« Mordre la machine »1
Réhabiliter le low-tech contre les big data « Bite the machine »: Restoring low-tech against big data

Jean-Paul FOURMENTRAUX 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.5054

L’art peut-il constituer un laboratoire pour penser la technique, mettre en question l’écosystème machinique, cultiver le numérique ? Depuis une vingtaine d’années, l’œuvre de Julien Prévieux explore la matérialité du numérique et la normalisation des comportements induits par les systèmes techniques. Dans la lignée de l’archéologie des médias, ses créations permettent d’interroger la transformation du monde en données (notamment informatiques) et l’histoire ambivalente de la capture du mouvement, depuis ses origines scientifiques jusqu’à son instrumentalisation contemporaine par les institutions militaires ou du renseignement : optimisation et prescription des gestes d’interface, enregistrement des mouvements du regard, surveillance accrue des comportements étiquetés comme déviants, etc. Cet article propose d’examiner cette approche technocritique et statactiviste, à contre-courant de l’idéologie du progrès et de l’accélération de l’innovation.

Can art be a laboratory for thinking about technology, questioning the machine ecosystem, cultivating the digital? For the past twenty years, Julien Prévieux's work has explored the materiality of the digital and the standardization of behavior induced by technical systems. In the tradition of media archaeology, his creations allow us to question the transformation of the world into data (especially computer data) and the ambivalent history of motion capture, from its scientific origins to its contemporary instrumentalization by military or intelligence institutions : optimization and prescription of interface gestures, recording of gaze movements, increased surveillance of behaviors labeled as deviant, etc. This article examines this technocritical and statactivist approach, which runs counter to the ideology of progress and the acceleration of innovation.

Sommaire
Texte intégral

À Julien Prévieux

« I would prefer not to » (je préfèrerai ne pas)
Hermann Melville, Bartleby (1853)

Introduction

Note de bas de page 2 :

Cf. Sigfried Zielinski, Deep Time of the Media: Toward an Archeology of Hearing and Seing by Technical Means, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2006; Jussi Parikka, Digital Contagions. A Media Archaeology of Computer Viruses, New York, Peter Lang, 2007; id., What is Media Archaeology?, New York, Polity Press, 2012 ; Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017.

Note de bas de page 3 :

Voir, François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014. Jean-Paul Fourmentraux, antiDATA, la désobéissance numérique, Les presses du réel, 2020.

L’art peut-il constituer un laboratoire pour penser la technique, mettre en question l’écosystème machinique, cultiver le numérique ? Depuis une vingtaine d’années, l’œuvre de Julien Prévieux explore la matérialité du numérique et la normalisation des comportements induits par les systèmes techniques. Dans la lignée de l’archéologie des média2, ses créations permettent d’interroger la transformation du monde en données (notamment informatiques) et l’histoire ambivalente de la capture du mouvement, depuis ses origines scientifiques, jusqu’à son instrumentalisation contemporaine par les institutions militaires ou du renseignement : optimisation et prescription des gestes d’interface, enregistrement des mouvements du regard, surveillance accrue des comportements étiquetés comme déviants, afin de les prévenir ou de les sanctionner. Cet article propose d’examiner cette approche technocritique3 et statactiviste, à contre-courant de l’idéologie du progrès et de l’accélération de l’innovation.

Note de bas de page 4 :

La formule exacte de la fable de Melville est « I would prefer not to » : Herman Melville, Bartleby, Paris, Les Éditions de Minuit, 1994.

Artiste du contre-emploi, Julien Prévieux s’est d’abord fait connaître par son projet de Lettres de non-motivation (2000-2007), consistant à envoyer des lettres (plus de mille) à une multitude d’entreprises en explicitant les (bonnes) raisons de refuser les emplois qu’elles proposaient. Travail protocolaire qui consiste à répondre à des offres d’emplois par la négative, qu’il vient ensuite exposer sous la forme d’un triptyque. À la frontière des mondes de l’art et du travail, ce processus systématique et ritualisé de non-coopération et du refus d’être employé permettait de révéler, par l’absurde, certaines dérives de nos sociétés néo-libérales axées sur la performance et la rentabilité, impliquant la mise en concurrence des travailleurs. Comment ne pas penser ici au personnage du roman de Melville – Bartleby – qui préférerait ne pas4 (le faire), et c’est déjà le sujet de la désobéissance qui affleure.

