Qui cause ? Qui dose ? Qui ose ?
À l’infini poème apporter une fin1
Who causes? Who doses? Who dares?
To the infinite poem bring an end

Emmanuël Souchier 
et Joanna Pomian 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4677

Situant son propos dans l’espace théorique de « l’énonciation éditoriale » et du « numérique comme écriture », l’auteur interroge les paradigmes de la pensée linguistique et statistique qui président à la constitution des algorithmes de recherche dédiés à l’analyse des données textuelles ; il invite à questionner les épistémies qui conduisent à leur conception avant d’envisager les résultats qu’ils produisent ; il s’interroge sur les bienfaits d’outils d’aide à l’édition critique des textes dans le cadre d’un programme de recherche en Intelligence artificielle sur la critique littéraire (Cattleya) et revient sur les bienfaits de l’activité médiévale de lettrure (lecture-écriture) pour l’édition scientifique des textes littéraires. Avec Joanna Pomian, il s’enquiert des acquis conceptuels, théoriques et méthodologiques de Cattleya. En toile de fond, quarante années de recherche et une interrogation sur les conditions politiques et intellectuelles de la recherche actuelle : et si on faisait confiance aux jeunes chercheurs en songeant à des « humanités » non plus « numériques » mais bien « intellectuelles » ?

Situating his remarks in the theoretical space of "editorial enunciation" and "digital as writing", the author questions the paradigms of linguistic and statistical thought that preside over the constitution of search algorithms dedicated to the analysis of textual data; he invites us to question the epistemies that lead to their conception before considering the results that they produce; It examines the benefits of tools to assist in the critical editing of texts within the framework of a research programme in Artificial Intelligence on Literary Criticism (Cattleya) and returns to the benefits of the medieval activity of lettering (reading-writing) for the scientific editing of literary texts. Together with Joanna Pomian, he investigates the conceptual, theoretical and methodological achievements of Cattleya. In the background, forty years of research and a questioning of the political and intellectual conditions of current research: what if we trusted young researchers by thinking of a "humanities" that is no longer "digital" but "intellectual"?

Sommaire
Texte intégral

pour Alain Giffard

1. En guise d’introduction

Note de bas de page 2 :

Après avoir rédigé cet article, je l’ai soumis à Joanna Pomian avec qui nous avons piloté le Programme de recherche Cattleya qui est ici largement évoqué (cf. infra). Joanna en partageant le propos et m’ayant suggéré un important ajout que l’on trouvera à la fin, je l’ai tout naturellement invitée à cosigner ce texte. L’énonciation initiale à la première personne a néanmoins été conservée.

Note de bas de page 3 :

Souchier Emmanuël, Candel Étienne, Gomez Mejia Gustavo avec la collaboration de Jeanne-Perrier Valérie, Le numérique comme écriture. Théories et méthode d’analyse, coll. « Codex », Paris, Armand Colin, 2019.

Lorsque Nicole Pignier m’a invité à participer à ce numéro d’Interfaces numériques, j’ai spontanément dit oui, par amitié2. Je continue effectivement de croire que la recherche repose aussi — et avant tout peut-être — sur des réseaux de convivialité et qu’elle gagne singulièrement à se déployer en dehors de certaines sphères qui ont une fâcheuse tendance à l’instrumentaliser à des fins académiques, économiques ou politiques notamment. J’ai dit oui, même si j’avais alors le sentiment d’avoir peu de choses nouvelles à dire après la publication de notre dernier ouvrage de synthèse, Le numérique comme écriture3, où nombre d’aspects évoqués me semblaient avoir été abordés, fût-ce indirectement. Mais l’avaient-ils vraiment été sous l’angle proposé ?

Note de bas de page 4 :

Souchier Emmanuël, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, n° 6, décembre 1998, p. 136-146 | https://doi.org/10.3917/cdm.006.0137  | ; « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », Communication & langages, n° 154, décembre 2007, p. 23-38 | https://doi.org/10.3406/colan.2007.4688 |.

Quel que soit notre point de vue disciplinaire, l’appel à contribution nous invite en effet « à caractériser la manière dont l’énonciation comme expérience concrète, située, sociale et existentielle est prise en compte ou plus ou moins évacuée dans l’analyse lexicale des données ». Il me fallait donc remettre l’ouvrage sur le métier et reprendre quelques aspects essentiels relatifs à l’articulation du « numérique » et de « l’énonciation éditoriale »4 qui est aussi et avant tout une « expérience concrète, située, sociale et existentielle ».

2. Un contexte d’énonciation

Note de bas de page 5 :

Perec Georges, L’infra-ordinaire, coll. « La Librairie du XXe siècle », Paris, Seuil, 1989.

Note de bas de page 6 :

Posée dans mon DEA en 1981, la question de l’énonciation éditoriale évoquée dans ma thèse s’est déployée dans le cadre de mon HDR en 1998. Parallèlement, dès le début des années 1980, nous avons mené avec Laure Friedmann des travaux de création sur Minitel puis avec Joanna Pomian des recherches en intelligence artificielle appliquée aux textes dans le cadre du Centre d’étude de l’écriture de l’Université Paris 7. Le premier article liant explicitement ces deux corps de théories ne sera rédigé qu’en 2005 avec Yves Jeanneret : « L'énonciation éditoriale dans les écrits d'écran », Communication & langages, n° 145, sept. 2005, p. 3-15 | https://doi.org/10.3406/colan.2005.3351 |. Voir à ce propos Souchier Emmanuël, « Histoire d’une rencontre. Retour sur l’architexte », écriture et image, Centre d'étude de l'écriture et de l'image, Université Paris Diderot, n° 2, 2021, p. 381-384 : | https://ecriture-et-image.fr |.

Depuis une quarantaine d’années environ, je poursuis des travaux sur des champs de recherche très divers dont les quatre principaux peuvent être résumés à une approche anthropologique de l’écriture, à l’introduction de l’informatique dans l’ordre du texte et de l’écriture, aux pratiques de communication impensées qualifiées d’« infra-ordinaires »5 ainsi qu’à l’analyse et l’édition scientifique de l’œuvre de Raymond Queneau. Le frottement de ces univers en apparence hétéroclites m’a permis de dessiner deux principaux espaces théoriques, celui de l’énonciation éditoriale et celui du numérique considéré comme écriture. Ces deux corps de théorie ont été déployés conjointement, l’approche du numérique n’ayant jamais été décorrélée de la question centrale de l’énonciation éditoriale6. C’est donc à partir de ce point de vue que je parlerai.

3. Une proposition de cheminement

Note de bas de page 7 :

Souchier Emmanuël, « La mémoire de l’oubli : éloge de l’aliénation. Pour une poétique de l’infra-ordinaire », Communication & langages, n° 172, juin 2012, p. 3-19 | https://doi.org/10.4074/S0336150012002013 | ; « Relire la méthode d’Ivan Illich. Cheminer vers des sciences “humaines” ? », Communication & langages, n° 204, juin 2020, p. 49-78. | https://doi.org/10.3917/comla1.204.0049 |.

Note de bas de page 8 :

Morizot Baptiste, Manières d’être vivant, « Postface » d’Alain Damasio, coll. « Monde sauvages », Arles, Actes Sud, 2020, p. 24.

Note de bas de page 9 :

Barthes Roland, Barthes par Roland Barthes, coll. « Écrivains de toujours », Paris, Seuil, 1975, p. 105.

Je ne chercherai toutefois pas à inscrire mon texte sous les faux semblants d’une dissertation scientifique sachant combien les « cadres instituants »7 de l’écriture de recherche — de la conférence à la thèse en passant par le sacrosaint article — sont devenus stérilisants à défaut d’être repensés en leurs formes et objectifs. Ont-ils, du reste, jamais su accueillir l’autre, les autres comme le suggère plus généralement Baptiste Morizot8, à accueillir la différence susceptible d’insuffler un souffle nouveau à nos propres pratiques ? Nous avons là, de toute évidence, un chantier collectif d’importance. Nos disciplines en lettres, arts, sciences humaines et sociales n’ont, en la matière, rien à envier aux sciences expérimentales ou à la mathématique. Souvent impensés, étouffant la voix plus qu’ils ne l’étoffent, les cadres instituants — que nous régulons volontiers hors des propos et nécessités scientifiques dans les instances d’évaluation —, administrent des coquilles vides alors que la pensée en recherche réclame la possibilité vitale de s’écrire et d’advenir en harmonie de forme. Non pas de droit mais dans la nécessité d’une attention véritable afin d’être précisément reçue. Une attention au « sens formel » qui lui soit propre, qui la caractérise, lui permette d’exister pleinement au moment et selon les contextes mêmes où elle s’exprime. Mon propos ici consistera donc simplement à « étoiler »9 quelques remarques au gré des interrogations formulées par la thématique de la revue.

