Big Data, gouvernementalité et industrialisation des médiations symboliques et politico-institutionnelles

Marc Ménard ,
André Mondoux ,
Maxime Ouellet 
et Maude Bonenfant 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3079

Dans cet article, nous interrogeons l’intégration des médias socionumériques au sein de dynamiques globales de production, de circulation, de captation et de traitement de données (Big Data). Plus spécifiquement, nous analysons comment ces dynamiques contribuent au déploiement d’un nouveau mode d’objectivation social. Il s’agit, d’une part, de montrer comment ce mode d’objectivation repose sur l’intégration des médias socionumériques au sein de circuits marchands. D’autre part, nous éclairons comment le processus d’industrialisation du traitement des données personnelles induit de nouvelles modalités de régulation sociale fondée sur des procédés algorithmiques. Nous présentons enfin comment se traduit cette « gouvernementalité algorithmique » sur le plan des représentations symboliques constitutives de l’« objectivité » que prennent les rapports sociaux et de la signification que les sujets accordent à leurs pratiques.

In this article, we will examine how social media have embedded themselves in the global dynamics comprising the production, circulation, capture, and processing of massive quantities of data (Big Data). More specifically, we will analyze how these dynamics have helped bring about a new social means of objectification. First, we will show how this objectification is consequent on incorporating social media into the market system. Second, we propose to shed light on how automating the processing of personal data leads to new algorithm-based modalities of social regulation. Finally, we will lay out how this “algorithmic governmentality” finds expression in the symbolic representations that constitute the “objectivity” that social relations assume, as well as in the meanings that individuals ascribe to the conduct of those relations.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Si les écrans sont aujourd’hui « invisibles », c’est qu’étant à ce point répandus, ils sont devenus banals et banalisés, et se fondent ainsi dans une quotidienneté qu’ils contribuent à produire. De plus, l’écran est également le tributaire d’un contenu à afficher, à produire donc. Ainsi, à cette présence accrue des écrans correspond l’importance que prend la production de données ; plus particulièrement, avec la montée des médias socionumériques, les données dites personnelles. Nous entendons ainsi, dans le contexte du déploiement massif des médias socionumériques, interroger la dynamique globale de production, circulation, captation et traitement de données, soit le Big Data, et comment cette dynamique contribue au déploiement d’un nouveau mode d’objectivation social. Quels sont les rapports de forces propres à l’intégration de données personnelles, produites dans le cadre de l’utilisation de médias socionumériques, dans des circuits marchands et processus à caractère normatif ? Comment cela se traduit-il sur le plan des représentations symboliques qui sont constitutives de l’« objectivité » que prennent les rapports sociaux et de la signification que les sujets accordent à leurs pratiques.

Note de bas de page 1 :

Au sens d’analyser comment différents types de valeurs sont produites, distribuées, échangées et consommées, et comment le pouvoir est produit, distribué, échangé et utilisé (Graham, 2007).

Nous éloignant d’une définition strictement « informatique » du Big Data (les trois « V » : volume, variété et vélocité) (Laney, 2001), notre analyse sera ancrée dans une perspective d’économie politique1 qui, afin d’adresser les enjeux de pouvoir et de subjectivité, sera jumelée avec la notion de « gouvernementalité algorithmique » (Rouvroy et Berns, 2013 ; Rouvroy et Stiegler, 2014), projet qui a été peu fait jusqu’à présent.

Nous entendons démontrer que nous sommes en présence d’une dynamique d’industrialisation des médiations symboliques et politicoinstitutionnelles. Pour ce faire, nous prendrons appui sur la sociologie dialectique développée par Michel Freitag (Freitag, 1986). Pour Freitag, la médiation renvoie au lien qui unit la subjectivité et l’objectivité sociales. Selon cette perspective, le symbolique est le mode de représentation idéelle de la réalité, il s’agit de la médiation par laquelle les individus entrent en rapport les uns avec les autres et à partir de laquelle ils peuvent élaborer un monde commun sous la forme d’une totalité signifiante (ibid.). Selon cette sociologie dialectique, les sociétés humaines sont passées historiquement d’un mode de reproduction culturel-symbolique, qui correspond aux formes pré-modernes de la socialité, à un mode de reproduction politico-institutionnel, caractéristique du monde moderne. Au sein de la prémodernité, la (re)production sociétale s’effectue par le biais d’une médiation symbolique transcendantale, dont le mythe est la représentation idéal-typique. Dans la modernité, c’est par le biais de la médiation des institutions politiques que la reproduction de la société est rendue possible par-delà les normes symboliques des sociétés prémodernes. Cela ne signifie pas que le monde moderne détruit toute forme de médiations symboliques, mais plutôt que ces dernières sont ressaisies réflexivement par les sociétés sous la forme de règles formelles à l’origine de l’ordre juridique. En ce sens, ce qui caractérise le mode de reproduction politico-institutionnel est « l’institutionnalisation de la capacité d’institutionnalisation » (ibid., 287), c’est-à-dire la capacité des sociétés de se donner réflexivement des finalités collectives par le biais de la praxis politique. Dans cette perspective, l’actuel déploiement des médias socionumériques et des Big Data témoigne de ce que Freitag avait qualifié de passage vers un nouveau mode de reproduction sociétal « opérationnel-décisionnel » (Idem). Nous passerions ainsi d’un monde qui était encore régulé normativement par la culture et qui se reproduisait de manière plus ou moins stabilisé au moyen d’institutions politiques, à un nouveau régime autonomisé, informatisé et automatisé de régulation de la pratique sociale (Stiegler, 2015). Dans cette nouvelle forme sociétale, le savoir au sens moderne, conçu comme le résultat d’une activité réflexive et critique de transmission de la connaissance, est transformé en informations-marchandises produites industriellement (Lyotard, 1979 ; Stiegler, 2012), c’est-à-dire en données a-signifiantes et insignifiantes (Lazzarato, 2014). Dans cet article, nous analyserons cette dynamique en prenant pour objet les rapports entre Big Data, circuits marchands et médias socionumériques.

