Introduction

Thierry Gobert 
et Patrick Mpondo-Dicka 

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

André Leroi-Gourhan (1964). Le geste et la parole, Paris : Albin Michel.

Note de bas de page 2 :

Jean Ablanet (1986). Signes sans paroles, Paris, Hachette.

La littérature est féconde en travaux sur l’imaginaire. Les lettres, les sciences humaines, la psychologie, la philosophie et l’esthétique proposent des ancrages théoriques reliés par une longue tradition épistémologique. Distingué de l’image et de l’imagination depuis l’Antiquité, l’imaginaire est fréquemment appréhendé comme un fonds commun, un socle culturel et symbolique distribué à l’échelle de l’humanité pour laquelle il participe de l’appropriation et de la perception des mondes visibles et invisibles (C. Lévi-Strauss, G. Dumézil, G. Bachelard, G. Durand, ou encore C. G. Jung, C. Castoriadis). Autant individuel que social, il se dévoile de façon complexe dans les actes individuels, communautaires et sociétaux lorsque sont analysés les modes de vie, les croyances, les récits, les objets et les industries qui les fabriquent (Leroi-Gourhan, 19641 ; Abelanet : 19862). L’imaginaire constitue un point d’articulation entre la personne et le collectif susceptible de se prêter à l’investigation du chercheur.

Note de bas de page 3 :

Joël Thomas (1998). Introduction aux méthodologies de l’imaginaire, Paris, Ellipses.

Restreint au champ des sciences de l’information et de la communication, l’imaginaire peut être compris comme « un dynamisme organisateur des images qui leur confère une profondeur en les reliant entre elles, l’imaginaire n’est donc pas une collection d’images additionnées (…) mais un réseau où le sens est dans la relation » (Thomas, 1998, 153). Joël Thomas, s’interroge ici sur « les enjeux et le statut des méthodologies de l’imaginaire à l’ère du numérique ». Il propose un regard croisé entre les méthodologies de l’imaginaire et la théorie générale des systèmes. Les deux approches font état de nombreuses analogies. Même si les premières travaillent plus sur les images que sur les nombres, la compréhension des nombres passe, d’une part, aussi par l’imaginaire, et d’autre part, tout est fait pour dissimuler l’aridité des nombres à l’aide d’interfaces conviviales. Joël Thomas s’efforce de montrer, à travers quelques exemples empruntés à des univers distincts comme les gravures rupestres et le design automobile que, avec une grande constance, le modèle systémique associant ordre et désordre participe d’une symbolique du tissage en réseau : unitas multiplex.

Note de bas de page 4 :

Roland Barthes (1957). Mythologies, Paris, Seuil.

Les technologies innovantes sont des techniques qui, à partir d’une communauté d’ingénieurs, de chercheurs, d’inventeurs et de distributeurs commerciaux, se sont répandues dans l’espace social. Pour subsister, elles sont soumises à leur appropriation par des utilisateurs qui les investissent, les surinvestissent ou tentent de les rejeter. Ainsi, « chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société. » (Barthes 1957, 2164).

La notion d’imaginaire des TIC connaît donc un réel succès. Pascal Robert choisit pourtant de la remettre en question. Doit-elle être prise, sans autre forme d’inventaire, comme un cadre pertinent de compréhension des TIC ou bien doit-elle faire l’objet d’une mise en discussion ? Son article interroge cette notion afin d’en tester la cohérence et l’efficacité intellectuelle. Il montre que ses déclinaisons, mythes et utopies, à défaut d’être véritablement convaincantes sur le plan intellectuel, remplissent une fonction sociale singulière. L’imaginaire, selon lui, rassure le sociologue (au sens large) quant à sa capacité à porter un discours « sur ce qui échappe à sa culture, à savoir la technique ». Or, d’autres alternatives existent, pour parler sensément de la technique – la notion d’impensé informatique, nous propose P. Robert.

Note de bas de page 5 :

Antoine Faivre (1996). Philosophie de la nature, Paris, Albin Michel.

Cela dit, les enquêtes conduites auprès des utilisateurs ne décrivent pas seulement des imaginaires mécanistes (Faivre, 1996, 175). Henri Desbois questionne ainsi « le rôle du surnaturel dans les fictions du numérique » en rappelant que la comparaison de la technique avec la magie est assez banale, souvent pour exalter par hyperbole la puissance de la première. Dans le cas du numérique, il arrive que la comparaison trouve son prolongement dans la fiction : en particulier dans la science-fiction, il n’est pas rare de voir l’informatique et la magie associées. Cette association peut prendre diverses formes, du simple développement de la métaphore au fantastique assumé. À partir des exemples de Vernor Vinge, William Gibson, et Charles Stross, l’auteur explore quelques figures du merveilleux numérique et montre comment la double figure de l’illusionniste et du chaman est révélatrice des rapports ambigus que l’irrationnel entretient, dans la fiction, avec les techniques numériques.

