Zone de timidité1 de Maria Donata d’Urso – Une création au risque du vivant
Notes autour de figuration et figural au fil d’un entretien avec l’artiste Zone de timidité of Maria Donata d’Urso – Creation at the risk of the living: Notes on figuration and figural in an interview with the artist

Sarah DI BELLA 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.5079

Une création au risque du vivant est une œuvre qui intensifie qualitativement la part de l’organicité au cœur de la relation dramaturgique qu’elle explore. Ce faisant, dans le rapport aux publics et aux institutions, le lieu du geste artistique devient le sismographe de la place qu’une société accorde, ou ne considère pas normal accorder à d’autres acteurs que les humains. Les éco-dramaturgies se multiplient pour autant, certaines étant plus radicales que d’autres. Nous sommes allée à la rencontre d’une des plus radicales. Zone de timidité est une création immersive dont notre texte propose une ekphrasis en invitant le lecteur à la découvrir via une approche dénudée autant que possible de tout filtre épistémologique. L’analyse qui suit se fait en dialogue avec la chorégraphe et danseuse Maria Donata D’Urso, autour de la puissance figurale des métamorphoses qu’elle traverse sur scène, ainsi que des enjeux et des conséquences que comporte la signature d’une « éco-scène ».

A creation at the risk of the living is a work that qualitatively intensifies the organic element at the heart of the dramaturgical relationship it explores. In this way, in its relationship with audiences and institutions, the site of the artistic gesture becomes the seismograph of the place that a society grants, or does not consider normal to grant, to actors other than humans. Eco-dramaturgies are multiplying, some more radical than others. We went to meet one of the most radical. Zone de timidité is an immersive creation, of which our text proposes an ekphrasis, inviting the reader to discover it through an approach stripped as far as possible of any epistemological filter. The following analysis is based on a dialogue with choreographer and dancer Maria Donata D'Urso, focusing on the figurative power of the metamorphoses she undergoes on stage, and the issues and consequences involved in signing an "eco-scene".

Sommaire
Texte intégral

« La figuration n'est pas une imitation du réel, une copie de ce qui est, une reproduction du visible ; elle est plutôt une évocation de ce qui doit être, un moyen de rendre perceptible des qualités, des situations, des êtres qui nous importent ou dont nous pressentons l'existence, mais que nos sens et nos mots ne saisissent qu'imparfaitement. »
Philippe Descola (2021 : 15)

Note de bas de page 2 :

François Lavocat, « Ut Saltatio poiesis ? Danse et ekphrasis », dans Écrire la danse, Alain Montandon (dir.), Presses universitaires Blaise Pascal, 1999, pp. 55-96. Nous entendons ici par ekphrasis une description le plus possible dénuée de commentaire. Sans toutefois prétendre à l’objectivité, nous ne faisons que prêter notre regard à l’histoire de cette création. Cet exercice nous semble indispensable pour élaborer notre expérience vécue/Erlebnis de spectatrice, en vue de la rencontre avec un lecteur.

1. Zone de timidité – Une ekphrasis2

Une femme s’arrête au seuil d’un grand triangle en bois couché au sol qui nous pointe d’un de ses angles. Lorsqu’elle franchit le seuil de la figure géométrique, nous avons déjà eu le temps de découvrir l’articulation interne de celle-ci : la juxtaposition exacte de quatre triangles qui en forment un grand. Chacun de ces triangles semble contenir une matière différente, incernable par le seul regard dans sa substance.

Elle avance comme semblant pondérer chacun de ses pas, et s’arrête à la lisière avec le triangle qui se trouve au plus près de nous. Elle porte un court pantalon d’un marron châtaigne et un petit gilet des mêmes couleur et texture, d’une opacité transparente ou d’une transparence opaque, à l’aspect rustre. Elle se plie sur ses genoux et tout en tenant ses pieds dans le triangle central, se penche sur la surface sombre de l’autre : on en devine un contenu liquide lorsqu’elle y plonge sa main, à plat, comme pour caresser le fond pas très profond de ce triangle-bassine. De ce premier geste, émerge, couchée sur le dos de la main sortant de l’eau, une matière gélatineuse de la taille d’un petit mouchoir, plus compacte qu’une algue, et moins imperméable que de la gomme ou du plastique n’auraient pu l’être. L’échange entre les mains et l’eau fait l’objet d’une amplification car les sons que s’y produisent sont nets malgré la distance. Lorsqu’elle la fait glisser du dos d’une main à la paume de l’autre, la nature de cette matière se révèle doucement sans qu’on ne sache la nommer avec précision. Ça pourrait être un tout léger tissu en coton ou une peau de bête traitée jusqu’à la transparence. Nous l’observons prendre la forme anatomique du dos des mains qui la décollent de la surface liquide, puis qui l’extraient et frictionnent la peau du bras nu de la performeuse comme avec une lingette ou une fine éponge, qui glisse et retombe dans l’eau. Cette matière ne serait-elle pas organique et vivante, dans le sens qu’elle ne serait pas encore extraite du cycle de la vie pour devenir autre chose qu’elle-même ? Les mains dans la bassine, la performeuse ne décolle qu’une seule fois le regard de ces espèces d’algues, lorsqu’un spectateur entre en retard ; sinon jamais elle ne nous adresse son attention. Le quatrième mur en est bien activé au bout d’un certain temps. De la pudeur et du respect se dégagent de cette mise en relation exclusive qui nous semble couvrir la fonction de préambule, comme un incipit de l’œuvre.

Lorsqu’un des lambeaux est définitivement extrait de la bassine pour être déplacé dans le triangle latéral de gauche, un lien se fait de facto entre ce haillon repéché, la matière qui est dans cet autre triangle et celle qui habille la performeuse – car elle s’en déshabille dans la foulée, en abandonnant ce qui la couvrait en dehors du grand triangle. Quelque chose commence alors, qui nous invite à pénétrer dans un ailleurs encore autre et que la complexification du fond sonore contribue à promettre depuis quelques secondes : l’amplification aquatique persiste en dehors de la relation avec l’eau, et elle est désormais ponctuée de clappements et de leurs échos, de sifflements fugitifs sur une nappe de silence épais. Le léger étirement temporel qui retient l’accomplissement de chaque geste, l’étrangeté des matières et la nudité même de ce corps sculpté, définissent et font apparaître devant nos yeux et au fil des premières minutes un lieu intermédiaire, qui tend d’emblée entre un réel connu et reconnaissable, et ce qui n’est pas encore imaginable (un je ne sais quoi qui éloigne de la conscience la limite de l’imaginable). L’action se déplace sur le triangle à notre gauche. Tous les gestes se font dans la retenue et la pondération. Les mains qui tout à l’heure plongeaient dans le triangle-bassine soulèvent à présent une peau épaisse, s’œuvrent à la déplier bruyamment d’abord, puis à la détacher du sol avec une très grande douceur.

