Usages des objets numériques chez les journalistes tunisiens : représentations, imaginaire et discours controversés Uses of digital objects among Tunisian journalists: representations, imagination and controversial discourse

Sameh CHABBEH 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4602

Ce texte invite à repenser les représentations des objets numériques et leurs logiques d'usage chez les journalistes tunisiens ; et de les inscrire dans leur contexte socio-économique et culturel. L'objectif est d'analyser ce trinôme (objet numérique/représentation/usage), sous l’éclairage des mutations à l’œuvre dans l’écosystème médiatique et l'évolution des pratiques professionnelles et communicationnelles des journalistes. L'article cherche à mettre en exergue, à partir de quelques résultats d'une étude qualitative, ce que nous qualifions de « mouvement dynamique à double sens » des représentations des objets numériques et de leurs usages qui peuvent être abordés par des discours parfois controversés quant aux usages réels.

This text invites us to rethink the representations of digital objects and their logic of use among Tunisian journalists; and to place them in their socio-economic and cultural context. The objective is to analyze this trinome (digital object/representation/use), in the light of the changes at work in the media ecosystem and the evolution of professional and communicational practices of journalists. The article seeks to highlight, based on some of the results of a qualitative study, what we call a “two-way dynamic movement” of the representations of digital objects and their uses that can be addressed by sometimes controversial discourses about real uses.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

Pour éviter toute ambiguïté, il est important de préciser que quand nous parlons des dispositifs ou objets techniques, nous nous référons spécifiquement au téléphone portable 4G ou autres, tablette connectée, ordinateur, outils de connexion à Internet et non pas aux logiciels pour la fabrication du journal (Page Maker, Quark Express, Dreamweaver, Photoshop…).

Partout dans le monde, les techniques numériques prennent de plus en plus de l’ampleur dans les sociétés contemporaines qui sont des sociétés du numérique, des objets numériques connectés et « communicants » (Paquien-Séguy, 2007), des pratiques numériques, des stratégies et tactiques d'usages diverses. Notre réflexion se focalise sur les représentations de ces objets techniques numériques1 chez les journalistes tunisiens appartenant à un pays ayant ses traditions politico-économiques, socio-culturelles, journalistiques et médiatiques, et dont les formes de professionnalisation ont évolué après la « révolution du Jasmin » (Chabbeh, 2012). Avec leur généralisation et les habitudes qui se forment, les manières de les penser changent. Ainsi les pratiques communicationnelles et professionnelles des journalistes tunisiens, dans leurs différentes dimensions, évoluent : on assiste à de nouvelles pratiques de recherche, de production et de diffusion de l'information au sens large, de nouvelles modalités du rapport aux sources d'information, mais aussi de nouvelles tactiques de détournement d’usage (Perriault, 1989, 208) à des fins privées et personnelles et selon des représentations individuelles. Nous tenterons dans cet article d'analyser ces représentations et de les inscrire dans leur environnement social, économique, médiatique et culturel. Peut-on alors affirmer que comme le postule Arthur Schopenhauer « tout ce qui existe (…) est (une) pure représentation » (Schopenhauer, 1844) ? Ou bien au contraire, la manière de penser les objets techniques définit-elle au final leurs représentations et leurs logiques d’usage ? S'agit-il finalement d'un imaginaire numérique tunisien ancré dans une société dite « patriotique » (Chouikha, 1997, 123) et imprégné d'une culture numérique propre à ce pays ? Imaginaire et représentations peuvent-ils être abordés par des discours parfois controversés quant aux logiques d’usage ? Nous partirons de l’hypothèse qu’il existe une relation entre les représentations de ces outils numériques et leurs usages. Ces éléments s’articulent entre eux dans un mouvement d’influence mutuelle à double sens. En effet, les usages ne sont pas dépourvus de signification, de sens, d'imaginaire, de représentions sociales, de perceptions individuelles et collectives.

