La numérisation de l’activité d’auteur de fanfictions : un exemple du rôle joué par le numérique dans la construction individuelle et collective des valeurs The digitization of fan fiction author activity: an example of the role played by digital in the construction of individual and collective values

Aurore DERAMOND 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.5178

En partant de questions d’ordre juridique soulevées par un terrain réalisé auprès d’auteurs et autrices francophones de récits de fans (ou fanfictions), cet article vise à comprendre les enjeux éthiques et moraux sous-tendus par la numérisation de cette activité. La réflexion proposée mobilise des données qualitatives et quantitatives, obtenues auprès de 71 enquêtés lors d’entretiens semi-directifs portant sur leur positionnement en tant qu’auteurs de fanfictions, et sur les relations qu’ils mobilisent pour parvenir à publier. Elle se nourrit également d’observations faites sur les dispositifs de publication en ligne et d’un retour sur certains des travaux consacrés au Web et aux travaux de fans. L’objectif est de comprendre le rôle joué par le numérique dans la définition et la constitution de cette activité en tant qu’expérience sociale, mais aussi dans sa démocratisation et les réflexions collectives qu’elle permet.

Based on legal issues identified by a study conducted with French-speaking fan fiction authors, this article aims to show the ethical and moral issues behind the digitalization of this activity. The article utilizes qualitative and quantitative data, obtained from 71 respondents in semi-directive interviews about their positioning as fanfiction authors, and the social relations they mobilize to publish. It also draws on observations made of online publication devices and a review of some of the work published on the subject of the Web and fan fictions. It aims to demonstrate the role played by digital technology in the definition and constitution of this social activity, but also in its democratization and the collective considerations it encourages.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

« Je crois que le point d’orgue quand tu es auteur, c’est lorsqu’on fait une fanfiction sur ta fiction. […] Ça m’est arrivé deux ou trois fois, c’est WOUAW ! On m’a demandé « Est-ce que je peux faire une fanfiction sur ta fiction ? », j’ai répondu : « Mais bien sûr ! C’est fait pour ! ». Mais je pose deux contraintes, que je respecte aussi moi-même en tant qu’autrice de fanfictions : c’est de citer l’œuvre originale et de ne pas se faire d’argent avec. Ça inclut aussi de ne pas changer les noms et de publier ça comme une fiction originale, ce que certains ne considèrent plus comme de la fanfiction. Moi je considère qu’à partir du moment où tu l’as écrit dans un univers [fictionnel préexistant], c’est une fanfiction. […] Comme ça a été une très très forte source d’inspiration, tu restes dessus. C’est aussi une question de respect. […] Avant j’avais l’impression que c’était la règle […] maintenant j’ai l’impression qu’il y a de moins en moins, en fait, d’éthique. » (Louise, 30 ans, informaticienne)

Note de bas de page 1 :

Les pseudonymes des enquêtés ont été changés pour des prénoms fictifs, sélectionnés au hasard dans la liste des prénoms les plus donnés l’année de leur naissance.

Note de bas de page 2 :

D’origine anglophone, le terme « fanfiction » est composé des mots « fan » et « fiction ». Il sert à désigner les récits produits par les publics au sujet de personnalités ou de personnages et de récits qu’ils n’ont pas créés eux-mêmes. Il s’agit le plus souvent de produits issus de l’industrie de la culture, les produits culturels, ou alors de contenus d’amateurs, que Louise rassemble ici sous le terme de « fiction ».

Louise1 est autrice de fictions et de fanfictions. Elle diffuse ces dernières, qui sont basées des sur fictions protégées par le droit d’auteur2, sur le site d’archive gratuit fanfiction.net et autoédite certains de ses romans sur la plateforme commerciale Amazon. Louise publie également les deux sur le dispositif semi-payant WattPad, ainsi que sur son site internet personnel. Elle emploie le terme « éthique » pour souligner un comportement de respect qu’un auteur de fanfictions se devrait selon elle d’avoir vis-à-vis du créateur de la fiction dont il reprend des éléments. Cela consiste à reconnaitre autant la propriété intellectuelle de ce dernier, que les apports de sa création. Ses propos renvoient à une vision légaliste de l’éthique, qui recoupe deux dimensions. La première, celle bien identifiable relative au droit de propriété et à la protection des œuvres qui ferait consensus au sein des communautés de fans (Cristofari et Guitton, 2015). La seconde, peut-être plus ténue, est celle qui correspond à la liberté d’expression et de diffusion.