Notre regard n’hésite plus, désormais, à reconnaître dans ce linceul épais qui semblerait d’abord imbu d’un liquide sombre, de la matière organique, peut-être la même que celle des lambeaux flottants, mais d’une tout autre étendue puisqu’elle recouvre, peut-être stratifiée, peut-être prise dans de nombreux plis, toute la surface de ce triangle-ci. Si bien qu’une fois décollée en bonne partie du sol, le corps nu peut s’y glisser comme sous une couverture, s’allonger en s’en recouvrant pour les trois quarts, puis se tordre en se lovant avec elle, dans un véritable corps-à-corps duquel se dégagent de nombreuses formes en devenir selon la partie du corps que la peau recouvre avant que son poids et sa texture comme huilée ne la conduisent à glisser en obligeant la performeuse à se réinvestir dans des ajustements ou dans des nouveaux chemins formels. D’abord au sol, puis dans un mouvement graduel de détachement, puis de redressement à la recherche d’une verticalité qui arrivera tard et durera peu, ce jeu avec cette matière apparemment inerte a quelque chose d’inédit. Les pans de matière molle et gluante par-dessus le corps sculpté de la danseuse, sont arrachés à leur état, tout en investissant cette structure qui les endosse d’une aura mythique – corps amphibien, corps hybride, corps reptilien. Le corps-à-corps est intense et s’anime en donnant lieu à une chaîne de figures qui s’ébauchent et s’évanouissent, accouchent l’une de l’autre pour ne rien signifier d’autre qu’un jeu des possibles se profilant par-delà la différence abyssale des substances en jeu. Au contact de cette masse lourde et glissante, aucune forme ne parvient à durer, aucune narration ne peut s’y accrocher. Mais elles sont plusieurs à se présenter à la porte de notre imaginaire – la sirène, le serpent, la larve. Puis lorsque la peau relevée par le déploiement d’une jambe prend la lumière de face, c’est la couleur dorée qui apparaît et éblouit. Qu’est-ce qu’elle viendrait nous signifier ? En effet, dans une même et seule temporalité, le corps performant révèle son horizon d’appartenance tout en signifiant son déplacement quant aux attentes liées à cet horizon. Du col du pied jusqu’aux torsions et au design musculaire, ce corps non ordinaire est sans le moindre doute le corps d’une danseuse. Son attention à l’égard de cet étrange partenaire est une attention neutre et tendue, à la fois sensible et non expressive. Tout comme celui d’un marionnettiste, ce corps nu est à tout instant entièrement dévoué à la mise en mouvement de cette peau et à la recherche d’un échange physique, franchement tactile, avec elle. En revanche, au plus loin d’une manipulation technique, ce corps « s’expose » littéralement à la rencontre ; ou mieux, il surexpose une portion de son étendue, en signifiant de manière sensible l’effacement d’une subjectivité qui pourrait sinon devenir sémantiquement dominante. Par cela, la question se pose au regard de déposer les armes des hiérarchies esthétiques familières – celui qui meut ne signifie guère davantage que l’autre – la matière – qui elle résiste au mouvement ; alors que l’attitude à la figuration nous fait lire déjà tous les éléments en présence indissolublement l’un de l’autre, dans une réciprocité sémantique discrète. L’attraction pour l’état d’inertie et pour l’étalage à l’horizontal est, de fait, au cœur de ce temps du duo sur un fond sonore de plus en plus compact et envahissant. La conquête de la verticalité se fait au prix de la séparation et ne dure pas.

Un dernier temps s’ouvre alors par un nouveau déplacement vers le dernier triangle où la performeuse décollera du sol une troisième peau, davantage subtile, voire transparente. Le fond sonore poursuit sa métamorphose électronique et il nous donne l’impression de s’engouffrer dans une route des vents avant d’en venir à la pulsation profonde et à des promesses de mélodie scratchées, puis remplacées par un concert dissonant de voix d’instruments à vent qui converge dans ce qu’on pourrait prendre pour le son d’un didgeridoo australien. Les mouvements jouent désormais presque exclusivement de la transparence de cette peau légère comme un voile, qui est d’abord tenue d’une seule main et laissée tomber par de nombreux plis en cascade, puis tendue sur toute la longueur des deux bras ouverts en croix. Elle montre ainsi sa forme triangulaire en devenant un filtre qui crée l’ombre, diffracte l’image du corps qui s’entrepose entre elle et la source de lumière à l’arrière-plan : interface ou écran. Par cette autre peau qui donne à voir ses taches et ses lacérations, la performeuse joue et déjoue les lignes de continuité entre l’ombre et les parties de son corps qui dépassent le voile triangulaire. La peau est à ce moment un canevas de peintures abstraites et en mouvement, que le corps anime, toujours en tension. La tension une fois relâchée, elle se recolle au corps et se donne à voir alors comme partie intégrante d’une figure ailée, avant de redevenir surface de rétroprojection, puis une nouvelle figure, et ainsi de suite. Selon les voies qu’emprunterait l’imagination au travail, lorsque la peau-écran est hissée par son milieu pour tomber en de nouveaux plis sur le corps de la performeuse, elle figure ce qu’on pourrait percevoir comme un voile de mariée ou comme l’une de ces formations calcaires telles qu’on en trouve dans les grottes paléolithiques. C’est peut-être la dernière étape de ce labyrinthe imaginaire de correspondances secrètes et sensibles. Dans cette dernière séquence, le corps nu est davantage dans une retenue et une maîtrise des mouvements qui donne un franc caractère de manipulation à la relation avec la matière et aux agencements qui se suivent sur un tempo régulier mais sous un fond sonore qui s’impose graduellement en volume et qui relie réminiscences archaïques, au moyen de celle qui semble être de la haute technologie. Lorsqu’elle sortira de la piste triangulaire, la performeuse se revêtira en maniant le costume avec la même précaution qu’elle a jusque-là prêtée aux autres matières. On devine qu’il est le produit issu de celles-ci. Son corps recouvert, elle quitte l’espace. Elle ne revient que quelques instants plus tard, pour nous saluer.

2. Zone de timidité – Notes en dialogue avec la chorégraphe

Note de bas de page 3 :

Sur la notion de « figural », notre référence est Laurent Jenny, La Parole singulière, préface de Jean Starobinski, Éditions Belin, 1990. Le figural, loin d’instituer le pouvoir rationnel d’une langue et, par extension, de tout langage, pose la question de la compétence d’un certain langage – littéraire, visuel, représentatif –, son aptitude à « représenter ce qu’il a à dire ». D’où le syntagme de « crise figurale » qu’une œuvre artistique pointe, en déstabilisant les certitudes qui fondent un registre langagier. Jenny introduit sa démonstration autour du figural en nommant les deux faces de la prise de risque qui le caractérise : « l’ouverture à l’inédit dans le réel » et la « déliaison linguistique dans la parole. », p. 29. Nous nous intéressons davantage à la première, les deux étant les deux faces d’une même médaille.

Note de bas de page 4 :

« L’imagination radicale est dans et par la position-création de figures comme présentification de sens et de sens comme toujours figuré-représenté. […] La position de figures sensées ou de sens figuré par l’imagination radicale s’étaye sur l’être-ainsi du sujet comme vivant, et se trouve toujours (jusqu’à un point d’origine insondable) dans une relation de réception/altération avec ce qui avait déjà été représenté par et pour la psyché. », Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, 1975, p. 533.

Note de bas de page 5 :

« Médiateurs cosmiques, les plantes sont des êtres ontologiquement amphibies : ils relient les milieux, les espaces, en montrant que le rapport entre vivant et milieu ne peut pas être conçu en termes exclusifs. […] La vie est toujours cosmique et non un fait de niche ; elle n’est jamais cloisonnée dans un seul milieu, mais elle rayonne dans tous les milieux ; elle fait des milieux un monde, un cosmos dont l’unité est atmosphérique. », p. 104. L’italique est de l’auteur.

Note de bas de page 6 :

Dossier de presse disponible sur le site de la compagnie : https://www.disorienta.org/.

Note de bas de page 7 :

En effet, cette dernière n’est pas innée pour le spectateur en ce qu’elle agit de manière invisible, ontologiquement nocturne et ainsi déterminante.

Face à Zone de timidité, nous avons eu le sentiment d’avoir fait l’expérience d’une « ouverture à l’inédit dans le réel », à un « affrontement de la forme à son autre » que Laurent Jenny présente comme la « crise figurale »3. Il nous semble que l’imagination radicale4 mobilisée par cette artiste se comporte précisément comme un arbre dont la vie est faite d’un double mouvement, chtonien et aérien, sorte de « médiateur cosmique », pour le dire avec Emanuele Coccia, reliant les milieux, les espaces, les langages5. Plus précisément, en ouvrant par ses racines des brèches dans le tissu des institutions culturelles, puis dans le « musée imaginaire » de chaque spectateur par ses branches, cette création pourra se déployer, tout en maintenant peut-être une certaine distance, sa propre singularité, par rapport au mouvement dans lequel elle s’inscrit sans hésitation – l’ecological turn de l’art contemporain. « Zone de timidité », qui donne le titre à la création, est le « nom donné par des botanistes à l’espace vide entre les frondaisons d’arbres de la même espèce. Cette mise à distance correspond à une communication qui s’effectue par signaux invisibles à nos yeux et encore inexplicables. »6 Disons que dans ces pages, nous chercherons à définir la zone de timidité qui trace le champ d’expression spécifique à cette création, à l’intérieur de ce champ d’exploration plus large qu’est l’ecological turn. Avec Zone de timidité, cette dame de la chorégraphie et de la danse contemporaine assume les risques d’un geste dont le souffle est écologique et artistique, à la fois et simultanément. Le vivant est ici invoqué comme le résultat d’une relation entre le corps humain et des peaux de kombucha. Mais au vu de la charge de diversité que cette matière vive met en jeu, c’est la nature propre au vivant qu’est le kombucha qui écrit le destin de la dramaturgie dans la performance autant qu’elle détermine des conditions de production allant questionner les fondations du système en place. Nous appelons « éco-scène » la dimension chtonienne de la création7, liée aux conditions matérielles d’une production en tout point à l’écoute du vivant. Nous souhaitons commencer par réfléchir à ces conditions, aux implications matérielles et politiques.