2. Fondement méthodologique et conceptuel

Notre démarche méthodologique se fonde sur une étude qualitative amorcée en 2019 et qui se poursuit en 2020-2021 et dont la pré-enquête a été effectuée en avril 2015. Elle est basée sur des entretiens semi-directifs, sur l’observation directe et sur des entretiens complémentaires en ligne accomplis auprès de trente-trois journalistes, du rédacteur en chef du journal Assabah et de quatre autres journalistes membres du Syndicat National des journalistes Tunisiens SNJT. Cette méthode a été privilégiée, parce qu'elle permet d’obtenir un fait de parole et de reconstruire « une réponse-discours » à partir des réponses significatives des personnes interviewées (Blanchet et Gotman, 1992). Notre méthodologie repose aussi sur une littérature scientifique diverse (Sciences de l'information et de la communication, (Sic), sciences sociales et humaines, sciences cognitives, sciences psychologiques, sciences de l'éducation...). Dès lors, nous étudierons, dans une première partie, l'apport des principales approches et disciplines et nous contextualiserons ce mouvement d’influence mutuelle à double sens des représentations des objets numériques et de leurs usages. Dans la deuxième partie, nous montrerons que les journalistes tunisiens ont des perceptions et des représentations différentes de l'outil technique, qui sont aussi liées aux discours institutionnels et journalistiques contradictoires.

3. Apports disciplinaires et contextualisation

3.1. Représentation et usage : les approches scientifiques

Note de bas de page 2 :

Ce manque d’études et recherches est dû à la nature même de l'objet de recherche (sujet récent s’attachant à un terrain en pleine mutation mais qui demeure très peu connu et très peu étudié), aux méthodologies de recherche (sujet à la confluence des plusieurs théories et approches pluridisciplinaires), aux (difficultés liées aux conditions de la recherche elle-même-en Tunisie).

Plusieurs approches théoriques ont contribué à mettre en lumière cette question et à nous éclairer sur la polysémie du terme de représentation (notion caméléon) dans son rapport aux usages des objets numériques. Chacune de ces approches aborde cette problématique selon ses fondements épistémologiques, ses acceptations disciplinaires et géographiques, sans toutefois remettre en cause l'opportunité et l'intérêt d'une interdisciplinarité. Nous prendrons donc appui, non seulement sur une approche psychosociale, en particulier sur l’approche des représentations sociales (Moscovici, 1961 ; 1976 ; 2003) ; (Abric, 2003 ; 2011), et de représentations individuelles et collectives (Mauss, 1947), mais nous nous référerons également aux études de (Castoriadis, 1975) et (Sfez, 2002) sur la notion de « l'imaginaire » et aux études récentes qui invitent à penser « la technique comme modelée par les pratiques des usagers » (Vedel et Vitalis, 1993, 13). Nous nous inspirons aussi de la théorie bourdieusienne des « Champs sociaux » (Bourdieu, 1979). Nous avons aussi convoqué des auteurs comme (Perriault, 1989), (Jouët, 1987 ; 1993 ; 2000), (Vedel et Vitalis, 1993), etc. Enfin, nous notons que les études et recherches francophones et anglo-saxonnes sont nombreuses concernant cette question. Toutefois, nous notons la pénurie des études et recherches spécifiques à ce sujet quand il s'agit d'un contexte extrarégional, celui de la Tunisie. Excepté quelques travaux en Sic de Ferjani (2005 ; 2006) sur la sociologie de la profession, de Chabbeh (2006a ; 2006b ; 2010 ; 2012 ; 2019) sur les pratiques journalistiques, la spécialisation et la nouvelle figure du journalisme tunisien, de Hizaoui (2009) sur le droit de la presse, de Hamdane (1996) sur le droit de l’information et de la communication, de Chouikha (1997) sur le champ politico-économique et médiatique, les études consacrées à ce sujet sont, à notre connaissance, très rares2, d’où la difficulté et l’originalité de ce présent travail. Nous nous emploierons ici à inscrire notre sujet d'étude dans son environnement général, en s'éloignant de la vision réductrice du rapport de familiarité entre une personne et « sa chose » (Thévenot, 1993, 106) et en le contextualisant à l'ère des mutations en cours de l’écosystème médiatique tunisien et de la transition sociopolitique post-révolutionnaire de 2011.

3.2. Contexte socio-culturel, politique et médiatique mouvant

Note de bas de page 3 :

Cela fait référence à Habib Bourguiba qui fût le premier président de la République tunisienne de 1956 à 1987.