2. Économie politique et gouvernementalité

Note de bas de page 2 :

Il existe un débat sur cette question en économie politique de la communication. Pour certains, la valeur économique dans les médias socionumériques proviendrait du sur-travail non rémunéré des usagers. La surveillance des consommateurs permettrait alors aux entreprises de diffuser des publicités ciblées en fonction des intérêts des usagers (Terranova, 2000 ; Cohen, 2008 ; Fuchs 2010). Pour d’autres, la valeur proviendrait principalement de la marchandisation des affects des usagers, ce qui permettrait d’augmenter la valeur réputationnelle des médias sociaux en bourse (Arvidsson et Colleoni, 2012).

Des activités aussi diverses que le déploiement de publicités ciblées sur Internet (par Facebook, par exemple) ou la mise en place de systèmes de recommandation (comme celui d’Amazon) reposent sur le traitement massif et automatisé de données personnelles produites, volontairement et involontairement, par les usagers (Bonenfant et al. 2015a). Il s’agit de poser la question du modèle de création de la valeur économique de ces plateformes numériques, considérant l’apport de plus en plus important des usagers sur le plan de la production de contenus. La nouveauté de ces modèles économiques réside dans le fait que les données personnelles sont récoltées via des techniques de plus en plus sophistiquées de captation, impliquant ainsi une « surveillance » des consommateurs. Ces données peuvent ensuite être valorisées (monétisées) de différentes manières par les acteurs en mesure de les analyser, qu’il s’agisse de développer de la publicité ciblée, de personnaliser l’offre de biens et services et discriminer les prix ou de mettre en place des systèmes de recommandation (Kessous, 2012 ; Ménard, 2014)2.

Note de bas de page 3 :

Par industrialisation, on fait référence à une production de masse où l’on retrouve : 1) un investissement et une valorisation de capitaux importants ; 2) une mécanisation de la production, c’est-à-dire l’application systématique de la science et de la technologie au processus de production ; et 3) une division du travail, caractérisée notamment par la séparation entre les organisations et les travailleurs, c’est-à-dire entre le créateur et son produit, et la spécialisation des tâches (Tremblay et Lacroix, 2002).

Le traitement des données est au cœur du circuit marchand caractérisant le Big Data. Il s’agit, essentiellement, de trois opérations (Dagognet, 1979) : la saisie (laquelle implique un support matériel nécessaire à leur manipulation et une codification qui conditionne la réception, compression et circulation) ; la conservation (stockage, ordonnancement et mise à disposition) ; et l’analyse (de laquelle on pourra inférer de nouvelles données). Une des caractéristiques les plus spectaculaires du Big Data est l’intégration de ces opérations en un seul circuit de traitement de données que l’on peut qualifier d’industrialisé3, considérant le traitement entièrement automatisé de quantités massives de données (volume), structurées et non structurées (variété), en temps réel ou quasi réel (vélocité) (boyd et Crawford, 2012 ; Mayer-Schönberger et Cukier, 2013 ; Kitchin, 2014a).

Note de bas de page 4 :

Ainsi, les conditions d’utilisation de Facebook stipulent que : « vous nous accordez une licence non exclusive, transférable, sous-licenciable, sans redevance et mondiale pour l’utilisation des contenus de propriété intellectuelle que vous publiez sur Facebook ». Accédé à https://www.facebook.com/legal/terms/update le 9 décembre 2015.