4. Sortir des cadres de la pensée linguistique

J’aimerais tout d’abord revenir sur « l’analyse lexicale des données ». Même si la référence linguistique est instituante dans le cadre du traitement informatique, je lèverai volontiers la barrière « lexicale » pour m’intéresser plus généralement aux processus d’analyse des données, à leur production, leur constitution, leurs « trans-formations » (étymologiquement leurs changements de formes). Autrement dit à tout ce qui fait que nous avons des « données » qui, en l’occurrence, ne le sont jamais, “données”, attendu qu’elles sont le résultat de processus techniques ou humains qui ont permis de les créer, de les configurer ou de les mettre en corpus, notamment. La « data », qu’elle soit « big » ou pas, est toujours déjà le fruit d’une pensée, d’un travail, d’une action ou d’une manipulation et donc d’une interprétation. De même que le choix d’un corpus, de quelque nature qu’il soit, relève toujours déjà d’un geste d’interprétation, qu’il ait été conscient ou non.

Note de bas de page 10 :

Le « PageRank » est l’algorithme du moteur de recherche Google qui détermine le système de classement des pages Web qu’il traite.

Deux raisons au moins m’invitent à dépasser le traitement proprement lexical. La première consiste à ouvrir le champ d’analyse des algorithmes de recherche. Sur Internet, en effet, je ne peux pas me contenter d’une approche linguistique pour analyser le choix des « liens entrants » ou « sortants » du « PageRank » de Google, par exemple10. Je dois donc commencer par ouvrir ma panoplie disciplinaire et méthodologique pour en saisir les ressorts. La constitution des données par Google, à l’origine d’une des plus grandes puissances industrielles mondiales, pose des questions d’énonciation éditoriale fondamentales. Ainsi, qui constitue ces « données », à partir de quelles heuristiques et de quels procédés ? Quels en sont les différents acteurs ? Quelles logiques intellectuelles, techniques, logistiques, marchandes… mettent-ils en œuvre ? Sous quelles formes et à travers quels processus ces « données » sont-elles données à voir ou à lire pour les usagers ? Autrement dit, comment sont constitués les dispositifs techniques et sémiotiques nous permettant de les appréhender ? Entre l’élaboration d’une donnée, son traitement, sa circulation et son usage effectif, combien d’acteurs et de gestes impensés ? Gestes intellectuels, techniques, sémiotiques, politiques ou marchands. Enfin, de quelle nature est la relation établie entre la donnée et la signification qui lui est accordée ?

Note de bas de page 11 :

En octobre 2021, on estimait à 6,9 milliards le nombre de requêtes effectuées par jour sur Google pour une part de marché de 65, 13 % au niveau mondial.

Mais quel est donc l’intérêt de ces questions, me direz-vous ? Si nous souhaitons en évaluer la portée, il suffit de rappeler les enjeux qu’elles soulèvent. Pour impensés qu’ils soient la plupart du temps, notamment lors de l’usage ordinaire des « médias informatisés », ces enjeux relèvent d’ordres culturel et politique, économique bien sûr, mais avant tout anthropologique. En configurant nos modalités d’accès à l’information, ainsi que nos gestes de recherche, ces dispositifs forment et informent par là-même la mise en place de nos pratiques intellectuelles. Autrement dit, ils configurent pour bonne part nos modes de penser, notre façon d’appréhender le monde contemporain. Or ce phénomène s’est imposé au niveau mondial11.

Note de bas de page 12 :

Voir notamment Rouse Richard H., « L’évolution des attitudes envers l’autorité écrite : le développement des instruments de travail au XIIIe siècle », Culture et travail intellectuel dans l’Occident médiéval. Bilan des colloques d’humanisme médiéval, Paris, Éditions du CNRS, 1981, p. 115-144. Rouse Marie A. et Richard H., « La naissance des index », Histoire de l’édition française. Tome 1, Le livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, Henri-Jean Martin, Roger Chartier, Jean-Pierre Vivet (sous la dir. de), Paris, Promodis, 1982, p. 77-86. Illich Ivan, « Index alphabétique », Du lisible au visible. Sur l’Art de lire de Hugues de Saint Victor, trad. Jacques Mignon et Maud Sissung, Paris, Les Éditions du Cerf, 1991, p. 123 sq.

Note de bas de page 13 :

Illich Ivan, Du lisible au visible, op.cit., p. 124.

Lorsque l’ordre alphabétique apparaît en Occident à partir du IXe siècle, il bouleverse les pratiques textuelles, les modalités d’accès à l’information et le regard que l’on porte sur l’univers dans lequel on vit12. Jusqu’alors régie par les croyances et l’idéologie religieuses, la classification des « realia » — des mots désignant les objets du monde — est remise en cause par l’arbitraire de l’ordre alphabétique. De la représentation d’un monde orchestré par une divinité, on passe à un monde ordonné par l’alphabet. Au point qu’il « semble raisonnable de parler d’un Moyen Âge préindex et d’un Moyen Âge postindex » aux yeux de l’historien13. La pensée pragmatique des clercs dérégule l’ordre établi par le clergé. Et l’on saisit aisément tous les glissements qui peuvent alors s’opérer dans les jeux de pouvoir symboliques et sociologiques pour ceux qui ont alors la tâche de « traiter l’information ».

Au XXe siècle, l’introduction du moteur de recherche dans les pratiques quotidiennes entraine un bouleversement intellectuel analogue. Les pratiques alphabétiques et la classification des représentations culturelles, notamment héritées des Lumières, sont remises en cause par la « pensée statistique ». L’algorithme qui configure nos modalités de recherche nous place non plus dans une perception alphabétique ou culturelle mais dans une relation statistique au monde. L’informaticien et le statisticien prennent la place du clerc médiéval. Les jeux de pouvoirs changent de mains, l’ordre de l’énonciation éditoriale est reconfiguré. L’histoire de l’écriture est coutumière de ces rapports de pouvoir. Plus fondamentalement, nos mentalités, nos façons de penser et de percevoir le monde se transforment à travers l’usage de ces outils qui ordonnent le savoir.

Note de bas de page 14 :

Bonino Antoine, « L’autorité sans l’auteur : l’économie documentaire du web selon Google », Communication & langages, n° 192, 2017, p. 50 | https://doi.org/10.4074/S0336150017012042 | ; Les moteurs de recherche du web contemporain : économies scripturaires des médiations du texte de réseau, Thèse à venir en soutenance, Sorbonne Université - Celsa, 2022.

Les questions que nous posions à l’instant permettent de percevoir le glissement progressif des représentations que nous nous faisons de l’environnement dans lequel nous vivons à travers les modalités intellectuelles, techniques et sémiotiques que nous employons pour l’appréhender. « Même s’il n’est pas le seul acteur à prétendre contrôler les processus de publicisation et de valorisation des documents du web », comme le rappelle fort justement Antoine Bonino14, l’algorithme du moteur de recherche de Google offre sans doute l’exemple le plus représentatif des transformations intellectuelles que nous vivons depuis la fin du XXe siècle.

Note de bas de page 15 :

Cette remarque me permet de faire une rapide mise au point à propos d’une lecture problématique qui a été faite de la proposition théorique que je formulais alors. Je ne « bute pas in fine sur le caractère oxymorique de l’expression » “énonciation éditoriale” pour des raisons linguistiques, comme l’affirme Marc Arabyan* citant un passage d’un article paru dans les Cahiers de médiologie**, puisque, dans le même article, je suggère précisément d’en dépasser l’acception proprement linguistique afin de l’ouvrir à d’autres champs, selon d’autres perspectives. Quelques lignes après le passage évoqué, j’écris en effet que : « (…) la rencontre des domaines linguistique et éditorial dans la même expression (“énonciation éditoriale”), par son incongruité, révèle un phénomène qui n’avait pas jusqu’alors été pris en compte. Il convient donc de rétablir un lien idéologiquement déconstruit par l’histoire, les sciences du langage et les études littéraires afin de rendre compte de la dynamique qui associe à travers un matériau signifiant complexe, outils, supports, pratiques et métiers de l’écriture »**. Cette discussion mériterait plus d’attention que nous ne pourrons lui accorder ici (...)

Note de bas de page 16 :

Davallon Jean, « Objet concret, objet scientifique, objet de recherche », Hermès, n° 38, 2004, p. 30-37 | http://hdl.handle.net/2042/9421 |.