Note de bas de page 4 :

Il s’agit d’abolir les institutions françaises et des organismes étrangers et transformer les établissements qui ont été sous l’autorité du colonisateur, en établissements entièrement tunisiens.

Note de bas de page 5 :

Les médias ont été instrumentalisés pour l’intérêt de l’État. Ils ont été utilisés pour “préserver l’image du pays” et diffuser de la propagande.

Note de bas de page 6 :

Ce code de la presse avait donné lieu à quatre reprises à la promulgation de textes de 1988, 1993, 2001 et 2006, mais il a été sévèrement critiqué.

De par notre connaissance de l’histoire du pays, et de l’histoire de la presse tunisienne, nous disons que cette presse, ainsi que les pratiques et attitudes actuelles de ses journalistes, sont imprégnées par des traditions culturelles, sociales, politiques et journalistiques anciennes. Nous pouvons alors, distinguer des étapes dans la construction de cette presse, qui ont influencé son mode de fonctionnement et qui expliquent en quelque sorte les comportements actuels des journalistes. Elles nous renseignent aussi sur leurs pratiques professionnelles, leurs représentations et leurs manières de penser les objets numériques. Nous distinguons, la période de l’indépendance du pays et du Bourguibsime, du “changement politique” ''Novembriste'', la période de développement des TIC en 1990, et enfin la période récente de la révolution et post-révolution du Jasmin. Nous pouvons même revenir, dans l'analyse, à la période de l’occupation française du pays, quand les journalistes tunisiens vivaient dans un métissage culturel, côtoyant les journalistes français et italiens. La presse en langue française prime alors sur la presse en hébreu et en arabe. Puis, avec l’indépendance du pays en 1956, la presse tunisienne a été soumise à la méfiance et au contrôle des autorités ce qui a créé une attitude d’autocensure, phénomène qui perdure encore aujourd’hui, mais sous une autre forme. Mais, en quelques années seulement après l’indépendance du pays, pendant la période du « Bourguibsime »3, la politique de l’État s'est dirigée, d'abord vers une politique de « Tunisification »4, puis vers l’« Étatisation »5 des institutions et la monopolisation de l’information et de la communication. Cette politique a perduré et s'est renforcée pendant l'époque de Ben Ali (le président déchu). Tous ces éléments ont influencé la construction de la presse tunisienne et ont donné naissance à ses formes actuelles. Il existe une presse des partis politiques, une presse populaire, une presse spécialisée et une presse “indépendante”. La sphère médiatique se caractérise aussi par une double culture : une culture arabo-musulmane et une culture sous influence occidentale. La presse bilingue est une autre caractéristique de la presse tunisienne due à la fusion de deux cultures différentes (culture française et culture tunisienne). La langue française est restée la langue d’expression de plusieurs journaux. Par exemple, aujourd'hui, sur huit quotidiens, trois publient leurs informations en langue française. Le paysage médiatique est caractérisé aujourd’hui par la montée en puissance de la presse populaire et des journaux en ligne et par le déclin de la presse d’information générale et d’opinion. La fusion des tâches et la polyvalence sont aussi des éléments caractérisant la presse tunisienne : un directeur de rédaction s’occupe souvent des tâches de rédacteur en chef au sein d’une même entreprise. Les directeurs des journaux exigent des journalistes polyvalents qui sont capables d’effectuer plusieurs tâches et de se déplacer d’un service rédactionnel à un autre. Après la révolution du 14 janvier 2011, la sphère médiatique tunisienne a connu plusieurs évolutions : le nombre de publications s'est élevé à 244 (réparties entre quotidiens, hebdomadaires, bimensuels, mensuels, revues et magazines), le nombre des quotidiens a été doublé et il y a eu une expansion des journaux électroniques. Nous notons aussi, une évolution de l'écosystème informationnel et communicationnel, allant vers plus de pluralisme et de liberté d’expression. Une évolution qui consiste aussi en la promulgation d’un nouveau code de la presse, de l’imprimerie et de la publication6. Ce nouveau code est entré en vigueur le 4 novembre 2011, dont les apports principaux sont, notamment, le renforcement des droits et garanties apportés au journaliste, l'accès à l’information, la confidentialité des sources, la suppression de la peine privative de liberté en matière de diffamation, l'abolition du régime de l'autorisation déguisée. Néanmoins, pendant la période post-révolution, nous enregistrons un déclin de la presse papier et électronique. Le nombre de titres a considérablement régressé : de 244 journaux et magazines en 2011, on est passé à une cinquantaine de journaux (papier et électronique) et magazines. Ce déclin est dû à une baisse des recettes publicitaires et des ventes de journaux, et par une hausse des dépenses fixes. L'inégalité au niveau de financement public de la presse, explique aussi cette décadence qui est fortement liée à un contexte tunisien de crise économique et à une crise mondiale de la presse. L’écosystème informationnel se caractérise également par la convergence d’une volonté d’ouverture, de modernisation et de pluralisme. Mais, il se caractérise aussi par un double discours émanant des instances politiques : d’une part, il y a un appel aux journalistes pour écrire la vérité et rapporter en toute crédibilité la réalité sociale. D’autre part, il existe encore une pratique de méfiance, de restriction, voire de fake-news dues à l'émergence du numérique et à l'arrivée des nouveaux acteurs (pro-am) souhaitant exercer le métier de journaliste. En sachant que ce système d’information est marqué par l'arrivée de nouveaux acteurs, par la création de la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA), du Conseil de Presse (CP) et de l’Instance Nationale Indépendante Pour la Réforme de l’Information et de la Communication (INRIC). Il s'agit d’un écosystème médiatique et informationnel dans lequel cohabitent des acteurs traditionnels comme le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT), la Fédération Tunisienne des Directeurs de Journaux (FTDJ), des médias traditionnels et nouveaux, des journalistes… Un écosystème médiatique et informationnel rempli de tensions, de crise de compréhension, et s'inscrivant dans un contexte local caractérisé parfois par l'édification d'un univers imaginaire fait de promesses parfois déconnectées de la réalité.