Cependant, nulle industrialisation possible sans marchandisation préalable. Ainsi, on peut considérer la marchandisation comme « le processus de transformation de choses valorisées pour leur usage en produits commercialisables qui sont valorisés pour ce qu’ils peuvent apporter dans un processus d’échange » (Mosco, 2009, 2). Mais pour ce faire, le produit ou service doit d’abord être approprié, c’est-à-dire faire l’objet d’un droit de propriété. Le détenteur sera alors en mesure d’exploiter et de conserver l’usage exclusif de ce produit. Dans le circuit marchand du Big Data, les fournisseurs de services de médias socionumériques exigent l’attribution d’une licence d’utilisation des données produites par les usagers4, ce qui leur donne la latitude nécessaire pour accumuler, traiter et assembler ces données en profils. En effet, ce sont les profils d’usagers qui, par analyse de corrélation, sont appariés aux profils types recherchés par les annonceurs ou marchands dans les opérations de « personnalisation » de l’offre (Bonenfant et al., 2015b).

D’un point de vue économique, une des particularités du Big Data est donc non seulement d’avoir réussi à valoriser les données personnelles des usagers produites via les médias socionumériques en assemblant et marchandisant des profils d’usagers, mais aussi d’avoir industrialisé l’ensemble du processus de traitement de ces données. Sur le plan sociopolitique, le Big Data se caractérise également, en amont, par des processus de surveillance induits par la captation continue des données et, en aval, par une volonté de produire du contrôle. Plus précisément, le Big Data peut ainsi être présenté comme une gouvernementalité algorithmique, c’est-à-dire « un certain type de rationalité (a)normative ou (a)politique reposant sur la récolte, l’agrégation et l’analyse automatisée de données en quantité massive de manière à modéliser, anticiper et affecter par avance les comportements possibles » (Rouvroy et Berns, 2013, 173).

Nous allons ainsi procéder à l’analyse du circuit marchand déployé dans ce contexte, étape par étape, et ce à la lumière de quatre axes principaux de la gouvernementalité. Le premier concerne les règles de production et de circulation, et renvoie au fait que :

[d]ans toute société la production de discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité (Foucault 1971, 10-11).

Il s’agira d’expliciter les processus de manifestation, soit les règles – explicites et implicites – qui sous-tendent la production, la circulation, la captation et le traitement des données.

Le second axe porte sur les rapports de forces (pouvoir) inhérents à la pluralité des discours (le politique) ; certains sont dominants, d’autres pas, et c’est justement par le biais des règles de production et de circulation, avantageant certains, soumettant les autres, que s’actualisent les rapports de forces.

Le troisième axe est le régime de vérité induit par l’exercice du pouvoir, soit

l’idée qu’il ne peut pas y avoir de gouvernement sans que ceux qui gouvernent n’indexent leurs actions, leurs choix, leurs décisions à un ensemble de connaissances vraies, de principes rationnellement fondés ou de connaissances exactes, lesquels ne relèvent pas simplement de la sagesse en général du prince ou de la raison tout court, mais d’une structure rationnelle qui est propre à un domaine d’objets possible. (Foucault, 2012, 14).

Nous entendons aborder le régime de vérité par le biais des « actes de vérité ». Autrement dit, il s’agira de mettre à jour les énoncés qui (re) produisent les procédures de manifestation, soit les « lois » permettant de penser les objets possibles et leur dispersion, les positions – parmi toutes celles possibles – prises par les sujets, la coexistence avec d’autres énoncés pour renvoyer à d’autres « champs associés » et enfin l’insertion dans un cadre normatif pouvant faire l’objet de stratégies d’appropriation (da Silva et Artières 2003, 33-34).

Enfin, le dernier axe comprend la notion de « gouvernement par vérité » qui rend nécessaire une forme de subjectivité capable de reconnaître, adhérer et se soumettre (assujettissement) au régime de vérité et ainsi devenir partie constituante des rapports de pouvoir ainsi (re)produits. Comme l’écrit Foucault, « [i]l y a deux sens au mot “sujet” : sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit » (Foucault 1994, 227). Nous entendons ainsi expliciter les énoncés qui chez le sujet participent d’une réflexivité sur sa propre condition au sein des processus d’individuation.

Note de bas de page 5 :

Voir à ce sujet, la notion de « sujet automate » chez Marx renvoyant à la marchandise, ainsi que le travail, la valeur et le capital en tant que médiations auto-médiatisantes et non réflexives. (Žižek, 2013 ; Martin et Ouellet, 2014).

Nous posons donc qu’avec l’application du Big Data aux médias socionumériques il y a bel et bien gouvernementalité algorithmique, c’està-dire règles de production et circulation, rapports de forces (pouvoir), régime de vérité et (re)production d’une forme de subjectivité. Cette forme de gouvernementalité affecte les modalités de représentation (Rouvroy et Berns, 2013). En effet, ce que l’on nomme généralement « crise de la représentation » (Rouvroy et Stiegler, 2014), relève pour nous d’une transition entre deux régimes de vérité : le passage d’un mode de (re)production sociale de type politico-institutionnel à un mode « décisionnel-opérationnel » (Freitag, 1986) déployé autour de la « prise en charge et la gestion systématique, programmatique et prévisionnel du social » (Freitag, 1995, 16-17). Ce nouveau mode de reproduction est en effet problématique puisque les médiations symboliques politicoinstitutionnelles (la synthèse du social en tant que représentation d’une totalité) ne relèvent plus du politique (Mouffe, 2005), mais sont plutôt subsumées au sein de dispositifs techniques engendrant des processus normatifs en apparence a-politiques et a-idéologiques. Cette nouvelle dynamique, qui se présente comme une fin en soi, se manifeste par la présence d’outils d’automatisation et de massification (Big Data) – une industrialisation. Si les médias socionumériques sont présentés comme des outils producteurs de « social » (Mondoux, 2012a, 2012b), le Big Data marque l’intensification de cette tendance par le déploiement d’outils industriels qui automatisent les processus de médiations symboliques politico-institutionnelles et contribuent à son intégration dans les circuits marchands en tant qu’activité productrice en soi5.