Note de bas de page 5 :

En mathématique, les diagrammes ou partitions de Voronoï sont des formes géométriques subdivisant l’espace, composées de polygones définis à partir d’un ensemble discret de points. Ils tiennent leur nom d’un mathématicien russe du début du XXe siècle.

Note de bas de page 6 :

Tels que PredPol utilisé par la police de Los Angeles ou la suite Blue CRUSH d’IBM vendue au département de la police de Memphis.

Quelque temps après, en mai et juin 2011, l’artiste infiltre un commissariat du 14e arrondissement de Paris. Il propose à quatre policiers de la brigade anti-criminalité (BAC) de participer, en dehors de leur temps de travail, à des cours de dessin « particuliers » : leur proposant d’apprendre à tracer, manuellement, les fameux « diagrammes de Voronoï » désormais employés (par les logiciels de conception 3D) pour rendre visible la délinquance, recenser et cartographier des délits dans une zone géographique déterminée5. Ces nouvelles technologies de quantification de la criminalité (crime mapping) devaient permettre de visualiser les délits en temps réel et d’optimiser le déploiement des patrouilles d’intervention. Mises au service de la lutte contre le crime, ces big data remplacent peu à peu les anciennes cartes épinglées au mur et recouvertes de punaises. Elles font le jeu des fabricants de logiciels6 qui vantent les résultats de l’analyse prédictive, croisant une multitude de variables (météo, vacances, événements collectifs…), toutes susceptibles de favoriser un accroissement des infractions et délits. Mais ces diagrammes, tracés par ordinateur, échappent également pour une bonne part à la compréhension des policiers : la vitesse de calcul des algorithmes rendant opaque leur processus de construction, dans la pratique, leur application s’avère également très controversée.

1. Réhabiliter l’artisanat : le low-tech contre les big data

Note de bas de page 7 :

Atelier de dessin - B.A.C. du 14e arrondissement de Paris (2011-2015). Dessins réalisés par les policiers Stéphane Dupont, Benjamin Ferran, Gérald Fidalgo, Mickaël Malvaud et Blaise Thomas. Voronoï : encre sur papier calque, 65 x 50 cm. Heatmaps : peinture acrylique sur papier, 90 x 75 cm. http://www.previeux.net/fr/works-atelierbac.html.

À cet égard, les ateliers de dessin7 proposés par Julien Prévieux sont propices aux débats entre participants qui laissent volontiers s’exprimer un regard critique sur les transformations récentes de leur métier suite à l’implantation des nouveaux outils et méthodes de management (big data, tableaux de bord numériques, indicateurs courbes, diagrammes et évaluations en tout genre) dont l’incitation à l’usage est assortie d’une prime au résultat.

Note de bas de page 8 :

D’octobre à février (2010) – pulls en laine, cintres. Julien Prévieux constitue cette fois un groupe de tricoteuses auxquelles il demande de reproduire des codes informatiques simulant des phénomènes sociaux comme les origines et l’évolution d’une rébellion ou les processus de ségrégation http://www.previeux.net/fr/works-octobre.html.

Ces outils sont de véritables chevaux de Troie dont les policiers pâtissent plus qu’ils ne bénéficient. La visualisation des délits camoufle une politique publique délétère, imposant des accessoires à l’efficacité limitée sur le terrain, cache-misères pernicieux incapables de combler le manque de moyens humains. Ces nouvelles approches étant également accompagnées d’un ensemble de discours sur la « prise d’initiative » et l’« inventivité » des agents, il s’agissait de prendre à la lettre ces injonctions pour mieux se réapproprier ces techniques d’optimisation du travail policier et les faire dériver vers le point ultime et absurde où elles allaient pouvoir devenir un loisir du dimanche, un équivalent contemporain, dystopique et poétique, des maquettes en allumettes ou du tricot8.