Louise emploie le mot « règle », qui se rapporte à une sorte de morale commune aux auteurs de fanfictions. Cela est certainement dû à l’entre-deux auquel elle fait référence, celui de transformer une fanfiction en produit culturel, et donc de la commercialiser. Le procédé nécessite de changer les noms des personnages, voire de transférer l’histoire et ces derniers dans un autre univers si celui emprunté est fictionnel. Cet acte est légal puisqu’il ne constitue pas un plagiat. Il apparaît pourtant irrespectueux à Louise qui considère que cela revient à effacer le travail qu’il y a derrière l’écriture de la fiction d’origine et à renier l’expérience que le fan a vécue grâce à ce travail. Dès lors qu’il n’y a plus de référentiel juridique, les auteurs de fanfictions tombent dans la libre interprétation et font ainsi appel à une morale individuelle.

Cette morale se forge au contact des autres, au sein des contextes sociaux que fréquentent les individus et peut devenir une réflexion éthique qui se transmet collectivement. Dans le cas présent, le respect du travail de création à l’origine des fictions empruntées semble aux fondements des valeurs partagées au cœur des espaces communautaires permettant la publication de fanfictions. C’est en tout cas ce que mentionne Louise, en même temps que l’existence d’une remise en question récente que l’on peut rattacher aux évolutions du numérique. Entre le moment où Louise a débuté son activité en 2004, et celui de l’entretien en 2017, treize ans se sont écoulés durant lesquels le Web et les outils qui permettent d’y accéder ont évolué. Le contexte social qui a contribué à forger la vision éthique de Louise semble lié au Web des pionniers, mêlant esprit d’entrepreneuriat et biens communs (Cardon, 2019). Pour résumer, ce contexte promeut l’acquisition de compétences individuelles par la création de biens communs : les biens restent dans la communauté et les capacités obtenues peuvent servir à la production de biens propriétaires. Cela se retrouve dans l’usage que fait Louise des différents dispositifs et dans l’attention qu’elle porte aux contextes de publication.

Depuis, plusieurs modèles économiques ont été mis en place (Cardon, 2019 ; Flichy, 2013) et la frontière entre biens communs et acquisition de compétences est beaucoup plus ténue. Louise est consciente d’avoir forgé son expérience d’autrice grâce à la dimension collaborative permise par la publication sur le Web, que l’on peut ici renvoyer au concept de communautés de pratiques (Wenger, 2005 ; Berry, 2008). Ce dernier est souvent mobilisé pour définir les caractéristiques des communautés en ligne, dont celles liées à la circulation de fanfictions (Barnabé, 2014 ; Chapelain, 2017). Les notions d’engagement, de participation active et de partage de ressources ont d’ailleurs été soulignées de façon continue depuis trois décennies (Jenkins, 1992, 2006 ; Bourdaa, 2021). Se situant dans la continuité des cultural studies nord-américaines, ces travaux mettent en avant la capacité des publics à réfléchir à propos des contenus culturels qu’ils consomment et à s’en approprier le sens (Maigret, 2022).

Les produits culturels, et plus largement les médias de masse, s’inscrivent dans des actes de sociabilité (Tarde, 1989) et sont importants pour la construction de l’identité et de la morale des individus et des groupes. Selon François Dubet, ils se substituent au rôle socialisateur de l’école, chargée de donner aux individus les moyens de s’émanciper de leur quotidien tout en unifiant leurs valeurs. Les individus, désormais poussés à l’émancipation individuelle, cherchent des valeurs qui leur sont propres grâce à ces alternatives que sont les médias de masse (Dubet, 2010). Avant la démocratisation du numérique, les actes de sociabilité autour de ces derniers s’inscrivaient dans des espaces de socialisation géographiquement accessibles tels que l’école (Pasquier, 1999), limitant de fait les opportunités de remise en question. Depuis, les individus ont la possibilité d’outre passer ces limites géographiques et de se distancier de leur groupe social en fondant des liens plus électifs (Granjon, 2011).