4. Représentations, perceptions multiples et discours controversés

Dans cette deuxième partie, nous montrerons, tout en prenant du recul par rapport aux discours fondés sur une conception déterministe de la technique ou du social, que les journalistes tunisiens, qui sont au nombre de 1063, ont des perceptions différentes de l'outil technique et que les dispositifs info-communicationnels mobilisent la pensée de ceux qui les utilisent (Perriault, 1989). En outre, les représentations des objets numériques sont aussi liées aux discours qui sont parfois en contradiction avec les usages réels.

4.1. De l'imaginaire tunisien à des usages divers

Quand il s'agit du contexte tunisien et celui de la presse et des médias dans ce pays, l'étude révèle l'existence de l'imaginaire tunisien et d'une culture numérique, ou plutôt de l’« acculturation » (Jouët, 1987) chez les journalistes. L'usage des objets numériques par les journalistes tunisiens est déterminé, entre autres, par un imaginaire tunisien spécifique à cette société qui est en train de se transformer depuis la révolution du ''Jasmin''. Dans ce contexte, nous pouvons dire que l’imaginaire et les représentations qui ont été donnés aux objets techniques en Tunisie sont nombreux et parfois contradictoires. Nous admettons avec Samia Mihoub que c’est grâce à cet imaginaire tunisien que, par exemple, « Internet se démarque de toutes les autres TIC que le tunisien a déjà connues jusqu’ici » (Mihoub, 2003, 150). Quand il s'agit du groupe professionnel des journalistes, un élément essentiel est apparu dans l'analyse des réponses des journalistes interviewés, c’est l’idée de la vision commune et d’un imaginaire collectif quand il est question de l'usage professionnel de ces outils. Alors, quand il s'agit d'un usage extra-professionnel, les intentions et les représentations sont plutôt individuelles. Il s'agit d'un imaginaire dont l'arrière-plan est marqué par des aspects culturels, sociaux, traditionnels, civilisationnels lointains, voire politiques d'une société tunisienne à la recherche d'une démocratie ajustée.

