Introduction

Anne Beyaert-Geslin 

Mots-clés : datajournalisme, infographie, sémiotique

Keywords : datajournalisme, graphics, semiotics

Texte intégral

Dans son étude du groupe sculpté le Laocoon, Goethe (1996 [1797]) soutient déjà que les corrélations entre ses parties définissent leurs fonctions, autrement dit le sens de cette œuvre. Le lien ainsi établi entre la spatialité et le sens assurerait une intelligibilité purement visuelle. Ce constat confirme les propositions de Lessing (1990 [1766]) et en particulier l’effet de temporalité associé à la juxtaposition des formes -la juxtaposition (nebeneinander) signifie la succession (nacheinander). Un énoncé visuel peut donc signifier indépendamment du verbal : le fait est établi. Mais quelles relations le signe iconique entretient-il avec le discours descriptif ? comment le visuel et le verbal collaborent-ils ? comment se construisent les syncrétismes ? Le datajournalisme et la pratique journalistique des infographies jettent aujourd’hui une lumière nouvelle sur ces questions anciennes, le statut du visuel et sa relation aux autres langages.

Ce dossier se consacre à la dimension visuelle qui est “ajoutée” aux pratiques journalistiques afin de distinguer le data journalisme qui se fonde sur l’analyse d’algorithmes, des données produites par des calculs statistiques, et la pratique journalistique des infographies qui consiste à “designer ” les données discrétisées par le journaliste. Au-delà d’une définition en forme d’interdéfinition, il porte l’attention sur le sens et plus particulièrement la dimension persuasive de ces langages. La rhétorique, envisagée comme une faculté de persuader (Aristote) rencontre en effet une question centrale pour le journalisme, celle de l’objectivité. Les deux pratiques y répondent du reste de façon différente. Cautionné par l’apparence d’objectivité des chiffres et prétendant à celle, instrumentale, des sciences naturelles (Daston & Galison, 2007), le data journalisme impose d’emblée une confiance susceptible d’être déniée aux infographies qui réfèrent à la pratique journalistique “traditionnelle ” toujours plus ou moins soumise à l’accusation de subjectivité. Tout comme le texte “artisanal ” du journaliste, les données sont pourtant des constructions qui ne sauraient revendiquer aucun accès privilégié à la « vérité ». Tous deux sont “fabriqués”.

Note de bas de page 1 :

« (…) la sémiotique est, en principe, la discipline qui étudie tout ce qui peut être utilisé pour mentir » (notre traduction)

La question de l’objectivité est traitée de diverses façons dans le dossier. Posée comme socle du questionnement (Harmand), elle est écartée d’emblée au profit d’une « illusion référentielle » (Chatenet et Cardoso), d’un « régime d’objectivité » (Cholet) ou définie comme une « impression d’objectivité » (Roumanos). Le dialogue se construit autour de la construction de cette “vraisemblance” par des « structures persuasives » (Caetano). Mais, dans la mesure nous n’accédons jamais qu’au paraître du sens, quel que soit le discours analysé, dans la mesure où la signification peut être « derrière les images sans être pour autant dans les images » (Greimas, 1968, 3), comment le visuel “ment-il”(Eco, 1975, 17)1 mieux ou plus, comment nous persuade-t-il davantage ? Qu’ajoute-t-il au paraître du sens ?

Le tout premier “supplément” est un effet d’évidence : le visuel “met une réalité sous les yeux” à moins qu’il ne la fasse être, comme le montre une étude de cartes urbaines. Certains auteurs du dossier soulignent ainsi la fonction performative ou factitive de ce langage qui, même si elle peut être considérée comme une propriété générique de l’image, bénéficie en l’occurrence des effets d’autorité conjugués du journalisme et des data. Une autorité encore confortée par l’effet de sens de modernité de ce journalisme “augmenté” (Theviot) qui semble s’imposer comme une obligation professionnelle pour les rédactions (Chagnoux) engagées dans cette « mise en données du monde ».

