Dispositifs pédagogiques numériques et représentations technophiles/technophobes. Le cas du Projet Up, dispositif pédagogique hybride innovant en contexte de crise sanitaire Digital educational devices and technophile / technophobic representations. The case of the Up Project, an innovative hybrid educational device in the context of a health crisis

Stéphanie MARTY 
et Katia THOMAS VASQUEZ 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4624

La présente contribution étudie les représentations construites par les usagers d’un dispositif pédagogique numérique d’aide à la réussite mis en œuvre au sein de l’université Paul-Valéry (Montpellier, France). Elle s’emploie à analyser, à travers l’étude des usages et en appui sur une démarche ethnographique, comment se construisent les représentations des usagers de ce dispositif et comment elles évoluent au contact d’un contexte social de crise sanitaire.

The current contribution focuses on the users’representations of à brandy-new success support system device, implemented at Paul-Valéry University (Montpellier, France). It seeks to analyze, through a research about the uses and an ethnographic approach, how users’representations are constructed and how they evolve in contact with a broader social context of health crisis.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

« Dès qu’il y a eu une humanité » (Durkheim et Mauss, 1903), il y a eu émergence de représentations du monde dans lequel cette humanité était immergée.

« Procédant des relations que les humains entretiennent avec le monde environnant, une représentation désigne une entité formelle – toujours spatiale et temporelle, matérielle et mentale, individuelle et collective – qui évoque une autre entité (appelée le référent) et favorise ainsi la cognition et l’action des individus. » (Le Lay, 2016).

En cela, elle peut être définie comme la création individuelle ou sociale de schémas ancrés dans l’appréhension et l’appropriation du réel. C’est ainsi que l’on trouve des représentations pour tout ce que l’humain a besoin d’appréhender de son environnement, appréhension créative qui se teinte des projets et des émotions de celui qui la produit.

L’objet numérique n’échappe pas à cette interprétation créative et donne lieu, aujourd’hui, à des représentations d’autant plus riches et variées que toutes les sphères de nos existences - publique, privée, sociale ou individuelle - sont investies par l’injonction numérique. Parmi ces espaces, l’univers de la pédagogie contemporaine, univers à part entière pour les acteurs qui y sont impliqués, est un puissant générateur de représentations du numérique, puisqu’il est de plus en plus traversé par des injonctions à convoquer des outils numériques, qui gagnent constamment en sophistication et en complexité.

Dans ce contexte, nous initions l’étude d’un dispositif pédagogique universitaire faisant largement appel à la numérisation, afin de saisir les représentations que ce dispositif génère chez ses usagers. Dans une démarche ethnographique, adossée aux matériaux recueillis sur le terrain, nous cherchons à saisir les représentations émergeant à l’égard de ce dispositif, que nous avons conduit, en tant que référentes et coordinatrices pédagogiques, au sein du Département Information et Communication de l’Université Paul-Valéry (Montpellier 3). Nous nous employons ensuite à en identifier et qualifier les évolutions, complexes car soumises à la pression contextuelle d’une crise sanitaire inédite, dont l’influence s’est avérée déterminante pour la poursuite de notre action et les choix pédagogiques que nous avons dû effectuer.

2. Représentations

2.1. Objets numériques et représentations

Note de bas de page 1 :

Nous faisons ici référence aux « cultures numériques » (culture de l’information, culture des écrans, culture participative, culture expressive et relationnelle…) particulièrement prégnantes et plurielles dans la société contemporaine, et revêtant des caractéristiques variées (en matière d’objectifs, de dispositifs, de supports, d’usagers, de compétences ou littératies convoquées).

« Dès qu'il y a […] humanité » (Durkheim et Mauss, 1903), il y a émergence de représentations (Moscovici, 1984 ; Piaget, 1947). Ainsi, dans le monde actuel, des représentations, nombreuses et variées, se font jour du fait de sa numérisation (et avec elle, ses objets, ses cultures1). En effet, les objets numériques constituent des « champs de tensions, de polémiques, d’opinions départagées, qui peuvent susciter des approches scientifiques diverses […] allant de l’adhésion au rejet » (Collet, Durampart, 2020). Selon la représentation que l’on s’en fait, ils donnent lieu à des productions qui en soulignent les atouts, vantant les mérites d’une société numérisée (courant technophile), tout comme ils peuvent engendrer des travaux en pointant les limites (courant technosceptique) voire les dangers (courant technophobe), allant de la défiance au rejet.