En partant du postulat que les activités des publics sont une des manifestations concrètes des effets que produisent ces alternatives médiatiques sur les individus, je montrerai en quoi leur publication en ligne participe à la construction des valeurs relatives à leur expérience sociale (Dubet, 2007). Cette réflexion concerne les apports des fan studies quant à la reconnaissance des productions des publics médiatiques, et plus particulièrement celle des fanfictions. Il s’appuie sur 71 entretiens semi-directifs réalisés entre 2016 et 2018 auprès d’auteurs de fanfictions francophones publiant depuis plus d’un an. Ils ont pour point commun d’utiliser le site international et plurilingue fanfiction.net et ont été recrutés selon la méthode dite de « boule de neige » et par démarchage direct. Ces entretiens interrogent leur vision de l’activité, ainsi que les relations qu’ils mobilisent pour la publication, permettant dès lors de saisir des logiques d’actions individuelles et collectives à l’œuvre (Milard, 2007 ; 2013 ; 2014). Ils sont complétés par des observations réalisées entre 2016 et 2022 sur ce même site, alors leader mondial, et sur son concurrent Archive Of Our Own né d’une initiative de préservation des travaux des publics. Elles permettent de prendre en compte l’ensemble des actions qui ancrent l’existence des fanfictions dans une perspective communautaire et dans la société.

Note de bas de page 3 :

Pour conserver une certaine clarté, j’emploierai de façon générale le terme « public » et utiliserai celui de « fan » lorsque je ferai référence à des travaux issus du domaine des fan studies.

Dans une première partie, je pose le cadre moral et éthique de la production de fanfictions en m’appuyant sur les travaux de Rebecca Tushnet, spécialiste de la propriété intellectuelle. En en partant d’un cas exemplaire de discorde entre une écrivaine et une de ses lectrices, je mobilise le point de vue d’enquêtés, ainsi que des exemples d’actions collectives menées par des fans3 et des universitaires, pour faire ressortir l’ambivalence morale qui pèse sur les productions des publics. Dans une seconde partie, je questionne cette ambivalence en développant l’idée qu’elle est représentative des inégalités que Dubet souligne à propos des connaissances valorisées à l’école (2010). En proposant une analogie avec des idéologies égalitaires et méritocratiques présentes autour de la création du Web (Cardon, 2019), je m’appuie sur les données relationnelles obtenues pour montrer que les dynamiques sociales à l’œuvre touchent, avant tout, au système de valeur subjectif des acteurs. Pour finir, je reprends dans une troisième partie le principe d’applicabilité (Tolkien, 1965), ainsi que les données concernant le profil des enquêtés et la façon dont ils tiennent compte de leurs lecteurs, pour montrer le rôle régulateur des communautés en ligne quant à l’exploration de ces subjectivités.

1. Le cadre moral et éthique de la publication des fanfictions

Note de bas de page 4 :

Pour en savoir plus sur l’affaire : https://jimhines.livejournal.com/507999.html.

Les auteurs de fanfictions ont la particularité d’être des publics de produit culturels créateurs qui ont eux-mêmes un public et une visibilité médiatique, ce qui n’est pas anodin dans un monde régi par le droit de propriété. Par défaut, ils ne sont pas libres d’exploiter leurs productions. Aucune loi n’encadre la propriété des fanfictions mais il existe des précédents juridiques, tels que l’affaire concernant Marion Zimmer-Bradley. Entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, cette écrivaine nord-américaine éditait avec son époux un magazine amateur (ou fanzine) constitué des fanfictions écrites par ses lecteurs. Il arrivait à Zimmer-Bradley d’acheter certaines de leurs idées pour ses propres romans, tout en citant la personne qui l’avait eue. En 1992, elle se rend compte qu’une de ses lectrices, Jean Lamb, a eu une idée semblable à la sienne. Elle lui propose alors de l’acheter, mais Lamb tente de négocier une meilleure rétribution. Ne parvenant pas à trouver un accord, elles entament des procédures judiciaires qui se soldent par l’interdiction faite à l’écrivaine de publier son livre. En réaction, elle arrête de soutenir l’écriture et la diffusion de fanfictions4.

Cet exemple montre que si le droit d’auteur préserve les produits culturels de l’exploitation par des tiers, il est également difficile pour des ayants droit d’exploiter une fanfiction sans l’accord de son auteur. Elles sont donc en théorie doublement protégées par la loi. C’est ce que défend Tushnet dans un article publié en 1997. Elle appuie son argumentation sur la notion juridique de fair use, qui permet aux États-Unis de préserver les productions des publics qui ne portent pas atteinte aux détenteurs des droits. Il est selon cela possible d’exploiter un produit sous licence dès lors qu’il s’agit d’un acte transformatif, qui se distingue du plagiat, et qu’il n’y a pas de préjudices économiques. Tushnet montre dans son article que les auteurs de fanfictions remplissent ces critères. Elle insiste également sur la gratuité de leurs productions et sur le fait que leur diffusion entretient l’engouement des fans pour les produits culturels, ce qui stimule leur vente.