3. Analyse du circuit marchand

Le circuit marchand qui découle de l’application du Big Data aux médias socionumériques relève d’un processus d’industrialisation du traitement des données personnelles. Ce qui implique, d’abord, l’appropriation des données personnelles des usagers en vue de leur éventuel assemblage en profils susceptibles d’être transformés en marchandises et donc valorisés. Ensuite, le processus de traitement de ces données prend la forme d’un circuit marchand industrialisé, c’està-dire d’une production de masse reposant sur l’automatisation du processus de production, l’investissement et la valorisation d’importants capitaux (développement d’outils de captation, de stockage et d’analyse sophistiqués), une division du travail et une spécialisation des tâches.

Une dynamique de personnalisation ou de sur-mesure est au cœur de ce circuit marchand du traitement des données personnelles. Les entreprises, en effet, face à des consommateurs de plus en plus « mobiles », dont les préférences sont changeantes et les identités fluides (Pridmore et Zwick, 2011), cherchent désormais à personnaliser leur offre, qu’il s’agisse de publicités ou de biens et services (Peppers et Rogers, 1997 ; Riemer et Totz, 2001 ; Frank et Harnish, 2014). Selon ces derniers, la personnalisation « est le processus de collecte et d’utilisation, par les entreprises, des renseignements personnels concernant les besoins et les préférences des clients en vue de créer des offres et des informations qui correspondent parfaitement aux besoins des clients » (Frank et Harnish, 2014, 35). D’où cet arrimage sur les données personnelles des individus, lesquelles sont supposées « révéler » leurs caractéristiques et préférences. Pour obtenir un tel résultat, il faut traiter les données. Les trois procédures de base de tout processus de traitement de données sont, comme nous l’avons mentionné, la saisie, la conservation et l’analyse (Dagognet, 1979). Cependant, le processus marchand du traitement automatisé des données personnelles du Big Data est en réalité beaucoup plus complexe et se compose de plusieurs étapes distinctes. Cette série d’opérations forme une boucle, c’est-à-dire que la dynamique démarre par la production de données personnelles par le sujet, et se complète par la réception d’une communication « rétroactive » sous la forme d’une offre personnalisée (publicité, bien ou service recommandé) qui incite à des actions générant une production de données personnelles.

3.1 Production et circulation des données

Note de bas de page 6 :

Voir à ce sujet la notion « d’identités projets » chez Boltanski et Chiapello (1999).

La convergence entre les médias socionumériques (production de contenus/données personnelles) et le Big Data s’effectue dans un contexte sociohistorique précis, soit celui de l’hyperindividualisme (Mondoux, 2009). S’inscrivant dans la foulée du procès de personnalisation (Lipovetsky, 1984), l’hyperindividualisme renvoie à l’émergence d’un sujet qui, réfutant ultimement toute forme d’autorité disciplinaire, aspire à advenir par et pour lui-même (Mondoux, 2011a, 2011b, 2011c). Voilà pourquoi l’usage des médias socionumériques ne marque pas tant une forme de narcissisme, mais plutôt la nécessité, face au déclin des grands récits (Lyotard, 1979) et face à l’idée que l’identité n’est plus ainsi « reçue »6, de se construire une identité et de la divulguer aux autres (Mondoux 2012a, 2012b). Cette dynamique du « se dire » est au cœur des prétentions associées au concept de l’empowerment, soit la possibilité de s’émanciper du social pour ainsi atteindre la pleine expression de la liberté individuelle.

La première étape du circuit consiste donc à collecter les données personnelles produites – volontairement ou non – par les usagers des médias socionumériques. Parce que ces usagers sont branchés sur un périphérique numérique (de plus en plus mobile, interactif et en réseau) doté d’une interface de saisie et de sortie de données, les actions des individus sont traduites en format numérique/binaire. Dès cette étape, il y a traitement des données qui sont décontextualisées, c’est-à-dire qu’elles sont extraites de leur contexte de production, et en ce sens désaffectées, c’est-à-dire qu’elles ne sont plus affectées (affects) d’une valeur, au sens éthique du terme : elles ne sont plus ni bonnes ni mauvaises, ni vraies ni fausses (Bonenfant et al., 2015a).

