Fake Art, entre le contrefait et le contrefactuel Fake Art: between the counterfeit and the counterfactual

Stefania CALIANDRO 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4889

En dépit de leur prétendue exclusion mutuelle dans la culture occidentale contemporaine, le faux et l’art trouvent de nouvelles formes de rencontre dans l’actualité de la création artistique et des expositions, qui, s’appuyant sur les apports des technologies, étayent une orientation qui sera ici nommée Fake Art. Le concept de fake, que l’on s’empressera de préciser par rapport au faux, épouse en esthétique une logique à mi-chemin entre le contrefait et le contrefactuel, reconfigurant la valeur de l’art, ainsi que sa dimension ontique. Alors que la question de la vérité en art ne paraissait plus présente dans la réflexion sémiotique depuis les célèbres observations de Damisch et de Derrida sur la peinture et l’herméneutique, le façonnement d’œuvres par des techniques de reproduction avancées, de synthèse, d’IA et d’apprentissage automatique ou, tout simplement, d’expérience augmentée modifie non seulement le potentiel de l’art mais l’imaginaire esthétique et les modalités de réception. Quelques réalisations seront analysées pour saisir à la fois les défis que ces outils adressent à l’art et les transformations sémiotiques qu’ils introduisent dans le régime de croyance esthétique.

Despite their supposed mutual exclusion in contemporary Western culture, ‘fake’ and ‘art’ find new forms of encounter in recent developments of artistic creation and exhibitions, which, relying on the contributions of technology, underpin an orientation that will be called here Fake Art. The concept of fake, which should be differenciated from the false, espouses in aesthetics a logic halfway between the counterfeit and the counterfactual, reconfiguring the value of art, as well as its ontic dimension. Whilst the question of truth in art seemed no longer present in semiotic reflection since Damisch's and Derrida's famous observations on painting and hermeneutics, the creation of works through advanced techniques of reproduction, synthesis, AI and machine learning or, quite simply, augmented experience modifies not only the potential of art but also the aesthetic imaginary and reception modalities. Some works of art will be analysed in order to grasp both the challenges with which these tools address art and the semiotic transformations that they introduce within the modalities of aesthetic belief.

Sommaire
Texte intégral

1. L’esthétique fake

À un regard avisé le titre de cet article peut paraître, d’entrée de jeu, étrange. Et avec raison d’autant plus qu’il se propose non pas d’aborder la falsification de l’art ou l’art de la falsification, telle la production frauduleuse de copies, mais de considérer le Fake Art comme une tendance ou un tournant esthétique – l’histoire en décidera – qui exploite notamment le champ ouvert par l’usage des techniques et technologies récentes. Y a-t-il du sens à parler d’un art qui serait non pas du faux mais fake – la distinction mérite exégèse – alors que le statut de l’art écarte l’œuvre du factuel et de l’ordinaire, et inclut la représentation, la reproductibilité, la transfiguration du trivial (comme le ready-made), l’illusionnisme, aussi bien que le vrai-semblable ?

Note de bas de page 1 :

En anglais la distinction entre fake et false n’est pas si nette, les deux termes étant parfois même interchangeables dans certaines expressions ou dépendant du registre formel ou informel. Toutefois une connotation de frauduleux ou, du moins, de truqué accompagne la désignation de fake.

La nuance entre fake et faux a trait à l’introduction de l’anglicisme dans plusieurs langues, dépassant quasiment le sens du terme originel1, et se lie à la circulation d’information et de visuels dans les médias, notamment leur diffusion informatisée et globalisée sur les réseaux. À la différence du faux tout court, le fake mélange le plus souvent le vrai et le factice, l’authentique et l’inexact, l’existant et le non advenu, pour ce que ces termes peuvent encore valoir au sein de circuits reposant sur l’emploi de signes et de simulacres. De ce fait, la dimension ontique et les positions éthiques qui en découlent se fient à des régimes de croyance se renégociant sans cesse, en fonction du savoir et des compétences acquises. À noter cependant que même lorsque le fake est aisément démontable, voire qu’il affiche lui-même l’artifice, son efficacité n’en est pas forcément affectée et persiste en tout ou en partie en vertu de la ruse et de l’imaginaire dépeint qu’il parvient à faire éprouver. Les images, créées ou manipulées, y jouent un rôle central pour l’ancrage iconique qu’elles assurent dans la perception et la fixation mnémonique. En outre, une suspension conditionnelle y intervient lorsque le fake prend force d’éléments acquis et partagés, pour explorer comment leur arsenal pourrait se réactualiser dans de nouvelles formes. Il s’agit en l’occurrence d’une réappropriation en termes d’états d’existence possibles – un potentiel qui, comme cela sera argumenté ici, est de l’ordre du contrefactuel – confirmant la dite efficace, non pas par réalisme mais plutôt au détriment de l’invraisemblance manifeste. À mon sens, le Fake Art fait recours à cet aspect, comme à celui, plus évident, du faux qu’il faudra également discuter.