Note de bas de page 5 :

Les noms sont listés sur le site fanfic-fr.net.

Certains ayants droit sont désormais conscients de la visibilité que leur apportent les productions de leurs fans et vont jusqu’à les inciter à publier sur internet à des fins promotionnelles (Bourdaa, 2016). D’autres continuent malgré cela de s’y opposer5. Si dans les faits rien n’interdit de diffuser des fanfictions, les entretiens ont montré que respecter les souhaits des créateurs ou des ayants droit relève d’un choix personnel d’ordre moral. Par exemple, Sara, 24 ans, étudiante en master de sociologie, sait qu’un de ses écrivains favoris considère que les fanfictions dégradent ses œuvres et qu’il s’oppose leur publication. Elle déclare ne pas être d’accord avec ce point de vue, mais le respecter. Lucie, 38 ans, illustratrice et designer freelance, a pour sa part arrêté de lire une écrivaine connue pour des raisons qu’elle qualifie d’éthiques. L’écrivaine aurait eu l’intention d’attaquer des adolescentes en justice : Louise trouve cela irrespectueux envers les lecteurs et intolérable en ce qui concerne des mineures.

Note de bas de page 6 :

https://www.lepetitjuriste.fr/la-liberte-dexpression-en-droit-dauteur-la-parodie/

Ces exemples nous permettent d’aller au-delà de l’aspect économique et de replacer la question éthique au sein du rapport entre le créateur et son public. Tout d’abord, la question de la dégradation qui renvoie à l’idée de dénaturer quelqu’un ou quelque chose, d’y porter atteinte. En France il existe une exception au droit d’auteur qui prend en compte cette dimension : il s’agit de la parodie. Elle se rattache au droit de rire et de faire rire. Pour être considérée comme telle, l’humour doit être visible, toute confusion avec l’objet parodié doit être proscrite et le contenu créé ne doit être ni dégradant ni diffamant et donc ne porter atteinte à personne6. On retrouve ici des similitudes avec la notion de fair use citée plus haut, ce qui n’est pas anodin puisqu’aux États-Unis, la parodie est aussi considérée comme un acte transformatif.

Les parodies et les fanfictions seraient donc concernées par le droit à la liberté d’expression. Pourtant, même parmi les membres des publics, tous ne sont pas en faveur des fanfictions et certains considèrent également qu’elles dégradent leurs produits culturels favoris. Les arguments donnés concernent la qualité d’écriture, souvent jugée médiocre, et le contenu vu comme obscène ou insignifiant. C’est d’ailleurs ce que résume Mélissa, 21 ans, étudiante en licence d’histoire : « Je dis pas que je fais de la fanfiction, parce que quand on parle de fanfictions, il y a tout de suite un regard vachement moralisateur et vachement jugeant. C’est ou un truc de gamine, ou un truc érotique. »

Mélissa se sent contrainte de se protéger du stigmate qui pèse sur les fanfictions et leurs auteurs. Elle souligne l’aspect moralisateur du regard porté sur cette activité, qui lui fait craindre d’être mise à l’écart des groupes sociaux qu’elle fréquente. Comme la majorité des enquêtés, elle fait une partition franche entre son activité d’autrice de fanfictions vécue en ligne, et sa vie civile hors-ligne. La seule exception étant sa petite amie, elle aussi autrice de fanfictions, qui partage les deux aspects de sa vie. Ce jugement moral renvoie à des valeurs en accord avec la norme sociale, auxquelles les fanfictions ne correspondraient pas. Elles ne représenteraient pas à ce titre un bon usage des « alternatives médiatiques » (Dubet, 2012) que sont les produits culturels. Les débats critiques et le partage de connaissances socialement et institutionnellement valorisées posent moins de problèmes. C’est par exemple le cas des savoirs philosophiques partagés sur les forums de Matrix, qui renvoient à la culture en sciences humaines et sociales des réalisatrices (Keucheyan, 2006).

Note de bas de page 7 :

Vient de la contraction des termes anglais « academic » et « fan ». Ce mot-valise sert à désigner un universitaire qui travaille sur les fans et qui se définit lui-même comme un fan.