4.2. Représentations diverses à travers les usages professionnels et extra-professionnels

L'enquête qualitative fait état des usages divers de ces outils selon les différentes intentions. Certains journalistes les utilisent pour chercher l’information. D’autres s’en servent pour consulter des sites web étrangers et de la presse nationale et internationale en ligne, mais aussi pour accéder aux archives et aux centres de documentation informatisés. Tandis que, d'autres, voient dans ces outils, un moyen rapide, efficace et essentiel, à l'ère du flux informationnel pour accéder aux sources d'information et « être à jour », etc. Neji Bghouri, président du Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT), confirme que ces outils numériques sont les outils essentiels d’une presse professionnelle, libre, notamment à l’ère du numérique. Nos résultats relèvent que l'intention d'informer et de rechercher l'information, est nettement la plus consistante chez la plupart des journalistes interrogés, quand il s'agit d'un usage professionnel de ces objets. Mais, nous avons noté aussi que d'autres journalistes échappent à l’usage prescrit par la direction de leur entreprise pour créer, c'est-ce que nous appelons “l’usage extra professionnel”. L'appropriation de ces outils correspond à des intentions personnelles et privées : certains les utilisent pour participer à des forums de discussion, écouter de la musique, jouer aux jeux de cartes, etc. L'objet technique est devenu un moyen de recréation pour « prendre de l’air » comme certains m'ont dit. Dans ce sens, le journaliste devient alors « un acteur construisant ses usages selon ses sources d’intérêt » (Jouët, 2000, 502). En effet, « les pratiques de communication comportent, de facto, une dimension subjective car elles se fondent sur des attentes spécifiques et s’articulent autour de représentations individuelles » (Jouët, 1993, 106). En outre, ces représentations sont aussi liées aux discours qui sont parfois en contradiction avec les usages réels.