2.2. Pédagogie, numérique, représentations

Dans le champ pédagogique, nombreuses sont les injonctions contemporaines qui incitent les enseignants à la convocation d’objets numériques. En effet, les politiques éducatives actuelles impriment à l’enseignement un « mouvement de transformation et d’innovation pédagogiques, dans lequel le numérique est généralement considéré comme un des leviers prioritaires » (Fleck, Massou, 2020). Ainsi, des injonctions à l’innovation pédagogique (Bertrand, 2014 ; Rohr et al., 2015) s’entrelacent à un impératif de numérisation (Dubrac, Djebara, 2015 ; Conseil National du Numérique, 2016 ; Massou, Lavielle-Gutnik, 2017), incitant les enseignants à reconsidérer leurs pratiques pédagogiques, souvent au prisme du numérique, en innovant (Choplin et al., 2007) et en hybridant (Burton et al., 2011 ; Paquienséguy, Pérez-Fragoso, 2011).

Or, ce recours à l’objet numérique constitue un puissant générateur de représentations. En effet, dans le microcosme de l’enseignement et de la formation, se construisent des représentations - éminemment diverses - des outils numériques mobilisés en situation d’apprentissage.

Dans ce contexte, l’étude des représentations de cet objet émanant de ses usagers s’avère cruciale, dans la mesure où elles peuvent contribuer à la réussite des dispositifs pédagogiques (Ertmer, 2005 ; Balanskat et Blamire, 2007). En ce sens, elles constituent un terrain d’investigation fécond car porteur d’enjeux considérables pour les enseignants-chercheurs et les étudiants.

Nous choisissons donc d’interroger ici, la diversité des représentations suscitées par les technologies numériques dans le monde éducatif. Plus précisément, nous souhaitons éclairer les représentations qu’enseignants et étudiants se font aujourd’hui des objets numériques mobilisés dans les situations évoluent dans le cadre d’un dispositif pédagogique, notamment lorsqu’il est amené à muter, dans son contenu et les modalités de son hybridation, sous l’influence d’un contexte de crise sanitaire globale.

3. Etude d’un dispositif pédagogique et des représentations émergentes

3.1. Un dispositif pédagogique ancré dans la numérisation des outils et des pratiques

Afin d’étayer notre propos, nous choisissons d’étudier le dispositif de Remédiation, impulsé par la loi ORE (Orientation et Réussite des Étudiants), que nous avons mis en œuvre, en tant que Maître de Conférences et Ingénieure en pédagogies numériques et innovantes, au sein du Département Information-Communication de l'UPVM 3. Centré sur l’amélioration de l’expression écrite (académique et professionnelle), l’intégration et la réussite des étudiants en première année de licence (L1), ce dispositif a pour objectif directeur d’endiguer l’abandon des études et la forte déperdition d’effectifs qui en résulte, phénomènes particulièrement constatés dans les Universités, en cours ou en fin de première année. Il a également pour mission de procurer aux étudiants qui y sont engagés un accompagnement en adéquation avec le cursus choisi et les savoirs qui y sont enseignés, tout en les préparant au devenir socioprofessionnel que les études entreprises leur permettent d’envisager.

Afin d'atteindre ces objectifs, nous choisissons de mobiliser une « boîte à outils numérique », composée de différents outils. Une page Facebook privée, réservée aux seuls membres du groupe, sert de journal de bord (l’équipe y publie programmes, comptes-rendus, idées, productions...). Un Messenger, relié à cette page, sert d’outil de messagerie instantané, mobilisé durant les séances ou en dehors. Une seconde page Facebook sert de vitrine pour la mise en lumière des productions du groupe auprès de tous les acteurs reliés au projet (enseignants, personnel administratif, partenaires). Un espace Google Drive permet le travail collaboratif, synchrone et asynchrone, entre l’enseignant et les étudiants, mais aussi entre l’enseignant et le référent. Enfin, un groupe WhatsApp permet les échanges instantanés sur le » en cours ».