Note de bas de page 6 :

Eric Barchechath (1988). Les technologies de madame sont avancées. Éducation et informatique, n° 45, pp. 10-11.

Jean-Luc Rinaudo le rappelle dans son texte : à « nouvelles technologies, vieux fantasmes » (Barchechath, 1988, 116) avant de montrer comment s’articule l’imaginaire autour du numérique et de la fantasmatique de la formation. L’auteur montre, en contexte éducatif, comment le numérique se construit sur un imaginaire social qui va de l’assujettissement à la libération et comment les pratiques éducatives conjuguent un travail psychique de déliaison et de subjectivation. Trois modalités des imaginaires du numérique en éducation sont analysées : l’accès à tous les savoirs du monde et les transformations de l’apprentissage et de l’enseignement qui en découlent ; l’abolition des frontières spatiales et temporelles ; la mise en cause des générations.

Note de bas de page 7 :

Milad Doueihi (2011). La grande conversion numérique, Seuil, Paris.

Cet aspect générationnel est abordé par Anne Cordier qui s’interroge sur les imaginaires de la jeunesse à l’heure du numérique. Ses recherches en Sciences de l’Information et de la Communication conduisent à travailler la notion « d’imaginaire(s) d’Internet » comme objet socialement partagé et objet d’enseignement-apprentissage, de la recherche d’information et des lieux d’information. Le regard est porté plus spécifiquement sur les liens entre imaginaires et pratiques d’information. L’article propose une analyse des imaginaires que véhiculent les discours sociaux à propos des « jeunes » et de leurs pratiques numériques. Il met en lumière la réception des discours par les adolescents eux-mêmes et les conséquences de ces discours sur la prise en charge des pratiques numériques adolescentes. La prise en compte de l’imaginaire dans les recherches portant sur les pratiques informationnelles, et plus largement l’activité d’information, permet de dépasser le stade des discours d’accompagnement qui nuisent à la compréhension de la diversité des pratiques adolescentes, et à l’intercompré-hension des acteurs, notamment au sein du monde scolaire. Le développement d’un « humanisme numérique » (Doueihi, 20117) serait à ce prix.

La convocation d’un imaginaire technique dans un contexte global ou holistique dans des travaux scientifiques est porteuse d’une heuristique forte. Elle met en lumière un mouvement et un moment collectif de mise en actes d’une utopie par des groupes qui peuvent devenir de plus en plus étendus. Cela semble être le cas pour des communautés fonctionnant sur Internet ou pour des usagers de dispositifs dominants. Par exemple, le logiciel « libre », outre ses développements informatiques, fournit un soubassement du social. Il a engendré des communautés d’utilisateurs, c’est-à-dire des minorités qui participent au développement d’applications distribuées dans les espaces publics et privés, et qui n’en perçoivent que la gratuité, mais adhèrent implicitement aux valeurs et à la symbolique politique de la démarche. De même, lorsque la gratuité n’est pas de mise, l’accent est mis sur le volume de données disponibles sur un support le plus léger possible.

Par exemple, les musées ont été, entre autres, des acteurs importants du développement des CD-ROM dits « culturels » dans les années quatre-vingt-dix, comme plus récemment d’applications dites e-albums sur smartphones et tablettes tactiles. Laurent Collet et François Paquienséguy montrent que les interfaces des e-albums se nourrissent de l’imaginaire de concepteurs et designers, eux-mêmes usagers de dispositifs numériques qui les inspirent, au rang desquels les produits interactifs multimédias des années quatre-vingt-dix ont leur place. Mais ils montrent également l’importance des usages développés dans des univers de référence antérieurs. En effet, les interfaces seraient-elles des objets intermédiaires entre imaginaire, technique et pratique ? Elles sont bien placées pour rendre possibles les représentations d’imaginaires, leurs traductions sur support et des médiations entre pratiques anciennes et nouvelles.

Des communautés de réseaux « inventent » ici un présent avec une technologie récente. Ce seraient des utopies pratiques où l’imaginaire est effectivement au travail. Le sujet, mis en capacité d’imaginer un collectif sur la base d’une préoccupation commune, emploierait des moyens technologiques « d’invention sociale » qui déborderaient du cadre de l’ingénierie.

Note de bas de page 8 :

Pierre Levy (1994). L’intelligence collective, pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte.

Note de bas de page 9 :

Howard Rheingold (2005). Foules intelligentes, Paris, M2 éditions.

L’apparition de l’informatique, puis le développement des technologies numériques sont accompagnés de productions de discours, d’images, de représentations et de visions contradictoires. Le mot ordinateur, par exemple, est d’origine religieuse. Il dérive de l’ordinator, de « Dieu qui met de l’ordre dans le monde » (Perret, 1956, cit. St Augustin). Quand les individus tentent de se représenter « le réseau », ils font appel à des métaphores telles que le « village planétaire », le Web, la toile ou le cyberespace, qui sont parsemées de symboles, de mythes et de légendes. Comme « l’action technique, comme toute action humaine, ne peut pas exister sans prendre une forme symbolique » (Flichy, 1996), la technologie ne peut se propager que si elle éveille des références archétypales qui participent de manière contemporaine à une « intelligence collective » (Levy, 19948) voire à l’émergence d’un nouvel « esprit coopératif » (Rheingold, 2005, 739).