Note de bas de page 2 :

R. Krauss (1981, 140) écrivait notamment : « l’un des véhicules majeurs de la pratique esthétique moderniste dérive non du terme valorisé du couplé précédemment évoqué – le doublet originalité/répétition – mais du terme discrédité : celui qui oppose le multiple au singulier, le reproductible à l’unique, le frauduleux à l’authentique, la copie à l’original. C’est ce terme – la partie négative du couple de concepts – que la critique moderniste a cherché à réprimer, a réprimé. »

Note de bas de page 3 :

C’est le titre du premier chapitre de La Guerre du faux d’Umberto Eco (1985), où sont réunis des courts essais parus dans les journaux, notamment l’Espresso.

Note de bas de page 4 :

Partant des expressions « More to come » ou « more coffee », Eco (1985, 32) explique l’usage de more ainsi : « il y en a more, comme vous n’êtes pas habitué à en avoir, plus que vous ne pourrez jamais en désirer, tellement qu’il y en aura à jeter – c’est ça le bien être. »

Procédons avec l’analyse de ces points sémio-esthétiques en ce qui concerne plus particulièrement l’évolution du phénomène et les créations artistiques y participant. Le développement du fake dans notre époque hérite d’une culture du faux, toujours présente, mais dont le XXe siècle nous a légué divers témoignages la reliant aux transformations esthétiques. Jean-François Lyotard signalait l’éclectisme et l’hétérogénéité qui composent genres et styles de vie dans la condition postmoderne (Lyotard, 1982). Rosalind Krauss infirmait le mythe de l’original et le discours moderniste sur l’originalité ; elle dévoilait comment la répétition a souvent servi la production de l’avant-garde (Krauss, 1981)2. Mais sans doute le plus passionné par le faux et la capacité des signes de mentir a été Umberto Eco, entreprenant dès 1975 un « Voyage dans l’hyperréalité »3, notamment dans les musées des États Unis, avec leurs prétendues reconstructions historiques et les dioramas, ainsi que dans les grands Palaces et les musées de cire, où l’idéologie du more en anglais (ou du nec plus ultra) amène au « Faux Absolu »4 (Eco, 1985).

2. L’exposition d’art, entre reproduction et spectacularisation

Note de bas de page 5 :

Maurizio Cattelan – The artist is present a eu lieu du 11.10.2018 au 16.12.2018 au musée Yuz, Shanghai.

Or, loin de se restreindre à la culture commerciale ou au sol américain, l’exaltation du faux se poursuit bien dans notre époque. Il suffit d’évoquer l’exposition, très publicisée, organisée par Maurizio Cattelan pour Gucci au musée Yuz de Shanghai en 2018, misant sur la contrefaçon dès son intitulé5 ; celui-ci calque le titre d’une œuvre de Marina Abramović et d’une exposition contemporaine qui lui était consacrée : The artist is present. À l’intérieur, grâce aux techniques avancées de reproduction, il était notamment possible de voir : une reproduction à l’échelle 1 :6 de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange, plus facile à apprécier que l’original vues ses dimensions réduites ; la reprise d’œuvres très connues dans l’art contemporain (tels les modules de Donald Judd, mais refaits en carton ; Speech Bubbles de Philippe Parreno ; le dispositif de Wim Delvoye, renommé pour l’occasion, Cloaca No. 5 en parodie du célèbre parfum de Chanel) et, à la fin du parcours, le faux paysage d’Hollywood avec une vraie glissière de sécurité et des palmiers factices, où le public est invité à se prendre en photo. L’exposition, paradoxale et parodique, bien dans le style de Cattelan, atteste d’une fascination pour la simulation qui, sans cacher l’artifice, dédaigne la prétendue valeur inégalable de l’original et retrouve, dans le fake, un plaisir ludique.