Les différentes études révèlent en outre comment la lecture des infographies est précisément guidée et leur signification contrôlée. En toute première approximation, la valeur est donnée par les contrastes de volume ou d’épaisseur des traits. Le temps est exprimé par le déplacement dans l’espace selon une direction horizontale ou verticale, donc nécessairement par une conversion de l’espace. Outre les signes indexicaux, les infographies puisent dans une encyclopédie culturellement informée où les signes ayant une fonction de mise en équivalence, de symbolisation (le tracteur, par exemple chez Pignier), s’ajoutent à des symboles déjà établis par des conventions (la colombe pour signifier la paix). Elles privilégient en outre les systèmes semi-symboliques dont la logique binaire facilite la compréhension et la mémorisation et, à tout le moins, favorisent une logique d’agglutination des unités signifiantes par “paquets ” pour constituer des formants.

Loin d’être totalement immanente, la narrativité infographique peut aussi témoigner d’inventions qui sont avant tout des importations d’autres genres et pratiques déjà “naturalisés” par la fréquentation antérieure, par exemple les filets de vitesse de la bande dessinée ou des reprises de signalétiques, comme celle du code de la route dont les couleurs et les formes différentielles sont réagencées dans de nouveaux systèmes où ils conservent leur contenu initial (le rouge et la forme triangulaire pour le danger). La curiosité des auteurs du dossier qui, pour étudier les infographies, se réfèrent à la publicité, à la cartographie ou à l’image scientifique témoigne au demeurant de cette possibilité d’emprunts qui apparente l’énonciation au bricolage lévi-straussien. L’invention reste néanmoins soumise à une obligation de lisibilité, à l’acceptation du lecteur qui doit par exemple comprendre l’effilement d’un trait comme un prolongement de la durée. Elle assume donc les dangers de l’interprétation, s’expose au risque de la prédétermination voire de l’inversion du sens qui peut être due à une différence culturelle induisant une compréhension divergente des figures de l’encyclopédie, mais plus essentiellement au caractère polysémique du visuel. Une légende, un paratexte doivent nécessairement stabiliser le sens de l’infographie, la situer.

Cette remarque incite à caractériser le statut de ces langages. Les visualisations du datajournalisme et les infographies ne sont pas des énoncés visuels mais syncrétiques, non seulement parce qu’ils associent des images et des textes, sollicitent une lecture linéaire et tabulaire, mais parce que les figures s’inscrivent sur un support dominé par le langage verbal (le journal) où la lecture tabulaire interrompt celle qui est dictée par l’orientation linguistique. Dans ce cadre, un système d’équivalence (Merleau-Ponty, 1964) est recherché entre l’image et le texte qui, loin de subordonner le visuel au verbal, s’appuie sur de grandes catégories logiques transversales. Celles-ci permettent de rassembler, séparer (conjoindre ou disjoindre), d’introduire une dimension pathémique pour dysphoriser ou euphoriser l’énoncé selon que la direction est descendante ou montante (voir l’interview), ou d’élaborer des métaphores créatives comme celle de la pointe qui perce le titre ou du texte qui déborde le cadre, par exemple. Cette conception large du syncrétisme, qui ancre profondément le visuel dans le verbal d’un point de vue sémantique autant que syntaxique, renie dès l’abord une conception simplement illustrative de l’infographie et laisse penser que l’organisation topologique du sens ne s’appuie pas seulement sur la reprise de la forme élémentaire de la mémoire des lieux (la localisation dans l’espace) mais aussi sur un cadrage et une possibilité d’anaphorisation élaborés par l’architecture de l’information (Beyaert-Geslin, 2018), la stratégie éditoriale (préparation du support formel (Fontanille, 2005), mise en colonnes et en rubriques, etc). De la sorte, le syncrétisme énonciatif assure le guidage de la signification et conjure les dangers de l’interprétation.

Cette connivence image-texte pourrait néanmoins laisser craindre une errance de la lecture et une ouverture incontrôlée du sens. Comme dans les systèmes notationnels décrits par Goodman (1976 [1968]), un contrat implicite lie l’instance d’énonciation et le lecteur, lui indiquant dès l’abord ce qui doit être considéré comme signifiant: les figures mais ni les gestes de leur instauration, ni la texture ou la couleur du support papier, en l’ocurrence. Limiter l’interprétation, contrôler la sémiose suppose que les unités expressives mobilisées s’approchent au plus près de types existants. En ce sens, l’opposition entre le ratio facilis et le ratio difficilis faite par Eco (1975, 183) s’avère ici précieuse et permet de relier cette énonciation sinon à un code préétabli, du moins à une invention extrêmement contrôlée qui relève le défi de l’interprétation. Si ce contrat implicite tend à approcher ce discours du code, il s’expose néanmoins à la critique du “prêt à penser”, comme le soulignent plusieurs auteurs du dossier.

