Éthique et numérique au XXIème siècle. Approches compréhensives, normatives et critiques. Regards interdisciplinaires

Camille Roelens 
et Jean-Claude Domenget 

Texte intégral

Partie 1 : Nouveaux regards sur des objets identifiés

On peut se risquer à définir le champ de la réflexion éthique comme celui de la confrontation à des situations complexes, où nul choix, jugement ou solution idéale ne s’impose, et où il s’agira néanmoins de pouvoir arbitrer entre différentes options en présence et d’argumenter ce choix. Or justement, à mesure que progresse la « numérisation du monde » (Flipo, 2021) et que l’ampleur des mutations (politiques, économiques, sociales, culturelles, psychiques, esthétiques…) se dessine, les débats publics, essais et travaux académiques se multiplient, visant à saisir le couple problématique que forment l’éthique et le numérique (voir notamment Balicco et al., 2018 ; Domenget et al., 2022 ; Ess, 2013 ; Germain et al., 2022 ; Naudet, 2016 ; Roelens et Pélissier, 2023). L’appel à contributions qui a conduit à la réalisation du présent numéro visait ainsi à faire le point à la fois sur les ressources déjà disponibles et sur les possibles heuristiques, pratiques encore à construire pour aborder le double enjeu d’une éthique du numérique et d’un numérique éthique au XXIème siècle.

En effet, certaines de ces contributions au développement comme à la structuration d’une culture (du) numérique (Cardon, 2019 ; Pignier et Robert, 2015 ; Rieffel, 2014) cherchent avant tout à mieux percevoir et saisir ce qu’il se passe, autrement dit à proposer une compréhension des transformations majeures, qui touchent en particulier aux conditions mêmes de la vie éthique pour chaque individu humain. Se doter à nouveau frais de boussoles et de cartes permettant de nous orienter dans l’exercice du jugement parait alors important. L’éthique des technologies numériques rencontre alors parfois l’art difficile de la prospective, ce qui n’est pas en outre sans questionner l’éthique de la recherche elle-même, en bien des cas (Coutellec et al., 2021 ; Latzko-Toth et Pastinelli, 2022 ; Théry et al., 2011). Dans cette visée compréhensive, à quels modèles d’analyse, l’éthique peut-elle recourir ? De quelle manière le questionnement éthique s’inscrit dans le numérique au travers des pratiques de chercheurs, de professionnels et de citoyens ? Quelles questions éthiques soulève le numérique du point de vue de l’information et de la communication ?

L’idée selon laquelle la numérisation du monde impliquerait, pour pouvoir être bénéfique, d’apprendre à lui donner de nouveaux cadres non seulement légaux et politiques mais aussi axiologiques (Bernholz et al., 2021 ; Loveluck, 2015 ; Sadin, 2015) fait également son chemin, non sans tensions avec certaines aspirations plus libertaires qui animaient et animent encore des acteurs importants de la culture numérique comme de son industrie. L’éthique trouve ici son champ d’exercice sans doute le plus connu et reconnu, dans sa dimension normative : faudra-t-il alors s’appuyer, pour articuler de telles normes, sur les devoirs moraux, les vertus humaines, la quête du plus grand bien-être, quelques principes bien choisis, les droits individuels ou encore l’attention aux vulnérabilités les plus multiples ? Existe-t-il un monde numérique désirable, et si oui lequel ? Comment articuler numérisation, démocratisation et inclusion ? Quels enjeux de justice sont alors soulevés, et à quelle échelle ?

Ces mêmes mutations numériques et les questionnements qu’elles suscitent se traduisent aussi massivement par des discours, des revendications et des actions de résistance (controverses sociales, environnementales ; droit à la déconnexion, droit à l’oubli ; boycotts, etc.) qui, s’ils ne freinent pas à ce jour le flux d’activités médiées par les dispositifs d’information et de communication numériques (tels que les médias socionumériques, les assistants vocaux, les robots conversationnels, etc.), constituent progressivement un pan de la pensée critique contemporaine à part entière. Se peut-il alors que les recours quotidiens à ces dispositifs numériques fassent craindre le non-respect généralisé de l’éthique, de la déontologie, du respect d’autrui, de la vie privée, de l’intimité et de l’environnement ?