Sans entrer dans les détails de cette expo que je n’ai pu voir que par le jeu des reproductions dans lequel d’ailleurs je me laisse prendre, il me semble cependant que l’affaire du contrefait, de la copie et du remake s’y décline à différents degrés selon les œuvres et la question de l’auteur, certaines étant des copies ostensiblement altérées d’œuvres historicisées (Michel-Ange, Donald Judd), d’autres des versions refaçonnées par leur même auteur (Wim Delvoye), d’autres encore des répétitions de créations présentées par l’artiste ailleurs (Philippe Parreno). Dans l’ensemble domine le climat d’un art joyeux, où les noms des personnalités impliquées, à partir de Cattelan en tant que commissaire, appuient la valeur de ce qui est montré. Par ce monde de références iconiques le public plonge dans une expérience – par renvoi – cultivée et qui, en même temps, le met à l’abri des aspects les plus rudes, rêches de l’art et dont l’appréhension demeure plus difficile. Les variations introduites rendent en quelque sorte l’objet domestiqué, plus agréable, ‘à la portée de tous’, même des non habitués. Ainsi, non seulement la Chapelle Sixtine à l’échelle quasiment humaine est plus visible que l’originale et permet au regard de maîtriser sa grandeur, mais aussi l’austérité rigoureuse du minimalisme de Donald Judd est apprivoisée en version carton, tandis que la désacralisation scatologique opérée par Cloaca s’annihile lorsque la machine de Delvoye défèque du parfumé.

La fascination induite par le fake est largement exploitée par les industries culturelles. Sans se limiter à la production et vente de gadgets dans les services commerciaux des musées, elle a donné lieu à ce vaste phénomène de projection lumineuse des œuvres, la plupart déjà connues et aimées par le grand public, que sont les expositions dites immersives. La reproduction à grande échelle, voire 360°, de tableaux en général désormais libres de droits (Klimt, Van Gogh, les Impressionnistes) ne vise certes pas une meilleure saisie des originaux, encore moins de la peinture, dont la matérialité est écrasée par le pixel, mais le plaisir de plonger dans une ambiance spectaculaire, et spectacularisante, où les formes caractéristiques du style de l’artiste se transforment en prototypes de jeux de lumière, non sans un retour narcissique pour le visiteur, mis au centre d’un regard all around.

3. L’installation comme création d’espaces fictifs interactifs

Note de bas de page 6 :

Des vidéos documentaires des installations sont accessibles sur le site https://www.teamlab.art/.

Dans cet esprit du sensationnel ainsi qu’avant-coureur de la tendance immersive, le collectif japonais teamLab, fondé en 2001 par l’ingénieur Toshiyuki Inoko, a engagé une expérimentation poussée autour de l’interaction, ayant amené à la création de divers lieux d’exposition dans le monde, dont le MORI Building digital art museum (Odaiba, 2018). Les installations de teamLab articulent formes, couleurs, lumières, parfois sons, dynamisés en fonction du mouvement de l’observateur. Capté par la projection d’espaces qui franchissent les limites du lieu investi (selon le principe borderless), le visiteur devient un élément central dans le parcours de l’installation, les effets étant modulés soit par sa déambulation soit par son action sur une interface portable6.

Note de bas de page 7 :

Cf. le site de l’artiste https://www.miguel-chevalier.com.