3.2. Un dispositif pédagogique marqué par des évolutions

Ce dispositif de Remédiation a dû évoluer rapidement en raison de la crise sanitaire affectant notre pays à compter de mars 2019. En effet, pensé à l’origine en mode hybride (Burton et al, 2011) - (alternant présentiel/présentiel enrichi et distanciel), il a alors dû muter en tout distanciel afin de s’adapter aux conditions imposées par la crise.

Ainsi, le dispositif de Remédiation nous semble particulièrement intéressant pour la présente étude (centrée sur les représentations enseignantes et étudiantes du numérique) car il offre un point d’entrée fécond sur les représentations que se font ces usagers de l’hybridation, du tout distanciel, et de l’évolution de l’hybridation au tout distanciel.

3.3. Démarche méthodologique

Afin de saisir les représentations de l’outil numérique émanant des usagers de notre dispositif et l’évolution de ces représentations en contexte de crise sanitaire, nous mobilisons une méthodologie qualitative, fondée sur une approche ethnographique (Trudel, 1994 ; Beaud, Weber, 1997) ; soit le relevé d’observations prélevées in vivo, sur le terrain, via trois recueils de données.

Le premier est le storyboard pédagogique, document établissant le plan d’action, le scénario pédagogique, posé a priori pour notre action, soit le prescrit du dispositif. Ce document répertorie les usages que nous prévoyons de faire de l’outil numérique au début de notre action.

Le deuxième est le corpus de comptes-rendus de réunions pédagogiques qui retrace les étapes durant lesquelles nous avons été amenées à réajuster les modalités de recours à l’outil numérique, pour les adapter au contexte ; soit l’historique des réflexions et des choix pédagogiques concrets ayant émergé des représentations que nous nous faisons, en tant qu’enseignantes, de l’outil numérique (rôles, potentialités que nous lui prêtons).

Le troisième, enfin, est le journal de bord, dans lequel nous relevons les observations émergeant des activités en ligne et hors ligne. Il renferme les réactions et les propositions formulées par les étudiants à l’égard des outils numériques mobilisés pour l’action. Il permet de saisir les représentations (successives) que les étudiants se font de ces outils au sein du dispositif pédagogique initial et modifié.

Notre démarche ethnographique, adossée à ces trois recueils, offre permet de saisir les usages réels, en situation, de l’outil numérique par les enseignants et les étudiants, tel qu’il est effectivement mobilisé, dans des contextes avérés, par-delà les usages initialement prescrits. Cette démarche permet de dégager les représentations que les acteurs se font du numérique ; la façon dont celles-ci peuvent évoluer (en même temps que le dispositif) ; le rôle que ces représentations peuvent jouer dans leur mobilisation de l’outil numérique.

4. Résultats

L’analyse de ces données de terrain, en imposant un recul réflexif et auto-critique, permet de saisir combien les représentations que se font enseignants et étudiants de l’objet numérique peuvent être multiples et combien ces dernières sont susceptibles de variations, au fil du temps et au gré des mutations du contexte englobant. Cette section dresse un panorama de ces représentations (technophiles/technophobes, enseignantes/estudiantines) et de leurs variations.

4.1. Représentations technophiles et technophobes des enseignants… et variations contextuelles

A la conception du dispositif, nous nous faisons de nombreuses représentations technophiles, ou technicistes optimistes, de la pédagogie numérisée. Une première représentation technophile est repérable grâce à l’analyse de notre storyboard pédagogique. En effet, lors du montage du projet, nous articulons le dispositif à un appareillage numérique (cf partie 3.2) car nous estimons, a priori (dans nos représentations initiales), que la mobilisation d’outils numériques permet aux étudiants d’acquérir un ensemble de compétences déterminantes, des littératies - entendues comme la maîtrise d’un outillage technique numérique (Hoechsmann, DeWaard, 2014) - voire une authentique citoyenneté numérique (Greffet, Wojcik, 2014) - soit la capacité à devenir des acteurs sociaux acculturés à une société au sein de laquelle la numérisation est omniprésente (dans les activités de communication, collaboration, partage, réseautage ; pour le travail en présence ou à distance, individuel ou collectif, synchrone ou asynchrone…) -.