Note de bas de page 8 :

Nous renvoyons à ce sujet à la synthèse proposée par Flore Garcin-Marrou : « La chute de l’arbre est indicielle, car elle est un signe immédiat, existant en nature tel quel, ne représentant ni la chose ni le phénomène, manifestant directement, sans réflexion ni mentalisation, ce qui doit être indiqué. […] Les indices focalisent alors l’attention et nous forcent à faire des liens entre ce qui se passe et ce qui pourrait potentiellement se passer. », dans « Théâtrologie des plantes ou le plant turn du théâtre contemporain », thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019, p. 6/22.

Puis, en continuant à filer la métaphore de l’arbre, nous prendrons le temps de porter le regard sur les frondes de la création, via une analyse de la dimension dramaturgique. Et c’est dans son déploiement par branches, multisensoriel, que cette écriture performative et sensible nous semble poser des questions fondamentales au langage scénique, à la lisière de régime indiciel8 et de crise figurale.

Par cette création toujours in fieri, Maria Donata D’Urso poursuit son expérimentation dans un rapport à la production qui nous semble déplacer avec pudeur et exigence les limites de l’imaginaire artistique et de sa radicalité. Nous nous sommes entretenue à plusieurs reprises avec elle. Sa parole est convoquée tout au long du développement de notre réflexion, s’y tresse et le nourrit, au point qu’il n’aurait réellement pas pu se faire sans ces temps de mise en commun.

Figure 1 : L’installation en place au MO.CO. Montpellier, 13 septembre 2022

Figure 1 : L’installation en place au MO.CO. Montpellier, 13 septembre 2022

3. Éco-scène et imaginaire radical

« Dans le à-être émerge l’imaginaire radical, comme altérité et comme origination perpétuelle d’altérité, qui figure et se figure, est en figurant et en se figurant, création d’“images” qui sont ce qu’elles sont et telles qu’elles sont comme figurations et présentifications de signification ou de sens. » (Castoriadis, 1975 : 532)

Note de bas de page 9 :

« L’art a un rôle essentiel à jouer […] en tant que machine de guerre totale contre l’univocité du sens. Il ne s’agit plus de commenter ou de comprendre le réel : il s’agit de produire du réel ! », Aurélien Barrau, Il faut une révolution politique, poétique et philosophique ?, Éditions Zulma, 2022, p. 27.

Nous adhérons à l’axiome posant que l’imaginaire est « radicalement » partout. Or celui-ci peut se présenter sous forme de narrations auxquelles l’on adhère dans le cadre d’un ordre social, ou bien sous forme de narrations « radicales » qui permettent de se projeter en dehors du cadre donné. Entre ces deux conditions de l’imaginaire, existe un potentiel de déplacement de l’un vers l’autre, voire de leur renversement – elles peuvent d’ailleurs coexister ou entrer en conflit. Pouvoir concevoir ce déplacement est à la base de notre rapport avec ce que l’on nomme – non sans un temps de suspension avant de placer ce mot trop chargé d’histoire, de violences et d’aveux d’impuissance – une « révolution »9.

Note de bas de page 10 :

« Dans la mesure où l’imaginaire revient finalement à la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas données dans la perception ou ne l’ont jamais été), nous parlerons d’un imaginaire dernier ou radical, comme racine commune de l’imaginaire effectif et du symbolique. C’est finalement la capacité élémentaire et irréductible d’évoquer une image. », Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 191.

Cornelius Castoriadis, qui a été le grand penseur de l’imaginaire radical10, affirme que « l’art ne découvre pas, il constitue », en ne se limitant jamais à « un rapport de vérification » mais au contraire en s’inscrivant en plein dans le mouvement historique de « conquête progressive du symbolisme » (Castoriadis , 1975 : 189).

Note de bas de page 11 :

« Il s’agissait d’appréhender l’écologie en tant que changement de paradigme, reconfiguration des critères et des modèles en fonction desquels on pense, agit, analyse, évalue, ressent – et donc, crée. », écrit Julie Sermon, directrice du dossier La Condition écologique du dernier numéro de Théâtre/Public, n. 247 Avril-Juin 2023, p. 13.

Au cœur d’un pan de l’imaginaire radical de ce temps qu’est le nôtre, l’ecological turn prend une place importante dans les reconfigurations de la scène, entre théorie et pratique11. L’éco-drame, théorisé par Flore Garcin-Marrou (2019) en est un concept-intention qui suggère une voie et forge des outils d’analyse esthétique qui facilitent le débat, l’échange autour des pratiques qui souhaitent réinvestir le champ de la représentation d’un vivant autre que l’humain. Aller au plus loin de machines et de machineries, éventuellement sortir des théâtres, nier la dimension psychologique propre au drame ne sont que des horizons possibles de l’éco-drame, dont la condition sine qua non est la mise en présence actoriale d’humain et non-humain dans « un dispositif de projection réciproque » où « on s’identifie à un monde dans lequel on est immergé. »

Note de bas de page 12 :

« Or depuis le début, les plus grands terraformeurs (et réformateurs) de planètes ont été et sont toujours les bactéries et leurs proches. » écrit Donna Haraway dans « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene : Making Kin », Environmental Humanities, vol. 6, 2015, p. 159-165. En français : « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chtulucène. Faire des parents », trad. Frédéric Neyrat, Multitudes, 2016|4, no 65, p. 75.

Note de bas de page 13 :

Térésa Faucon, « Peau à peau : danser avec le vivant. Zone de timidité de Maria Donata D’Urso (2022) », Extraits d’une communication donnée au colloque L’Art et les formes de la nature, Université́ de Montpellier, avril 2022.

Sarah Di Bella – Pourquoi précisément le kombucha dans le vaste monde du vivant12 ? – est-ce un choix / est-ce une rencontre ? Le terme d’immersion tel que le définit Emanuele Coccia dans La vie des plantes est une piste possible pour penser à ton rapport avec le kombucha ? Je cite le passage en question : « L’immersion est tout d’abord une action de compénétration réciproque entre sujet et environnement, corps et espace, vie et milieu ; une impossibilité de les distinguer physiquement et spatialement : pour qu’il y ait immersion, sujet et environnement doivent se pénétrer activement l’un l’autre ; en cas contraire, l’on parlerait simplement de juxtaposition ou de contiguïté entre deux corps qui se touchent dans leurs extrémités. » (Coccia, 2026 : 54). Je sais que tu tiens à mettre en avant la considération épidermique relevant d’une analogie non pas formelle mais organique et sensible entre la peau du kombucha et la peau de nos corps13. Mais lorsque l’on sait que tu t’es pendant de longues années nourrie de kombucha avant que l’idée te traverse de le cultiver pour danser avec, la perception de ta performance change radicalement.

Note de bas de page 14 :

Strata.2 créé́ et présenté́ à Château Thierry le 3 juin 2011. Ce solo reçoît le prix de la compétition internationale « Bains Numériques#7 » en 2012.