Note de bas de page 7 :

Katz et Shapiro caractérisent les produits de réseaux comme les produits « pour lesquels l’utilité qu’un utilisateur dérive de la consommation du bien augmente avec le nombre d’autres agents qui consomment ce bien » (Katz et Shapiro, 1985, 424).

Sur le plan des règles de production et de circulation, il s’agit de favoriser la production et la circulation de données, ce qui crée ce que les économistes nomment des « effets de réseau »7, c’est-à-dire que plus il y a de données produites, plus il y a d’usagers, et plus il y a d’usagers, plus il y a production et circulation de données. Les rapports de pouvoir induits par la collecte des données résident non seulement dans l’appropriation des données par les plateformes médiatiques, mais aussi dans le préformatage des interfaces elles-mêmes où les fonctions et catégories d’identification (âge, sexe, préférences en matière de consommation, etc.) sont prédéterminées et ainsi conditionnent l’horizon de possibilités des usagers.

Note de bas de page 8 :

Le régime de vérité judéo-chrétien comme parrêsia, c’est-à-dire l’impératif de discourir vrai sur soi (Hall, 2015).

La forme de subjectivité liée à l’usage des médias socionumériques participe à cette dynamique. Face à la montée de technologies de plus en plus personnelles (Mondoux 2011a), l’outil technique est effectivement perçu comme une extension de soi (Turkle, 1985). Le sujet construit son identité en exprimant ses préférences, ce qui induit une pression à être le plus « authentique » possible, soit de « tout dire », pris ici dans son sens de discours de confession foucaldien8 , mais aussi en tant que « tout peut être dit » (affranchissement face aux autorités disciplinaires propre à l’hyperindividualisme). Ainsi peut-on débusquer le régime de vérité sous-jacent. Ici la technique est considérée comme neutre et tous ont ou peuvent avoir accès à celle-ci. En ce sens, tous les sujets sont égaux dans les flux de circulation. De plus, tous les contenus se valent puisque la dissolution des références symboliques transcendantales (Freitag, 1986) conduit au primat accordé au sujet et à son désir de pleine liberté. Ici, conformément aux valeurs néolibérales, le « social » vient après l’individu, ce que confirme la présentation des médias sociaux comme des outils « sociaux », c’est-à-dire producteurs de « social » (Mondoux, 2012a ; 2012b). Voilà pourquoi les médias socionumériques sont vus comme étant « démocratiques » et que la circulation de données personnelles est perçue positivement : plus ça circule, mieux c’est (Dean, 2009), ce qui en retour renforce les incitatifs à la production et à la circulation des données.

3.2 Captation et stockage des données

Une fois les données collectées, elles sont traitées, « nettoyées », mises en forme et conservées dans une base de données ; opérations qui sont menées de façon automatisée et massive (Elmer, 2004). La base de données acquiert ainsi le statut d’un format de stockage standardisé, dont les catégories prédéterminent les fonctions et éléments d’identification composant l’interface. Le choix des données conservées, de même que le format de stockage, induisent un rapport de pouvoir en faveur des fournisseurs de services qui détiennent la base de données et qui sont les seuls à disposer d’un accès aux données de tous les usagers.

Si la captation de données rend nécessaire leur stockage selon une mise en forme spécifique, le traitement futur de ces données leur confère le statut de « données brutes », c’est-à-dire leur état avant traitement. Dans le contexte de dissolution des références symboliques transcendantales, de la supposée neutralité de l’objet technique et la nature quantitative des données en circulation, les « données brutes » en sont ainsi venues à acquérir les attributs du Réel lui-même : « par l’application d’une analyse agnostique de données, les données peuvent parler par elles-mêmes en étant exemptes d’un biais humain ou d’un effet de cadrage, et tous les modèles et relations au sein du Big Data sont intrinsèquement significatifs et véridiques » (Kitchin, 2014b, 4). Ces éléments du régime de vérité trouvent écho au sein de la subjectivité : plus il y aura de données produites, « meilleure » sera la compréhension du Réel. Ceci renforce chez le sujet la croyance de pouvoir/devoir tout dire, tout le temps, ce qui est conforme à la dynamique du sujet « émancipé » hyperindividualiste.

3.3 Création de profils d’usagers

L’étape suivante consiste à créer des profils d’usagers par assemblage des données « brutes » contenues dans la base de données selon les règles de production suivantes :

Un profil est censé caractériser les domaines d’intérêt de l’utilisateur et toutes ses caractéristiques spécifiques susceptibles d’aider le système d’information à fournir les données les plus pertinentes, dans la bonne forme, au bon endroit et au bon moment. Ces attributs sont généralement classés et organisés en modèle de préférences qui servira à mener la compilation des requêtes, l’exécution des requêtes et la livraison des données. (Bouzeghoub et Kostadinov, 2006)

Cette mise en forme, ce profilage des individus, constitue une première possibilité de valorisation, puisque cette identification, cette « photo » représentant les caractéristiques et préférences d’un individu, pourra éventuellement être vendue à tout annonceur ou marchand à la recherche d’un profil type de consommateur.