Ici, c’est l’expérience collective et le partage des savoir-faire qui semblait défaillir. Dès lors, proposer de réhabiliter le travail « artisanal » permet une reprise en main des outils que l’informatique tendait à déconnecter de l’expérience commune. L’exploration et la réappropriation de l’algorithme, par le dessin manuel, ne répond plus bien sûr à l’objectif de visualisation en temps réel promu par l’algorithme, dont l’efficacité est mise à mal, l’outil perdant sa fonction d’optimisation, mais la compréhension de ses présupposés logiques et la maîtrise de ses effets en ressortent renforcés. De ce détour symbolique, il résulte une série de dessins abstraits, produits à la main par l’artiste et les policiers, exposés en tant qu’œuvres dans des galeries et différents centres d’art et musées, avant de pouvoir être acquis pour deux d’entre eux par la collection du MACVAL/musée d’Art contemporain du Val de Marne – les bénéfices de la vente revenant à part égale à Julien Prévieux et aux policiers ayant participé aux ateliers. De cette première série va émerger un autre ensemble, les Heatmaps, qui sont en quelque sorte des cartes météo du crime. Ces dernières cartographient les densités de crimes à la manière de cartes météo, avec des continuums qui oscillent d’une zone rouge, la plus dense en crimes, à une zone bleue, moins dense. Constitués à partir de données discrètes, ces « dégradés » transforment la lecture que l’on peut avoir des délits et du fonctionnement de la délinquance, puisqu’ils projettent des délits là où il n’y en a pas forcément.

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Figures 1 et 2 : © Julien Prévieux, Atelier de dessin - B.A.C. du 14e arrondissement de Paris, 2011-2015

Figures 1 et 2 : © Julien Prévieux, Atelier de dessin - B.A.C. du 14e arrondissement de Paris, 2011-2015

Dessins réalisés par les policiers Stéphane Dupont, Benjamin Ferran, Gérald Fidalgo, Mickaël Malvaud et Blaise Thomas

Figure 3 : © Julien Prévieux, Atelier de dessin - B.A.C. du 14e arrondissement de Paris, 2011-2015

Figure 3 : © Julien Prévieux, Atelier de dessin - B.A.C. du 14e arrondissement de Paris, 2011-2015

2. Crever l’œil algorithmique : la (dé)quantification des regards

Note de bas de page 9 :

Un logiciel d’eye tracking détecte et enregistre le mouvement des pupilles grace à une caméra infrarouge, puis il trace ensuite un diagramme qui donne à voir les trajets, les temps et les zones de focalisation de l’œil.

Note de bas de page 10 :

Anthologie des regards (2015-2018). Œuvre protocolaire : enregistrement de regards, report de l'enregistrement au mur, fil de laine et colle, dimensions variables. http://www.previeux.net/fr/works-anthologieRegards.html.

Note de bas de page 11 :

Mai 2013, à l’invitation du Frac Île-de-France/Le Plateau, un lieu d’exposition situé à Paris, en charge de l’acquisition et de la diffusion d’une collection d’œuvres d’art contemporain.

Julien Prévieux contourne ainsi l’usage prescriptif des machines et des techniques, pour mieux souligner certains effets pervers ou absurdes de leur fonctionnement habituel. Cette attention aux mutations du travail induites par l’irruption du numérique sera prolongée à l’occasion de plusieurs autres réalisations prenant pour objet la mesure des mouvements ou les logiques de quantification du regard promues par exemple par l’oculométrie au travers de la technique d’enregistrement eye tracking9. Dans la série Anthologie des regards10 (2015-2018), Julien Prévieux transposera littéralement dans le monde de l’art11, pour leur qualité visuelle, les productions géométriques issues de l’enregistrement des mouvements oculaires, confrontant ainsi l’iconologie aux effets pervers d’une technique marketing visant à déchiffrer l’attention visuelle à des fins d’optimisation de la consommation de publicités, de pages Internet, ou de produits choisis en fonction de leur emballage.