Ce qui apparaît ici moralement discutable semble être ce que certains souhaitent justement protéger par la mise en place d’actions collectives. Tushnet, citée plus haut, s’est par exemple aussi investie dans la défense du droit des auteurs de fanfictions en cofondant un organisme nommé Organization for Transformative Works. Ce dernier soutient les fans et les aide à préserver leurs productions, sans faire la moindre distinction qualitative. Outre l’assistance juridique offerte gratuitement en cas de besoin, des serveurs privés et des plateformes autogérées et open source ont aussi été mis en place. Il s’agit en l’occurrence du site Archive Of Our Own qui était déjà en voie de détrôner au moment de l’enquête le leader mondial fanfiction.net, dispositif principal alors observé. Cette organisation fonctionne grâce à l’investissement de fans actifs et engagés, dont certains sont des universitaires (ou aca-fans7). Ces actions font écho à celles mises en place pour légitimer le domaine des fan studies, visant principalement à défendre les résultats permettant d’aller, justement, à l’encontre des stigmates concernant les fans et leurs activités (Jenkins, 2015).

2. Le relationnel et le quotidien au cœur de l’activité des auteurs

Les fan studies ont mis en avant les capacités productives, intellectuelles et critiques de l’ensemble des publics (Bourdaa, 2021 ; Jenkins, 2006). Les débats et l’écriture des fanfictions pouvant être réalisés par une personne identique, la différence entre ces deux activités n’est pas toujours faite. On les retrouve pourtant dans des espaces de publication distincts qui ne recoupent pas entièrement les mêmes populations. L’existence de ces deux types d’usages des produits culturels n’est pas sans rappeler ce que Dubet soulignait au sujet de l’école qui valorise « les connaissances les plus théoriques, les plus abstraites et les plus "gratuites" » au détriment des « savoirs les plus immédiatement utiles socialement […] réservés aux élèves les moins "doués" et les moins favorisés socialement » (2010, 20). Les publics qui s’opposent à la publication des fanfictions mettent en avant les formes d’usages correspondant le plus aux normes dominantes. On retrouve ici un schéma de distinction sociale et de hiérarchisation culturelle (Bourdieu, 1979), entrainant une reproduction des inégalités.

L’exemple des fanfictions est souvent pris pour montrer l’efficacité des dynamiques de transmission à l’œuvre au sein des communautés concernées, notamment en matière d’apprentissages en langue (Black, 2005 ; Cornillie et al., 2021 ; Tushnet, 2007). Elles se présentent comme un moyen de contrebalancer les inégalités scolaires, et offrent aux individus un autre moyen de comprendre et d’intégrer des connaissances. Elles sont techniques et répondent aux jugements relatifs à la qualité des fanfictions, mais pas à ceux qui pointent les contenus. D’un point de vue éthique, on peut ici faire une analogie avec l’idéologie égalitaire et émancipatrice portée par les pionniers du Web (Cardon, 2019) et déduire qu’il ne s’agit pas d’un hasard si les activités liées aux fanfictions se sont développées avec le numérique. Autre similitude, l’acquisition compétences repose dans les deux cas sur l’investissement de chacun. Cela fait d’ailleurs partie du système de valeur des communautés investies dans l’informatique et le Web, qui sont méritocratiques (Auray et Ouardi, 2014).

On retrouve deux des trois caractéristiques propres aux communautés de pratiques : le répertoire partagé de ressources et l’engagement (Wenger, 2005). Il manque l’entreprise commune, qui concernerait la part créative des contenus que certains acteurs cherchent à préserver. Cette dernière ne semble pas directement liée à l’idée de méritocratie, qui n’est d’ailleurs apparue dans le discours d’aucun des enquêtés, mais plutôt à celle de mérite. Elle correspond en l’occurrence au retour que les auteurs de fanfictions attendent de la part de leur public, comme l’explique Vanessa, 32 ans, comptable :

« Déjà là, je prends de mon temps pour publier nos histoires, mais ça me fait chier le temps que je passe et ai passé pour si peu de retours. […] Je pense [que je ne vais] plus écrire de nouvelles histoires. Je vais terminer celle que j'ai en cours puis arrêter les fanfics, ou ne plus les publier. Avant, c'était dur d'avoir un peu de reconnaissance […] mais là, j'ai l'impression que les lecteurs de fanfictions sont ingrats. »

Le sentiment d’ingratitude de Vanessa vient de l’idée, répandue dans les communautés liées aux fanfictions, que les commentaires sont le salaire des auteurs. Ils marquent une reconnaissance du travail accompli et donc de sa valeur. Les travaux mettent souvent en avant l’existence de relecteurs ou de correcteurs. Connus sous le nom de bêta-lecteurs, ils sont considérés comme une des caractéristiques de la culture des fanfictions (Black, 2005). Cette fonction serait un héritage de la publication des fanfictions dans les fanzines édités sur papier, dont le processus éditorial était calqué sur le modèle de l’édition traditionnelle. Le terme bêta-lecteur, absent avant leur arrivée sur le Web, serait quant à lui directement relié à l’ère numérique et plus particulièrement à l’apparition des testeurs de logiciels, appelés bêta-testeurs (Karpovich, 2006). Les fanfictions étant pour une large part des histoires autopubliées, elles ne sont pas contrôlées et le recours aux bêta-lecteurs n’est ni systématique, ni imposé. Cela ne veut pas pour autant que les auteurs de fanfictions publient seuls.