La création de profils introduit une dynamique importante au sein de la subjectivité en ce qui concerne les rapports entre identification et identité. Avec les interfaces numériques, certaines des données personnelles sont renvoyées (sélection qui manifeste un rapport de pouvoir), tel une rétroaction, à l’usager sous forme de « tableau de bord ». C’est-à-dire une interface de « contrôle » global par le biais de divers indicateurs quantitatifs de « performance ». Par exemple, le nombre de pas effectués et le total de calories ingérées quotidiennement, la progression en vue d’un objectif quantitatif (perte de poids, points récompense accumulés, etc.). Cette métaphore joue un triple rôle. En premier lieu, le tableau de bord permet de visualiser la quantification du comportement de l’usager (ses choix représentant son « identité »). Deuxièmement, en faisant office de miroir (reconnaissance de soi), le tableau de bord et ses catégories de l’identification peuvent ainsi être intériorisées par l’usager en tant que son identité effective puisque les données, même après traitement dans le circuit marchand, conservent leur statut de données personnelles. Troisièmement, les données quantitatives étant cumulables, le tableau de bord permet d’objectiver et de stimuler la production de données par l’usager (en fixant des « objectifs ») qui peut ainsi suivre – et améliorer – les divers aspects de son « identité » (comme le compteur d’« amis » de Facebook). De plus, signalons que la métaphore du tableau de bord permet également de renforcer la perception d’un usager « au volant » et entièrement maître de son destin. Sur le plan du régime de vérité, il s’en suit que le profil est considéré comme « vrai » puisque 1) les données quantitatives sont considérées objectives et 2) elles sont produites par les sujets eux-mêmes. Plus il y a de données, plus le profil (identification) sera considéré comme « meilleur », « précis » et « vrai », renforçant ainsi la prétention d’être le reflet de l’identité.

Deux autres boucles de valorisation viennent s’ajouter à la valorisation marchande initiale. D’une part, l’automatisation des différentes opérations du cycle de traitement des données rend possible la modification (quasi) instantanée d’un profil d’usager de façon à tenir compte de toute nouvelle donnée captée et stockée qui le concerne (Elmer, 2004). Il est donc possible d’ajuster les profils en temps (quasi) réel, ce qui leur donne d’autant plus de valeur. D’autre part, le fournisseur de service aura tout avantage à multiplier et diversifier les sources de données qui nourrissent sa base de données (Adomavicius et Tuzhilin, 2005), au besoin en les acquérant auprès d’autres fournisseurs ou de data brokers, puisque cela lui permettra d’enrichir et de raffiner ses profils d’usagers, ce qui accroîtra encore leur valeur auprès d’éventuels acheteurs. Plus de données, plus fréquentes et plus variées, permettront donc de construire des profils dont la valeur sera plus élevée. Et cela d’autant plus que les profils/identifications des usagers peuvent être multipliés, c’est-à-dire ajustés en fonction des « besoins » des différentes entreprises intéressées par ces profils (Zwick et Dholakia, 2004).

La valorisation du temps réel s’inscrit dans ce que Hartmut Rosa nomme l’accélération du temps social (Rosa, 2012). En partie tributaire des rapports socio-politico-économiques, cette accélération puise également sa source dans la dynamique de jouissance (Melman, 2005) qui caractérise l’hyperindividualisme (Mondoux, 2009) et qui se manifeste par la valorisation du « ici, maintenant » (temps réel). Ceci contribue à former une subjectivité affirmant que « je peux tout dire où et quand je veux » et qui libère le sujet d’« avoir-à-être » (médiation symbolicoidéologique transcendantale) en le maintenant dans l’instantanéité d’un « être-achevé » qui peut néanmoins changer à volonté. Sur le plan du régime de vérité se trouve ainsi défini un sujet – néolibéral – comme n’étant plus ancré dans les grandes idéologies disciplinaires, mais au contraire « mobile » et « flexible » et tout à fait « adaptable » (Dardot et Laval, 2010).

Face à l’élargissement des sources de données à des tierces parties, de même que la multiplication et l’assemblage des profils qu’il entraîne, le régime de vérité pose ainsi que la société est éclatée en une mosaïque de communautés d’intérêts, ce à quoi fait écho une subjectivité affirmant que le sujet est dans une société « sur mesure », « sa » société, plus précisément sa « communauté ». Cependant, les médiations symboliques politico-institutionnelles ne peuvent s’effectuer sans l’apport d’une synthèse globale, d’une représentation de la totalité (Freitag, 1986). Comment alors concilier la multiplication et le fractionnement des données et la nécessaire totalité ? « Too big to know » (Weinberger, 2012) : cette totalité reste toujours hors de portée des sujets (trop de données) qui sont ainsi tous égaux dans la dépossession (Lefort, 1981). Cependant, elle est désormais atteignable par cumul de données, ce que permet justement la formidable puissance de traitement du Big Data. Ce régime de vérité pose que la totalité, contrairement à la médiation idéologico-transcendantale, est atteignable de façon neutre (technique et données « brutes ») et que la représentation symbolique est désormais obsolète (Anderson, 2008). Il n’y a donc plus d’écart entre le sujet et le Réel, ce qui renforce au sein de la subjectivité la croyance en un sujet « achevé ».