« En hybridant le dispositif pédagogique, les étudiants seront formés, dès la Licence 1, aux situations de travail mobilisant fortement l’outil numérique et aux usages afférents » ;
« Ils vont apprendre à travailler collaborativement, en présence et à distance, et à s'approprier les modalités synchrones/asynchrones d'outils qu'ils retrouveront tout au long de leur parcours universitaire, puis professionnel » ;
« Ces modalités pédagogiques permettront aux étudiants d’acquérir les littératies numériques cruciales pour leur devenir socioprofessionnel ».

Nos comptes rendus de réunions pédagogiques révèlent qu’à ce premier stade, une autre représentation technophile se fait jour : nous associons le numérique à un potentiel d’amplification (De Lavergne, Lieb-Storebjerg, 2009) du système d’apprentissage, venant complémenter efficacement les activités menées en présentiel. Aussi, nous mobilisons différents outils numériques (sondages, votes, challenges, concours…) car nous nous les représentons comme des atouts favorisant la ludicisation (Barnabé, 2014) des apprentissages, entendue comme la démultiplication ludique des situations d’échanges. Nous nous référons ainsi au concept de flow (Heutte, 2017), entendu comme mobilisation d’un puissant vecteur d’apprentissage : le principe de plaisir.

« L’outil numérique ouvre un champ des possibles très large en matière d’activités en ligne ludiques et dynamiques : publications enrichies sur les RSN, challenges, sondages » ;
« Les plateformes numériques – Facebook, Messenger, Google Drive, WhatsApp - facilitent, fluidifient, amplifient les échanges et le système d’apprentissage ».

Toujours à ce premier stade, nos canevas pédagogiques révèlent une autre représentation technophile, que nous prêtons au numérique, soit la capacité de remédier aux problématiques logistiques pesant sur l’université aujourd’hui.

« L’outil numérique offre de multiples possibilités (séances et activités à distance) constituant des alternatives précieuses face à la saturation des locaux ».

Dès cette première phase, toutefois, des représentations technosceptiques se développent en parallèle de ces représentations technophiles et viennent les modérer : l’enseignant se représente en effet l’outil numérique comme un adjuvant à ses pratiques d’enseignement, nécessairement complémentaire et second du présentiel.

Dans un second temps, lors de l’évolution du contexte sociétal englobant (passage au tout distanciel, par nécessité contextuelle, liée à la crise de COVID-19), représentations technophiles et technophobes se sont encore une fois entrelacées : le numérique a été vu, à la fois, comme :

1) une modalité clé (représentation technophile) permettant de pallier les distances, de maintenir une présence à distance (Jézégou, 2010), de poursuivre les activités, et ainsi d’assurer la pérennité du dispositif et l’atteinte des objectifs, malgré les aléas contextuels.

« Les outils numériques mobilisés se présentent comme des palliatifs déterminants, dans un contexte de limitation des déplacements, imposée par la crise sanitaire ».
« Les étudiants, déjà acculturés aux pratiques hybrides grâce à l’ingénierie mobilisée dans le Projet up avant le confinement (depuis septembre 2019), ont pu vivre plus sereinement le passage au distanciel (en mars 2020) et le confinement, car ils maîtrisaient déjà les outils et leurs usages avant même d’y être contraints ».
« L’appropriation des outils numériques avant le confinement a permis de perpétuer, sans difficulté majeure, le Projet Up… qui aurait été sans cela compromis lors du passage brutal au tout distanciel ».

