Introduction

Nicole PIGNIER 
et Vincent Lagarde 

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Cf. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/10/12/presentation-du-plan-france-2030

« Territoires innovants » empreints d’« high tech », « smart cities », « smart agriculture » ou « agriculture climato-intelligente » ; « startupisation », « smart cities », « tiers-lieux » ; « transition numérique / écologique » ; autant de voies/voix qui se dessinent pour des sociétés dites « nouvelles », des territoires annoncés comme plus écologiques, moins énergétiques, plus durables, résilients et sûrs grâce à la traçabilité numérique … C’est cette visée éthique, c’est-à-dire cette conception du mieux-vivre, du mieux-être individuels et collectifs (Besnier, 2009) que le Président Emmanuel Macron reprend dans son discours de présentation du plan de relance « France 2030 » prononcé en octobre 20211 :

« Nous devons investir dans trois révolutions qui vont en quelque sorte être la suite de la révolution mécanique et de la révolution chimique qu'on a connue : le numérique, la robotique, la génétique. Ce sont les trois transformations essentielles. »

Trois « révolutions » qui à vrai dire n’en font qu’une ; la croyance que les technologies numériques/biotechnologies sont les réponses aux défis sociétaux : mieux vivre, mieux manger, mieux se soigner, mieux se former, mieux composer avec le vivant et la Terre ...

Note de bas de page 2 :

Cf. par exemple ces articles médiatiques mettant en critique les mythe de la smartcity https://www.laquadrature.net/2021/06/11/le-mythe-participatif-de-la-smart-city-et-de-sa-surveillance/ et de l’agriculture connectée https://reporterre.net/Numerique-dans-les-fermes-les-agriculteurs-font-de-la-resistance

Note de bas de page 3 :

Par « mythe » Roland Barthes désigne la « naturalisation » d’un signe permettant l’expression et la justification d’une idéologie. Le mythe chez Barthes procède par réduction d’un premier signe à un plan de l’expression de quelque chose que l’on veut justifier. (Barthes, 1957 : 828-829). Les termes « révolution », « innovation », sont des signes constitués d’une expression phonétique qui désigne respectivement un changement radical dans une société et la création de choses nouvelles. Ces signes transformés en mythe par exemple dans le discours cité du chef de l’Etat sont réduits au signifié « solutions technologiques numériques aux défis sociétaux ».

Mais elles soulèvent également des interrogations voire même des oppositions ; sentiment de passages en force, d’agression ou d’aliénation des territoires tant urbains que ruraux. Ces réactions se manifestent par de multiples contestations de projets industriels (parcs éoliens, photovoltaïques connectés, autoroutes connectées, foodtech, fermes urbaines ou rurales 3.0, …) et/ou technologiques (antennes 5G, réseaux électriques « intelligents » - les « smartgrids » - ...) et/ou tout autre projet qualifié par leurs opposants de « mythes »2 non pas tant au sens de récits fondateurs qui mettent en scène nos rapports à la Terre, à la vie qu’au sens de récits prétextes à une idéologie selon Roland Barthes3 … De telles mises en critique de la high tech et de ses soi-disant « innovations » (Sadin, 2016), des constats de promesses illusoires (Flipo, 2021 ; Anquetil et Pignier, 2021) voire anthropologiquement problématiques (Cérézuelle, 2021 ; Pignier, 2020) s’accompagnent également de concrétisations dites « alternatives » fondées sur un engouement « éco-citoyen » pour la « low tech » ou « slow tech », pour la « slow food », les « éco-quartiers » ; « éco-villages », …

Il y a quelques années, la « crise Covid-19 » et ses confinements ont renouvelé, augmenté ces questionnements sur les formes d’innovations pour les territoires. Dans un premier temps, les technologies et les start-ups se sont avérées inopérantes, voire désemparées face à la situation. Afin de pallier les défaillances des réponses technologiques programmées et descendant vers les territoires, les solutions efficientes ont le plus souvent consisté en des bricolages spontanés, fondés sur l’engagement humain, social, sur la solidarité, la proximité, les gestes bénévoles partant de la base. Dans un second temps, le ressaisissement des solutions technologiques a surtout consisté en des propositions d’intermédiation par applications numériques, charriant des risques de surveillance, de marchandisation des données personnelles, et engendrant de la méfiance, voire du rejet.

