, la sémiotique structurale s’est constituée entre autres en s’appuyant sur l‘anthropologie structurale de Lévi-Strauss. Greimas, fondateur de la sémiotique structurale, était alors, en tant que linguiste et sémioticien, invité permanent au laboratoire d’anthropologie dirigé par Lévi-Strauss

La démarche de Greimas a consisté alors à examiner en détail et exploiter les résultats de ce dernier. L’anthropologue travaillait alors principalement sur les mythes des peuples amazoniens, et s’efforçait d’en dégager un corpus homogène. Face à la profusion de données hétérogènes, et à la très grande variation des mythes, dans l’espace (géographique) et dans le temps (historique), il procédait par comparaison et il modélisait le principe de ces variations, grâce à la formule canonique des mythes, proposée dans Anthropologie Structurale, en 1958. Mais il ne décrivait pas alors la signification intrinsèque du mythe lui-même, il se focalisait sur les mythes en tant que groupe de transformations.

Le sémioticien s’est alors approprié le résultat de cette homogénéisation du corpus des mythes, et de cette première formalisation, et a commencé par poser une opposition achronique entre « contenus inversés » (séquence initiale) et « contenus posés » (séquence finale », qui doit permettre de comparer et superposer plusieurs mythes ou versions de mythes. Ensuite, le sémioticien propose une typologie des segments narratifs qui composent le mythe de référence. Le mythe de référence était notamment étudié par l’anthropologue sous l’angle des types d’alimentation (Cru/Cuit, pour le Cru : Frais/Pourri) et des types animaux correspondants. Le sémioticien repère les transformations principales, identifie les contenus sémantiques abstraits qui sont en jeu (vie/mort, non vie/non mort), et aboutit à une conclusion tout à fait imprévue, à savoir que le mythe tout entier est structuré par des opérations élémentaires : négation du Cru, affirmation du Cuit, négation du Pourri et affirmation du Frais, et que ces opérations concernent non seulement les animaux qui s’alimentent, mais aussi des acteurs du système de la parenté (époux, épouse, fils mâle, mère et grand-mère).

Ce premier épisode marquait la naissance de la sémiotique narrative, mais aboutissait à une sérieuse difficulté diplomatique avec l’anthropologie : mécontent de cette reconstruction sémiotique qui débordait sa propre analyse, Lévi-Strauss a demandé à Greimas de quitter son laboratoire et de se trouver un autre lieu pour ses recherches et son séminaire. C’est ainsi qu’en sortant de chez Lévi-Strauss, Greimas entra à l’EHESS, et fonda le Groupe de Recherches Sémiolinguistiques.

2. Deuxième cas : psychothérapie et sémiotique

Je voudrais ici évoquer la rencontre entre un psychothérapeute spécialisé dans les enfants et adolescents, Jean-Pierre Klein, et un sémioticien formé à la sémiotique structurale, Ivan Darrault, qui a appartenu au CeReS jusqu’à sa retraite. Les deux partenaires ont mis en relation leurs équipes respectives, celle de l’hôpital pour enfants d’un côté, et celle de sémiotique, de l’autre. La spécificité de cette collaboration tient à ce que les deux disciplines se sont données un objet commun : dans la thérapie, en effet, il faut parvenir à déplacer, déporter les capacités de parole, d’émotion, d’imagination du patient, d’un lieu où elles provoquent la souffrance, vers un autre lieu où elles connaîtront le soulagement. Le thérapeute doit faire changer le patient : changer de discours, d’identité, de rôle, voire changer de symptômes. Cette perspective thérapeutique devient un objet pour la sémiotique, parce que les deux disciplines s’accordent sur le fait que ce changement est un parcours interprétatif, un parcours de changement du sens, que le patient suit en même temps que le thérapeute.

Le sémioticien invente alors un modèle du problème à traiter : au lieu de partir d’une seule instance personnelle (le MOI), il propose de partir de deux foyers d’identité, l’un qui s’exprime directement, un Moi qui ne fait que « dire », et l’autre, le SOI, qui exprime des représentations différentes, éventuellement de nature fictionnelle, et qui raconte autre chose que lui-même, en somme un Soi qui imagine et se projette en dehors de lui-même. Avec ses deux foyers, l’œuvre commune du psychothérapeute et du sémioticien est devenue « la psychiatrie de l’ellipse » : la thérapie comme l’explication sémiotique vont et viennent entre ces deux foyers.