En France, certaines projections de Miguel Chavalier jouent sur des critères interactifs assez semblables, par exemple, lorsque les mouvements du public modifient les dynamiques d’une configuration pensée de manière générative (Power Pixel, 2020). Nous nous éloignons dans ce cas, comme en partie dans le précédent, du fake. En effet, il serait plus approprié de parler d’espace feint, d’univers fictifs, de simulation ou, éventuellement, de représentation incluant des marques de réception. À la nuance près que celles-ci n’appartiennent plus seulement à la représentation, comme l’étaient les figures déléguées de l’observateur ou l’énonciation énoncée, pour reprendre une terminologie sémiotique, mais relèvent de dynamiques d’ordre indexical (Flower Power, 2017, Shanghai, et Magic Carpets, 2014, Castel del Monte), certes déformées, rendues abstraites par la transposition numérique, et qui pointent à la relation avec le sujet interagissant. D’où la sensation éprouvée, et recherchée par ces installations, que le visiteur participe de la représentation, l’efficace dépendant alors de son implication physique mais également de l’imaginaire que ces œuvres parviennent à mobiliser. Les créations de Miguel Chavalier s’appuient souvent sur le potentiel du traitement des données et sur des formes virtuelles, à la lisière entre réalité et fiction, telles ses sculptures par impression 3D ou découpe laser Digital cristaux (2020)7.

4. Les œuvres : génération de formes, transformations algorithmiques et NFT

Note de bas de page 8 :

Cf. Second Earth / Terre Seconde sur le site de l’artiste http://chatonsky.net/earth/.

Grégory Chatonsky, artiste franco-canadien, façonne aussi ses œuvres par les moyens informatiques, mais à partir de millions de bases de données d’images, textes et sons, qu’il exploite pour la génération de formes. Les œuvres présentées dans le cadre de l’expo Terre Seconde (Palais de Tokyo à Paris, 2019) procèdent par l’accumulation, l’hybridation et la recomposition des données par l’intelligence artificielle, déployées jusqu’à l’insensé. Comme le titre de son exposition l’évoque, le propos est de « Produire un réalisme sans réel », de créer des pierres d’un monde inexistant, tels ses faux cailloux réalisés de manière synthétique8. Dans l’idée du « devenir possible » – chiasme rejouant les rapports de la forme avec le virtuel – ses créations opèrent par morphing d’images ou concaténation de phrases, qui s’amassent et se succèdent en enchaînements d’expressions visuelles et verbales, finalement vidées de sens. C’est comme si l’accablant flot de possibles variations paradigmatiques était rabattu dans la configuration syntagmatique de l’objet. L’impression prime alors d’une rhétorique par recombinaison machinale, inhumaine, assujettissant l’observateur au visionnage de suites formelles rébarbatives, en transformation continue, où le regard peine à s’accrocher, à happer un quelque punctum pour échapper à l’ennui.

Note de bas de page 9 :

Cf. le site de l’artiste https://quayola.com/, en particulier les vidéos https://vimeo.com/196743416 et https://vimeo.com/194977317, ainsi que la vidéo-documentaire Process de série Pleasant Places (2015) à https://quayola.com/work/selected/pleasant-places.php (ou https://vimeo.com/146007407).

Note de bas de page 10 :

Je me permets de renvoyer à Caliandro (2004), ainsi qu’à des considérations concernant la première décennie de Net Art (Caliandro 2014).

Note de bas de page 11 :

Cela vaut également pour certaines sculptures de l’artiste réalisées au moyen des bras mécaniques qui participent de l’installation, par exemple Sculpture Factory :Laocoon (2016-17), visible à https://quayola.com/work/selected/sculpturefactory-laocoon.php.

Nombreux sont les artistes qui engagent leur production par voie numérique et se servent d’algorithmes pour modéliser tantôt à partir de bases de données, tantôt de l’existant. Dans le second type s’inscrivent notamment les peintures digitales de Davide Quayola, artiste italien basé à Londres. Dans sa série Jardin d’été (2016), la capture vidéo de fleurs et de végétation agitées par le vent passe par les mailles de l’analyse vectorielle, de l’application de filtres et la synthèse, donnant lieu à des rendus de palette et certaines gestualités qui, par moments, revisitent l’impressionnisme et, en particulier, les dernières toiles de Monet9. Au-delà d’un pictorialisme qui rappelle certains débuts de la photographie – confrontation entre médiums assez recourant lors de l’émergence de nouvelles techniques –, il importe ici de remarquer le changement substantiel qui affecte le signe indexical au sein de la prise d’image numérique. Continuant l’évolution de la première génération d’œuvres digitales10, mais bouleversée radicalement par rapport à la prise de vue analogique, l’appropriation imagière de l’existant ne s’opère plus forcément par des phases successives de saisie puis de manipulation et réélaboration des données, comme jadis dans le montage et la postproduction, mais l’objet peut être importé, transcodé et manipulé par le traitement numérique dès sa captation même. Autrement dit, en termes de filiation peircienne, l’index, qui – pouvant toujours mentir – signifie une relation de contiguïté physique avec l’objet de référence, peut s’assujettir à une transformation tellement articulée, algorithmique (Umberto Eco parlerait de ratio difficilis), que sa reconnaissance devient improbable, surtout à un œil non outillé, et que l’effet iconique, pictural, plastique, en résulte rehaussé, à la fois en dépit et à raison des valeurs vectorielles de sa production. Il est intéressant qu’en l’occurrence les expédients adoptés pour créer, modifier et déformer les éléments de l’image ne soient pas occultés mais intègrent les œuvres de Davide Quayola11.