Note de bas de page 15 :

Leurs compétences se situent dans les domaines de l’informatique Design et Performative-Design, Génie Industriel, Structurel Ingénierie, Fabrication numérique avancée et robotique, Architecture, Urbanisme et design participatifs, Génie côtier, Créatif Direction et Curation, Enseignement supérieur et cours intensifs, en conception stratégique et en expansion. https://thr34d5.org/tag/medialab/

Maria Donata D’Urso – Déjà dans Strata.214 la direction de ma recherche pointait vers la nature et le fonctionnement de la peau, en tant qu’organe vivant. Je définis la peau comme un cerveau étalé et j’essaie d’en faire l’expérience : la peau comme lieu de la pensée. Et c’est vrai aussi que dans les années `90, il y a trente ans, j’ai commencé à boire du kombucha pour des raisons thérapeutiques et donc à le cultiver. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, alors que l’on commence à trouver des boissons au kombucha dans tous les magasins bio, je n’en bois que de temps en temps. Mais avant d’en arriver au choix du kombucha, j’ai intégré ce mouvement d’expérimentation des biomatériaux via le laboratoire de recherche Thr34d5@medialab15, j’ai travaillé sur les champignons, car le mycélium donne aussi une peau très douce, encore présente dans les premières versions du travail. La longue fréquentation du kombucha m’a sans doute permis de m’ouvrir plus facilement à l’idée d’expérimenter une version créative de cette culture et de faire de la peau du kombucha un partenaire artistique. Et le fait de l’avoir bu longtemps m’a donné une compréhension, une familiarité avec cette forme de vie. Un attachement aussi, car pour boire du kombucha je devais le cultiver. Je l’ai donc fait pousser, puis je l’enterrais, j’observais comme ça mourait, comme ça pourrissait – ce qui peut arriver en plein milieu de la cultivation.

Les éléments de radicalité qui sous-tendent Zone de timidité sont d’autant plus à relever qu’ils se présentent en tension avec la recherche performative et la forme que la danseuse a imaginé pour la partager. En effet, loin de séparer le réel de l’imaginaire, cette création nous semble s’en remettre à une conception « radicale » de l’imaginaire, à savoir un imaginaire radicalement « à l’œuvre dans toute élaboration des formes sociales » (Chivallon, 2008 : 80). En frappant à la porte des théâtres, en France et à l’étranger, une telle création « propose » aux lieux d’accueil des conditions de collaboration tout à fait inédites ; par conséquent, elle « donne à imaginer » une autre façon de faire avec le vivant, à l’endroit du spectacle vivant ; enfin, elle « informe » du fait qu’on commence à faire autrement avec le vivant à l’endroit de la création du spectacle vivant. L’éco-scène « propose » donc des conditions, « donne à imaginer » des conditions, « informe » de la mutation des conditions d’existence du spectacle vivant.

C’est de ces conditions, qui définissent selon nous une éco-scène, et qui demeurent efficaces dans le chemin de concrétisation d’un nouvel imaginaire même en cas de refus institutionnel, que nous souhaitons tout d’abord parler avec l’artiste.

L’éco-scène de Donata D’Urso est radicale dans sa façon de répondre à l’écoresponsabilité par un matériau vivant, et pas simplement organique – sinon du papier, du bois ou de l’eau auraient pu faire l’affaire. En revanche, l’organique vivant devient un véritable interlocuteur puisque capable d’envoyer des signaux clairs quant à son épanouissement ou à sa souffrance. C’est à l’écoute de ces signaux qu’une telle scène invite les partenaires producteurs et distributeurs.

Note de bas de page 16 :

« Les substrats de mycélium se décomposent à la fin de la performance et redeviennent humus pour l’agriculture, les pleurotes sont comestibles. », Orienta, Dossier de presse.

Déplacer la création chorégraphique dans l’espace de l’écoresponsabilité signifie in primis pour Donata D’Urso échapper à un consumérisme tout à fait spécifique aux métiers de la scène. Donata tient en effet à rappeler que chaque scénographie produit des objets qui ne se prêtent pas à des opérations de recyclage, voire qui ne sont d’aucune manière dégradables puisque ignifugés pour des raisons de sécurité structurellement admises dans les théâtres. Or les peaux que cette chorégraphe cultive à partir de mères de kombucha qu’elle garde chez elle dans nombre de bocaux en verre, ce sont des matériaux qui peuvent revenir à la terre ou être réutilisés après le temps de la performance16. Par cela même, ce que nous qualifions comme une forme de radicalité de sa création tient à ce que celle-ci présume à l’endroit de la production.

MDD – Pour cette création, j’ai d’abord recyclé le triangle de Strata.2 en le complexifiant. Pour des raisons aussi économiques mais très cohérentes sur le plan artistique. Puis l’éco-design considère la dimension économique du choix des peaux végétales car à la différence d’une peau de bête que l’on devrait couper pour en tirer un triangle, en produisant ainsi tout un tas de chutes, de restes à jeter, une peau de kombucha, par exemple, peut être cultivée dans la forme dont on a besoin pour la scène. L’idée d’utiliser une peau animale ne m’a jamais efflorée, de toute façon, mais je fais référence par là à des usages répandus. Je peux donc influencer la croissance de mes peaux-partenaires en décidant de la forme de la bassine dans laquelle je les cultive. Le kombu-cha est littéralement « l’algue du thé », une peau qui se forme via un processus bactériologique de fermentation du thé. Par la suite, la peau est parfaitement biodégradable ou elle peut être séchée et traitée pour servir de matériau de production en écodesign, ou en écostylisme, comme parchemin à la place du cuir etc. Dans tous les cas, rien n’est donc jamais perdu ni gâché.

Les peaux de kombucha sont cultivées par la chorégraphe de manière artisanale dans des bassines qu’elle préfère placer pas loin du lieu de la performance : les peaux sont intransportables dans leur état évolutif, puis difficilement transportables encore fraiches. Leur formation dépend des conditions atmosphériques du site choisi pour leur incubation. Il faut savoir que la variabilité des résultats est toujours à l’œuvre. Étendue, consistance, épaisseur, couleur sont variables, mais également impondérable est la temporalité de la formation de la peau, et cela jusqu’à la veille de la rencontre avec le public. Pour connaître discrètement les critères qui président aux dynamiques de production et de distribution du spectacle vivant, ça paraît peu anodin d’assigner le destin de chaque cycle de performances à un geste de cultivation à ce point artisanal.

MDD – C’est la première chose que je précise quand je rencontre des potentiels lieux de résidence ou des acheteurs de mon travail : j’ai idéalement besoin d’un lieu pour placer ma bassine pour les trois semaines de la cultivation, et le kombucha ne pousse qu’à partir de 25° de température. Il s’agit là d’une double contrainte, potentiellement joyeuse car la cultivation in situ est la valeur ajoutée de la performance, qui commencerait alors par la rencontre avec les habitants du lieu. Lors de la résidence au Potager du roi à Versailles, une femme passionnée de kombucha s’était spontanément offerte de m’aider dans la cultivation, qui devient un facteur ludique d’échange. La contrainte saisonnière est aussi fondamentale : la culture peut se pratiquer seulement dans une tranche de l’année selon le pays d’accueil. Mobiliser les théâtres ou les écoles d’arts en cette période de l’année qui correspond chez nous aux vacances d’été, n’est pas toujours facile et demande un certain engagement et une logistique flexible.

SDB – Créer aux prises avec un processus bactériologique mène donc l’écoresponsabilité aux seuils d’un risque, tout d’abord en termes de production et de distribution. La recherche fascine mais peut faire peur pour ses contraintes qui placent le fonctionnement organique et ses résultats comme l’alpha et l’oméga de la performance. Quelles conséquences ? Peux-tu nous exposer les résultats de tes premières expériences (Versailles, Paris, Montpellier et Palerme) pour qu’on fasse un point sur les difficultés et les promesses de l’aventure que tu proposes ?