Progresser plus avant face à ces gammes de questionnements nous a paru exiger de croiser les regards que permettent respectivement des contributions s’inscrivant dans des approches compréhensives, normatives et/ou critiques. Il pouvait ainsi s’agir pour les auteur.e.s de mettre en évidence les éléments qui témoignent respectivement de continuités et de ruptures par rapport à la longue histoire et à la riche actualité de la pensée morale (Billier, 2010/2021), de se questionner sur les enjeux éthiques de la gestion/diffusion des données (Ginouvès et Gras, 2018), de la post-vérité en ligne (Bronner, 2022), de l’intelligence artificielle et des algorithmes (Gibert, 2021 ; Rochel, 2022, Zacklad et Rouvroy, 2022), de nouvelles normativités sociales liés à la numérisation (Boullier, 2016/2019) ou encore de se demander ce que change effectivement le travail sur le couple « éthique et numérique » par rapport à ce qu’ont été et sont plus globalement les préoccupations éthiques dans le champ des sciences de l’information et de la communication. Enfin, sachant que l’éthique est en soi un domaine de recherche pluriel et que les définitions mêmes de l’éthique ne sont pas unanimes, nous avions d’emblée pensé qu’il pouvait être précieux de pouvoir montrer comment le numérique mettait chacun de ces horizons et territoires de recherches à l’épreuve.

Conformément à la ligne éditoriale de la revue Interfaces numériques, les contributions que ce dossier eurent d’emblée vocation à réunir témoignent d’une ouverture interdisciplinaire et d’une commune volonté d’interroger les fondements éthiques, idéologiques, politiques, sémiotiques de l’objet de recherche investigué. Rapidement, deux manières principales de faire vivre ce projet se sont dégagées parmi les (nombreux) textes reçus et favorablement expertisés. Le présent premier volume de ce qui s’est alors imposé comme le projet d’un double dossier a ainsi vocation à témoigner et attester de la capacité propre de la réflexion éthique à permettre de nouveaux regards sur des objets pourtant déjà assez identifiés dans le vaste domaine des études sur le numérique en sciences humaines et sociales. Plus précisément, huit articles nous ont paru se livrer à cet exercice.

Dans le premier article que l’on lira ci-après, Armen Khatchtourov nous propose ainsi une mise en perspective des enjeux éthiques et politiques clés de l’intelligence artificielle selon les contextes, tant technologiques qu’idéologiques, où ceux-ci peuvent être posés. Un nouveau rapport à la norme est pointé à travers le lien entre contexte et autodétermination informationnelle. Un objectif central de cette contribution est ainsi de permettre d’aborder la pensée et la pratique de l’éthique du numérique sans ignorer les déterminations et conditions de possibilité qui s’imposent à elle, mais en gardant également ouverte avec la même exigence la part d’autodétermination qui demeure entre les mains des acteurs à chaque époque.

Camille Roelens se propose pour sa part, dans le deuxième texte du dossier, de montrer comment, si la mise en tension dialectique des différentes théories éthiques normatives constitue une figure classique de la recherche en philosophie morale (qui a logiquement inspiré nombre de travaux en éthique du numérique à ce jour), l’étude de la numérisation du monde peut désormais constituer un terrain d’investigation intellectuelle fort heuristique pour confronter des théories morales plus contemporaines, comme l’éthique du care et le minimalisme moral, par exemple.

De même, s’il n’est sans doute guère de sujets plus saisis par les sciences de l’éducation et de la formation que celui de la dialectique de la réussite et de l’échec scolaire, de leurs déterminants, de leurs enjeux éthiques et politiques en termes de justice et de ce qui peut le cas échéant permettre d’y avoir prise de manière optimale, Audrey De Ceglie, Chrysta Pélissier et Jean Moutouh montrent bien dans le troisième article comment l’étude d’un cas bien choisi d’éthique du numérique appliquée – l’étude des interactions et communications dans le cadre de la politique éducative des cordées S’Orienter et s’Approprier le savoir avec le Numérique – y ouvre néanmoins des pistes compréhensives, et peut-être prescriptives, stimulantes.

L’abord problématisé des mobilisations respectives de ce qu’on a longtemps nommé le corps et l’esprit dans les apprentissages en général, et dans la formation de la personne morale en particulier, est lui aussi une composante de longues dates des réflexions pédagogiques. Dans le paysage académique contemporain, il est sans doute un point de rencontre par excellence des "sciences de l’éducation et formation, information et communication, activités physiques et sportives » et de la philosophie, notamment morale. C’est ce que rappelle et illustre bien à la fois le quatrième texte, de Bernard Andrieu et Gaetan Guironnet, consacré aux enjeux éthiques de l’éducation physique avec un environnement numérique open source.