Après avoir décroché les œuvres et s’être munis de bobines de laine et de colle à chaud, nous avons dupliqué sur les cimaises, en lieu et place des productions artistiques, les différents mouvements des yeux. Dès lors, l’exposition initiale n’était plus visible que sous la forme de traces, de regards fantômes, dont le résultat final a pu être visité par les regardeurs eux-mêmes regardant leurs propres regards.

Quel sens peut avoir une volonté d’optimisation visuelle dans le cas de l’appréciation esthétique d’une œuvre d’art ? Quel peut-être le but recherché par l’analyse des données ainsi produites ? Serait-il envisageable d’améliorer son regard sur une œuvre d’art ? Là encore, l’artiste retourne la question, il dessaisi les techniques de leur effectivité et de leur assignation premières pour donner à voir leur processus et en extraire des formes plastiques sensibles. Plutôt que de chercher à diriger ou à instrumentaliser le regard, Julien Prévieux propose ici de rendre le regard producteur d’espace et de formes aux qualités visuelles inattendues et intéressantes pour l’œil. Comme pour l’atelier de dessin précédemment analysé, la mise « en panne » de la machine et la suspension des seules fonctions d’optimisation et d’évaluation cèdent la place à la constitution de communautés temporaires s’appropriant la logique confinée des outils techniques pour mieux concevoir des expériences esthétiques.

Figure 4 : © Julien Prévieux, Anthologie des regards, 2015-2018

Figure 4 : © Julien Prévieux, Anthologie des regards, 2015-2018

Œuvre protocolaire réalisés avec des étudiants d’écoles d’art. Enregistrement de regards, report de l'enregistrement au mur, fil de laine et colle, dimensions variables

3. Résistance low tech et statactivisme

Note de bas de page 12 :

Today is Great. Série de 10 dessins, encre de Chine sur papier, 40 x 56 cm, 2014 : http://www.previeux.net/fr/works-todayIsGreat.html.

L’artiste prend ainsi position en choisissant de produire des formes simultanément esthétiques et politiques, déjouant les valeurs associées à l’idéologie de l’innovation ou à la course à la productivité. En témoigne la pièce Today is Great (2014)12, dans laquelle l’artiste érige ironiquement en œuvre d’art des schémas, notes et autres gribouillis laissés sur le tableau blanc (white board) des employés de Google. Ces traces et indices de mondes technologiques à venir ont été photographiés au téléobjectif par l’artiste, depuis l’immeuble faisant face au siège de Google, le célèbre Binoculars Building conçu à Los Angeles par l’architecte Frank Gehry. À partir de détails prélevés, l’artiste reproduit lui-même une série de dessins à l’encre de Chine, inversant ainsi les rôles, en nous invitant à traquer le traqueur, pour reprendre la main sur nos données.

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Figures 5, 6 et 7 : © Julien Prévieux, Today is Great, 2014

Figures 5, 6 et 7 : © Julien Prévieux, Today is Great, 2014

L’une des thématiques récurrentes et peut-être aussi la plus intéressante dans le travail de Julien Prévieux est la mise en schéma des corps. À l’instar de l’œuvre What Shall We Do Next, pour laquelle l’artiste a été récompensé du prix Marcel Duchamp, Julien Prévieux nous alerte sur les dérives du dépôt de brevets relatifs à l’appropriation et à la qualification des gestes et des mouvements humains. En effet les GAFAM, ces multinationales de l’ère numérique, ne se contentent plus de breveter les technologies qu’elles inventent, mais semblent vouloir s’approprier et littéralement posséder les gestes permettant d’utiliser leurs appareils et applications. Le site Web de l’USPTO (United States Patent and Trademark Office), organisation américaine de gestion de la propriété industrielle, archive et révèle les nombreux brevets déposés par les GAFAM dans un objectif de protection de ces mouvements et gestes, tels que slide to unlock, déposé par Apple.