MDD – L’anecdote de Montpellier pourrait suffire peut-être (rires). En 2022, je suis invitée à présenter Zone de timidité dans le cadre du Festival Sète Palermo – Biennale d’art contemporain. Ma performance à Montpellier était prévue pour le 13 septembre. Nous étions tombées d’accord, avec la curatrice, sur l’intérêt de permettre aux étudiants des Beaux-Arts de Montpellier de participer au processus de cultivation des peaux de kombucha, que je préfère mettre en place pas loin du lieu de la performance, pour éviter les risques d’altération dans lesquels l’on encoure par un déplacement. Mais le calendrier de l’école ne permettait pas aux étudiants d’être sur place les quinze jours avant la date de la performance : nous n’avions pas le temps de mettre en place « l’exception à la règle ». Ça a été certainement frustrant de ne pas voir aboutir cette initiative, mais pouvoir la concevoir m’a révélé le désir de transmettre à des jeunes éventuellement motivés ma technique de culture créative du kombucha. En revanche, l’équipe technique de l’école a eu le temps de construire le triangle de la performance en utilisant des restes de bois qui trainaient dans leurs ateliers. Le résultat était réellement réussi et la contrainte du recyclage a été donc appréciée.

SDB – Ouvrons une parenthèse sur cette cultivation/culture créative du champignon du thé, si tu veux bien. Qu’est-ce que tu entends par là ?

MDD – La culture artisanale et créative du kombucha consiste à apprendre à doser les ingrédients qui lui donnent la vie – le(s) thé(s), le(s) sucre(s) – selon les conditions environnementales – humidité et température – et en vue d’un certain résultat – par ex. une peau suffisamment fine, mais pas trop fragile, une peau triangulaire etc. La création est donc déjà à l’œuvre dans le processus de cultivation. Par exemple, plus de sucre donne une peau plus épaisse ; le jus de pomme la rend plus résistante, etc. Pour la performance de Montpellier, le kombucha a poussé plus fin et fragile : je pensais que ça allait rajouter de la difficulté à la performance, et en effet la peau s’est beaucoup brisée pendant la danse, mais sa finesse lui permettait d’adhérer parfaitement à ma propre peau et finalement l’interaction a été tellement plus juste en termes d’attention car le danger de la faille dans la relation était la réalité-contrainte de cet épisode-là. Le processus de production de la peau va donc radicalement influencer la danse plus tard et en tant qu’artiste j’en suis responsable autant que de ce que je transmets pendant la performance. La forme que l’on donne au kombucha, ainsi qu’à toute « matière qui pousse », est aussi à la lisière de production et d’écriture. Le pouvoir d’étalement de cette matière vivante, son attraction pour les vides qu’elle colmate à l’horizontal sur toute la surface qu’on lui consacre, ce sont autant de connaissances que je décide d’assumer comme opportunités de création. Et je cultive la peau dans cet esprit-là.

SDB – Pourquoi le triangle justement ? Je suppose que le recyclage du triangle de Strata.2 n’est pas la seule raison motivant la présence de cette figure géométrique dans ton écriture scénique. Je sais que la réponse à cette question nous permettra d’amorcer le passage à la dimension dramaturgique.

Note de bas de page 17 :

D’Arcy Thompson (1860-1948), biologiste et mathématicien écossais, est l’auteur d’une thèse dont le titre originel est On Growth and Form (1917, puis 1942).

MDD – Dans l’ordre, puisque je comptais poursuivre ma recherche sur la peau, le triangle était un élément de continuité matérielle (recyclable) et dramaturgique (la loi de tenségrité de la peau est basée sur le principe de triangulation). Enfin, je déplaçais un peu l’axe de ma recherche en travaillant sur une forme de vie plus proche du végétal que de l’animal, et me suis inspirée des théories de D’Arcy Thompson17 sur « Forme et croissance » que j’ai découvert via le documentaire de Jean-Claude Guimberteau, Promenade sous la peau. Ce biologiste explique que le triangle est une des formes les plus communes en nature, et si je me souviens bien il donne l’exemple de la structure des feuilles, mais aussi des écailles de la peau des serpents. Le recyclage du triangle tombait juste par rapport à mon prisme. Il y aurait de toute façon toujours moyen de concilier recyclage et fidélité pour sa recherche artistique.

Cette fidélité à une ligne de recherche n’est donc pas un frein limitant les exigences d’une « éco-scène » qui se veut telle et dont l’ensemble des conditions matérielles et de production se radicalisent autour du choix de la matière vivante. Nous tenons à surligner enfin qu’il est là question d’une radicalité créative qui parie sur la capacité d’un milieu – celui de la production artistique – à réagir sur le court terme à ce mouvement chtonien de proposition, imagination et information qui cherche à percer le terroir institutionnel. L’objectif étant d’accompagner l’imaginaire radical à la conquête d’une tranche du réel en multipliant les éco-scènes. Du potentiel de cet imaginaire radical, l’artiste est le sismographe.

La marge de flexibilité et de prise de risque que Donata D’Urso demande aux partenaires du secteur culturel du spectacle vivant, elle se l’impose comme une exigence, en tant qu’interprète, de l’intérieur de son écriture chorégraphique.

4. Une éco-dramaturgie dansée ?

Note de bas de page 18 :

« Être danseur, c’est choisir le corps et le mouvement du corps comme champ de relation, comme instrument de savoir, de pensée et d’expression. C’est également faire confiance au caractère ‘lyrique’ de l’organique, sans pour autant se référer à une esthétique ou à une mise en forme précise : le geste ou l’état du corps neutre (volontairement désaccentué et travaillant sur l’absence de ‘dessin’), a sa propre qualité lyrique, tout autant que le geste tensionnel spatialisé et musicalisé. » Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, éd. Contredanse, 2004, p. 61.

L’éco-drame dans son développement idéel est un « théâtre de signes et non de métaphores », où la métamorphose est l’événement occupant l’horizon d’attente, résultat d’un rapport toujours dynamique entre les actants. Or Zone de timidité semble sinon viser au moins admettre l’enchevêtrement des langages et des fonctionnements sémantiques qui opèrent à l’endroit de la création et lors de la rencontre de celle-ci avec les publics. Pris dans le courant de la danse contemporaine avec ce qui en caractérise le rapport à la mémoire et à l’histoire, à la tension entre technique et organicité18, la danse de Donata D’Urso s’invente toujours dans des espaces qu’elle fabrique de toute pièce. L’espace imaginée par la danseuse pour Zone de timidité, est un « milieu » fait pour accueillir l’existence d’un autre vivant, le kombucha, et de permettre une rencontre entre-espèces. Ce milieu se présente immédiatement comme organique et cela met une distance sensible par rapport aux espaces davantage abstraits des chorégraphies précédentes – structures tensionnelles, solides géométriques robotisés. La présence d’un autre vivant au cœur d’un véritable « milieu » à la composante organique forte – la dimension olfactive en est la manifestation première, ici l’odeur âcre de la fermentation – a un impact décisif sur la perception visuelle. Avant d’en identifier la nature, l’autre peau, celle du kombucha, joue comme un attribut, du moins par intermittence. Le processus de figuration en est immédiatement déclenché. Est-ce que cette ouverture minerait l’identité éco-dramatique de la création ? Ou bien, est-ce précisément cette ouverture, et la complexité qu’elle accueille qui fait la radicalité de son pari ?

Note de bas de page 19 :

Dans l’immense littérature ayant pour objet d’étude la « figure », nous ne convoquons ici que deux références-guide. Dans son article sur les raisons philologiques et philosophiques qui font de l’emploi du terme de figure le lieu de remaniements, voire de véritables réinventions, Agnès Guiderdoni écrit : « De cette grande diversité́ de champs où l’on découvre la (...)

Puisqu’il n’est pas prévu que l’humain disparaisse de ces pratiques nouvelles ou encore à imaginer, la question qui se pose ici est si considérer comme un obstacle à l’évolution des formes la coexistence de fonctionnements sémantiques et langagiers – le signe sans commentaire et indiciel, la métaphore, la figure comme actualisation dynamique d’une forme potentielle, le cheminement d’une sensation en métamorphose. Lorsque d’autres formes de vie sont convoquées sur une scène – puisque la scène est elle-même vecteur techno-symbolique – l’artiste semble prendre le parti de vouloir recomposer l’axe éco-techno-symbolique, caractérisant idéalement le rapport des humains au monde, comme l’explique Nicole Pignier (2017). Plutôt alors que prétendre l’effacement des fonctionnements figuratifs19 et narratifs des artistes et des publics que ces artistes convoquent, le chemin de ces recherches ne serait-il pas plus problématique, donc plus radical, lorsqu’il tenterait une véritable hybridation des motifs expressifs et des moyens de production ?

