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AliHealthCode : entre surveillance et sécurité, les représentations sociales des citoyens d’Hangzhou AliHealthCode: between surveillance and security, the social representations of Hangzhou citizens

Françoise Paquienséguy 
et Miao He 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4521

Le numérique et ses technologies sont intrinsèques de nos actions sociales, telle « une invasion barbare » (Beaudichon et al., 2014) dont nous aurions été victimes ou telles de nouvelles liaisons particulièrement ambiguës que nous aurions nouées (Casilli, 2010). Dans le contexte particulier de la Covid-19 et de la mégapole de Hangzhou, cet article questionne les représentations des utilisateurs de l’application AliHealthCode, destinée à afficher l’état de santé du propriétaire du smartphone via un QR code. Développée par un industriel glocal, Alibaba, l’application a un positionnement complexe qui souligne l’ambivalence des représentations entre sécurité et surveillance. A partir d’une étude quantitative (N =4190) conduite en ligne pendant deux mois, cet article traite des craintes des urbains de Hangzhou, de leurs attentes en termes de lutte contre l’épidémie et fait en conclusion la double hypothèse 1/ qu’AliHealthCode produit par un géant industriel, soutenu par le gouvernement central et très utilisé, relève du pharmakon (Stiegler, 2014) qui accompagne une société de surveillance, « non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée » (Deleuze ; 1990) et 2/ qu’en l’absence de traitement préventif ou de vaccin pendant la première vague, le digital a remplacé le médical.

Digital and its technologies are intrinsic to our social actions, such as « a barbaric invasion » (Beaudichon et al., 2014) from which we would have been victims or as new particularly “ambiguous links” that we would have forged (Casilli, 2010). In the particular context of Covid-19 and in Hangzhou megacity, this paper studies the representations of users of the AliHealthCode app, intended to display health status of the smartphone owner with a QR code. Developed by a glocal firm, Alibaba, it has a complex positioning that underlines the ambivalence of representations between security and control. Based on a quantitative study (N =4190) conducted online for two months, this paper deals with fears of Hangzhou’s urbans, their expectations in terms of fight against the epidemic and formulates in conclusion the double hypothesis 1/ that AliHealthCode produced by an giant firm, supported by the central government and very used, falls within the pharmakon (Stiegler, 2014) which accompanies a society of surveillance « no longer by confinement, but by continuous control and instant communication » (Deleuze ; 1990) and 2/ that in absence of preventive treatment during the first wave, digital has replaced medical.

Sommaire

Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

Arruabarrena, B. (2016) https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01694020v2, consulté le 9 décembre 2020.

Dans son article intitulé « Le rêve chinois entre imaginaire social et slogan politique », Yun Wang (2014) montre bien l’imbrication forte et instable selon lui du « renouveau des Chinois » (Wang, 2014, 102), promu par le Président Xi Jinping et porté par des politiques et programmes de changements conséquents, avec « l’autonomisation de la société en conformité avec les règles formelles de socialisation » qui en découle (idem.) Le développement des réseaux et applications numériques à l’échelle chinoise participe à ce renouveau, comme les préoccupations individuelles à peine émergentes, telles celles liées au self-quantified1.

Cet imaginaire social « est à comprendre à travers l’analyse des membres, des interactions, des relations et des circonstances de la situation présente. » (Wang, 2014, 109) C’est pourquoi la crise sanitaire de la Covid-19 semble être un moment privilégié pour étudier les représentations collectives des habitants de la ville de Hangzhou à propos de l’application AliHealthCode, destinée à afficher l’état de santé du propriétaire du smartphone via un QR code vert, orange ou rouge. Le contexte de crise questionne les représentations, à partir de l’expérience vécue qui a ici un caractère pour le moins exceptionnel et pour le plus traumatisant (Lipovetsky, 2003, 85-87), d’une « société d’exposition » (Harcourt, 2020) que cette expérience inédite du partage du QR code renforce et révèle. S’intéresser à une technologie ambivalente de protection et de contrôle a pour intérêt premier d’étudier deux caractéristiques fortes de la thématique de ce dossier d’Interfaces Numériques : le lien entre les représentations du numérique et les théorisations sur le numérique, et la prégnance des imaginaires sociaux ou collectifs dans ces représentations.