La modélisation de l’existant au moyen d’un complexe de valeurs non aisément computables par le raisonnement humain est au fondement de l’entreprise de l’intelligence artificielle, et notamment des systèmes d’individuation qui, allant aussi en direction inverse, tentent de remonter des données visuelles et numériques à ce qui les aurait déterminées. Par l’analyse quantitative de bases de données même massives (big data), que les méthodes de deep learning cherchent à faire évoluer en sens qualitatif, les systèmes informatiques fournissent désormais une assistance valide dans la restauration d’art, et sont en train d’élaborer une reconnaissance et un classement de plus en plus fiables du style, de l’époque et de l’auteur qui aurait créé l’œuvre. Il n’est pas exclu – si ce n’est pas déjà fait – que dans un futur très proche nous assisterons à des systèmes adverses contrecarrant les attributions automatiques que les premiers feraient, engendrant des contrefaçons qui résulteraient originales pour les premiers, déclenchant ainsi une guerre du faux, comme le préconisait le titre de l’ouvrage d’Umberto Eco (1985), déjà cité.

Note de bas de page 12 :

Cf. l’entretien de Valentina Tanni avec Pau Waelder, critique d’art, curator et chercheur spécialisé en nouveaux média, qui introduit au monde du crypto art, par ailleurs déjà attaqué par les hackers (Tanni, 2021).

À ce propos, la production d’œuvres digitales a activé tout un circuit d’authentification certifiée en tant que NFT (not-fungible token ou jeton non fongible) assuré par blockchain (à savoir, une base de données distribuée, sécurisée par des algorithmes cryptographiques), en présageant des combats entre machines en défense du crypto art12. Le marché de l’art corrobore ce système qui – complices les intérêts de nature financière – a été entériné par les grandes maisons de vente aux enchères et que certains artistes se rapproprient (cf. Mirabelli, 2021). Par exemple, Replicator (2021) de Mad Dog Jones (du vrai nom Michah Dowbak), illustration d’un intérieur avec photocopieuse, prévoit l’auto-génération d’autres œuvres NFT, jusqu’à une Jam Artwork, œuvre de bourrage qui, elle, serait unique mais arrêterait la reproduction.

Note de bas de page 13 :

Le collectif, actif à Paris, est constitué par Pierre Fautrel, Hugo Caselles-Dupré et Gauthier Vernier.

Note de bas de page 14 :

Cf. https://obvious-art.com/la-famille-belamy/. Le collectif Obvious a présenté sa production dans le séminaire en ligne « Intelligence artificielle, art et créativité » le 23 février 2021 (Obvious, 2021).

Note de bas de page 15 :

Pour une présentation de l’œuvre par l’artiste, cf. https://vimeo.com/298000366.

Mais c’est dans le terrain vague entre le vrai et le faux, que le Fake Art se revigore. Par l’utilisation de l’apprentissage automatique, et précisément de méthodes open source de génération et de discrimination de données, le collectif Obvious13 a récemment gagné la scène artistique avec la vente aux enchères d’une production réalisée par ces moyens. En particulier, par l’emploi de GANs (generative adversarial networks ou réseaux adverses génératifs), ils ont tiré parti d’une banque d’images de 150.000 portraits du XIVe au XXe siècle, exploité davantage le générateur plutôt que le système discriminateur et créé ainsi le tableau Edmond de Belamy (2018), imprimé sur toile, puis la série de portraits de sa soi-disant famille14. Dans une optique assez proche, l’installation Memories of Passersby I (2018) de l’Allemand Mario Klingermann utilise les réseaux neuronaux artificiels pour la création de figures, composées à l’instant, recombinant des portraits tirés de chefs d’œuvre de l’histoire de l’art, se transformant dès lors sans cesse sous les yeux de l’observateur15.

