Introduction

Sampawendé Bruno Guiatin 
et Fiona Delahaie 

Texte intégral

La pandémie de la Covid-19 a nourri, pour les uns, l’espoir de l’émergence d’un monde totalement digitalisé. Elle a pleinement investi le travail à distance comme le milieu à travers lequel se joueraient les échanges sociaux sous toutes leurs formes. Pour d’autres, elle a en revanche créé le sentiment d’un enlisement dans une société du « tout numérique ». Insidieusement, ce dernier tend à aspirer les arts de vivre (Fourmentraux, 2017). Ces deux approches s’opposent radicalement. Internet est sans conteste figure emblématique des réseaux numériques. À ce titre, il propose une pseudo-sublimation de l’acte créatif, de sa prise en charge par des plateformes numériques et des machines ainsi que l’affirme Jean-Paul Fourmentraux. La dématérialisation de l’art est, en effet, une utopie formulée dès 1911 par Umberto Boccioni en tant que théoricien du « dynamisme plastique » futuriste. Dans ce sens, Jean-Paul Fourmentraux (2006 : 48-49) relève que :

« La spécificité d’Internet consiste à proposer simultanément un support, un outil et un environnement créatif. Il faut entendre ici par support sa dimension de vecteur de transmission dans la mesure où Internet est son propre diffuseur ; par outil, sa fonction d’instrument de production, qui donne lieu à des usages et génère des dispositifs artistiques ; par environnement le fait qu’il constitue un espace habitable et habité. Dans ce contexte, le travail artistique vise la conception de dispositifs interactifs mais aussi la production de formes de communication et d’exposition visant à impliquer l’internaute dans le procès de l’œuvre. »

Sous cet éclairage, on dira sans ambages que les technologies numériques entendent révolutionner le monde ; pour ce faire, elles prétendent créer une société plus dynamique, plus confortable, plus innovante pour sinon contenir les défis sociaux du moins les transformer en opportunités. Et, comme le disent ouvertement les auteurs de « Les GAFAM. Une histoire américaine » (2021 : 1), les GAFAM occupent une position dominante […] leur dynamique est, selon eux, celle de l’innovation, qui ne s’arrête jamais et maintient leurs concurrents en éveil. Selon Serge Gur, ces derniers

« […] transforment les systèmes d’échange, modifient les comportements sociétaux, irriguent le débat public, concurrencent les médias traditionnels, les méthodes d’enseignement, tendent à développer une sociabilité nouvelle avec les réseaux sociaux. » (2021 : 4-5)

Note de bas de page 1 :

Voir https://www.banquedesterritoires.fr/

Ainsi dit, la pandémie serait devenue dans le même temps une opportunité pour occuper encore plus d’espace, pour s’affirmer davantage et ce, dans tous les secteurs d’activités. Disons dès que les « innovations » portées par les GAFAM entendent s’imposer aux sociétés et cultures du monde ; elles engendrent par exemple le Net Art qui, depuis la seconde moitié des années 1990, désigne selon Jean-Paul Fourmentraux (2011) les créations interactives conçues par, pour et avec le réseau Internet. Par opposition aux formes d’art plus traditionnelles transférées sur le réseau, les GAFAM entendent transformer tous les pans de nos sociétés ; ils construisent des smart-cities, présentées au public comme des « territoires plus durables et plus intelligents »1 ; ils développent une smart agriculture à rebours des pratiques paysannes… Nos capacités créatrices ont-elles encore la possibilité d’advenir hors du monde des GAFAM ? Cette question n’est-elle pas devenue justement un impensé autrement dit une interrogation que l’on aurait disqualifiée, évacuée de ce qu’il serait pertinent de penser ?

Dans une perspective écosémiotique, les gestes artistiques permettent de créer un lien éco-techno-symbolique entre nos sensibilités individuelles et collectives, esthèsis et esthésies. Nicole Pignier (2017 : 155) l’explique, l’être humain est capable de concevoir de nouvelles technologies tout en les associant à des gestes nourriciers :

« Dans de nombreuses cultures, y compris occidentales, les bâtisseurs ont pleinement ancré leurs manières de faire et les éléments bâtis dans l’éco-symbolique, en prenant soin de la présence de la nature en tant que cosmos, éléments naturels, mondes du vivant. »

Cependant, ces derniers, désormais, s’anesthésient (Pignier, 2017 : 155) dès lors que la continuité éco-techno-symbolique se transforme en domination techno-symbolique, coupée de l’Oïkos :

« Les systèmes scientifiques, religieux, dès lors qui excluent les « restes », ce qui ne peut être régi, réduit à leur propre fonctionnement constituent aussi des absolutismes reposant sur le principe que la réalité n’a de sens que le sens que l’on lui donne, le « on » renvoyant aux êtres humains, faisant fi de la subjectivité des plantes, des animaux et tous les organismes vivants […] faisant fi des sens multiples, toujours ré-orientés et créatifs propres au vivant. »