La seconde raison m’invitant à dépasser la « pensée linguistique » tient au fait que, dans le cadre théorique de l’énonciation éditoriale, je n’entends précisément pas le terme d’énonciation sous son unique acception linguistique15. Non que je fasse fi de la dimension linguistique de l’énonciation, bien entendu, mais tout simplement que j’aie nécessité à l’ouvrir à d’autres champs dont la linguistique ne prétend pas rendre compte et auxquels je suis néanmoins confronté dans l’analyse de mon « objet de recherche »16.

Note de bas de page 17 :

Tadier Elsa, Les corps du livre – du codex au numérique – Enjeux des corporéités d’une forme médiatique : vers une anthropologie communicationnelle du livre, Thèse de doctorat, Paris, Sorbonne-Université́, 2018.

Note de bas de page 18 :

Laufer Roger, « L'énonciation typographique : hier et demain », Communication et langages, n° 68, 1986, p. 68-85 | https://doi.org/10.3406/colan.1986.1762 |.

Note de bas de page 19 :

Fabbri Paolo, Le tournant sémiotique, Paris, Hermès-Lavoisier, 2008.

Lorsque je considère le champ historique et médiatique du livre, par exemple, si je suis attentif à « l’image du texte » — c’est-à-dire à toutes les caractéristiques matérielles et sémiotiques du « média livre »17 et que je tiens compte des propriétés visuelles ou graphiques de l’écriture —, j’ai nécessité à ouvrir l’acception de l’énonciation aux domaines de la sémiotique et de l’anthropologie de la communication. De ce point de vue, je ne fais que prolonger les propositions théoriques formulées par Roger Laufer qui fut l’un des premiers à parler « d’énonciation typographique »18 ou de Paolo Fabbri qui, à partir de l’étymologie, rappelle fort opportunément le caractère corporel de l’énonciation19. Il n’y a pas lieu de développer ici cet aspect théorique essentiel sur lequel je reviendrai en détail par ailleurs, un exemple éditorial suffira à illustrer mon propos.

Si l’on compare deux éditions d’une même œuvre, l’une parue dans la collection « Folio » et l’autre dans la « Bibliothèque de la Pléiade », par exemple, au regard de sa discipline, le linguiste va considérer qu’il a affaire au même texte. Et c’est précisément à partir de ce point de vue théorique que les informaticiens ont élaboré les outils logiciels susceptibles de mener à bien les analyses lexicales de données évoquées précédemment. La logique linéaire et temporelle de la linguistique s’accorde sur la nécessité procédurale de l’informatique.

Note de bas de page 20 :

Genette Gérard, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 1979. Voir « Glossaire », Le numérique comme écriture. Théories et méthode d’analyse, op. cit., p. 301 sq.

Note de bas de page 21 :

Benveniste Émile, Problèmes de linguistique générale, vol. I, coll. « Tel » n° 7, Paris Gallimard, 1976.

Note de bas de page 22 :

Modalités expressives qui me permettent de parler de l’énonciation de la matière, du papier, de l’encre, de la mise en page, etc. montrant par là-même la pluralité des « voix » qui constituent un texte. Et il en va de même pour la « version numérique » de cette œuvre. Ce point est essentiel car il a notamment permis à Samuel Goyet de déployer l’idée « d’énonciation computationnelle » : De briques et de blocs. La fonction éditoriale des interfaces de programmation (API) web : entre science combinatoire et industrie du texte, Thèse de doctorat, Paris, Sorbonne-Université, 2017 ; voir « Glossaire », Le numérique comme écriture. Théories et méthode d’analyse, op. cit., p. 309 sq.

En revanche, il en ira tout autrement si je décide d’élargir l’empan de mon regard à l’histoire culturelle du livre ou de l’édition, si j’adopte un point de vue sémiologique ou communicationnel et, plus généralement, si je considère le texte selon la dynamique composite et vivante de l’énonciation éditoriale. Face à ces deux éditions, je constaterai en effet que je n’ai ni le même papier ni la même typographie ni la même mise en page ni la même couverture, etc. Et j’élude ici tout l’appareil critique et ce que Gérard Genette appelait le « paratexte »20. Sans parler, bien entendu, de l’ensemble des acteurs qui, dans le cadre de cette « industrie culturelle », ont œuvré à la conception, la réalisation ou la diffusion du livre dans le corps social. Or ce sont là autant « d’embrayeurs »21, de « marqueurs » d’énonciation éditoriale qui participent de l’expérience de l’usager ainsi que de la signification de l’œuvre et du livre. Autant de « petites voix » que le lecteur perçoit, consciemment ou non, au cours de sa lecture et qui configurent son expérience. J’ai parlé à ce propos de « polyphonie énonciative » afin de rester dans le registre métaphorique de la voix, même si la réalité de l’énonciation éditoriale emprunte des modalités expressives matérielles de natures fort diverses : typographie, papier, encre, etc.22

Note de bas de page 23 :

Chartier Roger, Culture écrite et société. L’ordre des livres (XIVe – XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 1996, p. 38.

Note de bas de page 24 :

Harris Roy, La sémiologie de l’écriture, Paris, CNRS Éditions, 1993, p. 137. C’est l’auteur qui souligne.

Note de bas de page 25 :

Ibid.

Note de bas de page 26 :

Proust Marcel, Sur la Lecture, Avignon, Actes Sud, 1988, p. 26.

Si « la signification, ou plutôt les significations, historiquement et socialement différenciées d’un texte, quel qu’il soit, ne peuvent être séparées des modalités matérielles qui le donnent à lire à ses lecteurs »23, comme le note justement Roger Chartier, rappelons toutefois que la signification à laquelle participe l’ensemble des « embrayeurs » d’énonciation n’est pas immanente. Elle ne réside pas dans l’un ou l’autre de ces « marqueurs » non plus que dans l’objet livre ou le texte en soi ; elle s’élabore à travers la relation que nous entretenons avec eux, dans un ensemble de contextes déterminés (sémiotique, matériel, situationnel, émotif, etc.). Remettant en cause la notion d’arbitraire du signe de Saussure et de son « immutabilité », Roy Harris a clairement souligné le rôle instituant du contexte dans l’écriture. En proposant un point de vue « intégrationnel », il a ainsi montré qu’« il n’existe pas de signe sans contexte »24. Les conditions de production de la signification d’un texte sont effectivement liées à son « intégration contextuelle »25 ainsi qu’à la pratique de lecture elle-même. Évoquant la conférence Des Trésors des Rois de Ruskin, Proust est à ce propos revenu avec beaucoup de finesse sur le plaisir de ces situations de lecture retrouvées montrant combien le livre pouvait n’être parfois que le prétexte à une expérience d’une tout autre nature que celle de la rencontre avec un texte. Ce que les lectures « laissent surtout en nous », écrit-il, « c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites »26. L’expérience de la lecture ne peut être résumée à une somme d’objets, elle réside avant tout dans une relation éminemment vivante et composite.

Sans doute « l’analyse lexicale des données » ne peut-elle rendre compte de la richesse de l’expérience complexe et agissante de la lecture. Non plus du reste qu’elle ne peut couvrir le champ composite de l’énonciation éditoriale. Mais ce serait lui faire un bien mauvais procès que de le lui reprocher attendu qu’elle n’a pas été programmée pour cela. La pensée qui préside à sa conception relève en effet d’ordres statistique et linguistique qui n’ont que peu de liens avec l’horizon d’attente des lecteurs, fussent-ils chercheurs. Aussi, comment pourrait-on prétendre trouver dans les « données » ce que l’on initialement évacué du logiciel qui a permis de les constituer ?

J’ai choisi un objet éditorial à titre d’exemple mais il est bien évident qu’il en va de même en tout autre domaine et qu’il n’y a que peu de chance de trouver en fin de parcours ce que l’on a mis sur le bord du chemin dès le début. Cette lapalissade offre au moins l’avantage de mettre en évidence les apories de tout traitement informatique d’information et de nous inviter à nous pencher en premier lieu, non sur les résultats, mais bien sur les conditions de production des logiciels que nous utilisons. Ainsi pourrons-nous appréhender lesdits résultats au regard des épistémies qui ont présidé à leur élaboration. Cette remarque, qui ne devrait relever que du « b.a.-ba » de la pratique documentaire, mérite d’être rappelée à une époque où, dans les laboratoires, il n’est quasiment plus possible — voire même pensable — d’engager institutionnellement une recherche qui n’entretienne un lien direct ou indirect avec le « numérique ».

*

Note de bas de page 27 :

Genette Gérard, Seuils, Paris, Seuil, 1987.

Note de bas de page 28 :

Voir Le numérique comme écriture. Théories et méthode d’analyse, op. cit., p. 159 sq.