Ces brevets recèlent incontestablement une dimension prospective et prédictive sur les gestes, dont l’œuvre What Shall We Do Next interroge les effets pervers et les potentielles répercussions. Que pourra-t-on (encore) faire après ? L’enquête et surtout la riposte imaginée par l’artiste tiennent en trois étapes :

Note de bas de page 13 :

What Shall We Do Next, séquence#1, 2006-2011: http://www.previeux.net/fr/videos_WSWDNSeq1.html.

  • Une première séquence consiste à donner à voir l'archive des gestes « déposés » sous la forme d’un film d’animation 3D13, lui-même rétro-projeté au cœur d’un dispositif low-tech semblant déjouer la course à l’innovation : le rétro-vidéo-projecteur des années 1980, que l’on manipulait en partie manuellement. L’enquête se focalise sur la dimension simultanément candide et prospective de cette quête des gestes du futur. Certains de ces mouvements deviendront populaires, quand d’autres sont voués à disparaître.

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Figures 8 et 9: © Julien Prévieux, What Shall We Do Next, séquence#1, 2006-2011.

Figures 8 et 9: © Julien Prévieux, What Shall We Do Next, séquence#1, 2006-2011.

Liens video : https://www.previeux.net/fr/videos_WSWDNSeq1.html - https://vimeo.com/59793317

Note de bas de page 14 :

What Shall We Do Next, séquence#2, 2014: http://www.previeux.net/fr/videos_WSWDNSeq2.html.

  • En une deuxième séquence, l’artiste s’approprie ces gestes et les soustrait à leur fonction utilitaire. Il imagine un enchaînement de figures gestuelles, formant une abstraction chorégraphique. Une sorte de danse task oriented en émerge, interprétée sur scène par des danseurs, dont les mouvements chorégraphiques sont inspirés des gestes brevetés. Le résultat donne forme à un film, qui est une sorte de démonstration, par l’absurde, des nouveaux comportements à venir14.

Figure 10: © Julien Prévieux, What Shall We Do Next, séquence#2, 2014

Figure 10: © Julien Prévieux, What Shall We Do Next, séquence#2, 2014

Lien video: https://www.previeux.net/fr/videos_WSWDNSeq2.html - https://vimeo.com/111013619

Note de bas de page 15 :

« Comment la compagnie Martha Graham a failli mourir avant de renaître », Le Monde, 13 avril 2009 : https://www.lemonde.fr/culture/article/2009/04/13/comment-la-compagnie-martha-graham-a-failli-mourir-avant-de-renaitre_1180060_3246.html.

  • Une troisième séquence questionne l’histoire de la capture et de la privatisation des mouvements. Une performance chorégraphique rejoue des faits marquants de cette histoire tels que la bataille juridique qui a opposé la société Martha Graham Dance Compagny au collaborateur et ayant-droit de Martha Graham, Ron Protas, afin de statuer sur la propriété des droits de la chorégraphie. En effet, parce qu’elle était devenue l’employée de sa propre compagnie quand elle était jeune, la chorégraphe ne possédait quasiment aucune des danses qu’elle avait créées. La directrice exécutive de la troupe, LaRue Allen15, témoigne lors du procès que Ron Protas revendiquait la propriété de tous les ballets de Graham – sa technique de danse aussi – et qu'ils ne pouvaient être dansés sans son autorisation, qu'il n'a jamais donnée. Mais le conseil d'administration de la compagnie soutenait en revanche que les œuvres lui appartenaient ou relevaient du domaine public. Le tribunal lui a donné raison. À l’époque, en effet, seule l’écriture des gestes, les partitions et retranscriptions, avait pu être cédée à l’ayant-droit. Julien Prévieux vient donc révéler ici les dangers d’une potentielle privatisation des gestes et des mouvements, qui relevait jusqu'à lors d’une immatérialité affranchie de toute logique de propriété.