En outre, les GAFAM ont donné l’illusion de « favoris[er] une nouvelle sociabilité en transformant les formes et les méthodes de tous les échanges » (Feiertag O. et Alii, 2021). L’acte techno-symbolique consistant à médier numériquement voire automatiser les tâches manuelles quotidiennes s’institue au prétexte de les faciliter : remplacer le geste manuel par le « clic machinique », le rendre plus économique en temps, en énergie et plus rentable en production. Les nouveaux enjeux sociétaux qui en découlent interpellent alors quant à nos capacités à prolonger nos expériences sensibles en lien avec le vivant, les éléments naturels par des gestes et des énonciations symboliques. Ces dernières sont pourtant rendues possibles grâce à un processus de co-énonciation avec la diversité du vivant ainsi que le démontre Nicole Pignier (2020 : 54) :

« L’interrelation quotidienne aux êtres vivants, à l’eau, aux nuages, aux étoiles a laissé émerger une conscience humaine sensible au sentiment esthétique, ouverte à la contemplation. Et pour prolonger ces moments intenses, Homo a inventé les premiers instruments de musique, les premiers chants, les premières danses. »

L’art se définit en un ensemble de gestes emprunts de sensibilités multiples ; il relie les plurivers (Touam Bona, 2021) – soit tous les vivants et leurs cartographies sensibles – entre eux et à l’Oikos (Pignier, 2020). Qu’advient cette interrelation éco-techno-symbolique dès lors que nous automatisons nos gestes artistiques ? L’émergence d’une « civilisation technoscientifique » (Hottois, 2004), n’accompagne-t-elle pas l’avènement d’un art « techno-symbolique, coupé de l’Oïkos » (Pignier, 2017) ? N’y-a-t-il pas nécessité d’une recosmisation, d’un retour à la base, la terre (Berque, 2018) ?

Plusieurs mouvements artistiques contemporains créent en essayant d’allier concrètement ce que le dualisme moderne a réduit en catégories opposées (Pignier, 2020) : culture et nature, art et vivant. Au nombre de ces mouvements, on compte le bio-art, l’art biotech, l’art numérique, l’art génétique et transgénétique, etc. Arrêtons-nous un moment sur ces derniers couples : certes, les nouvelles technologies flirtent avec le domaine artistique ; mais est-il possible de considérer les programmations et manipulations techno-symboliques comme des pratiques sensibles dès lors qu’elles se coupent de la terre/Terre ?

En réduisant les pôles schémiques de la perception tels que nature/culture à des catégories sémantiques opposées, quelle place laissons-nous à la « tension contradictoire et solidaire [par laquelle] nous percevons les choses, […] nous énonçons nos relations aux choses et ce faisant […] nous travaillons, façonnons nos lieux de vie et y existons » (Pignier, 2020 : 20) ? Pouvons-nous ainsi encore parler de gestes respiratoires (Jullien, 2003), coénonçant avec la terre/Terre ?

Ce dossier s’ouvre avec deux entretiens. Mireille Mérigonde, écosémioticienne, commence par situer la problématique de l’art face aux cultures et technologies numériques dans le contexte de la guerre des idéologies (religieuse et politique). Elle s’inscrit dans les attitudes des utilisateurs de ces artefacts qui, aux yeux de la chercheuse, méritent d’être repensées. Dans sa contribution, elle ne manque pas de relever ce qu’elle appelle un « asservissement volontaire » qui, selon nous, constitue un choix de société à travers lequel nos actions reçoivent leur substance. En s’inspirant des travaux de chercheurs comme Paul Ardenne, notamment dans L’art écologique, Mireille Mérigonde propose dès lors de refonder des gestes artistiques aptes à laisser advenir des « paysages nourriciers » en portant pleinement attention à l’art de l’artisan. Ce geste, dénudé de tout regard idéologique, permet de dépasser l’illusion dans laquelle l’art est conçu comme un prétexte à l’innovation. Car si les machines proposent une manière subliminale de façonner l’art, cette dernière n’est que l’ombre portée par l’utopie du solutionnisme technologique, pour reprendre les termes d’Evgeny Morozov. L’écosémioticienne souligne ainsi que l’art moderne a non seulement rompu avec le vivant mais qu’il a surtout permis d’intégrer des formes et dispositifs agissant délibérément contre lui.