4.3. Discours controversés et intentions multiples

En se référant aux réponses des journalistes, il en ressort que l’usage de ces outils numériques par les journalistes et les différents acteurs internes de l’entreprise de presse se fait selon des représentations individuelles et/ou collectives, celles du groupe professionnel de journaliste. C’est pourquoi, nous avons repéré, dans les dires de nos interlocuteurs, des expressions comme « nous voyons en eux », « dans ma tête, ces outils représentent... », « ces dispositifs constituent pour nous, les journalistes, un outil nécessaire… ». En fait, ce sont les termes de représentation et de l’intérêt qui sont mis en jeu. L'usage des objets numériques est déterminé par le discours professionnel sur l'intérêt du numérique dans les rédactions et sur une représentation positive de ces usages. Nous en déduisons un rapport d'interrelation voire d'interaction entre usage et représentation, ce que nous avons qualifié de « mouvement dynamique à double sens » des représentations du numérique et de leurs usages. Pour certains journalistes, ces objets techniques présentent l'intérêt de rechercher et d’acquérir une sorte d'autonomie dans et sur le lieu de travail. Les propos de certains interlocuteurs révèlent que l’usage de ces outils leur permet d’avoir une sorte d’autonomie vis-à-vis des collègues de la même rédaction et vis-à-vis de la direction du journal. Avec l'usage de son Smartphone, par exemple, le journaliste peut bénéficier, d'après ses représentations individuelles et personnelles qu'il a de son objet technique, d'une sorte d'autonomie, au sens de l’autonomisation castoriadisienne des individus (Castoriadis, 1996, 265). Certains journalistes pensent que l'usage du téléphone fixe de la rédaction, par exemple, n'assure pas la confidentialité de leurs communications, donc ils ne se sentent pas autonomes. En effet, une sorte de contrôle indirect, formel ou informel s’exerce au sein de la rédaction. Or ce que cherche le journaliste, c’est un minimum d’autonomie, que ce soit au niveau de ses activités professionnelles et privées, au niveau de ses usages, voire même au niveau du rapport intime à ces objets, à « soi » et à son « inconscient », comme en témoignent certains journalistes. Nous constatons aussi que l'usage se construit selon un discours imposé par les institutions pour un objectif bien précis. Cela concorde avec le « projet initial », c'est-à-dire l’anticipation de ce que l’on va faire avec l’appareil qui correspond ici à l'usage prescrit par la direction générale des entreprises de presse tunisiennes dans le but de moderniser les salles de rédaction. Il s'agit d'une « anticipation plus au moins claire, plus au moins assumée, qui se modifiera souvent à l’usage » (Perriault, 1989, 203). En effet, l’usage professionnel est souvent prédéfini et prescrit par les directions, comme a témoigné un rédacteur en chef tout en affirmant qu'il oblige ses journalistes à travailler avec les objets numériques. Même si chaque journaliste utilise ces outils à sa manière, l’objectif principal est d’arriver finalement à saisir et à remettre en instantanéité, son article, au service technique avant la clôture des pages du journal. Le but essentiel, est d’améliorer les conditions de travail, d'accélérer le processus de production et d'avoir une bonne image d'une rédaction moderne équipée des technologies numériques. En quelque sorte, il s'agit d'un discours du numérique imposé par les institutions pour embellir et « redorer » l'image du pays. D'un autre point de vue, plusieurs interviewés ont affirmé que l'usage des objets numériques leur permet d'assurer une sorte de visibilité dans le réseau professionnel d'échange en ligne comme Linked-in, Facebook, Twiter, etc.…, de se faire connaître dans le monde professionnel, d’affirmer leur existence et d'établir un nouveau « rapport à soi ». Ces outils offrent aussi, d’après ce que pensent nos interlocuteurs, une visibilité médiatique de leurs articles. Cette mise en visibilité devient parfois chez certains journalistes une exigence, à l'ère de la presse numérique, de l’émergence des pro-am et des nouveaux acteurs souhaitant exercer le métier de journaliste. Il est inéluctable aujourd'hui d'affirmer cette présence sur le réseau, comme certains nous l’ont dit. Néanmoins, certains autres journalistes utilisent les objets techniques selon la nécessité et dans un temps différent. Autrement dit, ils n’ont pas une représentation prédéfinie, ni préprogrammée de ces outils, mais ils les utilisent quand il le faut et quand ils en ont envie. L'étude met en exergue le discours de nécessité informelle et de simple constat qui relève moins de la stratégie que d'un désir d’épanouissement personnel. Ces objets représentent une nécessité informelle qui invite les journalistes à opter pour des usages occasionnels. Ils peuvent, à propos de cette nécessité, avoir une représentation cognitive et psychologique momentanée de ce besoin de suivre l'évolution technologique et d’apprendre à les utiliser de temps en temps. La nécessité est vécue comme un simple attrait de rester au niveau de ce qui se fait « ailleurs » et « chez les autres ». Autrement dit, de ne pas se sentir « dépassé » par les évolutions technologiques. Certains de nos interlocuteurs résument cette nécessité dans le fait qu'elle génère chez eux un simple désir de s'approprier ces objets numériques. Il s'agit ici, d'un autre niveau de la représentation cognitive et psychologique : l’utilisation de ces outils se fait dans le souci d’être toujours présent. En outre, l'objet numérique peut aussi être conçu selon des représentations individuelles, enracinées par un imaginaire social considérant ces objets numériques comme des outils ''d'effet de mode''. Pour certains journalistes, ces objets sont des outils de “prestige”. Nous notons aussi, que le discours des journalistes est marqué par une sorte de confusion et de doute concernant l'usage réel de ces objets techniques. En confrontant les propos recueillis auprès des différents acteurs interrogés, nous avons constaté une contradiction entre le discours professionnel et ce qui se passe en réalité au sein de l’entreprise de presse. Une contradiction apparaît aussi au niveau d'une double perception : d’un côté une vision positive et ambitieuse du rôle des objets numériques dans la profession journalistique et dans la société en général, et de l’autre côté, une vision interrogatoire sur les risques de ces outils sur la profession. En effet, un positionnement défavorable aux outils numériques a émergé : certains journalistes ne voient pas l’intérêt d'utiliser ces techniques car ils pensent qu'elles peuvent avoir un effet pervers sur la profession, notamment dans cette ère du flux informationnel et de l'utopie de ''Tous journaliste''. En décryptant les expressions et termes utilisés par certains journalistes, il apparaît que leurs propos traduisent une crainte et incertitude concernant l'arrivée de nouveaux acteurs dans la presse, la manipulation d'information et des esprits et concernant « les usages pervers des réseaux numériques... » (Cabedoche, 2020).