3.4 Corrélations et prédictions

Note de bas de page 9 :

A titre d’exemple, en 2014, les dépenses de recherche et développement pour Facebook, Twitter et LinkedIn s’élevaient respectivement à 2,666 milliards de dollars US (21 % des revenus), 692 millions de dollars US (49 % des revenus) et 536 millions de dollars US (24 % des revenus). Sources : http://investor.fb.com/annuals.cfm ; https://investor.twitterinc.com/annuals-proxies.cfm ; http://investors. linkedin.com/annuals.cfm.

L’étape suivante consiste à apparier le profil des usagers avec les offres commerciales (publicité, biens ou services). Ce qui revient à identifier, en fonction des préférences des usagers, les « bonnes » cibles pour les différentes offres. Les principales technologies de jumelage sont les systèmes de recommandation et les approches de prédictions statistiques (Adomavicius et Tuzhilin, 2005). Ces technologies utilisent pour la plupart des méthodes de corrélation visant à trouver des « similaires », ce qui permettrait de prédire ce que les usagers vont « aimer » et donc sont susceptibles de consommer (Ménard, 2014). Le rapport de pouvoir ici se déploie sur la position du fournisseur de service en tant qu’intermédiaire entre deux ou plusieurs groupes d’acteurs, ce qui lui permet d’exploiter les effets de réseaux directs et indirects (marchés bi ou multi-versants) (Rochet et Tirole, 2006). Dans le cas de Facebook, par exemple, plus les usagers sont nombreux à dévoiler leurs préférences, plus les annonceurs seront attirés par la possibilité d’audiences « ciblées ». Et, réciproquement, plus les revenus publicitaires augmentent, plus le fournisseur pourra investir dans le développement de son offre de services dans le but d’élargir sa base d’usagers. Sur le plan des rapports de forces (pouvoir), l’utilisation et le développement de ces outils d’analyse et d’appariement de profils sont très onéreux9 et nécessitent une expertise de pointe, ce qui est hors de portée des usagers. Ceci confère au fournisseur non seulement un avantage concurrentiel, mais lui permet également – au final – de mieux « connaître » les usagers (et leur futur) que les intéressés eux-mêmes.

La corrélation et la prédiction jouent un rôle important au sein du régime de vérité. Le recours à l’analyse corrélative puise ses sources notamment dans la cybernétique de Norbert Wiener qui misait sur les séries statistiques afin d’anticiper le futur. Ici, le passé surdétermine le futur qui n’est plus une question d’individuation relevant de l’ordre de la singularité et de l’improbable (Simondon, 2005), mais au contraire une dynamique prévisible, donc contrôlable. Ceci entraîne un phénomène de prophétie autoréalisatrice puisque c’est au nom de ce futur anticipé que des interventions sont entreprises au présent (Rouvroy, 2015). En ce sens, puisque « ça marche », toute analyse causale ou théorisation deviennent inutiles (Anderson, 2008). Au sein de ce régime de vérité, la connaissance du futur est gage d’un contrôle sur le présent (efficacité et optimisation) et joue un rôle similaire au mode de reproduction sociétal, soit d’instituer le présent en appelant le futur (l’individuation comme mode de reproduction). Ceci engendre effectivement une crise de la représentation parce que l’occultation des médiations symboliques et politico-institutionnelles conduit à nier la praxis humaine (la prise en charge du destin collectif) au nom des faits (Stiegler, 2015) : « il ne s’agit plus de se référer à la loi qui transcende les faits, mais d’inférer la norme sur la mesure des faits » (Supiot, 2010, 78).

Cette dynamique a également d’importantes répercussions sur la forme de subjectivité. En effet, elle permet au sujet de maintenir son principe de jouissance (n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand) tout en étant assuré que celle-ci participe néanmoins d’un monde non seulement rationnel, mais également pleinement efficace et optimisé. De plus, la dynamique de jouissance induit la production du manque (la consommation du désir laisse un vide à combler), donc de la jouissance à répétition (Dean, 2009). Ainsi la prédictibilité assure au sujet que ses jouissances futures sont non seulement légitimes, mais également assurées.