Entretemps, le psychothérapeute est devenu à moitié sémioticien, le sémioticien a appris à conduire des thérapies d’enfants et adolescents, les deux ont publié ensemble un livre, et tenu pendant quatre ans un séminaire commun à Beaubourg sur l’utilisation de l’art-thérapie comme moyen pour opérer le changement d’instance sémiotique, pour passer du Moi au Soi, du dire à la fiction. La diplomatie a été efficace, parce qu’elle était réciproque.

3. Troisième cas : sémiotique et sciences physiques

Cette expérience est presque anecdotique, mais édifiante. Dans le cadre d’un projet financé par une ANR, et consacré à l’étude des images et imageries scientifiques et médicales, j’avais moi-même choisi d’analyser l’utilisation des images et graphiques dans un article de la revue Chocs du CEA, et intitulé « Comportement thermomécanique des composites texturés en environnements extrêmes ». Mon article, intitulé « Séries d’image et argumentation scientifique. La formation d’un montage-type dans une stratégie institutionnelle » montrait et démontrait l’existence d’une stratégie argumentative implicite et sans doute en partie involontaire dans le choix des images et surtout dans la manière dont elles étaient associées.

J’ai demandé au CEA le droit d’utiliser quelques-unes de ces images dans la publication de mon article, étant donné que son contenu ne pouvait être compris et utilisé que s’il était accompagné des montages analysés. J’ai joint, à ma demande de cession des droits mon article, ainsi que les informations nécessaires concernant le programme ANR et la recherche collective en cours. Devinez-vous quelle réponse j’ai reçue ? Ni oui, ni non, mais cette demande impérative : « Vous devez d’abord nous expliquer pourquoi vous avez écrit cet article ? ». Comme j’ai compris l’arrière-pensée et la méfiance institutionnelle qui inspirait cette question, je n’ai pas répondu, je n’ai rien demandé, et j’ai publié l’article en me disant que je ne risquais rien car il n’y a aucune chance que des « collègues » qui posent de telles questions lisent des revues ou des livres de sciences humaines, encore moins de sémiotique. Rien ne s’est passé, en effet. Néanmoins, autre difficulté diplomatique…

4. Quatrième cas : la transparence

On pourrait parler dans ce cas d’interdisciplinarité unilatérale ! Je me suis intéressé il y a une dizaine d’années à la structure signifiante des phénomènes de transparence. Mon hypothèse de départ était qu’une configuration banale comme la transparence pouvait être une forme constante à travers plusieurs domaines de l’expérience, correspondant à des objets disciplinaires différents. C’était un défi, puisque les disciplines concernées étaient l’optique (du côté physique), la géographie (du côté des paysages), et la sociologie des organisations (du côté de la transparence de la gouvernance). Je suis donc parti de l’optique, je me suis concentré sur les différents types de mesure qui permettent de caractériser la transparence : celle de l'énergie incidente (celle qui est dirigée sur le matériau-obstacle), celle de l'énergie absorbée dans l’obstacle, celle de l'énergie transmise et celle de l'énergie réfléchie. Je n’entre pas ici dans le détail, je résume : j’ai effectué une transposition phénoménologique et narrative, permettant de rendre compte de la manière dont le raisonnement de l’optique était construit. Je l’ai ensuite transférée, transposée et adaptée aux autres domaines, pour vérification, ce qui a donné lieu à une modélisation désormais intégrée à l’organon de la sémiotique visuelle en général.

C’est une autre forme encore d’interdisciplinarité, où l’interaction ne se produit pas entre des équipes ou entre des personnes, mais entre des publications et la recherche de résultats innovants.

5. Conclusion

Vous comprenez pourquoi je propose de renoncer à la notion de « dialogue », qui masque les problèmes et la diversité des situations d’interdisciplinarité, tout en faisant croire « qu’il suffit de se parler ». Il y a « interdisciplinarité » quand une discipline exploite les résultats d’une autre discipline pour construire ses propres modèles, jusqu’à rendre les résultats de l’autre méconnaissables (cas 1). Il y a « interdisciplinarité » quand deux équipes, deux partenaires, construisent ensemble un modèle et des résultats qui leur sont communs (cas 2). Il y a interdisciplinarité quand une discipline prend pour objet-problème les pratiques et publications scientifiques d’une autre (cas 3). Il y a enfin interdisciplinarité quand une discipline cherche à mettre en place une problématique commune et transversale à plusieurs autres (cas 4). Etc… et bien d’autres cas sans doute…