C’est pourquoi nous saisissons la pandémie comme un moment particulier, de questionnement personnel et de réinvestissement social, à la fois individuel et collectif, projeté sur les représentations du smartphone et de ses applications. Le smartphone est si familier et indispensable aux urbains de Hangzhou depuis presque 10 ans maintenant, mais l’intérêt portera ici sur AliHealthCode, rebaptisée AliCode par les utilisateurs. Cette application a un positionnement complexe, et soulève tout à la fois la thématique de la société de surveillance, celle de l’engagement citoyen, et celle de la présence du numérique dans la régulation de la vie sociale en temps ordinaire, et en temps de crise dans le cas présent. Elle a été développée par un industriel glocal (Wang, Doan, 2018), Alibaba, géant de la data puissamment soutenu par le gouvernement central.

2. Le numérique au cœur de la vie et de la ville

Note de bas de page 2 :

Augmentation de 5 % pour les ruraux et 6,2 % pour les urbains en 2019 selon les données officielles du Bureau d’État des statistiques (http://french.xinhuanet.com/2020-01/17/c_138713043.htm.

Note de bas de page 3 :

Cette classe sociale s’approche de la classe créative de Florida, qui semble d’ailleurs prendre vie avec ces urbains éduqués jeunes.

Le numérique est la pièce centrale de la modernisation rapide et majeure mise en œuvre par la République Populaire de Chine depuis le début du millénaire (Huang, Riou, 2015). Cette mutation s’appuie surtout sur l’industrie logicielle : software et applications (Henriot, 2018, 72) et ses usages via le smartphone pour soutenir une transformation industrielle radicale vers l’industrie 4.0, qui doit porter le passage du Made in China au Created in China, autrement dit « innover plutôt que copier » (Keane, 2007, 5), tous secteurs confondus. Les stratégies de soutien aux industries du numérique (Arsène, 2011 ; Arsène, 2020a ; Jiang, 2012) et aux dix villes pilotes en termes de technologies avancées de l’information et de la communication (Tic, cloud, smart city, IA, etc.) portent leurs fruits (Douay, Henriot, 2016 ; Wu et al. 2018) et tout particulièrement dans deux villes, celle de Shenzhen alliée à Tencent et celle de Hangzhou, siège social d’Alibaba. En à peine vingt ans les applications numériques de ces deux acteurs sont devenues incontournables dans la vie quotidienne des urbains. En effet, le secteur des technologies de l’information et de la communication a beaucoup progressé (de 8,2 % en 2018, de 9,6 % en 2019 selon Fitch Solutions) car l’augmentation régulière des revenus2 d’une partie de la population3 engendre un équipement et une consommation en croissance continue. D’ailleurs les politiques publiques de soutien au développement accéléré du numérique et des Tic visent, pour les trois prochaines années, à la fois à répondre à cette demande intérieure et à positionner la Chine comme leader dans la Région Asie au regard de ses concurrents japonais et sud-coréens ; « le secteur des Tic [est désigné] comme crucial pour sa prochaine étape de développement économique » (Huang et Riou, 2016, 4). Le numérique et ses technologies entraînent donc équipements, usages et représentations principalement auprès des individus privés et de la jeunesse (Frenkiel et Wang, 2017, 15-21). En effet, le gouvernement central a soutenu et accompagné le développement des Tic pour construire un espace public numérique sous contrôle (Chang et Ren, 2018 ; Huang et Wang, 2019), mais si les enjeux d’une société de surveillance sont bien présents, ceux d’un renouveau de la Chine à afficher en Asie et au-delà le sont tout autant.

Depuis deux décennies, le Parti Communiste Chinois (PCC) positionne en effet progressivement et massivement le numérique comme un des leviers, voire « le » levier du développement économique de la Chine (Creemers, 2020 ; Wang, 2017), de la prospérité des jeunes urbains - catégorie de citoyens motrice de cette nouvelle économie (Henriot, 2018 ; Curien 2014), de la transformation de la production chinoise intégrant conception/design et propriété intellectuelle en écho aux industries créatives (Keane, 2007), et enfin levier d’une certaine transition écologique (René, 2019). Concrètement, le numérique, ainsi promu à marche forcée, comprend donc l’univers de la data, (surtout des Big Data, des clouds et de l’IA), l’univers des technologies de l’information et de la communication (au sens anglo-saxon d’ICT incluant équipements, services et applications) et l’écosystème des smart cities ou des quartiers intelligents (développés selon des plans nationaux ou locaux).