Le » nouveau monde » est sous-tendu par la doxa du design industriel, associant à ses dessins des desseins pratique et éthique fondés sur un progrès techno-symbolique coupé de l’« éco » (la Terre), préfixe provenant du terme oikos en grec, maison accueillant la vie (Pignier, 2017, 2020). Un tel monde anesthésiant en ce qu’il met à mal la continuité éco-techno-symbolique des cultures humaines et gestes anthropologiques (Berque, 2014) s’avère-t-il capable de répondre aux aspirations du « monde d’après », alors même que ses solutions confortent la logique d’innovations extérieures aux territoires, s’imposant à leurs actrices, acteurs et tirant profit de leurs ressources ? Dans quelles mesures, concrètement, un (contre)-design, renouant avec la continuité éco-techno-symbolique des gestes, des techniques, des arts, des langues et des savoirs, peut-il faire émerger de véritables innovations territoriales c’est-à-dire des initiatives concrètes ouvrant des façons nouvelles de faire territoire, de s’y nourrir, de s’y cultiver, d’y travailler, d’y énoncer et pour y vivre ensemble sur une terre/Terre en partage ?

Deux entretiens ouvrent le présent numéro. Le premier questionne les innovations liées aux biotechnologies. Véronique Chable, agronome et biologiste, précise en quoi les semences industrielles, des premières variétés « modernes » aux inventions contemporaines ne font que prolonger, conforter des manières de designer/dominer le vivant au lieu de nous permettre de coopérer avec lui. Paradoxalement, les semences paysannes relèvent d’un compagnonnage certes ancestral entre plantes et humain.e.s mais allient de nouvelles formes de recherche, plus participatives, en faveur d’une agriculture respectueuse des sols, des territoires, de celles et ceux qui y vivent, de la santé culturelle, corporelle. Elles portent avec elles les conditions d’une nouvelle façon de faire science, de faire sens, de faire société plus humble, plus collaborative, en phase avec la vie, à la mesure de la terre/Terre.

Dans le second entretien, Julie Lallouët-Geffroy, journaliste spécialisée dans les sujets environnementaux et agricoles questionne l’une des nombreuses « innovations » de territoire liées à l’énergie ; la méthanisation. L’installation de méthaniseurs, dont elle a pu observer la multiplication en Bretagne, est encouragée par les pouvoirs publics, les industriels comme une source d'énergie renouvelable. Or, leurs implications à la fois sur l’environnement, l'économie agricole et la vie socio-écnomique locale démontrent qu’elles ne permettent pas de vivre la transition attendue. Bien que certains méthaniseurs de petite taille puissent éventuellement offrir des avantages, notamment en termes de traitement des déchets et de diversification des revenus, de nombreux réalisations, designées, pilotées par de grands acteurs énergétiques, posent des problèmes de contrôle et de maîtrise par les agriculteurs et le territoire. En se fondant sur le territoire breton, la journaliste porte attention aux multiples autres incidences restant à évaluer, dont les aspects sanitaires.

Comment justement designer ou contre-designer des formes d’innovations qui seraient de « véritables innovations territoriales » ? L’économiste Catherine Macombe explique dans ce dossier la nécessité de recourir à différentes méthodes d’évaluation de projets « innovants » selon leur nature et la situation plus ou moins complexe, instable dans laquelle ils adviennent. En partant d’exemples de terrain ; certification de produits agricoles, émergence de nouvelles filières comme la méthanisation ou les biofuels, l’auteure précise quelles évaluations des performances mais aussi des impacts elle préconise afin d’éviter des innovations qui nuisent aux territoires et à celles et ceux qui y vivent. N’est-il pas indispensable que des projets présentés comme favorables au mieux vivre individuel et collectif, soient évalués à « l’aune du scénario réaliste et désirable choisi d’abord par la population du territoire » ? Tout comme la journaliste Julie Lallouët-Geffroy, la chercheuse déplore la mise à l’écart des citoyen.ne.s dans les processus de design et de décision.