Quoi qu’il en soit, ce serait également faire un bien mauvais procès ­à « l’analyse lexicale des données » que de s’arrêter en chemin. Car toutes ces « données » que l’analyse produit constituent un autre niveau de texte particulièrement intéressant, un texte d’une autre nature, pour bonne part issu du texte initial mais qui n’en a ni les propriétés ni les caractéristiques, une sorte d’extra-texte en somme, qui ne fera qu’étoffer la panoplie terminologique de Genette27. Extra-texte — auquel l’architexte appartient28 — et sur lequel nous n’aurons malheureusement pas le temps de nous arrêter ici mais qu’il convient néanmoins d’évoquer, fût-ce brièvement, pour ce qu’il constitue sans doute l’essentiel de nos productions médiatiques contemporaines.

Note de bas de page 29 :

Ibid., p. 53 sq.

Note de bas de page 30 :

Souchier Emmanuël, « Voir le Web et deviner le monde. La “cartographie” au risque de l’histoire de l’écriture », Traces numériques. De la production à l’interprétation, sous la dir. de Béatrice Galinon-Mélénec et Sami Zlitni, Paris, CNRS éditions, 2013, p. 213-234 : | https://books.openedition.org/editionscnrs/21786 |.

Note de bas de page 31 :

Vandermeersch Léon, « De la tortue à l’achillée. Chine. », dans Jean-Pierre Vernant (dir.), Divination et rationalité, Paris Seuil, 1974, p. 39. Voir également Vandermeersch Léon, Études sinologiques, Paris, PUF, 1994 ; Les deux raisons de la pensée chinoise. Divination et idéographie, Paris, Gallimard, 2013.

Note de bas de page 32 :

Bien qu’il ne parle pas en termes « d’écriture » ou de « texte », Brunon Bachimont pose une question analogue lorsqu’il s’interroge sur le monde des « mégadonnées ». Il propose d’engager un premier chantier d’ordre épistémologique : « S’agit-il de confirmer statistiquement ce que l’on sait déjà̀ ou de découvrir ce qu’on ignore ? ». La réponse qui se lance sur les chemins de la découverte est bien entendu contenue dans la question, mais elle a l’avantage de la clarté. Bachimont ouvre ensuite un second chantier, d’ordre phénoménologique, celui-là : « comment retrouver dans les traitements effectués sur les données l’humanité́ des faits examinés ? En quoi les activités examinées sont‐elles des activités humaines ? ». Second chantier qui, par la force des choses, devra faire appel à l’énonciation éditoriale et prendre en compte les divers contextes de production et de lecture de ces données*. Car il s’agit, de toute évidence, « d’apprendre à lire ces mégadonnées selon de nouvelles pratiques à dégager », comme il le note fort justement en conclusion. Et c’est bien sur la complexité de ces pratiques de lecture qu’il conviendra alors de revenir avec attention. Voir Bachimont Bruno (...)

Note de bas de page 33 :

Dubuisson Daniel, Anthropologie poétique. Esquisses pour une anthropologie du texte, « Bibliothèque des Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain », n° 84, Louvain-La-Neuve, Peeters, 1996, p. 33 sq.

Note de bas de page 34 :

Ibid., p. 45.

Les textes du web ainsi que l’ensemble des « données » numériques issues de ce que j’ai appelé la « textualisation des pratiques sociales »29 constituent probablement le plus grand corpus textuel que l’humanité ait produit au cours de son histoire. Cet ensemble forme un « texte », un texte médiaté né de la nouvelle « écriture » que nous voyons émerger sans réellement la comprendre faute de recul. Dans le cadre des travaux sur la « trace » menés par Béatrice Galinon-Mélénec, j’ai tenté de mettre en évidence les modalités de penser et les processus intellectuels à l’œuvre dans « l'écriture du web »30. Une écriture à part entière, qui, à l’instar des grands systèmes d’écriture, articule sous nos yeux « tout à la fois, et de manière indissociable, matériellement ses instruments, imaginativement sa symbolique, et logiquement les corrélats qu’elle met en œuvre » ainsi que Léon Vandermeersch l’a montré à propos de la Chine31. La prise en compte de ce « corpus » de données — de « mégadonnées » pour reprendre le terme de Bruno Bachimont32 —, de ces « extra-textes » qu’il nous reste à qualifier, ouvre un nouveau chapitre de « l’homme dans ses textes »33. Chapitre qui ne pourra bien évidemment pas s’arrêter au seuil de « l’analyse lexicale des données » mais qui offre à l’anthropologie du texte, dont Daniel Dubuisson a tracé l’esquisse, des perspectives qui nous permettront sans doute d’éclairer sous un jour contemporain « l’une des plus profondes et des plus constantes activités de l’esprit humain »34.

*

À défaut de pouvoir donner ici quelque épaisseur à cet objet extra-textuel, j’aimerais revenir sur les principaux registres de lecture auxquels nous avons recours dans nos pratiques éditoriales. Je focaliserai tout d’abord mon attention sur l’établissement des variantes dans l’édition scientifique des textes. Cela nous aidera peut-être à mieux saisir les écarts entre la réalité de ces pratiques professionnelles et les promesses idéalisées de la technique. Au final, c’est de lucidité et de réflexivité dont il pourra être alors question.

5. Des outils, pour quelle lecture ?

Note de bas de page 35 :

Programme soutenu par Alain Giffard à la Direction des bibliothèques, des musées et de l'information scientifique et technique (DBMIST) du Ministère de l'éducation nationale, mené dans le cadre du Centre RECI (Recherche et Enseignement de la Communication par l’Informatique) et du Centre d’Étude de l’Écriture dirigé par Anne-Marie Christin à l’Université Paris 7 et piloté par Joanna Pomian et Emmanuël Souchier, 1984-1987.

Note de bas de page 36 :

Voir Pomian Joanna, Souchier Emmanuël, « Cattleya : Intelligence artificielle et critique littéraire », Textuel, n° 17, Université Paris 7 - Denis Diderot, 1985, p. 69-76.

Dans le cadre du programme de recherche Cattleya « Intelligence artificielle et critique littéraire »35 que nous avons piloté avec Joanna Pomian, nous avons notamment mis au point un logiciel d’aide à l’établissement des variantes36. À quelles nécessités pouvait répondre le dessein d’un tel outil ?

Note de bas de page 37 :

Voir Grésillon Almuth, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994.

Note de bas de page 38 :

Voir Laufer Roger, Introduction à la textologie. Vérification, établissement, édition des textes, coll. « L », Paris, Librairie Larousse, 1972. Voir également D. F. McKenzie sur La bibliographie et la sociologie des textes, « Préface » de Roger Chartier, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1991.

Lorsque l’on établit l’édition scientifique d’un texte, pour la « Bibliothèque de la Pléiade » par exemple, on dresse ce qu’il est convenu d’appeler le dossier de variantes. Héritée des courants de la « génétique textuelle »37 et de la « textologie »38, cette démarche consiste à relever les différents repentirs (signes, mots, phrases, paragraphes…), les différentes corrections existant entre les états multiples d’un même texte : les manuscrits de l’auteur, les tapuscrits (version tapée à la machine), les épreuves (version imprimée destinée à la correction), les pré-originales (version parue en revue), l’édition originale ainsi que les diverses reprises éditoriales.

Note de bas de page 39 :

Dans la présentation du programme, nous affirmions alors que « le système testé par R. Mirès pour le centre RECI permet d’envisager une considérable économie temporelle dans l’élaboration de l’édition critique et une fiabilité scientifique à laquelle un praticien ne peut répondre » : Pomian Joanna, Souchier Emmanuël, « Cattleya : Intelligence artificielle et critique littéraire », op. cit, note *, p. 69.

En dehors de la recherche expérimentale, ce logiciel avouait deux objectifs au moins : d’une part, faciliter la tâche — longue et fastidieuse — de l’établissement des variantes et, de l’autre, apporter une garantie de fiabilité dans le relevé et le traitement des dites variantes39.

Note de bas de page 40 :

Voir Souchier Emmanuël, Lire & écrire : éditer — des manuscrits aux écrans. Autour de l’œuvre de Raymond Queneau, Habilitation à diriger des recherches, Université Paris 7 - Denis Diderot, 1998.

Pour l’editor — l’éditeur scientifique du texte40 — l’établissement des variantes suppose en effet un travail de lecture parallèle de différents états du texte afin de pouvoir les comparer. Autrement dit, de passer en permanence d’un texte à l’autre afin d’en débusquer les variations. Et cette lecture complexe doit être effectuée selon quatre registres principaux qui en définissent le « programme » : la lecture ordinaire, celle du critique, celle du correcteur et enfin celle de l’expert.

La première goûte le texte en amateur (étymologiquement celui qui aime), elle se reconnait dans les traits du lecteur ordinaire (indéfini et indéfinissable) qui achètera l’ouvrage pour le plaisir, la découverte ou toute autre raison. Le lecteur professionnel que nous sommes doit alors conserver les traits de l’amateur garants du bon accompagnement éditorial du texte.