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Figures 11-12 © Julien Prévieux, Patterns of life, 2015

Figures 11-12 © Julien Prévieux, Patterns of life, 2015

Liens vidéo : https://www.previeux.net/fr/videos_Patterns.html - https://vimeo.com/141794173

Une création ultérieure, imaginée avec le philosophe Grégoire Chamayou et baptisée Patterns of Life, prolonge ces premières investigations sur l’instrumentalisation des corps.

Note de bas de page 16 :

Patterns of life, avec Grégoire Chamayou, 2015: http://www.previeux.net/fr/videos_Patterns.html.

De l’enregistrement des marches pathologiques par Georges Demenÿ à la fin du XIXe siècle jusqu’au « renseignement fondé sur l’activité » de la National Geospatial-Intelligence Agency (agence de renseignement géospatial du département de la Défense des États-Unis), le film revient sur la généalogie de la quantification et de la visualisation des mouvements et sur les différentes façons de donner sens aux enregistrements des déplacements des corps16.

Cette histoire de la capture du mouvement est confrontée au développement d’un nouveau protocole de surveillance, le « pattern of life analysis », spécialisé dans la documentation et la compréhension des comportements humains. Interprétée par cinq danseurs de l’Opéra de Paris, la partition chorégraphique exploite les protocoles et résultats scientifiques à l’origine de la captation des mouvements. Le film qui en résulte éclaire les implications politiques, économiques ou militaires de ces différentes expériences.

Ces détournements de l’enregistrement des gestes et des mouvements, que l’industrie, le commerce, la police ou l’armée ont mis au point depuis la fin du XIXe siècle, trouvent leur acmé dans une ultime pièce de l’artiste baptisée Pick Pocket (2015). Cette fois, Julien Prévieux modélise une sculpture abstraite, toute en acier et jeux d’équilibre, à partir de l’observation des déplacements d’un pickpocket. L’artiste se joue d’une inattendue proximité entre les schémas fonctionnels, inspirés à l’origine par des objectifs de productivité, de rentabilité ou de surveillance, et l’esthétique parente des recherches formelles des modernités artistiques. L’authentique forme sculpturale qui en résulte, en aluminium brossé, se soustrait aux finalités prescriptives de la surveillance pour s’offrir à la contemplation de regards désintéressés. Julien Prévieux y fait donc référence à l’histoire et de la sculpture, mais il devient aussi un pickpocket à sa manière.

4. Désobéir au tout numérique

Au cœur de son projet de fonder une « démocratie critique », le philosophe Frédéric Gros en appelait lui aussi à une stylistique de la désobéissance : contre la soumission, le consentement, le conformisme, etc. Différentes figures tactiques y étaient imaginées : la dérobade, l’évitement, la rébellion, etc. « À l'heure où les décisions des "experts" s'enorgueillissent d'être le résultat de statistiques anonymes et glacées, désobéir, devient une déclaration d'humanité » (2017 : 19) énonçait le philosophe, rappelant de surcroît que le rapport de force, s’il n’est pas à minimiser, reste toujours contingent, transitoire et réversible. La soumission, qu’il qualifiait d’obéissance rétive, peut donc toujours être remise en cause, car elle contient en elle l’insoumission comme sa revanche :

La soumission peut porter comme son revers futur une promesse de révolte, de rébellion. Le soumis attend son heure. Il guette les faiblesses du maître, il est attentif aux fragilités, aux lignes de fracture, prêt à bondir, à renverser la donne (2017 : 44)

Relire et relier ces lignes à l’époque des plateformes et des réseaux sociaux numériques leur (re)donne un accent particulier. Pensons en effet à ces nouveaux exploités du clic que nous sommes (malgré nous ?) devenus, lorsque nous mettons un zèle fou à répondre aux injonctions des applications informatiques ou aux incessantes sollicitations de nos plateformes numériques. Affairés et impatients que nous sommes de répondre et donc d’obéir à ces injonctions : cliquer, liker, identifier des images, exécuter des scripts, copier, coller, diffuser, recommander, approuver, etc… Cette « agitation » que nous mettons au service des plateformes et de leur publicité n’est-elle que le reflet d’un conformisme et d’une passivité ?