2) un vecteur de fractures (représentation technophobe). D’une part, une fracture technique et fonctionnelle, liée aux aléas techniques (dysfonctionnements, problèmes de connexion...) et aux limites fonctionnelles (nombre de connexions simultanées, qualité de transmission…) inhérents à la médiatisation. D’autre part, une fracture socio-culturelle relative à la maîtrise (ou non) des littératies numériques requises par un dispositif pédagogique en tout distanciel. En effet, lorsqu’ils sont contraints de recourir à des outils numériques mais qu’ils ne s’estiment pas totalement compétents pour s’en emparer, les enseignants peuvent éprouver des inquiétudes voire des résistances… susceptibles d’influer sur leur rapport au dispositif et aux représentations qu’ils s’en font. Ces différentes fractures permettent de comprendre que les enseignants aient gardé - en parallèle des représentations technophiles citées supra - un scepticisme prudent à l’égard du tout numérique.

« Le tout distanciel fait peser sur le dispositif un certain nombre de fractures, relatives, notamment, à la possession des équipements, à la maîtrise des compétences, et à l’absence de contact réel... propres au tout numérique » ;
« Comment faire face aux aléas techniques, et acquérir - en temps réel - les littératies, plus pointues, exigées par le passage d’un apprentissage en tout distanciel ? » ;
« Comment exploiter efficacement les outils numériques, afin d’établir une ingénierie pédagogique permettant de poursuivre - voire amplifier – un apprentissage en tout distanciel, tout en préservant une dimension humaine ? » ;
« Comment maintenir un vrai contact avec le groupe, en ne passant que par de la médiatisation ? ».

Enfin, dans un dernier temps (en clôture du dispositif) représentations technophiles et technosceptiques se sont à nouveau entremêlées : le tout numérique a été, certes, perçu comme efficace, sans pour autant se révéler en capacité de se substituer au présentiel.

« Le recours au tout numérique a fait ses preuves en matière de préservation et de pérennisation du dispositif ; toutefois, même si celui-ci constitue une alternative précieuse dans des contextes critiques, il reste non substituable à des situations d’apprentissage en présentiel, dont l’épaisseur et la richesse a été mentionnée - et regrettée -, en fin de dispositif, aussi bien par les enseignants que par les étudiants ».

4.2. Représentations technophiles et technophobes des étudiants… et variations contextuelles

L’analyse des données issues de nos différents recueils ethnographiques nous permet de pointer diverses évolutions dans les représentations que se font les étudiants de l’outil numérique.

Au démarrage du dispositif, nous avons relevé, chez les étudiants, des références renvoyant à une représentation valorisante de l’outil numérique : un outil actuel, moderne, en adéquation avec leur sensibilité aux technologies, suscitant un attrait, un intérêt, une volonté d’y prendre part, et une fierté d’y participer. Pour eux, le recours aux outils numériques constitue, à l’origine, un élément déterminant de leur adhésion et de leur assiduité au dispositif proposé.

« J'aime bien participer au Projet Up parce que là, au moins, on se sert de nos téléphones, on utilise des plateformes qu’on a et qu’on aime » ;
« Dans Up, on discute sur FB et WAP, comme on fait hors fac pour discuter entre nous... ».

Lors du passage au tout distanciel (annonce de confinement national, le 16 mars 2020), des représentations technosceptiques puis technophiles se sont entrelacées :

(1) Les étudiants, brutalement confrontés au tout distanciel, ont d’abord exprimé leurs doutes quant aux possibilités de réussite de cette modalité, qui peut générer différentes fractures : une fracture socio-économique et fonctionnelle clivant les possesseurs (ou non) des équipements et des connexions appropriés ; une fracture socio-culturelle relative à la maîtrise (ou non) des littératies numériques requises par le dispositif pédagogique en tout distanciel ; une fracture relationnelle, liée à la crainte induite par la rupture du contact réel. Autant de fractures qui ont constitué le terreau où se sont développées des représentations méfiantes, voire hostiles, à l’égard d’une pédagogie formulée en tout numérique, ne proposant pas le même type de contacts et d’échanges que le face-à-face pédagogique présentiel.