La deuxième, celle du critique, est une lecture distanciée, érudite, théorique et nourrie d’une compréhension de l’œuvre, une compréhension jamais achevée (la com-préhension étant ici entendue au sens étymologique de la « prise avec soi »).

Note de bas de page 41 :

Souchier Emmanuël, « La mémoire de l’oubli : éloge de l’aliénation. Pour une poétique de l’infra-ordinaire », Communication & langages, n° 172, juin 2012, p. 3-19 | https://doi.org/10.4074/S0336150012002013 |.

La troisième, sans doute la plus exigeante techniquement parlant, est une lecture distanciée qui requiert une capacité singulière consistant à décorréler le sens de la forme. Avant de devenir elle-même une routine dans le processus de professionnalisation, cette pratique de lecture s’inscrit en faux contre la « mémoire de l’oubli »41. Le correcteur doit en effet désapprendre et déconstruire les routines acquises au cours de l’apprentissage et lutter contre la force de l’habitude.

La quatrième relève de la paléographie ou de la lecture d’expert pour le décryptage des manuscrits. La lecture courante des manuscrits d’un auteur, y compris contemporain, réclame très souvent un apprentissage spécifique.

Il conviendrait bien entendu d’affiner en pratique et en théorie ce rapide tour d’horizon. Toutefois, les quatre principaux registres évoqués à l’instant suffiront à déconstruire les prétentions idéologiques que nous avions lors de la mise au point du logiciel d’aide à l’établissement des variantes en intelligence artificielle dans le programme Cattleya. Au début des années 1980, les discours d’escorte étaient effectivement pris dans l’imaginaire d’une intelligence artificielle messianique. Mais la réalité des faits ne pouvait répondre aux rêves que les discours sur la technique dont nous étions imprégnés avaient fait naître. Même si les résultats techniques étaient tout à fait encourageants, ils n’étaient pas à la hauteur impensée de notre horizon d’attente. Plusieurs raisons à cela.

Note de bas de page 42 :

Queneau Raymond, Traité des vertus démocratiques, Édition établie, présentée et annotée par Emmanuël Souchier, coll. « Les Cahiers de la NRF », Paris, Gallimard, [1939] 1993, p. 113.

Pour le repérage automatique des variantes, il faut que les textes soient informatiquement « lisibles » par la machine. De ce point de vue, les manuscrits d’auteurs posent un épineux problème. L’écriture manuscrite courante n’est pas reconnue automatiquement, quant à l’enchevêtrement scripturaire d’un document non linéaire, il pose des questions techniques de reconnaissance formelle et d’interprétation théorique qui, à ma connaissance, ne sont pas résolues informatiquement. Afin d’évaluer la difficulté à laquelle nous pouvons être confrontés, voyez à titre d’exemple ce document préparatoire du Traité des vertus démocratiques de Raymond Queneau (figure 1)42.

Figure 1. Raymond Queneau, manuscrit du Traité des vertus démocratiques, 1939. © D.R. coll. part.

Figure 1. Raymond Queneau, manuscrit du Traité des vertus démocratiques, 1939. © D.R. coll. part.

J’ai choisi un document qui croise deux des principales difficultés relatives à la lecture des manuscrits d’auteurs : le décryptage de l’écriture manuscrite et la prise en compte de la dimension spatiale et visuelle de la mise en page. Si ces deux aspects posent des questions théoriques intéressantes à la recherche, ils sont difficilement solubles dans l’ordre informatique. En outre, quand bien même l’écriture manuscrite d’un tel document pourrait être traitée par un logiciel de reconnaissance optique afin d’être retranscrite automatiquement, elle devrait être impérativement accompagnée d’un appareil éditorial sophistiqué explicitant la nature de l’écriture et du support ainsi que les caractéristiques de la mise en page et de la disposition tabulaire. La difficulté est donc double, pour la science informatique et pour l’édition de texte qui doit également traiter d’un point de vue textuel un objet d’ordre spatial qui a été travaillé et « vécu » par l’auteur.

Le premier écueil relève donc des registres technique, formel aussi bien que théorique.

L’écriture manuscrite qui n’est pas retranscrite automatiquement doit être « saisie » à la main afin de faire l’objet de traitements ultérieurs par la machine. Aussi le dispositif ne permet-il pas de faire l’économie de cette phase initiale du travail. En ce cas, la technique est impuissante à aider le critique pour la « reconnaissance » ou le déchiffrement des textes manuscrits. Mais est-ce qu’une telle aide, si elle avait été pensable, n’aurait précisément pas été contre-productive pour l’editor ? C’est le point de vue que je défendrai désormais.

Note de bas de page 43 :

« Lorsque que j’utilise l’expression “technologie de l’intellect” pour parler de l’écriture, j’entends ce terme principalement non pas comme référant au premier niveau, celui de l’instrumentation physique, mais pour désigner la manière dont l’écriture affecte les opérations cognitives et intellectuelles, termes qui pour moi recouvrent au sens large la compréhension du monde dans lequel nous vivons, et plus spécifiquement les méthodes que nous employons pour y parvenir. » (Goody, Jack, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, La Dispute, 2007, p. 208). Voir par ailleurs Robert Pascal, « Qu’est-ce qu’une technologie intellectuelle », Communication & langages, n° 123, 2000, p. 97-114 | https://doi.org/10.3406/colan.2000.2992 |.

Note de bas de page 44 :

Souchier Emmanuël, « Lorsque les écrits de réseaux cristallisent la mémoire des outils, des médias et des pratiques », Les défis de la publication sur le Web : hyperlectures, cybertextes et méta-édition, (coord. par J.-M. Salaün et Ch. Vandendorpe), Presses de l’Enssib, Lyon, 2004, p. 87‑100. Voir Le numérique comme écriture. Théories et méthode d’analyse, op. cit., p. 309 sq.

Note de bas de page 45 :

Dans le cadre d’une analyse du discours d’escorte, le terme « saisie », attesté dès 1968 en informatique « pour désigner la mise en possession de données par la machine, grâce au travail d’un opérateur et ce travail lui-même »*, mériterait quelque attention tant ses origines féodales et juridiques dénotent une relation singulière au texte. Si l’informatique saisit le texte concrètement, elle le fait également d’un point de vue symbolique dans une relation au droit et au pouvoir qu’elle prend sur lui. En ce sens, l’imaginaire que l’expression convoque n’a rien d’anodin. Au regard de l’histoire de l’écriture, elle illustre à sa façon les transformations sociologiques et les évolutions des rapports de pouvoir entre ceux qui ont alors la tâche de « traiter » les textes, comme nous l’avons vu plus haut à propos des systèmes d’information (cf. supra). C’est une véritable question d’énonciation éditoriale : « cette part active que prennent, dans la production du texte, tous ceux qui contribuent à sa réalisation », pour reprendre la formule synthétique d’Étienne Candel**.
* Rey Alain (sous la dir. de), Dictionnaire historique de la langue Française, Paris, Le Robert, 1993, tome II (...)

Afin de clarifier mon propos, j’aimerais rappeler un point important de la relation qu’entretiennent l’écriture et les médias informatisés. Souvent ignoré, ce phénomène banal demeure néanmoins fondamental. Si l’écriture est une technè, une « technologie de l’intellect » au sens où l’entend Jack Goody43, elle présente la singulière particularité d’établir un lien fonctionnel nécessaire entre l’homme et le dispositif informatique en nous le rendant accessible. Grâce à l’écriture, je peux en effet activer la machine et c’est à travers elle qu’elle fonctionne. Voilà pourquoi l’écriture humanise la machine44. Toutefois, pour que cette relation puisse s’établir, il faut que la machine soit en mesure de « traiter » l’écriture, laquelle doit lui être présentée sous une forme adaptée. Nous devons donc au préalable adapter notre écriture et la « techniciser », c’est le rôle de la « saisie » des textes45.

Si cette technicisation nécessaire permet d’humaniser le dispositif technique elle est en revanche susceptible d’entraîner des dérives d’instrumentalisation d’un autre ordre, politique cette fois-ci, lorsque les prétentions techniques tendent à soumettre les pratiques sociales au registre de la machine. C’est un des espaces où s’opèrent les glissements de pouvoirs dans l’énonciation éditoriale des dispositifs numériques : les tenants du pouvoir éditorial ne sont plus les mêmes acteurs.