5. Sur l’adhésion cognitive au sensible, ou le leurre esthétique

Note de bas de page 16 :

Coleridge théorisa la notion pour la littérature et la poésie, et elle a pu être élargie à l’art.

Note de bas de page 17 :

La théorie des mondes possibles a récemment été reprise en art par les philosophes Meo et Franzini. En faisant référence, en particulier, au trompe-l’œil et à la peinture illusionniste, Oscar Meo affirme que : « L’art […] ouvre à des mondes possibles, différents certes, mais pas déliés du monde réel. » (Meo, 2002, 75 et ss de la version manuscrite, ma traduction). Elio Franzini considère la théorisation des mondes possibles par Leibniz, puis la réflexion de Merleau-Ponty sur Cézanne, et réinvestit ensuite la pensée de Leibniz dans la lecture des écrits de Paul Klee (Franzini, 2014). La question des mondes possibles par rapport au langage, élaborée notamment en logique modale par David K. Lewis et par Saul A. Kipke, a été analysée critiquement en sémiotique par Ugo Volli (1978), puis travaillée par Umberto Eco (1979).

Note de bas de page 18 :

Pour une définition de contrefactuel, cf. https://www.treccani.it/vocabolario/controfattuale/.

La représentation d’une personne jamais existée dévoile, certes, les enjeux doubles de la concrétion d’un potentiel, d’une mise en image du virtuel, mais elle réactive aussi le défi sémiotique du portrait qui, depuis l’origine mythologique de l’art (que l’on pense à Pline), tente de capturer la trace, de restituer les traits identitaires d’une figure. Ces types de portraits, qui ne renvoient plus à une personne, sont en quelque sorte la sédimentation iconique mais aussi indexicale d’une production de divers siècles, la synthèse plutôt que la réinterprétation d’un inconscient collectif. Ils relancent la question de la vérité en peinture, observée en théorie de l’art par Damisch, puis fouillée et déconstruite par Derrida. Si toute image dépeinte (depicted) par un tableau est un simulacre, une simulation produite par un geste pictural, le portrait d’Edmond de Belamy, signé avec une partie du code algorithmique qui l’a généré, nous incite à entendre qu’une œuvre n’est pourtant jamais fausse. Non seulement l’œuvre existe, quelle que soit sa forme matérielle, concrète ou numérique ; non seulement elle condense et s’approprie un répertoire d’œuvres, bien que parcourues ici de façon automatisée. Mais son efficace procède de sa capacité à réinvestir un héritage en s’inscrivant comme potentiellement admissible dans l’évolution de celui-ci. Autrement dit, j’avance ici l’hypothèse que si, en général, un portrait prétend signifier l’avoir été là du sujet représenté ou photographié, un portrait de synthèse de cette sorte mise sur le potentiel du répertoire engagé, sur ce qui aurait pu être là. Il ne s’agit plus d’un renvoi indexical à un factuel ayant existé, mais, en sollicitant le consentement à une suspension d’incrédulité (suspension of disbelief16), l’œuvre ouvre à un monde possible17, conditionnel quant au geste de sa création. La question s’apparente au contrefactuel en philosophie et logique, où le terme désigne un énoncé conditionnel dont la vérité ne peut être considérée qu’à l’intérieur des conditions, généralement non réalisées, de son énonciation18. En ce sens, c’est dans ce flottement entre contrefait et contrefactuel que s’inscrit ce que j’appelle le Fake Art. Loin d’être une farce, un pur divertissement ludique, les meilleures créations sont en train de changer notre régime de croyance esthétique, ainsi que notre imaginaire et, par conséquent, notre perception du monde.

Note de bas de page 19 :

Outre son livre La furia de las imágenes (2016), cf. notamment sa conférence « La furia de las imágenes » (Fontcuberta, 2016).