« Le numérique, c'est bien, sauf quand t'as pas la bande passante chez toi » ;
« A des moments, j’ai été perdu sur Google Drive, je ne trouvais pas les docs pour travailler avec les autres ».
« Je n’avais pas FB avant Up, je boycottais pour tous les risques au niveau confidentialité ; du coup, j’ai créé une page fantôme pour Up, mais j’ai mis un moment à m’y faire » ;
« Autant j’étais partant pour le Projet Up version ‘en salle’, autant ça nous a mis un coup quand on a compris qu’on allait devoir continuer chaque semaine derrière nos écrans ».
« D'accord, se voir, discuter en ligne, c'est mieux que rien... mais ce n’est pas comme quand on est ensemble, en vrai, avec la prof, dans une salle ».

2) Les étudiants ont toutefois, au fil du temps, évolué vers de nouvelles représentations, technophiles à nouveau. En effet, l’outil numérique, après avoir été une source d’inquiétudes (mentionnées supra), a progressivement été assimilé à un bouclier contre l’isolement et le décrochage. En outre, les étudiants se sont rapidement représentés le passage à la médiation numérique totale comme un tremplin, permettant de travailler ensemble, de poursuivre les activités et d’avoir la fierté de réussir - malgré les aléas contextuels du confinement - grâce à un flow et des liens numériques féconds.

« Au début du confinement, j'ai pensé : ‘le Projet UP, c'est fini’. Et puis finalement, on est restés connectés et on a tenu bon » ;
« Heureusement qu'on utilisait FB, Messenger et WhatsApp pour continuer à discuter, sinon, je ne sais pas si je n’aurais pas lâché... » ;
« Grâce aux RSN, on a réussi à continuer à avancer malgré le confinement et on a même appris plein de trucs qu’on n’aurait jamais connus sans ça ».
« Au moins, avec tous les RSN, on a pu continuer à travailler ensemble, comme si on était à la fac... J'ai aimé retrouver les gens de ma promo pour travailler et discuter comme si tout continuait normalement… ».

Ces représentations technophiles, émergeant chez les étudiants en fin de dispositif, se sont vues néanmoins modérées par des représentations technosceptiques, évoquant (comme chez les enseignants) le caractère irremplaçable du présentiel.

« C’est vrai que Facebook et Drive, ça a permis de pas décrocher et de continuer pendant le confinement ; après, ça ne remplace quand même pas les vraies séances où on est tous réunis » ;
« Le numérique, ça nous a sauvé cette année, mais ça ne remplace pas tout ».

4.3. Dépasser l’approche manichéenne des représentations

A ce stade de notre étude, grâce à l’analyse attentive de nos recueils ethnographiques, nous souhaitons éviter l’écueil, réducteur, de dresser un panorama manichéen et dyadique, opposant des usagers strictement technophiles à d’autres, strictement technophobes. Au contraire, en relevant scrupuleusement les représentations de l’objet numérique construites par les enseignants et les étudiants, nous avons constaté combien celles-ci sont susceptibles de multiples variations et évolutions.

L’analyse des données issues de nos trois recueils ethnographiques a donc permis de pointer différentes représentations de l’outil numérique qui émergent et évoluent dans le cadre d’un projet pédagogique. En effet, dans le dispositif de Remédiation étudié ici, les représentations et les usages de l’outil numérique émanant des enseignants et des étudiants ont oscillé à plusieurs reprises (de technophiles à technophobes... ou inversement) au gré des variations du contexte englobant. Ce qui souligne combien les représentations des objets numériques mobilisés dans le cadre de projets pédagogiques peuvent s’avérer mouvantes, évolutives et volatiles, en fonction des transformations du contexte qui les porte. Les usages et les représentations des objets numériques s’avèrent en outre corrélés, interdépendants, exerçant l’un sur l’autre une action réciproque. Ces éléments font écho à un certain nombre de réflexions (Schön, 1987 ; Cox et Webb, 2004 ; Castillo, 2006), pointant notamment les contextes et les représentations susceptibles d’influer sur les usages des outils numériques par les enseignants et les étudiants.