Note de bas de page 2 :

Il serait intéressant de se demander à quel point cette préséance des infographies vis-à-vis des énoncés verbaux des articles, dans la temporalité de la lecture, ne contribue pas à leur attribuer un statut “à part ” dans le journal et une fonction plus ou moins illustrative, en oblitérant la connivence profonde donnée par l’architecture de l’information.

Résumons. Ces conditions concernent les signes, les figures, le support, et se déterminant l’un l’autre à la façon de l’échafaudage des niveaux de pertinence des pratiques (Fontanille 2008), déterminent la stratégie journalistique en facilitant la lisibilité et la compréhension par les liaisons spatiales des figures, tout en persuadant d’une “vérité ”. Mais l’idée d’une économie cognitive serait néanmoins réductrice car, comme le confirment plusieurs analyses du dossier, le visuel offre aussi une possibilité de stimulation cognitive en donnant une valeur affective aux quantifications, en “frappant l’imagination” d’autant plus efficacement que l’iconographie appartient, tout comme les titres, au premier niveau de lecture de la page du journal et vient pour ainsi dire au-devant du lecteur2. La plupart des articles soulignent ce “supplément” sensible du visuel qui, par des homologations marquantes (la couleur rouge et le sang), permet de vaincre les routines de lecture mais aussi de faire réagir le lecteur, de le faire agir. Si l’importance de la dimension pathémique doit beaucoup au choix des corpus étudiés, qui portent essentiellement sur des crises (crise du covid-19, crise climatique...), elle amène néanmoins à se demander si l’usage des infographies ne rencontre pas une transformation de la finalité journalistique, qui ne viserait plus seulement à informer, faire comprendre et persuader, quitte à tomber dans le travers du sensationnel, mais servirait aussi un projet citoyen recherchant la participation, donc la mobilisation.

Le dialogue des auteurs restitue une énonciation très particulière, “déracinée”, qui efface les traces de l’instance énonçante. Dans la continuité de leurs réflexions, on pourrait proposer le concept d’énonciation numérisée dans l’esprit de l’énonciation historique de Benveniste, un concept élaboré à partir de l’opposition entre une énonciation fondée sur l’histoire et un autre sur le discours, repris par Louis Marin pour les tapisseries représentant le roi Louis XIV. De la même façon que, dans l’énonciation historique, les événements semblent se raconter eux-mêmes (Benveniste, 1966), le narrateur étant congédié, les chiffres semblent parler par eux-mêmes dans les infographies en tirant profit d’une autorité journalistique renforcée par l’effet d’attestation royal des “grands nombres”.

Cette formulation générale n’élude pas des effets de sens particuliers qui s’accordent à l’imaginaire des data, telles les connotations “mondialisantes” associées à l’image de la planète -sorte de supradestinateur- qui introduisent l’idée d’une “grande famille” humaine (Fabre). Si le territoire se définit par sa frontière, son caractère privatif, La Terre, nouveau territoire à défendre, présente l’avantage d’être le seul sans extériorité, qui autorise donc un ralliement à peu près universel.

Le dossier aborde la problématique sous des angles disciplinaires variés et fait dialoguer la sémiotique avec le design, l’analyse du discours, les sciences de l’information et de la communication, le journalisme et la sociologie du journalisme. Des entretiens de journalistes de la presse quotidienne régionale (PQR) et une interview d’un infographiste du journal Le Monde introduisent dans l’intimité de la pratique. Plusieurs points historiques situent le design d’information relativement à l’histoire de l’image scientifique, du design et de l’image de presse. Différents corpus d’infographies ou de collections d’images sont analysés.

Katy Caetano permet d’entrer dès l’abord dans le vif de la question. A partir d’un corpus d’infographies relatives à la pandémie du Covid-19, elle montre comment les infographies construisent les faits dans un contexte de manque et d’excès. Une semi-symbolicité élémentaire permet de « faire connaître, voir et ressentir par des différentes esthétiques », en mettant en évidence la « valeur expérience » du journalisme.