En résumé, si l’écriture est indispensable à la relation que nous entretenons à la machine, cette écriture doit être instrumentée. Autrement dit, dans le cas du traitement automatique des variantes qui nous occupe, le premier geste éditorial consiste à « saisir » les manuscrits, c’est-à-dire à les traduire en une chaîne de caractères que la machine pourra traiter. Au cours de ce processus, il n’y a donc en apparence aucun bénéfice pour l’éditeur scientifique des textes. En apparence seulement car l’obligation faite à l’editor de saisir le texte l’engage dans un investissement intellectuel et corporel d’une tout autre nature.

Note de bas de page 46 :

Illich Ivan, Du lisible au visible, op. cit., p. 68-69.

Note de bas de page 47 :

Souchier Emmanuël, « La mémoire de l’oubli : éloge de l’aliénation. Pour une poétique de l’infra-ordinaire », op. cit, p. 3-19 | https://doi.org/10.4074/S0336150012002013  | ; » La lettrure à l’écran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », Communication & langages, n° 174, décembre 2012, p. 85-108 | https://doi.org/10.4074/S0336150012014068  |.

Note de bas de page 48 :

« C’est cela le Rejeu et c’est cela la Mémoire dans son mécanisme vivant et gestuel qui est le seul mécanisme de la Mémoire. Il y a une mémoire des gestes. Il n’y a pas une mémoire des « idées ». Les idées ne sont que le rejeu conscient des gestes intussusceptionnés. » (Jousse Marcel, L’anthropologie du geste, vol. 1, Paris, Gallimard, 1974, p. 62-63). La notion d’intussusception vient de : « suscipere = amasser, cueillir, intus = d’un mouvement qui porte à l’intérieur de soi-même » (ibid., n. 9 p. 15) ; elle renvoie à la question de la « mémoire de l’oubli », cf. supra. On notera en outre que l’étymologie de la lecture (lego en latin) nous renvoie également à la « cueillette » comme le rappelle fort justement Éric Méchoulan : Lire avec soin. Amitié, justice et médias, coll. « Perspectives du care », Lyon, ENS Éditions, 2017, p. 11 sq.

Pour mieux comprendre la nature de cet investissement, sortons tout d’abord de la logique technique afin de focaliser notre attention sur les pratiques effectives de lecture et d’écriture. Au cours de l’opération de « saisie » manuelle, l’editor prend connaissance des textes, il se familiarise avec eux et entre en empathie avec eux. Cette phase de découverte nous engage dans un véritable processus de « com-préhension » de l’écriture et de l’univers de l’auteur. Le lecteur s’approprie le texte, il l’intègre, l’ingère, dans la plus pure tradition de la lecture médiévale. Il retrouve ainsi lointainement l’esprit de ces « marmotteurs » qui comme Pierre le Vénérable ruminait « infatigablement les Écritures en les mâchonnant dans sa bouche » qui, comme Jean de Gorze, bourdonnait « de matines à l’aube » « les Psaumes à petit bruit, inlassablement » ou qui, comme Grégoire le Grand, mâchonnait « l’Écriture avec la bouche de son cœur »46. Or l’editor ne se contente pas de lire, il entre à son tour en écriture. Lors de la saisie du texte, il renoue avec une pratique de lecture-écriture corporelle — une pratique de lettrure47 — qui l’engage dans un véritable « rejeu » au sens où l’entendait Marcel Jousse. Au cours de son geste de saisie du texte, fût-ce à travers un clavier, il rejoue le rythme vital et la dynamique de l’écriture en cours d’élaboration et, par là-même, il intègre en mémoire profonde la nature du texte qu’il copie48.

Note de bas de page 49 :

Farge Arlette, Le goût de l’archive, coll. « Points Histoire », n° H233, Paris, Seuil, 1989, p. 24-25.

Arlette Farge a décrit avec beaucoup de finesse et d’intelligence cette opération de recopie des manuscrits qui nous fait entrer dans l’intimité de l’écriture, de l’auteur, de son histoire. Évoquant la copie manuscrite des archives, elle parle d’une expérience « indéfinissable ». « Il s’agit d’une plage située entre l’apprentissage enfantin de l’écriture et l’exercice mature des bénédictins studieux, la vie soumise à la copie des textes. » Consciente de la période dans laquelle nous vivons, elle constate qu’« au temps de l’informatique, ce geste de copie, à peine, peut se dire. Comme immédiatement frappé d’imbécilité. » Sans doute le sommes-nous « frappés d’imbécilité » et sans doute l’est-il ce geste singulier, « à moins que ce dessin absolu des mots ne soit ressenti comme une nécessité, un moyen privilégié d’entrer en connivence et d’éprouver la différence »49. Je souligne au passage « ce dessin absolu des mots » qui répond au respect et à l’intelligence physique de l’écriture manuscrite et fait écho à la « mémoire gestuelle » de Jousse.

Note de bas de page 50 :

Ibid., p. 25.

Note de bas de page 51 :

Grésillon Almuth, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, op. cit. p. 13-14.

Je retrouve dans ces propos la pratique qui est la nôtre lors de la découverte et de la lente et parfois fastidieuse recopie des manuscrits d’un auteur. Le « goût de l’édition » des textes est en tous points semblable au « goût de l’archive » qui, de la même manière, « passe par ce geste artisan, lent et peu rentable, où l’on recopie les textes, morceaux après morceaux, sans en transformer ni la forme, ni l’orthographe, ni même la ponctuation »50. Lorsqu’elle évoquait la pratique éditoriale des textes, Almuth Grésillon soulignait la patience et l’humilité nécessaires à notre tâche : « patience pour déchiffrer, classer et transcrire les manuscrits, humilité devant les matériaux envahissants et parfois décourageants par la masse de problèmes inextricables ; patience de l’érudit pour un document qu’il met à saine distance pour que d’objet de passion il devienne objet de connaissance ; patience de l’éditeur pour restituer la genèse du texte »51.

Note de bas de page 52 :

Flaubert Gustave, Bouvard et Pécuchet, « Introduction » par Raymond Queneau, Les Éditions du point du jour, Paris, 1947, p. 397.

Derrière les propos d’Arlette Farge et d’Almuth Grésillon, perce toute la sagesse finale de Bouvard et Pécuchet : « Copier comme autrefois »52.

Note de bas de page 53 :

Abram David, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2013, p. 44.

Si le savoir acquis lors de la retranscription des manuscrits est « indéfinissable », c’est en revanche un savoir matériel, intellectuel et corporel inestimable. Il nous permet précisément d’intégrer une connaissance profonde des textes, d’en acquérir une conscience vive qui, passant par tous les sens, va nourrir la compréhension et l’interprétation de l’œuvre et accompagner sa présentation. Cette connaissance ne relève pas uniquement de l’ordre intellectuel ou sémiotique, elle est éminemment physique, olfactive, visuelle et manuelle, corporelle et intuitive. Nous sommes alors à l’écoute ou à l’affut de tout indice. La lecture se doit d’être attentive. La lettrure ne néglige rien, pas même ce qui pourrait paraître le plus irrationnel au regard de nos contemporains. Elle se situe dans un espace écologique de la lecture et dans une attention analogues à ce que David Abram évoque lorsqu’il parle de ces situations où son « esprit pensant » est « tenu et mis en mouvement par un logos plus profond que les mots, un logos énoncé par le corps de l’Autre »53.

Note de bas de page 54 :

Despret Vinciane, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, coll. « Poche », Paris, Éditions La découverte, [2015] 2017, p. 38.

Note de bas de page 55 :

Voir Souchier Emmanuël, « Relire la méthode d’Ivan Illich. Cheminer vers des sciences “humaines” ? », op. cit., p. 61 sq. | https://doi.org/10.3917/comla1.204.0049 |.

Je songe à l’une des expériences vécues lors de la saisie du manuscrit du Traité des Vertus démocratiques. Un soir, saturé par la retranscription physique des documents, je ne voyais ni ne comprenais plus la nature du texte que j’avais sous les yeux. Je sentais intuitivement que j’avais là quelque chose d’essentiel, mais je ne savais rien : pas la moindre lucidité. J’ai alors éteint l’ordinateur, refermé le cahier manuscrit, rangé le dossier. J’ai dit clairement au revoir au manuscrit et j’ai dormi. Je suis parti en d’autres espaces. Pendant plusieurs jours. J’ai consulté toutes les peintures de l’auteur, j’ai rêvé autour de ces gestes colorés, à ces à-plats inattendus, ces figures oniriques… je me suis plongé dans les dossiers de photographies, j’ai baguenaudé de-ci de-là en d’autres textes. J’ai aussi pris soin de ne rien faire. D’être ailleurs. À l’instant où j’écris, je songe à un passage dans lequel Vinciane Despret décrit sa propre démarche. « J’ai lu, dit-elle, des romans que je n’aurais jamais lus, regardé des séries qui me seraient restées étrangères, vu des films qui n’auraient jamais attiré mon attention, fait des démarches que j’aurais imaginées infécondes. »54 Il n’est pas ici question de « lâcher prise », comme elle l’écrit fort justement, mais bien, dans une « étrange inversion du vouloir », en fait, d’accepter de « donner prise ». Donner prise à ce que l’on ne sait pas ou que l’on ne sait pas encore et qui pourra — éventuellement, peut-être — faire « objet de connaissance » au cours du chemin55.