L’usage du numérique est ici à la fois massif et très avancé dans les pratiques quotidiennes, surtout à Hangzhou, ville de plus de 10 millions d’habitants qui sert de terrain d’expérimentations aux développements et produits d’Ali Group depuis plus de 20 ans (Du et ali, 2013 ; Iraklis, 2019 ; Wei et Gao, 2017).

3. Le déploiement d’AliHealthCode

Note de bas de page 4 :

Voir le récit du développement de l’application par Yun Xi, publié le 3 avril 2020, ingénieur public à l’interface de la ville et d’Alibaba https://mp.weixin.qq.com/s/AVYGDAkr-vYNNo5K7srdcQ consulté le 21 juillet 2020.

Note de bas de page 5 :

Un peu comme lorsqu’on se connecte à une application avec Facebook ou Google

Fondé en 1999, Alibaba Group a d’abord été un géant de l’Internet, puis des plateformes de e-commerces B2B (Paquienséguy et Miao, 2018) et enfin aujourd’hui de la data et de l’IA, soutenu de longue date par les plans nationaux et le gouvernement local de la ville d’Hangzhou, ce qui explique en partie sa réactivité à proposer AliHealthCode aux urbains dès le 11 février 2020, suite à l’injonction du gouvernement local. La santé était déjà au centre de ses préoccupations technologiques et économiques avant la pandémie de la Covid-194 et les mesures de contrôles sanitaires qu’elle a engendrées. Développée en quelques semaines au sein d’Alibaba Group par les branches Alipay et Alibaba Cloud, l’application AliHealthCode est disponible via deux autres applications5 très utilisées en Chine : Wechat et AliPay. Le QR Code est généré et coloré par l’administration locale sur la base du recueil et de l’analyse des informations personnelles déjà disponibles via la carte d’identité, des informations liées aux déplacements et des informations fournies par l’individu (contacts, symptômes, etc.). En fait, le gouvernement municipal de Hangzhou a relié dès janvier 2020 le recueil de ces informations à son propre contrôle du réseau urbain, dans le cadre du programme "Hangzhou Health". Ce programme a permis de cumuler les informations spécifiques à la Covid-19 avec celles récoltées en permanence par le gouvernement local sur les agissements des citoyens. Cette mesure avait un double effet : permettre à la population d’éviter les lieux de contamination avant la mise en place du confinement le 4 février 2020, et améliorer l’efficacité de la gouvernance locale dans la gestion de l’épidémie. Avec l’aide d’un think tank d’urgence composé d’ingénieurs de la ville et d’Alibaba, ce programme a été consolidé et pensé de façon générique, pour devenir l’application AliHealthCode, réplicable dans tout environnement urbain chinois.

Note de bas de page 6 :

Alipay et AliCloud ont fourni le code source de l’application à plus de 200 villes dans 11 provinces parmi lesquelles Zhejiang, Hainan, Sichuan, Chongqing, Shanghai, Beijing, Tianjin, Shanxi, Hubei, Yunnan et Guizhou. De plus, la province de Zhejiang a signé des accords d’échange d’AliCode avec les provinces de Hainan et de Henan, avant que l’application ne soit également disponible à Beijing, Tianjin et Hebei.

Note de bas de page 7 :

Déclaration du gouverneur de Hangzhou sur le site web officiel de la ville http://www.ehangzhou.gov.cn/ consulté le 8 avril 2020

Note de bas de page 8 :

https://www.alihealth.cn/ consulté le 30 mars 2020

Elle a donc d’abord été mise en œuvre à Hangzhou le 11 février 2020, avant d’être déclinée dans plus de 200 villes chinoises6 à partir du 16 février, jusqu’à être déployée à Macao le 3 mai 2020. Son utilisation a alors été décrétée obligatoire par les gouvernements locaux pour l’accès à la mobilité urbaine et interurbaine (pour les lieux non confinés) ; pour l’accès aux agences gouvernementales ainsi qu’à tous les lieux publics ouverts tels que centres commerciaux, supermarchés, métros, commerces financiers, établissements médicaux et de santé, etc. L’argument majeur avancé par le gouvernement de Hangzhou montre bien deux facettes en présence car AliCode est présenté comme « un mécanisme de gestion et de mesures de soutien pendant la période de prévention et de contrôle de l’épidémie7 ». Au plus fort de celle-ci (12 mars 2020) selon le PCC8, AliCode comptait 390 millions d’utilisateurs actifs dans l’ensemble des villes de son déploiement.