Note de bas de page 10 :

Hans Jonas (1990). Le Principe responsabilité, Paris, Cerf, 1990, ed. 1998.

Note de bas de page 11 :

Thierry Gobert (2013). Les outils numériques comme ennui : une nouvelle opposition au concept de plaisir lors de l'échange interactif ? Les Enjeux, n°14/2b, p. 33-47.

Ces formes symboliques et ces références archétypales rencontrent inévitablement le quotidien vécu où elles subsistent notamment grâce à une « promesse de la technique (…) liée à une menace (Jonas, 1991, 1310). Les utilisateurs paraissent identifier assez clairement le plaisir qu’ils retireraient d’un instrument dont ils ne disposent pas et se projettent dans des activités soit nouvelles, soit anciennes, mais renouvelées par les performances à venir. (Gobert, 2013, 3811). Ils recherchent la corrélation entre une technique imaginée et ce qu’il sera effectivement possible d’en faire. Cette effectuation serait d’autant plus significative qu’il s’agit d’une technologie informationnelle porteuse d’une part de symbolique plus importante.

C’est pourquoi un regard critique sur la place de l’imaginaire dans le développement des technologies numériques est utile. L’enseignement supérieur français a investi durant les quinze dernières années ce qui fut les NTIC, puis les TIC et aujourd’hui le numérique. Cette durée permet à Valérie Paquet-Compillo une approche longitudinale où l’imaginaire est abordé suivant trois niveaux : individuel, collectif et social. Un niveau supplémentaire, celui d’un l’imaginaire objectivé des projets nationaux, est identifié. Plusieurs textes et discours officiels, relatifs à l’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur ont été analysés d’un point de vue lexical, soulevant un vocabulaire argumentatif relevant de l’imaginaire. Celui-ci est croisé avec l’imaginaire qui apparaît dans les perceptions qu’ont les enseignants et des étudiants des TIC dans leurs activités. La coexistence d’imaginaires pluriels est-elle une utopie nécessaire ou un faisceau d’innovations inutiles ?

Note de bas de page 12 :

Robert Escarpit (1976).Théorie générale de l’information et de la communication, Paris, Hachette.

S’agissant des technologies numériques, un a priori techniciste cohabite avec les méthodes de l’imaginaire. Dans les sociétés occidentales, le « temps des ingénieurs » (Escarpit, 1976, 912) est en effet fondé sur un rationalisme où même le vocabulaire de l’électronique décrit des processus relationnels dans le vivant. Certes, la science sous-jacente à la conception des ordinateurs découpe le réel pour l’étudier, mais cette posture, quoique valorisée, la distingue paradoxalement de la technique qui doit rassembler des éléments épars pour concevoir des objets innovants en anticipant des besoins et des désirs.

À la valorisation du dispositif ont succédé celles de l’utilisateur et des humanités numériques, qui tendent à faire état de nouvelles formes d’organisation de la connaissance. La réflexion est nourrie de dimensions philosophiques, sociétales et individuelles, généralement bienveillantes, donnant une actualité à l’étude des mythèmes, des universaux et des imaginaires.

L’objet de ce numéro de la revue Interfaces numériques est donc de faire un état des lieux sur la convocation des théories de l’imaginaire et des imaginaires dans la galaxie des pratiques du numérique et de proposer des pistes de travail associant réflexion théorique et terrains empiriques. Nous avons pris beaucoup de plaisir à coordonner ce dossier et à rassembler les auteurs des textes, ainsi que ceux avec lesquels nous avons dialogué dans les entretiens, et qui ont témoigné de l’importance d’une vision multipolaire de l’imaginaire dans la conduite de leurs missions. Qu’il s’agisse de la gestion d’un projet aussi vaste que le « Système d’Information Touristique de Rhône-Alpes Tourisme » rassemblant 10 000 utilisateurs, du « Mooc développement durable » réalisé dans des délais particulièrement tendus ou encore de l’inscription d’une activité de recherche dans une pragmatique dite socio-créative, Éric Lacombe, Chrysta Péllissier, Mathilde Sarré-Charrier et Hélène Jannin ont unanimement souligné la prépondérance et la persistance des imaginaires au cœur de la technologie.

Note de bas de page 13 :

David Hilbert (1927). Die grundlagen der Mathematik. Abhandlungen, pp. 65-85.

Nous vous invitons à découvrir ce nouveau numéro qui donne au tiers exclu sa juste place dans le concert des technologies et des applications du numérique. « Priver le mathématicien du tertium non datur (le troisième n’est pas donné) serait enlever son télescope à l’astronome » (Hilbert, 1927, 8013).