Note de bas de page 56 :

Souchier Emmanuël, « Introduction » au Traité des vertus démocratiques de Raymond Queneau, op. cit., p. 15-24.

Il s’agissait effectivement pour moi de « donner prise » à autre chose, à d’autres choses. Le jour où j’ai repris le dossier du Traité des Vertus démocratiques, mon geste s’est naturellement placé à l’endroit où je m’étais arrêté. Ma main avait conservé la mémoire kinésique, la sensation et la perception corporelle de l’espace et de la matière qu’elle n’avait cessé de manipuler au cours des multiples consultations du dossier de manuscrits. Elle s’est tout simplement glissée entre deux feuillets, ouvrant le cahier à la page recherchée. Le regard s’est alors dénoué : tout était pris dans la matérialité du cahier, la nervosité de l’écriture et la vivacité de l’expression que j’avais sous les yeux. L’évidence était par trop aveuglante. L’auteur avait nerveusement découpé un fragment de texte pour le recoller ostensiblement sur le haut d’un autre feuillet vierge et engagé le geste inaugural de son œuvre. À partir de là, le choix d’écriture s’est arrêté sur la forme du fragment. En saisissant ce mouvement d’écriture d’une rare complétude, j’ai pu théoriser la notion de « sens formel » constitutive du Traité des vertus démocratique. Le geste de Queneau me donnait à voir et à comprendre la justesse du sens d’un texte advenant en harmonie de forme56. Une compréhension qui ne s’est élaborée qu’à travers la fréquentation intime du texte, la récriture des manuscrits, l’écoute des ailleurs de l’œuvre et le recul théorique plaçant la voix de l’editor.

*

Note de bas de page 57 :

Souchier Emmanuël, Raymond Queneau, coll. « Les contemporains », Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 212 sq. https://www.cairn.info/raymond-queneau--9782020121590.htm |.

Note de bas de page 58 :

Ibid., p. 216 sq.

Comparativement, au cours de l’opération de repérage des variantes, une fois le corpus saisi, le logiciel n’a acquis aucun « savoir » spécifique sur le texte. Il a en revanche livré une liste de données dûment hiérarchisées qu’il convient ensuite à l’editor d’analyser, d’interpréter et de présenter. Mais l’interprétation est alors toute factuelle, reposant sur une analyse de données décontextualisées qui n’intègre pas la compréhension située des processus de rédaction ayant entraîné les multiples repentirs d’écriture. Si je m’étais contenté d’une telle liste de données factuelles, je n’aurais sans doute pas pu mettre en évidence aussi clairement « le principe d’effacement » qui caractérise l’écriture de Queneau et porte sur trois problématiques fondamentales de son œuvre : le rapport à la sexualité, au politique et à la métaphysique57. Un principe qui s’élabore au fil du temps, de la pratique intime d’écriture à sa socialisation éditoriale, à travers « trois degrés d’effacement » : le travail sur les manuscrits, les corrections effectuées à partir des publications en revues puis les remaniements structurels opérés sur les œuvres publiées au fil des diverses publications58. Queneau pouvait alors constater non sans humour :

Note de bas de page 59 :

Queneau Raymond, “Sur un petit air de flûte”, Battre la campagne, Œuvres complètes I, op. cit., [1968], p. 444.

heureusement qu’il y a les ratures
ce qui donne le droit de parler de littérature59

Note de bas de page 60 :

Souchier Emmanuël, Raymond Queneau, op.cit., p. 217.

La composition des dossiers de variantes est éclairante à bien des égards pour l’édition d’une œuvre. Elle nous permet d’en mieux saisir l’architecture et les mouvements tectoniques et nous ouvre à une compréhension plus fine de l’écriture. Comment alors, face au « principe d’effacement », ne pas être sensible à cet aveu de l’auteur : « Je suis quelqu’un qui se cache, aussi, hélas »60 ?

Note de bas de page 61 :

Lorsque, prenant en compte « horizon d’attente et fonction de communication », Hans Robert Jauss* évoque « la fusion des deux horizons : celui qu’implique le texte et celui que le lecteur apporte dans sa lecture » (p. 284), il omet paradoxalement les conditions matérielles de production des textes, leur concrétude médiatique et retombe dans un « substantialisme » qu’il reproche, par ailleurs, fort justement à Kaiser (p. 271). Ce double horizon s’articule logiquement sur les caractéristiques matérielles et médiatiques de l’énonciation éditoriale. Sans, du reste, que cette dernière prétendre jamais définir la figure du lecteur.
* Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, coll. « Tel », Paris, Gallimard, 1990.
** Voir par ailleurs Jeanneret Yves, « Énonciation éditoriale, documentaire et médiatique » dans Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Coll. « SIC », Saint Romain de Colbosc, Éditions Non Standard, 2014, p. 119 sq.

Note de bas de page 62 :

De Certeau Michel, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 61.

Il est par ailleurs clair que le cheminement dans l’œuvre à travers ses multiples dossiers ne peut réellement s’élaborer qu’à travers la lecture lente de l’editor. Un logiciel, aussi « intelligent » soit-il, ne pourra jamais se substituer à cette pratique complexe, plurielle et sensible qui trouve sa raison d’être dans l’acte éditorial. Car ce geste de lecture est aussi, et avant tout peut-être, un geste adressé, un geste destiné à un « lecteur ». Mythique et indiscernable, cette figure du « lecteur » fixe néanmoins un « horizon d’attente »61 pour tous les acteurs de l’énonciation éditoriale, auteur compris . Un « horizon d’attente » ou, plus justement encore, dans l’ordre communicationnel, un horizon de désir, un horizon d’adresse. L’édition critique des textes est en cela comparable à l’histoire dont parlait Michel de Certeau, elle « donne lieu à la production d’un échange entre vivants »62.

Dans le contexte d’une « lecture assistée par ordinateur » — pour reprendre une formule ancienne qui a l’avantage de la clarté —, au regard de ces remarques, un autre questionnement émerge, simple sans doute mais essentiel : Quel est le sens de notre travail ? Quelle est la nature et l’objectif de ce que nous faisons ? Quelle place accordons-nous, dans cet espace, à l’émergence de notre énonciation ?

*

Le logiciel d’aide à l’établissement des variantes évoqué à l’instant, outil somme toute assez frustre au regard des avancées technologiques actuelles, n’était qu’un volet instrumental du programme Cattleya lequel visait à l’élaboration d’un système expert. À l’époque déjà, ce logiciel ne présentait aucune difficulté conceptuelle ou impasse technique, son objet principal consistant à comparer des chaines de caractères textuelles, à identifier les différences et à les faire remonter comme telles. L’écueil de la reconnaissance formelle de l’écriture étant contourné par la « saisie » préalable des textes comme nous l’avons vu précédemment.

Ce premier niveau technique du programme Cattleya répondait à des questions soulevées lors de la conceptualisation du système expert. Aussi aimerais-je, pour finir, évoquer deux types de savoirs acquis au cours de cette recherche. De nature fort distincte, ils illustreront à leur façon la problématique plus générale soulevée par ce numéro d’Interfaces numériques concernant la relation que nous entretenons avec nos outils informatiques et la place qui est la nôtre, en tant que chercheur·es, dans les programmes censés les configurer. Ces savoirs relèvent de deux ordres, conceptuel du point de vue de la technique et intellectuel et humain au regard de la démarche à la fois théorique et méthodologique — nous sommes ici au cœur du processus énonciatif de la recherche. J’aborderai tout d’abord évoquer, fût-ce brièvement, l’un des apports conceptuels de cette recherche, apport inattendu au regard de l’histoire des techniques et que nous tenterons de dépasser afin d’interroger ses conditions d’émergence.

6. Un apport conceptuel : la « navigation »

Note de bas de page 63 :

Pomian Joanna, L’intelligence artificielle, coll. « Explora », Paris, Cité des Sciences et de l’Industrie - Presses Pocket, 1993, p. 76.

Nous savons qu’un « système expert est un programme informatique dont le point de départ est constitué par l’expression d’un problème général et l’existence d’une personne — l’expert — capable de résoudre ce problème »63. L’idée maîtresse consiste donc à faire accoucher l’expert de ses savoirs et connaissances particulières, de ses méthodes et pratiques conscientes ou impensées de façon à les formaliser et les traiter informatiquement. Au cours des séances que nous avons mises en place pour ce faire — et sur lesquelles je reviens à l’instant —, nous avons fait remonter la nécessité du « lien », de la « relation » entre les entités informationnelles manipulées par le critique. C’est-à-dire la nécessité d’établir des relations automatisées entre des textes, des « images de textes » ou informations connexes (« données ») susceptibles d’étayer le travail en cours.