Tel est sans doute le sens le plus sûr et le plus dur de l’obéissance : un rapport (être dirigé, dominé, commandé, gouverné, etc.) qui me force à agir selon le vouloir d’un autre, tel que quand j’agis, je demeure passif. Formule paradoxale de la soumission : rendre compossibles, en un seul individu, la passivité et l’activité (2017 : 42)

Note de bas de page 17 :

Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux (dir.), Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, Paris, La Découverte (label Zones), 2014.

Le processus de travail statactiviste17 consiste, au contraire, dans sa dimension artistique, à proposer d’autres usages des technologies pour (ré)activer et libérer leur portée esthétique et ludique. Empreints de sociologie, après avoir souligné les dérives de la quantification dans les technologies de pouvoir contemporaines, ces projets visent à imaginer des formes possibles de résistance à celle-ci. Il s’agit en effet de prôner l'activisme en faveur d’un usage émancipateur et non asservissant des chiffres. Le constat initial résidant dans le caractère ambivalent de la statistique, historiquement employée à des fins de contrôle social : comme le dit bien l’étymologie allemande du terme Staat qui renvoie aux sciences de l’État, que l’homme de pouvoir doit maîtriser et connaître. Ce qui suffit à nous rappeler combien des enjeux de pouvoir se tiennent tapis derrière les chiffres et les nombres. Inutile d’être économiste ou sociologue pour entrevoir que la façon de décompter les chiffres de la délinquance, le nombre de manifestants ou le nombre de chômeurs demeure un sujet politiquement très sensible. L’enjeu du statactivisme est donc de réfléchir collectivement à des moyens de réappropriation des nombres comme instrument de lutte. Le statactivisme consiste alors en un détournement des outils statistiques visant à s’émanciper des règles de comptage et de production des catégories statistiques. Sur le terrain socio-politique, l’un des cas mobilisés par l’enseignant-chercheur américain Silverman nous enseigne comment l’institution policière a, dans les années 1990 à New York, développé un système statistique – baptisé CompStat – qui avait pour but de faire baisser la criminalité. Son application devait permettre de préempter et de classer les délits ou les crimes de manière précise.

Note de bas de page 18 :

« Any of you who can’t bring the numbers we need will be replaced by someone who can. »

Au début, le système semble marcher, notamment à cause de la pression exercée sur les policiers par leurs supérieurs, qui se lit dans les propos de cette citation rapportée par Silverman : « Si vous ne pouvez pas ramener les nombres dont nous avons besoin vous serez remplacé par quelqu’un qui le peut18 ! » Mais on apprend aussi que pour satisfaire à cette injonction et exigence, les agents recourent à deux stratégies possibles : afin d’avoir du résultat, ils peuvent choisir soit de redoubler d’effet et de travailler plus ; soit, au contraire, de jouer avec les nombres et donc de tricher. Il semble que ce soit la seconde option qui ait été la plus fréquente, comme en témoigne une association de lutte contre « l’innumérisme » qui s’est rendu compte de la supercherie. Par conséquent, plutôt que d’améliorer les pratiques de la police, l’application CompStat les a au contraire corrompues en provoquant des comportements fictifs du système de classification et de mise en données des délits. Un examen plus minutieux des statistiques rapportées a notamment fait apparaître que la population de jeunes Noirs contrôlée par la police était supérieure au nombre réel de jeunes Noirs présents sur le territoire. Afin de maximiser leurs résultats, les policiers avaient en effet multiplié le comptage de leurs interpellations des mêmes personnes.