Dans sa contribution intitulée « Du numérique au dynamisme, métamorphoser l’esprit du design de l’agriculture », la biologiste éthicienne Sylvie Pouteau interroge « l’esprit du design ». Elle précise en quoi le sens du design propre à l’agriculture moderne industrielle et aujourd’hui à l’agriculture numérique se fonde sur une totale indifférence à ce qui fait lien entre les gens, la nourriture, les plantes, le sol et ce qui y vit, les territoires. En conséquence, se perdent non seulement les savoirs liés aux complexités vivantes à l’œuvre dans l’édification de la nourriture mais aussi ce qui fonde et anime ces dynamiques. À partir de la conception de la connaissance chez Goethe où la notion de métamorphose est centrale, l’auteure explore la manière dont les plantes nous ouvrent la voie d’un design propice à des territoires phénoménologiquement vivants. En effet, les mondes végétaux ne constituent-ils pas la plus belle « leçon de métamorphose » qui permet l’émergence de la connaissance respectueuse de l’intégrité des vivants ? Des ateliers permettant d’éprouver la métamorphose végétale, vitale permettraient de ramener le design à la terre/Terre ; un contre-design donc où le Faire et la connaissance (se) nourrissent en synergie. Une voie fort éloignée de celle empruntée par les acteurs des innovations industrielles de territoire abordées précédemment mais non sans relation avec les manières de faire sens qui fondent l’(agri)culture, l’échange de semences paysannes qu’a précisées Véronique Chable.

La contribution de Fiona Delahaie questionne les façons dont certaines expériences artistiques s’ouvrent justement à la « métamorphose » des vivants et ainsi renouvellent les liens possibles entre design et territoire. L’écosémioticienne précise comment, à partir de projets menés en design participatif avec les territoires, l’énonciation artistique participe à changer nos relations aux vivants, à la terre/Terre. En privilégiant l’ajustement sensible au sol, aux plantes, aux gens, les artistes Thierry Boutonnier, Liliana Motta, Boris Nordmann ou encore Liliana Sánchez nous invitent à sortir des relations de domination du vivant, de programmation, fuite en avant. Cela, pour en finir avec l’aliénation des territoires que causent des designs d’innovation hors sol c’est-à-dire conçus dans l’indifférence au lien que les vivants tissent avec les lieux. Par le soin que les artistes portent à l’éphémère, elles, ils réveillent notre part vivante, les forces duales et complémentaires qui structurent nos aptitudes perceptives mais que le design industriel a contribué à endormir, nier.

Enfin, en écho avec les contributions de ce dossier, Nicole Pignier donne en partage les résultats d’une recherche écosémiotique au long cours menée avec celles et ceux qui cultivent en tout ou partie des semences paysannes, entre Limousin et Béarn. Comment ces actrices, acteurs appréhendent-elles, ils ce qui est donné communément comme « innovations de rupture » ou « radicales » ? De la domestication aux biotechnologies, comment vivent-elles, ils leurs rapports aux dites « innovations » ? En mettant en place des pratiques culturales aptes à laisser s’exprimer leur vitalité, de la graine au paysage, en accord avec la vitalité du lieu, n’invitent-elles, ils pas les sociétés contemporaines à aller vers un post-design où la conception se met à l’épreuve des lieux et des êtres vivants au lieu de s’imposer à eux jusqu’à les détruire ? En cela, leurs cultures constituent de véritables innovations nourricières pour la société.