Note de bas de page 8 :

Pour être plus précise : « Un générateur de noms est une question qui vise à faire dresser par l’enquêté une liste de noms, généralement la liste de ses contacts » (Éloire et al., 2011, 80).

Le dispositif commun aux enquêtés, fanfiction.net, est un site d’archive pour lequel les auteurs travaillent en général leurs publications en amont. Pour mieux comprendre comment ils font, je me suis intéressée aux relations qu’ils mobilisent pour les y aider. Je les ai interrogés selon la méthode des générateurs de noms, en demandant par exemple auprès de qui ils sollicitent un retour ou à qui ils parlent de ce qu’ils écrivent8. J’ai obtenu un total de 259 relations que je leur ai demandé de qualifier, afin de comprendre ce que représentent ces relations pour eux. Il apparaît que 29 enquêtés sur 71 font appel à un bêta-lecteur, pour 56 relations sur un total de 259. Ce qui signifie que moins de la moitié des auteurs interrogés sont concernés, et que ceux qui le sont en ont ou ont eu plusieurs bêta-lecteurs (ici 15 sur 29). Cela veut également dire que les relations qui contribuent à aider les auteurs de fanfictions dans leur activité jouent auprès d’eux un autre rôle. Les questions concernant la nature des liens partagés montrent que 205 relations (bêta-lecteurs compris) sont basées sur un mélange de soutien, de centres d’intérêts communs et d’une certaine proximité affective. L’ensemble de ces 205 relations appartient au cercle des proches, c’est-à-dire les amis (167), la famille (23) et les partenaires amoureux (15).

La publication des fanfictions s’enracine ici dans des dynamiques personnelles. À l’image des blogues qualifiés d’intimes (Cardon et Delauney-Tétérel, 2006), ces écrits sont une forme d’expression et d’exposition de soi (Lorenzo et Lorenzo, 2019), et peuvent nécessiter un soutien émotionnel. Les réflexions autour du genre ou de la sexualité se retrouvent par exemple dans les réponses ou les récits de 65 enquêtés sur 71. Elles se présentent aussi comme un centre d’intérêt partagé avec d’autres auteurs. Valérie, 46 ans, infirmière, qui parle à ce sujet de « rencontrer des gens avec les mêmes passions, sans jugement » et espère qu’un jour « on respectera les couples gays qui s'embrassent dans la rue ». Elle aime également à penser que des histoires comme les siennes y auront contribué le cas échéant.

Les sujets abordés pour l’écriture des fanfictions ne sont pas sans aucun lien avec certains des engagements politiques et identitaires soulignés dans les études portant sur les fans en général (Bourdaa, 2021). La question du genre, dont l’importance a été mise en évidence dans certains travaux (Bourdaa et Alessandrin, 2017 ; 2019), peut notamment être corrélée à la très forte représentation féminine : rien que parmi les enquêtés, 61 auteurs sur 71 sont en réalité des autrices. L’observation a également permis de relever la récurrence de thématiques à la fois complexes et ordinaires comme l’amour, les traumatismes, les souffrances, les violences ou encore certains tabous tels que l’inceste. L’écriture de fanfictions permet de ne pas aborder ces thématiques de façon abstraite ou moralisatrice. Elles le sont par la mise en scène des personnages dans leur quotidien.

À ce titre, plusieurs enquêtés disent recevoir régulièrement des commentaires homophobes, insultants, voire haineux. Les travaux d’Henry Jenkins, basés sur la notion de braconnage de Michel de Certeau, ont montré l’existence de ce lien entre les activités des publics et leur quotidien (1992). Ce qui poserait ici problème à certains, ce serait donc davantage la publication d’une appropriation personnelle des produits culturels, trop intime pour être partagée. La notion d’applicabilité développée par le philologue et écrivain John R. R. Tolkien (1965) admet que la réception d’une fiction diffère selon les individus. Elle témoigne de la présence d’éléments appropriables, que les publics peuvent rapporter à des préoccupations ordinaires. Relative à sa pensée morale, elle traduit l’idée qu’une histoire doit pouvoir se reposer sur la pensée et l’expérience des lecteurs. Il oppose d’ailleurs l’applicabilité à l’allégorie, qu’il qualifie de domination de l’auteur, dans le sens où elle orienterait leur lecture (Drout, 2006). Selon Tolkien, la fiction autorise de l’émancipation et d’exploration d’autres dimensions sans pour autant rompre le lien avec la réalité (2009), ce qui est une manière d’essayer et d’apprendre par la fiction (Cristofari, 2012). Si on suit cette logique, les fanfictions se présentent comme la restitution d’une expérience permise par l’application d’éléments fictionnels à une situation donnée.