Par ses recherches, Donata D’Urso ne tourne en effet pas le dos aux théâtres, tout en explorant d’autres contextes, ni ne tente de se défaire d’un corps techniquement défini et reconnaissable, tout en en cherchant les limites : en cela elle inscrit sa proposition au sein d’une narration aux contours anthropologiques précis, et chargée d’Histoire et de stratifications symboliques. En effet, c’est une des responsabilités et des finalités de la représentation artistique que de permettre à des relations jusqu’alors impensables dans un certain cadre, de s’affirmer au moyen d’une expérimentation qui leur permet de se définir et d’être perçues via ce passage de l’indifférencié au différencié, façonnement patient et progressif de ce qu’on appelle un monde. Que ce geste implique une torsion dans la syntaxe de l’espace théâtral, et que cette torsion accroche l’esprit et lui permette de se mettre radicalement en mouvement, en le menant à « considérer une conception plus extensive de la représentation » (Garcin-Marrou, 2019 : 6-22), ceci nous semble relier de manière cohérente l’esthétique d’une telle création, sa recherche sur le plan sensible et visuel, et ce qu’elle pose comme les conditions de sa propre existence, en questionnant les critères de production et de distribution actuels.

Note de bas de page 20 :

Renata Molinari qui co-signe avec Claudio Meldolesi, Il lavoro del dramaturg, Ubulibri, 2007, cf. p. 192.

Note de bas de page 21 :

Laurence Louppe écrit : « La mémoire ne vaut que contre l’idéologie de l’oubli, elle ne vaut que dialectique et interrogative. Car l’oubli, lui, répand ses cendres : débris de soumissions inavouées, de formalismes consentis. L’oubli est une des forces des systèmes dominants sur les corps : il impose les modèles du moment, incontournables, rejetant tout ce qui est extérieur à eux dans l’invisibilité. », Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 45.

Via cette création qui s’inscrit à notre sens dans ce que nous pourrions considérer comme un plateau de l’éco-danse, nous nous interrogeons aux côtés de l’artiste sur le processus qui conduirait le regard spectateur à graduellement se détacher des fonctionnements fictionnels et esthétiques qui en assurent l’exercice critique, pour rejoindre un nouveau paradigme dont il ne connaîtrait pas encore le nom. Ce nouveau paradigme que Zone de timidité convoque, serait davantage fait d’un mouvement psychique toujours à l’œuvre et qui verrait l’individu artiste et/ou spectateur de l’éco-dramaturgie activer à tour de rôle ses différentes facultés sensibles et intellectuelles. L’un et l’autre se laisseraient ainsi traverser et imprimer par une expérience esthétique que l’on conçoit davantage holistique et qui permettrait de souder la fracture qui nous sépare technologiquement, politiquement et dangereusement des multiples formes du vivant et de la complexité de leurs enchevêtrements. Souder la fracture n’équivaut pas à apporter une réponse, ou plusieurs, en guise de solution(s) stabilisante(s). Au contraire, cette éco-dramaturgie se chargerait davantage de celle que Renata Molinari a défini comme la « dramaturgie de l’expérience », à savoir la création d’un territoire pour une rencontre en devenir, dans une conception provisoire faite de contraintes que l’artiste impose et s’impose pour répondre à une réalité qu’il perçoit comme chaotique20. Ce chaos, qui semblerait correspondre à l’oubli d’un ordre idéal, n’est pas traité en ayant l’ordre comme objectif, mais par une mise en mouvement sensible des imaginaires qui donne vie à une nuit métamorphique21.

Figure 2 : Zone de timidité - MO.CO. – Montpellier, septembre 2022

Figure 2 : Zone de timidité - MO.CO. – Montpellier, septembre 2022

© Eloïse Legay

Quant à la remise en question des dimensions symbolique et métaphorique, qui convergent dans l’acte de la figuration, commun à toutes les civilisations (Descola, 2021) la rencontre avec la création de Donata D’Urso sera l’occasion pour nous de formuler les interrogations qui pourraient se présenter, et qui se présentent de fait à cette artiste aujourd’hui. Si l’horizon des éco-dramaturgies était la représentation indicielle, où la métamorphose remplace la métaphore, à l’encontre de la représentation figurative, il semblerait que Zone de timidité s’inscrive dans ce cadre. À un détail près, comme le précise l’artiste : la figuration s’y invite néanmoins et sa présence, loin d’être accidentelle, est la condition sine qua non pour que le figural puisse agir et faire signe par l’inachèvement et le vacillement de la figuration dans son penchant normatif.

MDD – En réalité, on me reproche parfois de travailler encore beaucoup avec la métaphore et la figure. J’ai essayé d’exprimer le fait que je ne peux pas empêcher les spectateurs de voir dans ma danse avec la peau du kombucha des figures auxquelles j’ai moi-même pensé, comme celle de la mue du serpent, par exemple, ou celle du corps hybride etc. Il est vrai aussi que je travaille de manière partiellement métaphorique, car le triangle signifie les correspondances cosmiques entre micro et macro et que je raconte l’histoire de la rencontre entre deux différents êtres vivants.

Note de bas de page 22 :

Nous nous fions à la parole de l’anthropologue Philippe Descola pour rappeler que la relation de chaque être humain au monde alterne celles qu’il appelle les quatre ontologies – naturaliste, animiste, analogique et totémique – qu’elle que soit son institution d’appartenance. Cf. ibid. Nous aimons penser autant du spectateur idéal.

En effet, l’acte de figuration peut relever d’un choix artistique, autant qu’il peut n’advenir que dans le regard d’une assemblée ou d’un seul spectateur22. C’est vrai aussi que la mise à l’écart de l’une des fonctions les plus développées chez l’humain ne semble pas être ce qui motive en premier cette création-ci. Que cette fonction fasse l’objet d’une confiscation de la part des systèmes idéologiques dominants ne rend que plus urgent de la remettre au service d’imaginaires qui permettraient de réinvestir les capacités techno-symboliques pour qu’elles soient reliées à des activités « nourricières » (Pignier, 2022), voire mises carrément au service de ces dernières. En ce sens, notre analyse, dont l’ekphrasis de la création présente un « musée imaginaire » parmi les possibles, consiste à considérer cette création comme un exemple d’alignement vertueux, prenant en compte la nécessité d’éventuellement passer par la question de la figure re-présentée au filtre d’une expérience du « figural » suffisamment radicale pour qu’elle soit structurante, et qu’elle fonctionne comme porte d’accès à une participation active, au propos d’une création expérimentale et immersive, pour une communauté la plus hétérogène possible.

Donata d’Urso ne se limite pas à danser avec une peau d’origine bactérienne. Dans cette chorégraphie de l’attention, elle se meut avec, se met au service d’une relation mouvante, alternant involution et évolution, mises en tension et abandons, composant une frondaison de gestes et une floraison de figuralités au risque constant d’une rupture de communication.

Mais cette peau est déjà le résultat d’une action typiquement humaine, car obtenue d’une cultivation de kombucha que l’artiste mène seule et in situ, à savoir dans l’espace même qui accueille sa performance. Elle s’ouvre par cela à toute indétermination de nature biologique car, on ne l’aura jamais assez rappelé, l’action des bactéries sur la « mère kombucha » sera hautement influencée par les conditions atmosphériques, d’humidité et de pollution.

Du bios, via la technique, Donata D’Urso atterrit dans un espace en forme de triangle, ce qui en place d’emblée l’évolution dans le champ de la figuration symbolique.

SDB – Lorsque le kombucha arrive dans ton champ de vision artistique, ta recherche sur la peau trouvait là une application qui t’oblige à un déplacement. Pourrions-nous faire un point sur cette spécificité ?