Note de bas de page 20 :

Cf. l’article de Marc Feustel (2010) à l’occasion de l’exposition Landscapes without Memory au musée de photographie Foam à Amsterdam, 2010-2011. Des déclarations de l’artiste sont aussi sur https://www.youtube.com/watch?v=um44QlXDSnQ&t=66s.

Note de bas de page 21 :

À l’encontre de l’indication de chiffres précis suivant l’usage astronomique, le titre de chaque œuvre reporte, de façon dissimulée, des données du voyage (telle la durée) durant lequel des insectes se sont écrasés sur le pare-brise. Pour l’entretien : Madesani (2019, ma traduction de l’italien : « Il fake praticato dagli artisti o dagli attivisti politici non aspira all’inganno ma a mostrare i meccanismi dello stesso »).

L’art de Joan Fontcuberta, s’attachant notamment à repenser la photographie, déjoue la présomption de véracité attribuée d’ordinaire aux images. Dans la série Orogenesis (initiée en 2002), il se sert de logiciels de rendu censés transposer des cartes géographiques en visuels 3D du paysage, mais au lieu de les alimenter par des représentations orographiques, il détourne le dispositif et lui fournit l’image d’un tableau célèbre. L’impression photographique créée par le procédé donne alors à voir un paysage étrange, hyperréalistiquement fictif, issu de l’interprétation algorithmique de l’œuvre qu’il devrait reproduire : Orogenèse Turner (2003, d’après William Turner, L’incendie dans la Chambre des Lords et des Communes, 1835), Orogenèse Derain (2004, d’après André Derain, Le bosquet, 1912), Orogenesis Friedrich (2002), Orogenesis Pollock (2002). L’artiste espagnol, qui est aussi fin théoricien19, dit l’hallucination, la distorsion que les images, notamment celles produites par la technologie, génèrent et comment dans la société postmoderne la réalité ne procède pas de l’expérience mais d’une construction culturelle20. Attentif aux implicites idéologiques de la manipulation des images et passionné par le bouleversement des apriori, il s’engage à en démasquer le leurre autant dans ses œuvres que dans sa réflexion. À propos notamment de Constel-lacions (1993-1997, par exemple : MN 56 Lyra, 1995, et Mu Draconis (Mags 5,7/5,7) AR 17h 05,3 min. / D +54º 28’, 1993) – série qui, malgré l’intitulé délibérément ambigu, ne réunit pas d’images de constellations mais des tirages de films appliqués directement sur le pare-brise de la voiture sur lequel des insectes se sont écrasés –, il déclare : « Le fake pratiqué par les artistes ou par les activistes politiques n’aspire pas à tromper mais à montrer les mécanismes de la tromperie »21.

Note de bas de page 22 :

Cf. la conférence autour du fake tenue par Joan Fontcuberta, « Progetto X.B. Sfatare la leggenda di Vivian Maier », Fondazione MAST, Bologne, 2017, disponible sur https://vimeo.com/477667870.

Note de bas de page 23 :

Ce genre a vu le jour bien avant le digital, voir par exemple The War Game (1966) de Peter Watkins. Plus précisément documentaire parodique, The Centrifuge Brain Project de Till Nowak est disponible sur https://vimeo.com/58293017, ainsi que sur le site de l’artiste https://www.framebox.com/.

Note de bas de page 24 :

Le terme, désuet, est attesté dans le moyen français : https://www.cnrtl.fr/definition/dmf/FACTIBLE.

Tandis que Fontcuberta égare les attentes de l’observateur face à l’image et à la reproduction, à la limite du contrefait22, l’Allemand Till Nowak invente des scénarios futuribles où le contrefactuel pousse le faux au seuil du plausible. Ainsi son œuvre The Centrifuge Brain Project (2011) est une sorte de mockumetary (ou docufiction)23, où le ton pseudo-scientifique du narrateur accentue, par contraste, le délire hyperréaliste des projets de parcs d’attractions hyperboliques qui y sont présentés. Le récit raconte au passé le fonctionnement d’installations improbables qui auraient échoué, avec des incidences aussi ridicules que parfois violentes en termes de pertes humaines. Le spectre de la possible conception des situations virtuelles dépeintes montre alors le leurre du plaisir esthétique de l’observateur, pris qu’il est par des hésitations ontiques et étiques, et attrapé entre l’hallucination drôle et l’inquiétant du factible24.