5. L’art du contre-emploi

Chez Julien Prévieux, le statactivisme s’apparente davantage à la pratique du judo : prolongeant le mouvement de l’adversaire afin de détourner sa force et de la lui renvoyer en pleine face. Il s’agit de faire de la statistique – instrument du gouvernement des grands nombres – une arme critique. L’approche de l’artiste repose sur une équation originale qui confronte aux données rigoureuses de la recherche et des stratégies néolibérales du management, une attitude burlesque opérant par une série de contournements faussement naïfs des formes contemporaines d’exploitation. À l’instar de la dissidence civique dont parle Frédéric Gros, cela revient à mettre en œuvre des formes de résistance discrètes : travail au ralenti, boycott, négligences calculées, etc. Ce qui passe aussi par la profanation des dispositifs de pouvoir, ou par l’invention de contre-dispositifs, au sens du philosophe Giorgio Agamben :

La stratégie que nous devons adopter dans notre corps à corps avec les dispositifs ne peut pas être simple. Il s’agit en fait de libérer ce qui a été saisi et séparé par les dispositifs pour le rendre à l’usage commun […] (2007 : 38-40)

Cette approche consiste à pratiquer l’art du « grain de sable » : une contestation silencieuse et invisible qui échappe à toute répression et dont seuls les effets doivent être palpables. Comme le dit encore Frédéric Gros, il s’agit moins de désobéir « activement » que d’obéir le plus mal possible :

L'obéissance devient rétive, désengagée – on met le moins de cœur possible à l'exécution des ordres –, et résistante. […] Obéir, oui, puisque la situation objective l’impose, mais en tentant chaque fois de rendre l’exécution de l’ordre la moins complète, la plus tardive, la plus défectueuse possible, en portant sa réalisation à la limite du sabotage. Obéissance de mauvaise grâce, de mauvaise volonté (2017 : 62-64)

Note de bas de page 19 :

L’étymologie fait dériver le terme sabotage du verbe saboter et du mot sabot, éventuellement aussi du picard chaboter : « faire du bruit avec des sabots » et/ou du provençal sabotar : « secouer, agiter ». Une légende voudrait que le mot « sabotage » vienne du fait que des ouvriers jetaient leurs sabots dans les machines en vue de les détruire (on évoque souvent l’histoire des tisserands hollandais, des luddites anglais, ou encore des canuts lyonnais). 

Note de bas de page 20 :

On trouvera d’autres analyses de ce rapport ambivalent de l’art à l’innovation technologique, qui interrogent la figure de la panne, dans : Gregory Chatonsky, La Panne, une esthétique incidentelle, sur Academia, 1996 : http://www.academia.edu/354166/La_panne_une_esth%C3%A9tique_incidentelle_1996_; voir aussi Nicolas Nova, Futurs ? La panne des imaginaires technologiques, Paris, Fyp, 2014.

C’est en ce sens que le sabotage est aussi un acte créatif par excellence, mobilisant à la fois l’inventivité, la débrouille ou le système D. On limite en effet trop souvent le sabotage à l'action de détériorer, de mettre hors d’usage volontairement et le plus souvent clandestinement, du matériel, des machines, des installations militaires ou civiles19. Un autre sens confère au même terme l’intention de désorganiser et de compromettre le succès d'un projet, d'une entreprise. Associé au travail, le sabotage renvoie aux attitudes contre-productives, au travail vite fait ou mal fait, exécuté « comme à coups de sabots » (Pouget, 1911 : 3). Comme nous le rappelle par exemple l’économiste Charles Gide, saboter « ne signifie pas nécessairement l'acte de détruire les instruments ou les marchandises [...] mais tout acte qui consiste à rendre le travail improductif, soit par nonchalance, [...] par excès d'application, [...] ou par une observation méticuleuse des règlements » (1919 : 210). Julien Prévieux choisi bien en ce sens de contourner la rationalité instrumentale et l’usage des technologies, c’est-à-dire de ne pas ou de mal les utiliser, en suivant pourtant strictement leurs prescriptions d’emploi, pour les mettre – au moins symboliquement – en panne20. Questionner la façon dont l’art détourne les technologies permet alors d’éclairer les enjeux de société soulevés par l’innovation et les controverses sociotechniques qui la traversent. Acte potentiel de profanation, le sabotage constitue à cet égard une tactique du faible, d’autant plus redoutable que la société contemporaine repose largement sur des machines et des réseaux aussi fragiles que puissants.