5. Conclusion et perspectives

Les premiers résultats de notre étude montrent qu'il existe ce que nous appelons un « mouvement dynamique à double sens » entre les pratiques et usages des objets numériques, qui sont accomplis selon des représentations individuelles préalables, mais qui sont en interaction avec le social. Car « dès lors que, vivant en société, nous vivons en situation, dans des rapports aux autres et aux choses » (Boltanski et Thévenot, 1991). En effet, le développement des technologies de l'information et de la communication (anciennes et nouvelles), des médias dits ''classiques'', et l'essor des nouveaux médias numériques amènent à s'interroger sur l'évolution des usages, des pratiques professionnelles et journalistiques et de leurs représentations. Le nouveau contexte tunisien de transition post-révolution de 2011 est marqué par le chamboulement des structures politiques, sociales et des repères culturels, par la réorganisation du paysage médiatique, l'instabilité politique et économique, l'incertitude et la crise au sens de Denis Ruellan, c'est-à-dire « la transformation permanente à laquelle les activités sociales sont confrontées (Ruellan, 2006, p. 79). C'est dans cette optique d'interaction entre les expériences, les aptitudes, les croyances individuelles et le contexte socioéconomique, culturel, politique et institutionnel, que nous avons pu étudier ce trinôme (objet numérique/représentation/usage). De ce fait, l'usage et l'appropriation des objets techniques, ainsi que les différentes représentations qui en découlent, ont « des traits communs dus à l'héritage culturel et civilisationnel de la société tunisienne » (Touati, 2004, p. 360). Nous pensons aussi avec Samia Mihoub que l'usage des objets numériques est lié à ce contexte tunisien qu’elle qualifie d’« arabo-musulman » et qui joue un rôle dans les manières de percevoir et d'assimiler ces outils. Les représentations du « réseau » ne sont pas les mêmes dans des contextes socioculturels ou sociopolitiques différents (Mihoub, 2003, 27) et dans des contextes organisationnels différents. Cela laisse penser que les journalistes peuvent avoir des positions, des intentions et des représentations collectives lorsqu'il est question de culture d'entreprise, car les journalistes exercent leur métier dans un cadre de fonctionnement qui est leur entreprise de presse avec toutes ses spécificités, éditoriales, socio-économiques... Dans ce sens, la culture est définie comme l’ensemble des représentations collectives placées dans l’esprit des différents membres de l’entreprise et comme un ensemble de production symbolique. « La culture se trouve dans la tête des membres de l’entreprise. Ils l’ont intériorisée » (Delavallée, 2002, 14).

Nous sommes ainsi arrivés à un aboutissement interpellant, dans une posture critique, les propos des journalistes interviewés. L'observation, l'analyse et le décryptage des réponses de nos interlocuteurs montrent que ces derniers ont des perceptions différentes des objets numériques et de leurs usages qui sont en réalité l'exhibition de leurs représentations individuelles/collectives, cognitives/psychologiques et sociales… En outre, les différentes intentions d'usage sont aussi associées à des discours qui sont parfois en contradiction avec les usages réels comme le montre, en témoignage, la majorité des journalistes interviewés exerçant le métier depuis plus de vingt-cinq ans. Ces objets sont des outils professionnels efficaces, de modernisation, de valorisation de l'entreprise de presse et de l'image du pays, de distraction, de recherche d'autonomie, d'affirmation et de visibilité sur le web et dans le réseau professionnel, de « prestige » et de simple constat « d’être à la mode ». En outre, le discours des journalistes et professionnels de la presse se caractérise parfois par une ambiguïté et une contradiction. D'une part, ils pensent que ces objets numériques ne peuvent être que bénéfiques pour les rédactions, mais en même temps ils sont méfiants, quant à la production et la diffusion des informations fausses et des rumeurs, et quant aux usages et aux effets pervers de ces outils sur l'avenir de leur métier.

Nous avons essayé de présenter dans cet article les principaux résultats de notre enquête. Cependant, cette étude comporte certaines limites : la faible généralisation des résultats du fait que notre échantillon s'avère insuffisant pour pouvoir avancer des résultats généralisables sur cette problématique. Il nous semblerait ainsi plus fécond d'approfondir cette question et d'élargir l'échantillon sur l'ensemble des journalistes et médias tunisiens. Il serait intéressant, d'étudier ces résultats dans un contexte extra-tunisien, par exemple, dans un environnement maghrébin qui prendrait en considération l'ensemble des journalistes des pays du Maghreb. Nous pensons qu'il serait pertinent d'analyser, dans une étude qualitative ultérieure, les non-usages des objets technologiques et de déceler les représentations qui en découlent.