3. Un contexte de démocratisation des expériences ?

La récurrence des thématiques montre que les préoccupations sont souvent intimes voire quotidiennes, mais qu’elles ne sont pas individuelles. La publication des fanfictions sur le Web induit une dimension collective qui se retrouve dans les relations des auteurs, mais surtout dans l’ancrage communautaire. Cela signifie que publier une fanfiction en ligne implique de prendre en compte les attentes des pairs, comme l’explique Amandine, 32 ans, éducatrice spécialisée :

« ça demande beaucoup de recherche et de travail de cohérence. Ça nécessite de savoir faire interagir des personnages et de respecter leur caractère d'origine […] La plupart du temps, les lecteurs espèrent retrouver les lieux et personnages qu'ils ont aimés dans l’œuvre originelle, donc ils sont assez exigeants. »

Chloé, 20 ans, étudiante dans une école d’animation, dit de son côté préférer les protagonistes qui ont un vécu et qui se développent de façon logique compte tenu de ce vécu. Cela correspond selon elle davantage à la réalité et c’est ce qui leur donnerait de l’intérêt.

Note de bas de page 9 :

Les dispositifs de publication de fanfictions spécialisés les incluent dans leur protocole de recherche. Il faut volontairement choisir le niveau d’avertissement MA ou M (pour mature) si l’on souhaite trouver des histoires à caractère pornographique ou immoral.

Dans l’idéal, publier une fanfiction en ligne implique donc d’être capable d’utiliser des éléments qui ont collectivement du sens et de rendre l’histoire cohérente, cela vaut aussi pour les considérations morales au sujet des situations narrées. En effet, qu’ils les aiment ou non, les enquêtés déclarent dans l’ensemble tolérer les scènes à caractère sexuel ou violent seulement lorsqu’elles sont justifiées. En d’autres termes, lorsqu’elles apparaissent nécessaires au déroulement de l’intrigue ou à l’évolution des personnages. Les fanfictions qui mettent en scène leurs auteurs, trop proches du fantasme personnel, sont quant à eux peu appréciés. On retrouve ici une forme de régulation interne, pour laquelle les dispositifs jouent également un rôle en interdisant la publication de certains contenus, ou en mobilisant des catégories d’avertissements standardisées et connues de tous les acteurs9. La raison est à la fois éthique et légale puisqu’elle concerne la protection des mineurs, nombreux sur ces plateformes.

Ces multiples exigences poussent les auteurs à se distancier d’eux-mêmes. Le format de publication a ici un rôle important. Morcelées et s'étendant dans la durée, « les fanfictions se présentent pour une large part comme des "work in progress" » (François, 2013), ce qui comprend la prise en compte des réactions des lecteurs au fur et à mesure du temps. Comme pour toute activité en ligne, l’implication dans le processus de publication est corrélée à la réception des publics et aux signes de reconnaissance qu’ils peuvent émettre (Huberman, Romero et al., 2009). Dans le cas des dispositifs étudiés, il s’agit du nombre de vues, de « likes », d’ajouts sur une liste de favoris et de commentaires reçus. Certains auteurs, comme Marie, 34 ans, animatrice en école primaire, y sont très attentifs.

Le lien fait par Vanessa entre le travail que nécessite la mise en ligne des fanfictions et les retours des lecteurs prend ici tout son sens. L’analyse des résultats montre que ce sont les commentaires qui revêtent la plus grande importance. Les enquêtés ont quatre façons de tenir compte des suggestions qui leur sont faites par ce biais. Premièrement, ils les incorporent. Les lecteurs les encouragent et ils le leur rendent en intégrant leurs idées à leurs fanfictions. Deuxièmement, ils répondent ponctuellement à une demande, lorsque les propositions leur plaisent ou qu’elles leur permettent de préciser un détail. Troisièmement, ils reprennent directement des spéculations afin d’orienter la suite de leur récit et écrivent selon les envies de leur public. Enfin, quatrièmement, ils ne tiennent compte des sollicitations que comme marque de reconnaissance.