De même, les phénomènes de rumeur et les mécanismes de leur diffusion intéressent eux-aussi de longue dates les sciences humaines et sociales et tout l’enjeu du cinquième article du dossier est, pour ses auteurs Nathanaëla Andrianasolo et Fidelia Ibekwe, de nous permettre de comprendre à quel point l’avènement au rang de canal de communication et d’information quotidien d’un réseau social comme Twitter (aujourd’hui X) renouvelle profondément la donne, en termes d’enjeux éthiques soulevés comme en termes de possibilité de prise concrète des différents acteurs considérables sur ledit phénomène.

Le sixième texte permet à Morgane Govoreanu de poursuivre la dynamique de fusion des horizons interdisciplinaires, dont l’abord de l’éthique du numérique proposé dans le présent dossier procède, en faisant valoir la fécondité d’une approche résolument ethnographique des pratiques de l’éthique au sein d’un programme de recherche en enseignement-apprentissage avec le numérique dans l’enseignement supérieur. La plongée qu’elle propose au sein des complexités des rouages institutionnels, des types d’acteurs et de la nature de leurs interactions engagées par ce type de dispositif montre bien à quel point éthique du numérique et éthique de la recherche sont appelées à être, au XXIème siècle, des champs d’investigations à la fois essentiels et densement intriqués.

Dans un autre registre, si la part pouvant être prise par la vie culturelle dans la formation morale de l’individu est désormais une topique bien identifiée de la recherche en éthique, la numérisation du monde permet aussi à des pratiques créatives – notamment littéraire – entrant dans ce cadre et étant longtemps restées des expériences privées, d’avoir une certaine publicité en ligne et de faire l’objet d’échanges, et mêmes de regroupements en communautés. C’est ce que montre bien Aurore Deramond dans le septième article du dossier à propos de la pratique de l’écriture (et de la diffusion sélective) de fanfictions.

À cette mise en lumière répond enfin, dans le huitième et dernier texte de ce premier volume de dossier, l’investissement par Thomas Michaud du thème des apports de la science-fiction à l’élaboration d’une éthique de l’innovation. Si ce genre littéraire n’est pas en soi récent, et a toujours, par conception même pourrait-on dire, eu à traiter des questions de mutations et prospectives technologiques, l’auteur montre bien ici en quoi les possibles actuellement ouverts par une instillation de cette dynamique réflexive à l’horizon du métavers viennent en quelque sorte féconder la réflexion utopique.

Dans ce présent numéro, le double enjeu d’une éthique du numérique et d’un numérique éthique au XXIème siècle est donc abordé dans un nécessaire éclairage interdisciplinaire en sciences de l’information et de la communication, en philosophie morale, en sciences de l’éducation et de la formation, en ethnographie, en sociologie et en science de gestion. Sont ainsi notamment abordés, des questionnements éthiques dans le domaine de l’IA, des théories morales contemporaines comme l’éthique du care et le minimalisme morale, un cas d’éthique du numérique appliqué au domaine de la dialectique de la réussite et de l’échec scolaire, les enjeux éthiques de l’éducation physique avec un environnement numérique open source, les questionnements éthiques de la rumeur en contexte numérique, la fécondité d’une approche ethnographique des liens entre éthique du numérique et éthique de la recherche, ainsi qu’un double éclairage de pratiques créatives notamment dans le domaine littéraire, abordant d’un côté les fanfictions et de l’autre la science-fiction.

Ces primes apports trouveront bientôt sur ce même support éditorial leur prolongement dans un second volume du même dossier, rassemblant cette fois des textes que réunit un commun souci de trouver – à l’aune de la réflexion en éthique du numérique - de nouveaux objets à travailler scientifiquement dans le domaine, essentiellement, des sciences de l’information et de la communication. On trouvera aussi dans ledit volume l’entretien du dossier. Ce dernier permet de donner la parole à un expert numérique dont l’expérience contribue à mettre en lumière les tenants et aboutissants de la confrontation concrète, dans un exercice professionnel du quotidien, à des enjeux d’éthique numérique.