MDD – Contrairement à Strata.2 où je travaille la question de l’élasticité de la peau à partir de son observation au microscope, le travail sur le kombucha est conçu dans la dimension réelle du corps-à-corps, voire du peau-à-peau qui ne permet pas de mettre en avant cette qualité en particulier. De plus l’apparence de la peau de kombucha peut beaucoup s’approcher de celle d’une peau animale ou humaine dans la continuité de sa surface, mais sa composition est davantage celle d’un bois liquide. Dans la phase évolutive, lorsque la peau est fraiche, la cellulose est pleine d’eau, et c’est à ce moment-là que la peau est le plus flexible, alors que le dessèchement l’enraidie comme c’est normal. Pour toutes ces raisons, je n’ai pas travaillé sur le double mouvement de compression-tension, et j’ai centré ma recherche sur d’autres propriétés de cet organisme, à savoir son aspect spatial – tendant à l’horizontalité par son développement –, la douceur et la viscosité de sa surface, l’odeur âpre de sa fermentation, et son environnement biologique qui est liquide, lui conférant comme force trainante la seule gravité, et comme seul mouvement, la chute. Avec la peau fraiche, je ne peux qu’être au sol et la recherche de la verticalité est destiné à l’échec.

Note de bas de page 23 :

« La peau de kombucha qui a joué dans la performance de septembre 2020, a été séchée. Un costume a été dessiné et réalisé par Peter Sharp ©plustrentetrois. », ibid.

SDB – Sur le plan d’une dramaturgie, l’on peut suivre via tes déplacements d’un triangle à l’autre du grand triangle qu’est ta scène une sorte de partition. La traversée des lignes de tension préétablies sera donc à ajuster qualitativement, à moduler donc, selon les résultats de la cultivation, dans une découverte de l’Autre/matière vivante qui aura lieu sur scène et qui ne relève par définition pas du « faire comme si ». Au contraire, la rencontre avec cet Autre/matière vivante sera faite d’un peau-à-peau avec ce réel jusque-là impondérable. Ça constitue la partie centrale, véritablement expérientielle et concrètement sensible de la création – celle qui advient dans le triangle de gauche, alors que la première partie ayant lieu dans le triangle le plus près du public, elle montre les mères de kombucha à leur état initial, et la troisième partie fait jouer une peau déjà séchée, donc stabilisée, ne faisant plus matière vivante mais matériau d’origine organique, prêt à accueillir la forme23 ? Est-ce que tu serais d’accord avec cette définition du déroulé dramaturgique ?

MDD – Je ne fais que chercher des contraintes qui me permettent de vivre une écriture réellement in situ, précise selon l’instant présent, sans chichis et sans préméditation de détails. La contrainte de la peau fraiche relève de son état encore proche du liquide, glissant et lourd. La contrainte de la peau séchée est sa fragilité et sa tendance à se coller en plis, comme un film plastique trop fin qui se rétracte et que l’on peut casser pour le redéplier. Je dois donc d’abord l’éteindre, avec délicatesse et détermination à la fois, puis lutter pour la garder déployée. Elle n’a pas le pouvoir de me porter au sol…

SDB – … alors qu’elle te demande une extension constante de ton corps, notamment de tes bras. C’est finalement une peau non élastique qui finit par mettre à l’épreuve l’élasticité et la résistance de ton corps de danseuse. Les figures qui s’en déploient sont ailées.

MDD – Oui, mais en créant, je pensais davantage à la verticalité de cette partie comme arborescence, à des images de nature plutôt végétale.

SDB – L’important me semble davantage résider dans le fait que la forme qui fait figure soit le résultat d’une démarche sensible et pas l’inverse. La figuration est un horizon contemplé et non pas imposé. Comme une histoire dont tu essayes de témoigner via une expérience immersive et non pas de raconter via une narration codée.

MDD – Oui, la métaphore agit selon moi simultanément à l’action du plan sensoriel et réel de la pure performance. Or le ressenti du peau-à-peau varie à chaque rendez-vous, et c’est d’un contact qui est toujours différent que naît le mouvement. La sensation est toujours actualisée. Zone de timidité est encore une improvisation véritable et même si la ligne dramaturgique ne change pas, et même si le rendez-vous avec des formes précises est maintenu, ça sera toujours la sensation à me dicter l’état de la danse qui me permettra d’y arriver.

Figure 3 : Zone de timidité - MO.CO. – Montpellier, septembre 2022

Figure 3 : Zone de timidité - MO.CO. – Montpellier, septembre 2022

© Eloïse Legay

Note de bas de page 24 :

« Quant à la définition du figural comme processus esthético-sémantique, elle implique que s’y trouvent noués des processus tensionnels et des processus représentatifs. Elle revient à admettre qu’une figure ne se convertit pas totalement dans le jeu d’inférences et d’évocations qu’elle suscite. Elle suggère que, même interprétée, une figure peut insister à travers des restes tensionnels. », Laurent Jenny, La parole singulière, op. cit., p. 15.

Le souffle de la sensation se répand donc entre les mailles d’une dramaturgie qui prend en compte l’apparition d’un entrelacs de figures via la relation de la performeuse à ses peaux, et dont la labilité formelle faite de délabrements et de promesses trahies d’apparitions possibles, finit par mieux signifier la métamorphose dans un ajustement perpétuel entre forme et vécu immersif. Or puisque cela advient dans un cadre symbolique – le triangle – et technique – le corps sculpté de la danseuse – c’est du rapport au vivant que surgit le figural24, à savoir les déplacements, les remplacements, les détournements qui, n’ayant pas l’imitation comme objectif, jouent à dépayser l’attente en ouvrant des failles dans les codes linguistiques et esthétiques habituels.

SDB – Est-ce que ta fréquentation des doctrines orientales et ta pratique somatique du Dao-Yin ont tenu un rôle quelconque dans ta conception éco-techno-symbolique de la création ? J’entends par cela : est-ce que la conception holistique et cosmique propre aux savoirs en question serait à l’origine, et nourrit-elle ton besoin de travailler dans un équilibre qui n’exclurait aucune des manifestations du vivant – allant du végétal au spirituel, via l’animal, et que tu sembles défendre comme une nécessité ?

Note de bas de page 25 :

Jean-Marc Eyssalet, médecin et acupuncteur, est fondateur et directeur d’enseignement de l’Institut de Développement en Énergétique et Sinologie : I.D.E.E.S. de Paris. Auteur de nombreux ouvrages consacrés à la connaissance du corps énergétique de l’Homme selon la tradition chinoise, dont : Shen ou l’instant créateur, Dans l’océan des saveurs, L’intention du corps, Le secret de la maison des ancêtres, parus chez Guy Trédaniel éditeur.

Note de bas de page 26 :

« Les plantes sont la transfiguration métaphysique de la rotation de la planète autour du Soleil, le seuil qui transforme un phénomène purement mécanique en événement métaphysique. … la Terre elle-même, et tout ce qui vit sur elle (ainsi qu’en son intérieur) est de nature astrale. », La vie des plantes, op. cit., pp. 111-112, 117.

MDD – Dans la vision taoïste et dans les enseignements de Jean-Marc Eyssalet25, dont je m’infuse depuis trente ans, le mental ne fait pas l’objet d’un refus, ni ses fonctionnements les plus sophistiqués et spirituels. Jean-Marc disait que le cœur-conscience devrait être le roi, où la pure raison ne serait qu’un bon premier ministre. Selon la philosophie taoïste tout est interdépendant et chaque faculté est indispensable si l’on apprend à en identifier la juste tâche. Coccia parle du rapport formel entre végétal et astrologie, parce que déterminé par les astres26 ; ainsi le Taoïsme défend depuis des siècles le fait que chaque forme sur terre et à l’intérieur de l’être humain est le résultat des cinq mouvements énergétiques (est, ouest, sud, nord et centre). Cette mise à mal de l’anthropocentrisme est fondamentale. Mais dans cette vision holistique, l’image a toute sa place ainsi que la métaphore.

SDB – La place du visuel dans la culture chinoise est déjà à l’œuvre dans son système d’écriture.

MDD – Absolument, l’écriture est la clé de cette culture. Dans nos résidences de formation avec Jean-Marc, nous travaillions sur les idéogrammes pour entrainer une compréhension intuitive, déductive qui touche une autre sphère ayant affaire à la connaissance indicielle.