5. Conclusion et perspectives

La présente étude, centrée sur un dispositif pédagogique faisant appel à la numérisation, montre que, loin d’être figées, les représentations du numérique, émergeant en situation, des enseignants et des étudiants, sont susceptibles d’évoluer, suivant les variations du contexte.

En effet, dans ce dispositif, les représentations du numérique des enseignants ont évolué à plusieurs reprises. Dans un premier temps, leurs représentations sont à la fois technophiles optimistes (outil numérique amplificateur / ludificateur de l’apprentissage ; complément aux activités menées en présentiel ; vecteur de littératies et citoyenneté numériques ; alternative aux difficultés logistiques). Dès cette première phase, toutefois, diverses représentations technosceptiques se font jour (numérique comme adjuvant et non remplaçant du présentiel). Dans un second temps, lors du passage au tout distanciel, des représentations technophiles et technophobes se sont à nouveau entrelacées : le numérique a été vu à la fois comme une clé de pérennisation de l’apprentissage (maintien des activités et d’une présence à distance) et comme un possible vecteur de fractures. Dans un dernier temps, à la clôture du dispositif, représentations technophiles et technosceptiques se sont encore une fois entremêlées : à ce stade, l’efficacité du tout numérique a été révélée, mais modérée par les atouts, non substituables, du présentiel.

Du point de vue des étudiants, les représentations du numérique ont également évolué à plusieurs reprises. Au départ, elles se sont avérées technophiles (modernité des outils numériques, caractère ludique, adéquation avec la sensibilité d’étudiants souvent technophiles). Toutefois, lors du passage au tout distanciel, des représentations technophobes ont émergé. Les étudiants ont exprimé des doutes, des méfiances, voire de l’hostilité, notamment parce que le tout en ligne requiert à la fois un appareillage technique fiable, de solides littératies, et implique une rupture du contact réel. Finalement, à l’usage, ces représentations ont encore évolué et les étudiants ont fini par appréhender l’outil numérique comme un bouclier contre l’isolement et le décrochage (risques induits par le confinement), comme un outil permettant de poursuivre les activités et d’avoir la fierté de réussir malgré les aléas contextuels. Pour autant, même s’ils ont reconnu le potentiel des outils numériques, les étudiants ont, à la clôture du dispositif, modéré cette représentation, en réintroduisant les atouts irremplaçables du présentiel, qu’ils sont pressés de retrouver.

Ces différents constats nous conduisent à souligner la nécessité d’étudier les pédagogies numérisées « en situation » (Quéré, 1997), de se défaire des approches déterministes pour aborder les représentations des usages du numérique en pédagogie dans une perspective « incarnée » et « située ». En cela, la présente contribution révèle combien la sociologie des usages (Jouët, 1993 ; Boullier, 2016) peut constituer un socle théorique et méthodologique pertinent pour étudier les représentations qui jalonnent les usages du numérique en pédagogie. En effet, notre contribution pointe la pertinence et la richesse de la sociologie des usages - qui place, au centre, l’usager et le contexte (social, culturel, relationnel) - pour comprendre les représentations de l’objet numérique dans les situations d’apprentissage. La place donnée, dans la présente contribution, aux usagers et aux contextes - s’est avérée particulièrement fertile, car elle a permis de saisir les usages et les représentations de l’outil numérique émergeant dans le cadre d’un dispositif pédagogique, non pas de manière globale et surplombante, mais dans une dynamique éthologique, « incarnée » (considérant les usagers, leur point de vue) et « située » (considérant les contextes dans lesquels ces usages et ces représentations émergent et évoluent).

Enfin, de même qu’elle révèle l’intérêt de considérer les usagers et les contextes, notre contribution révèle plus largement la nécessité d’appréhender les usages et les représentations dans une dynamique interdépendante, dans laquelle les représentations peuvent faire évoluer les usages, au même titre que les usages peuvent faire évoluer les représentations. Notre contribution se rapproche en cela d’une perspective à coloration constructiviste, dans laquelle l’Usage et la Représentation exercent, l’un sur l’autre, une dépendance et une influence mutuelles et réciproques.