Les commentaires peuvent aussi mener à des échanges : c’est le principal moyen par lequel les enquêtés ont noué des liens avec des acteurs internes à la communauté, ce qui représente ici 134 relations sur 256. Les espaces étudiés étant des sites d’archive, le succès rencontré n’est dû à aucun algorithme de classement ou autre processus de mise en avant qui serait le fait du dispositif. Il repose sur un ensemble de dynamiques sociales qui vont encourager l’activité de publication de certains plutôt que d’autres. Dans le cadre de cette enquête, il apparaît que les 10 auteurs les plus commentés ont entre 16 et 51 ans, pour une moyenne de 31 ans. Il s’agit d’individus qui ont des compétences rédactionnelles et qui bénéficient d’une culture personnelle ou encore d’une expérience de vie riche. On peut ainsi supposer que les publications qui connaissent le plus de succès sont écrites majoritairement par des adultes pour un public plus jeune.

Dans l’ensemble, l’âge des enquêtés est compris entre 16 et 51 ans, pour une moyenne de 26 ans. Les auteurs étant avant tout des lecteurs de fanfictions, cet aspect de leur activité a aussi son importance. Parmi les 66 qui ont répondu à la question de la découverte des fanfictions, 4 étaient enfants, 37 étaient au collège ou au lycée, 12 à l’université et 13 étaient déjà dans la vie active. Ces derniers ont en général publié plus vite et ont eu une reconnaissance plus rapide que les plus jeunes. Pour les autres, l’activité s’est construite au fur et à mesure du temps ou est plus mesurée, ce qui ne signifie en rien l’absence marqueurs de validation ou de rencontres. De façon générale, leur posture partagée de lecteurs suppose également qu’ils ont tous participé à encourager des pairs. L’âge se présente ici comme le signe d’une certaine hétérogénéité dans la production des fanfictions, qui est renforcée par la diversité des origines sociales : entre les enquêtés et leurs parents, l’ensemble des catégories socioprofessionnelles est par exemple représenté. Cette diversité peut être vue comme une forme de démocratisation des expériences. Elle permettrait aux publics d’éprouver de façon plus concrète des situations intimes, d’explorer leur subjectivité et de s’émanciper de leur quotidien, tout en restant socialement ancrés.

Conclusion

L’enquête montre comment des dispositifs en ligne peuvent être investis à des fins de construction individuelles et collectives. Elle donne également un exemple des effets que peut avoir le numérique sur des réflexions morales et éthiques et leur diffusion. En effet, les sites de publication de fanfictions se présentent comme des espaces d’apprentissage techniques, mais aussi de subjectivation, au sens entendu par Dubet (2016). L’écriture de fanfictions permet aux auteurs de renforcer leur réseau de relations, et de se distancier du monde qui leur est immédiatement accessible par l’application d’éléments fictionnels. Leur partage bénéficie aux autres membres des communautés en même temps qu’il induit un effort de production collectif assurant un ancrage social et légal. En d’autres termes, la place laissée à la transgression par l’exploration de l’intime contribue à la construction des valeurs individuelles, que les acteurs peuvent comparer ou adapter à ce qu'ils connaissent. Le cadre social implique quant à lui une forme de normalisation des contenus : il participe à la familiarisation des acteurs avec les principes moraux de la société, ce qui leur permet de se situer.

Les productions des publics mises en ligne ont de fait le potentiel de favoriser autant l’émancipation des individus que leur socialisation. C’est ce potentiel qui vaudrait la préservation voulue par the Organisation for Transformative Works, ou encore le positionnement éthique de Louise quant à la commercialisation des fanfictions auxquelles les éléments fictionnels sous licence ont été ôtés. Le numérique joue ici un rôle central puisque c’est son utilisation qui rassemble des individus de tous horizons et permet à ce potentiel d’exister sous cette forme. Des fanfictions sont également publiées sur des dispositifs non spécialisés, tels que les réseaux socionumériques ou des sites monétisant d’autres contenus. Une étude complémentaire portant sur ces autres dispositifs permettrait de mieux saisir la portée et les limites des dynamiques sociales mises au jour dans cet article, et de les actualiser. Cela permettrait également de contribuer aux travaux sur le genre en apportant un éclairage sur la façon dont une activité essentiellement féminine peut prendre place et évoluer aujourd’hui sur le Web.