Note de bas de page 27 :

Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Éditions Zone sensibles, 2017, p. 89. Cité par Flore Garcin-Marrou, op. cit.

Note de bas de page 28 :

Laurent Jenny, La Parole singulière, op. cit., pp. 28-29. L’italique est le nôtre.

SDB – Lorsqu’une relation fait signe en mettant à mal le régime sémiotique propre à notre culture, nous sommes dans ce que Flore Garcin-Marrou appelle la « représentation indicielle ». Celle-ci a comme ambition de remplacer la représentation symbolique trop exclusive aux pratiques humaines, avec une « dynamique émergente »27 qui promet un mouvement, une possibilité au conditionnel, une hypothèse en devenir. Or comme je considère que le cadre de Zone de timidité est métaphorique et que la figure y est invitée pour mieux faire ressentir la métamorphose, j’attribue à ce que Kohn nomme « dynamique émergente » le principe de « figural », tel que je l’emploie en étendant son usage à tous les domaines de la « figure ». Je cite ce passage de Jenny qui me semble incontournable pour que l’on s’entende : « La crise figurale me confronte à une double ouverture du monde et de la langue et me les fait évaluer l’une par l’autre. La remise en débat de la forme me ramène à son moment ‘originaire’ : celui où, supposément, elle s’affrontait à un monde neuf et encore innomé, celui où elle opposait au surgissement événementiel la monumentalité de ses symboles premiers. Le figural est l’indice que le monde s’est rouvert, que l’origine se poursuit, et qu’une nouvelle décision expressive est à l’œuvre. »28.

Note de bas de page 29 :

Pour l’anecdote, l’exemple introductif de Laurent Jenny d’où prend le départ son travail sur le figural est tiré d’une action précise : « Je feuillette en dilettante une traduction savante du Tao-tö-king ». Le Livre de la Voie et de la Vertu, édition J.-J.-L. Duyvendak, Paris, Maisonneuve, 1981.

Donata demande d’échanger nos références bibliographiques sur l’indiciel et le figural29. Son intérêt nous encourage à essayer de formuler de la manière la plus claire possible ce que nous croyons repérer de précieux dans la dynamique à l’œuvre dans sa création. Pouvons-nous parler donc d’une éco-dramaturgie du figural ? Radicalement conditionnée par l’organisme vivant du kombucha sous l’apparence d’une peau, la matière-figure serait sensiblement convoquée par le jeu d’une relation indicielle entre la danseuse et les algues du thé. La figure serait donc une matière-figure qui se cherche dans l’esprit du regardant aussi bien qu’elle se pointe dans l’esprit de l’artiste qui l’incarne, mais pas assez longtemps pour qu’elle puisse se raconter. Ce qui l’en empêche « en rouvrant le monde » est bien l’énergie du geste dicté à la danseuse par le contact avec le kombucha. De cette immersion émergent des signes qui laissent passer une sensation ou un blanc. Par cela même, la figure n’est pas conçue comme un instrument faisant emprise sur l’imaginaire du spectateur. Le paysage indiciel est suffisamment mouvant pour que les brèches de sens laissent la place au ressenti, à la dramaturgie de l’expérience, et cela tant que l’esprit du spectateur se prête au jeu.

MDD – Je confie dans l’empathie kinésiologique du spectateur et dans la ponctualité du fonctionnement des neurones miroir. Je suis aussi consciente du fait que n’importe qui s’identifie à un corps nu, comme à une forme primordiale : une épaule, un sein ou un fémur appartiennent à tout le monde. Mais si je rate ma propre recherche immersive, le spectateur sera exclu par défaut. La nudité sur cette scène est donc d’abord le résultat de la recherche des meilleures conditions pour la mise en contact de ma peau avec celle du kombucha. Nue, je peux davantage me déplacer sur le terrain sensible de l’autre peau, en ressentir l’humidité et la viscosité, et mieux m’en laisser contagier dans le partage. C’est pourquoi l’effet du travail de recherche sur l’environnement sonore vaut aussi bien pour mon expérience immersive que pour celle, reflexe, du spectateur. Il suit donc une dramaturgie de la sensation : mouillé, demi-sec et sec, par des propositions que l’on voulait non illustratives.

Le spectre du sensible en résulte élargi, voire in-fini, au sens de pas clos, en grande partie grâce à l’écart biologique entre les formes de vie qui sont en jeu – écart qui constitue le départ de la performance : jouer de l’altérité de ce spectre du vivant, sans s’en jouer, à savoir, sans tricher et en accueillant les effets de l’impondérable et de la faille toujours à l’œuvre dans cette entreprise. Dans l’éco-dramaturgie de Zone de timidité, la chorégraphe invite la relation dansante dans le terrain d’un figural performatif : son écriture ouvre à l’exercice de la figuration pour le ponctuer de déplacements et remplacements, de césures et ellipses qui sacrifient la certitude du langage même de la figuration, pour (l’)éprouver (avec) d’autres façons de faire monde, par immersion sensorielle et hybridations involontaires.

Note de bas de page 30 :

Au sujet du temps mythique, Baptiste Morizot écrit : « un passé qui irrigue le présent, mais qui peut y ressurgir chaque fois qu’il faut recommencer le monde, chaque fois que la part métamorphique du monde devient plus importante que sa part stabilisée. », L’Inexploré, Éditions Wildprojetct, 2023, p. 46.

Issu d’un imaginaire radical, Zone de timidité fait partie de ces formes de narration qui touchent à un nœud invisible et douloureux, tout en indiquant des échappatoires possibles, d’un système de production qu’on nous présente (et on se représente) trop souvent comme inéluctable. Il s’agit bien là d’une des nouvelles formes de représentation qu’il faut encore aller chercher loin des programmations institutionnelles les plus en vue, tant sa façon de faire ne consiste pas à raconter le vivant en le fictionnant, mais à l’expérimenter en assumant ontologiquement les conséquences de ce défi. Par cela même, la traversée de l’expérience spectatrice, loin de se réduire à l’ekphrasis que nous en proposons ci-dessus, repose la question de ce que c’est qu’un « art vivant » dans le cadre des processus de création et de production qui le déterminent aujourd’hui. Andreas Weber (2021 : 7) l’inclurait peut-être au processus d’une « économie de transformations métabolique et poétique. ». Baptiste Morizot, pourrait-il y trouver un révélateur du temps mythique, espace-temps du métamorphisme qui explore des relations non stabilisées30 ?

Plus proche d’une philosophie de vie que d’un chemin de production, l’éco-scène proposée par Donata D’Urso ne dissocie donc pas le perceptible, qui peut engendrer des instants d’immersion sensible, de l’imaginaire fonctionnant symboliquement. Cette dissociation reviendrait à affirmer une fois de plus la séparation de ces deux sphères faisant de l’homme ce qu’il est – celle de l’expérience sensible et l’autre, d’un symbolisme considéré trompeur ou dominant – et qu’il faudrait au contraire laisser s’harmoniser. Ignorions-nous la concrétude apportée par tout système symbolique dans les échanges entre imaginaire humain et réel ? Voulant forcer une simplification sémantique au rapport entre l’humain et les autres formes de vie, le risque serait d’abandonner le champ du symbolique aux forces adversaires au combat écologique. Or, nous le savons tous, l’exercice du pouvoir découle de la capacité à maîtriser la possibilité de figuration des représentations issues de l’imaginaire humain (Chivallon, 2008 : 67-89). Cette capacité, à faire passer pour réel ce qui ne l’est pas (encore) et à faire apparaître ce qui est (au demeurant) absent, dépend de l’accès au fonctionnement symbolique – accès qui fait déjà l’objet des pouvoirs en place. L’enjeu serait donc d’infuser les capacités techno-symboliques dans un espace culturel posant la diversité du vivant au cœur du geste artistique, en rendant plus de place à la perception et au rythme de la rencontre, pour que le véritable « acteur » y soit non pas sous forme de sujet mais sous forme de relation.

Une relation au risque du vivant.

Figure 3 : Zone de timidité - MO.CO. – Montpellier, septembre 2022

Figure 3 : Zone de timidité - MO.CO. – Montpellier, septembre 2022

© Eloïse Legay