3.5 Captation de l’attention et orientation de l’action

En fait, ce qui définit une relation de pouvoir, c’est un mode d’action qui n’agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur leur propre action. Une action sur l’action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou présentes. (Foucault, 1994 :1055)

La dernière étape avant de boucler le cycle d’industrialisation des données personnelles consiste à capter l’attention de l’usager en lui envoyant un message « personnel » (publicité ciblée ou offre personnalisée) par le biais de la même interface technique de départ. Il s’agit donc de mettre en lien l’offre et le sujet ciblé, en vue d’obtenir des actions menant vers la conclusion de la vente. Cette dynamique sera « optimisée » par le recours à l’automatisation des différentes étapes (commande, facturation, expédition, etc.) visant à simplifier (réduire) le nombre d’actions à entreprendre et le temps entre la réaction, la décision d’achat et la vente comme telle. Selon Jean Vioulac, « [c] e conditionnement de masse de la demande exige alors un dispositif de communication de masse, qui puisse en quelque sorte téléguider la consommation » (Vioulac, 2013, 375). L’impact au sein du régime de vérité est que la communication devient signalétique, car elle se déploie, vu la personnalisation, le temps réel, la jouissance et la simplicité de l’action demandée (« one-clic solution »), sous forme de stimuli-réponse propre au behaviorisme cybernétique (Edwards, 1997) et qui relève d’un asservissement « machinique » fondé sur des sémiotiques a-signifiantes, c’est-à-dire « des signes qui, au lieu de produire une signification, déclenchent une action, une réaction, un comportement, une attitude, une posture. Ces sémiotiques ne signifient pas, mais mettent en mouvement, activent » (Lazzarato, 2008). Et puisque ce processus est intégré aux circuits marchands, nous sommes bel et bien en présence de ce que Bernard Stiegler, reprenant Freud, appelle une « économie libidinale » et « pulsionnelle » (Stiegler 2009). Sur le plan de la subjectivité, la réception d’un contenu « personnalisé » (construit à partir de l’identification), joue en faveur d’une con-fusion entre identification et identité qui peut devenir effective lorsque le sujet « pulsionnel » confirme le jumelage par son action (clic) d’achat. Ceci fait écho aux travaux menés en marketing où la notion de consommation identitaire trouve son apogée dans celle du « branding personnel » (Peters, 1997), c’est-à-dire les stratégies que le sujet doit adopter afin de « gérer », « développer » et « optimiser » ses activités.

4. Conclusion

Note de bas de page 10 :

On songe notamment aux révolutions – successives – de l’audiovisuel, de la télévision, de l’Internet, du Web « social », etc.

Une des approches les plus « intuitives », et particulièrement observable dans le champ disciplinaire des communications, consiste à poser l’émergence de la technique comme une innovation, une radicale nouveauté qui ainsi induit plus souvent qu’à son tour une « révolution »10. Une des conséquences de cette approche est qu’elle résulte bien souvent en individualisme méthodologique, c’est-à-dire qu’elle articule la réflexion autour de la primauté de l’individu – le créateur et l’usager – comme si à eux seuls ils suffisaient à épuiser l’essentiel du phénomène technique. Ici, le « social » vient après l’individu et sa technique. Ainsi, sous cet angle les médias socionumériques sont de l’ordre de l’individualité (l’appropriation supposée émancipatrice) avant d’être « sociaux » comme tels. L’industrialisation des médiations symboliques et politico-institutionnelles témoigne également de cette problématique. Le « social » produit par l’accumulation massive de données ne relève plus d’une synthèse délibérative, mais plutôt se dissoudrait dans une synthèse empirico-positiviste où l’immanence d’un réel achevé et atteignable qui rendrait ainsi caduque toute réelle praxis : « Si l’on tient à l’inverse que la démocratie repose sur la souveraineté du peuple, il apparaît alors que le néolibéralisme est, en tant que doctrine, non pas accidentellement, mais bien essentiellement un antidémocratisme. » (Dardot et Laval, 2010 : 464).

Voilà pourquoi nous avons privilégié une approche diachronique permettant de mettre en lumière les processus d’individuation psychique (subjectivité) et collective (le « social ») induisant, en termes simondiens, un rapport de transduction, c’est-à-dire qui participe (co-individuation) aux individuations psychique et collective. Ainsi, la dynamique du « se dire » et les pratiques d’auto-expression et de quête identitaire du sujet propres aux médias socionumériques sont également instituées dans et par des processus d’automatisation et de marchandisation des médiations symboliques et politico-institutionnelles, c’est-à-dire en tant qu’outil de production de masse et d’industrialisation. Ceci n’est pas sans soulever des inquiétudes certaines : aux sujets « machinisés » (pulsionnels) correspond une société modélisée comme une entité cybernétique dotée d’une téléologie qui exclue à la base l’antagonisme et la diversité politique. Il s’agirait d’une société qui, déployée à l’aune du positivisme et de l’empirisme, occulte la synthèse des délibérations propres au politique, c’est-à-dire qui neutralise les antagonismes politicoidéologiques (la critique) à la base de toute praxis (Mouffe, 2013). Voie dangereuse s’il en est, car la participation citoyenne serait complètement diluée dans des procédures automatisées (sémiotiques machiniques a-signifiantes) reposant ultimement sur des dynamiques pulsionnelles qui mettent en péril la figure subjective du citoyen lui-même.