Note de bas de page 64 :

Voir Pomian Joanna & Souchier Emmanuël, « Cattleya : un hypertexte dynamique appliqué à l’étude des textes littéraires », Instruments de communication évolué. Hypertextes, hypermédias, Actes du colloque Communication interactive 90, Groupe § Université Paris 8 et Le Journal de la Formation Continue et de l’EAO, Paris, mai 1990, p. 153-164.

Note de bas de page 65 :

La thématique métaphorique de « navigation » relève du discours d’escorte caractéristique du « premier Internet » et mérite bien entendu d’être analysé en tant que tel. Voir « Discours d’escorte et représentations du numérique », Le numérique comme écriture. Théories et méthode d’analyse, op. cit., p. 83 sq.

Note de bas de page 66 :

Pomian Joanna & Souchier Emmanuël, « Cattleya : un hypertexte dynamique appliqué à l’étude des textes littéraires », op. cit., p. 163.

Lors de nos travaux, nous avons ainsi préfiguré la couche « navigationnelle » d’Internet64, telle qu’elle a été effectivement réalisée par d’autres cinq ou six ans plus tard. Le processus mis en place par Internet repose en effet sur la possibilité pour les ordinateurs de communiquer entre eux, d’établir un réseau d’échanges d’informations et la possibilité pour les humains de « naviguer »65 dans l’information affichée et, pour chacun, de suivre ainsi les méandres de sa propre pratique médiatée par le dispositif technique. Si dans le cadre du programme Cattleya, nous ne nous sommes jamais intéressés aux possibilités techniques de mise en réseau, nous avons en revanche imaginé la navigation hypertextuelle de texte en texte, tout comme la possibilité, par un simple clic, d’accéder aux informations demandées66. Ainsi, à partir d’une strate textuelle, nous cherchions à avoir accès aux différentes variantes contextualisées en mode texte ou en mode « image de texte » ainsi qu’aux notes rédigées par l’editor, par exemple. Cette fonctionnalité a vu le jour avec le premier « navigateur » Internet – Mosaïc – développé à partir de la fin de l’année 1992 par le National Center for Supercomputing Applications américain (NCSA), lequel « navigateur » a progressivement donné le jour à l’Internet tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il ne s’agit pas, bien entendu, de se glorifier ici d’un fait ancien et aujourd’hui sans grand intérêt, mais plutôt de se demander comment une telle démarche a été rendue possible.

Note de bas de page 67 :

La recherche menée pour Cattleya accompagnait le travail mené pour l’édition scientifique des textes de Raymond Queneau destinée à la « Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard et, de ce fait, prenait en compte la logique et les contraintes éditoriales.

Note de bas de page 68 :

Ce qui explique notamment la présence d’Anne-Marie Christin, Professeure spécialiste de la dimension iconique de l’écrit, dans un jury de thèse d’intelligence artificielle, les autres membres s’étant déclarés incompétents pour évaluer la partie de la thèse intégrant les résultats du projet Cattleya. Voir Pomian Joanna, Statistiques et connaissances de structure. Application à la reformulation des requêtes documentaires, Thèse de l’Université Pierre et Marie Curie - Paris VI, 1990.

Tout au long de notre programme qui s’est déroulé de 1984 à 1987, nous avons – dans la fougue de la jeunesse, sans doute – rêvé sans barrières, sans “surmoi universitaire” (« ceci n’entre pas dans ta discipline ») ni préoccupation technique (« cela n’est pas possible », « on ne sait pas le faire »). Autant de préventions ou préjugés qui inhibent la recherche pour bonne part et présentent l’inconvénient de tuer dans l’œuf le travail prospectif, les velléités innovantes ou les idées a priori jugées hors cadres. Nous avons croisé la lecture des textes, la critique littéraire et les impératifs éditoriaux67, l’informatique et l’intelligence artificielle sans nous soucier des prérogatives académiques68.

Pour mener à bien notre enquête, nous avons initialement cherché à définir les besoins qu’un critique littéraire était susceptible de pouvoir rencontrer dans une situation idéale, démarche qui à l’époque ne se faisait pas. Placée sous la figure tutélaire de Steve Jobs et les représentations imaginaires qu’elle véhicule, une telle pratique est aujourd’hui considérée comme le nec plus ultra pour les créateurs de logiciel, du moins en théorie. Mais une telle situation pourrait-elle se reproduire aujourd’hui ? Est-il encore possible pour un jeune chercheur — comme un chercheur dit « senior » — de s’abstraire de l’état de l’art, des logiques universitaires (« ceci n’entre pas dans ta commission ») ou des limites de sa propre discipline ? Rien n’est moins sûr. De ce point de vue, le projet Cattleya a été disruptif en ce qu’il faisait fi des normes et us et coutumes de la recherche académique. Sans doute parce que nous étions pour bonne part ignorants des dites pratiques et habitus. Une situation qui fait tout de même remonter à la surface la difficile question des cadres instituants, de l’impensé et de l’autocensure dans les pratiques de recherche.

Le projet Cattleya nous a au moins enseigné qu’il faut aller au bout de ses questionnements quitte à dépasser les barrières instituantes et instituées, à empiéter sur les plates-bandes des disciplines, à plonger dans un inconnu méthodologique et technologique. De fait, la méthode se crée chemin faisant et la technologie, elle aussi, s’apprend. Fondamentalement, ce sont les questions forgées au cours d’un parcours intellectuel qui font la force, l’intérêt et l’originalité d’un travail de recherche.

7. Un apport intellectuel et humain : la démarche théorique et méthodologique

Outre cet apport conceptuel relatif à la technique du lien, de la « navigation » et de l’hypertexte, l’essentiel des acquis du programme Cattleya repose sur la démarche intellectuelle proposée par les protocoles de l’« ingénierie de connaissance » qui présidait alors à l’élaboration des systèmes experts. Or force est de constater aujourd’hui qu’il a irrigué nos travaux pendant des décennies en nous formant à la recherche par la recherche.

La phase substantielle de notre recherche a en effet porté sur le développement d’une méthode et de pratiques intellectuelles dont les acquis vont au-delà des habituels “livrables” et autres “rapports” contractuels liés à ce type de programmes. C’est sur ce point que j’aimerais m’arrêter, en hommage à ceux qui ont permis aux jeunes chercheur·es que nous étions, tout juste docteur·es, de se lancer en grande liberté dans une telle aventure — je songe alors plus particulièrement, sur des fort plans distincts mais complémentaires, à Alain Giffard et Anne-Marie Christin.

Note de bas de page 69 :

Voir Souchier Emmanuël, « Relire la méthode d’Ivan Illich. Cheminer vers des sciences “humaines” ? », op. cit., p. 58 sq.

Note de bas de page 70 :

Vinciane Despret note justement que « ceux qui écrivent pour découvrir ou explorer ce qu’ils pensent savent que l’écriture est du même matériau que la pensée », op. cit., p. 205.

Au cours des entretiens maïeutiques, souvent jubilatoires, menés sur l’expertise en analyse littéraire et l’édition scientifique des textes, nous avons fait remonter, avec Joanna Pomian, un ensemble de pratiques et de problématiques. Nous avons ancré des réflexes et méthodes intellectuelles qui se sont avérés essentiels pour la recherche et la direction de recherche : la réflexivité permanente, la formulation problématique des « intuitions », l’attention aux « cadres instituants » et à ce qu’Illich appelle la « topologie mentale »69, l’attention constante à la situation d’énonciation des chercheur·es et à leurs conditions d’écriture et d’expression70, l’attention aiguë portée à la méthode et ses représentations, ainsi qu’aux faits de peu d’importance qui ont notamment ouvert la voie aux travaux consacrés à « l’infra-ordinaire » et la « mémoire de l’oubli » constitutifs de l’énonciation éditoriale.

Cette matrice d’intérêts qui a irrigué nos recherches s’inscrit dans l’espace plus vaste des épistémies contemporaines attachées au composite et à la complexité, à l’intégration du technique dans l’anthropos, aux relations écologiques de nos pratiques et de l’outil au travail, à la déconstruction des cadres instituants de la pensée occidentale…

En nous apprenant à tenir compte de l’« expérience concrète, située, sociale et existentielle » de l’énonciation en général et de celle des chercheur·es en particulier, le dialogue des disciplines aura été pour nous un véritable athanor d’« humanités intellectuelles ».

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