A partir d’un corpus consacré au réchauffement climatique, Ludovic Chatenet et Stéphanie Cardoso expliquent comment une scénarisation installe un point de vue et un observateur ayant statut de témoin. Ils soulignent eux-aussi l’importance de la semi-symbolicité et son efficacité véridictoire en montrant que des effets plastiques ajoutés aux graphiques introduisent l’émotion.

Nicole Pignier s’attaque aux éthiques énonciatives des infographies. Elle oppose une rhétorique de la reprise à celle de la méprise, qu’elle met à l’épreuve d’un corpus de cartographies de Zones à défendre (ZAD). Elle pose aussi le cas limite de l’énonciation poétique qui, au lieu de « désambiguïser », introduit une logique contemplative et ouvre (trop) largement la sémiose.

Rayya Roumanos propose une lecture critique d’une œuvre de datavisualisation de Médiapart. Celle-ci prétend révéler la dimension massive et systématique de la violence qui s’abat sur les manifestants, alors que la scénarisation produit surtout un effet de choc. En dépit de l’apparente objectivité des chiffres, les faits sont recomposés par le journaliste et les témoins pour une représentation spectaculaire de l’événement.

Florian Harmand rapproche journalisme et design. Il problématise les notions de données et d’information et se demande comment les données et leurs techniques modifient les manières de faire des journalistes et influencent le cadre de la production de l’information. « La visualisation doit être utilisée pour un gain d’intelligibilité, non pour son esthétique légitimante », explique-t-il.

Maxime Fabre adopte le point de vue du lecteur confronté à des « cristaux de lisibilité » et fait le lien avec l’interprétation. A propos des publications photographiques de l’Agence France-Presse sur les réseaux socionumériques, il distingue le travail des datas, présentées telles des traces, et celui de leur mise en forme visuelle, infographique.

L’article d’Everardo Reyes entre en dialogue avec cette première étude de photos. Il situe le journalisme dans une histoire de l’image de presse, ce qui souligne la dimension matérielle du journalisme graphique. Son étude de collections d’images numériques se concentre sur trois aspects interdépendants : thématique, visuel et interactif. Une présentation de ses propres visualisations d’un corpus de magazines permet de repérer des relations entre thèmes et signes plastiques.

Céline Cholet s’interroge sur la posture scientifique qui accompagne la production des infographies représentant les mesures de la biodiversité et, se référant à une mutation historique, rapproche l’objectivité d’un souci de « laisser parler la nature » au lieu de représenter « d’après nature ». Elle questionne la perception de l’environnement qui résulte de ces infographies et avance l’hypothèse d’une «  objectivité mécanique  ».

Anaïs Theviot dresse un état des lieux de la perception et de la compréhension de ces innovations, en tant que pratiques professionnelles, par les journalistes eux-mêmes. L’analyse d’entretiens avec des journalistes politiques de presse quotidienne régionale de l’Ouest de la France permet de saisir la rupture pour le localier, qui se voit lui-même comme « un couteau suisse », et pour une profession où « la pertinence ne se mesure plus à la clarté du style, mais à la lisibilité du graphique ».

Cet article fait “pendant” avec celui de Marie Chagnoux qui se fonde sur une étude de terrain auprès de journalistes de la presse quotidienne régionale de la région Grand Est pour définir les représentations du datajournalisme et identifier les verrous logistiques et méthodologiques de sa mise en œuvre. La datavisualisation, dont on observe l’entrée dans ces rédactions, se présente comme une étape de familiarisation au traitement des données.

L’entretien avec Henri-Olivier, infographiste, permet de visiter la scène pratique et de faire le lien entre l’intentionnalité et la signification.

Ont participé au Comité de lecture de ce numéro :

Mélanie Bourdaa, université Bordeaux Montaigne ; Gérard Chandès, université de Limoges ; Nicolas Couegnas, université de Limoges ; Maria Giulia Dondero, FNRS/université de Liège ; Marie-Christine Lipani, IJBA-université Bordeaux Montaine ; Vivien Lloveria, université de Limoges ; Audrey Moutat, université de Limoges ; Nathalie Pinède, université Bordeaux Montaigne ; Didier Tsala, université de Limoges