Dans le second entretien, l’artiste plasticienne québécoise Cassandre Boucher revient sur son parcours artistique au croisement de la sérigraphie, des arts textiles et de la peinture. S’intéressant aux liens entre l’être humain et son environnement, elle explique en quoi le geste artisan, et plus précisément tisserand, permet de renouer avec une philosophie de la lenteur et du soin du vivant. L’alliance du savoir-faire et de la respiration met ainsi à l’épreuve le rythme de vie des sociétés occidentales dont les modes de consommation et de production tendent au contraire à dominer et exploiter la nature. Cassandre Boucher défend ainsi une pratique sensible qui s’inscrit certes dans un dialogue entre l’artiste et son public, mais qui permet aussi une interrelation avec le vivant dans toute son altérité. La convocation de souvenirs d’enfance, l’utilisation d’anciens outils agricoles et d’objets oubliés deviennent alors des matériaux qui nourrissent la création plastique d’un sens éthique, répondant ainsi à un lien éco-techno-symbolique.

Comment alors créer des expériences sensibles avec les technologies numériques, affranchies de la logique algorithmique des GAFAM ? À ce sujet, le socio-anthropologue et critique d’art Jean-Paul Fourmentraux propose de « mordre la machine » en étudiant la pratique artistique de Julien Prévieux. Dans une volonté de désobéissance, voire de résistance au tout numérique, l’artiste expérimente depuis une vingtaine d’années divers contournements et détournements de machines et techniques afin de questionner la normalisation des comportements dans nos technocraties. Jean-Paul Fourmentraux montre en quoi l’art contemporain permet d’inverser l’usage prescriptif des machines pour non seulement en dévoiler les effets anesthésiants mais surtout pour en faire, in fine, un processus singulier, esthétique, créatif, allant à l’encontre des relations de pouvoir imposées par la course au progrès.

Pour Fiona Delahaie, les artistes contemporains peuvent justement déjouer la perte de sens et de « concrétude » liée au monopole des nouvelles technologies en s’appropriant un autre paradigme de création : celui du « prendre soin ». L’écosémioticienne spécialiste de l’art éphémère et participatif, introduit son article avec le débat opposant la créativité et la technicité qui, depuis les Temps Modernes et l’avènement de l’industrialisation, a participé à conforter l’aliénation des pratiques artistiques et culturelles. À travers des cas d’usages numériques, elle interroge la rupture synesthésique dans nos gestes créatifs provoquée par le recours à l’Intelligence Artificielle. En guise de contre-exemple, la chercheuse termine son propos avec la présentation du festival burkinabè, les Récréâtrales, qui fait du lien au lieu et au corps l’une des clefs possibles du réenchantement sensible par l’art.

Dans sa contribution, Claire Damesin, professeure d’écophysiologie végétale à l’Université Paris-Saclay, prolonge l’invitation de Fiona Delahaie à prendre soin du vivant. Sa contribution se formule sous forme de proposition de valeur. En effet, en nous invitant à « Défragmenter notre personnalité par le dialogue art-science », la chercheuse propose un glissement vers la source d’où jaillit l’impulsion dudit dialogue : la crise écologique. Pour ce faire, Claire Damesin présente une démarche qui consiste à nous réapproprier des « désaccords intérieurs ». Ils s’articulent autour d’une « dynamique d’écologie introspective » qui allie l’art à la science au lieu de s’en couper. Cette proposition de valeur a l’avantage d’inviter à sortir de « l’asservissement volontaire » dont parle Mireille Mérigonde. Pour Claire Damesin, le bien-être corporel et psychologique des individus se fonde sur une « co-énonciation intra-personnelle » impliquant de cultiver les arts numériques pour en faire un « moyen d’expression créatif parmi d’autres, au service d’une co-énonciation écologique c'est-à-dire respectueuse de la nature, sans en être son substitut ».

Enfin, l’historienne des spectacles Sarah Di Bella invite le lecteur à découvrir l’œuvre Zone de timité grâce à une ekphrasis, nous plongeant ainsi dans l’univers éco-dramaturgique de la chorégraphe et danseuse Maria Donata d’Urso. La préhension première de l’œuvre passe alors nécessairement par un appel à l’imaginaire, garant ici d’une expérience esthétique affranchie de tout a priori épistémologique. Nous suivons ensuite le cheminement de la réflexion de Sarah Di Bella sur les notions de « figural » et « figuration » au travers d’un échange avec l’artiste. Jusqu’où est-il possible de créer sensiblement avec le vivant non-humain ? Comment dépasser le regard du spectateur pour convoquer la mise en mouvement sensible, nourricière, des imaginaires ? Au fil de son dialogue avec Maria Donata d’Urso, Sarah Di Bella montre les enjeux politiques, écologiques, plastiques, liés à la radicalité d’un tel travail de la matière vivante en danse contemporaine. Cette contribution permet de conclure le dossier sur la proposition d’un autre décloisonnement faisant tout aussi écho à la suggestion de Claire Damesin : s’il est possible, voire nécessaire, de reprendre l’art aux machines numériques, ne s’agirait-il pas aussi d’offrir un espace de création aux nouvelles formes d’expression scientifique ?

Bonne lecture.