Note de bas de page 9 :

L’enquête du China Youth Daily publiée le 24 juillet 2019 annonce que « 77,8 % des sondés utilisent essentiellement les applications de réseaux sociaux telles que WeChat ou Weibo ; 84,7 % des personnes sondées passent en moyenne plus de 3 heures par jour sur leur portable, ce qui représente près de 45 jours par an les yeux rivés sur le petit écran ; 2,3 % des sondés passent 12h par jour sur leur portable » http://www.chine-info.com/french/Rs/here/20190724/326718.html, consulté le 9 décembre 2020

Note de bas de page 10 :

http://doctor2U.my, consulté le 17 septembre 2020, application d’abord déployée en Malaisie.

Paraît donc avérée9 (encouragée et soutenue par le PCC qui y voit un moyen de contrôle supplémentaire et invisible), la dépendance des urbains à utiliser les applications et services d’Alibaba, ou de Tencent. Ces e-services proposent une gestion de la quasi-totalité des affaires courantes (payer, réserver, acquitter des factures d’eau ou d’électricité, s’inscrire, etc…). Leurs applications rendent central et indispensable l’usage du smartphone (Xia, 2019, 6-11), et entretiennent une confiance dans l’objet pour les industriels de référence. Cette dépendance a déjà fait l’objet de plusieurs études (Hu, 2012 ; Huand et Xiao, 2012 ; Paquienséguy et Miao, 2019) qui soulignent que 98 % de la population utilisent le smartphone plus de 5 heures par jour ; il occupe une place inégalée dans les interactions sociales quotidiennes. Ensuite, la présence d’AliHealth, portail santé lancé en 2015, se décline aujourd’hui avec plusieurs applications dont la célèbre « Doctor2U10 ». Le recours à AliCode s’inscrit donc dans une double généalogie d’usages : le smartphone avec ses applications et celles liées à la santé. Rappelons en effet qu’AliCode est accessible à partir des deux applications les plus utilisées, après les réseaux sociaux Wechat et Weibo, nommées Alipay et WechatPay de Tencent.

4. Méthodologie

Note de bas de page 11 :

Sur la base du volontariat une cinquantaine d’enseignants, d’étudiants et de proches ont diffusé le questionnaire, la viralité de Wechat a fait le reste.

Note de bas de page 12 :

1430 réponses ont été éliminées car les répondants avaient déclaré ne pas habiter, étudier ou travailler à Hangzhou.

Dès les premières semaines d’utilisation de l’application, He Miao, maîtresse de conférences à la Zhejiang Sci-Tech University a déposé auprès du Gouvernement de la ville de Hangzhou une demande officielle pour conduire une enquête en ligne à propos des attentes et des craintes de la population liées à cette application. L’autorisation accordée, sans modification des questions soumises, l’enquête a été disponible en ligne du 1er mai au 30 juin 2020 sur la partie publique du portail de la Zhejiang Sci-Tech University et sur plusieurs comptes Wechat11. Le questionnaire a recueilli 5620 réponses, spontanées puisqu’aucun participant potentiel n’a été directement contacté ou encouragé à y répondre, dont 419012 ont été exploitables.

Note de bas de page 13 :

Disponible en mandarin sur demande aux auteurs

Conduite avec le logiciel de sondage en ligne WJX, l’enquête de terrain comporte plusieurs volets qui caractérisent l’expérience vécue par les répondants et leurs représentations d’AliCode. Le premier volet prend en compte le fait que l’application soit développée par un industriel déjà très présent dans la vie quotidienne des urbains de Hangzhou (Brasseul, Lavard-Meyer 2016, He 2019), et que les Tic soient totalement intégrées au quotidien dans la smart city (Henriot, 2018). Le deuxième volet intègre le degré de confiance et de sécurité-crainte qu’elle entraîne au regard de la santé et de la mobilité (Licoppe, 2013). Le troisième volet s’intéresse au libre partage qu’elle génère, puisque l’affichage et le partage spontané du QR code individuel (vert, orange ou rouge) sur les réseaux sociaux sont monnaie courante. Le questionnaire13 couvre donc trois thèmes en vingt questions : individu et technologies numériques ; AliCode et prévention ; épidémie et données personnelles.

5. Des répondants caractéristiques de l’urbain contemporain chinois

Note de bas de page 14 :

A propos du genre, le choix « autre » ou « neutre » n’était pas recevable dans un questionnaire soutenu par l’université et le gouvernement local.

Note de bas de page 15 :

Selon la base de données de l’ONU http://data.un.org/Data.aspx?d=SNA&f=group_code%3a302, consultée le 26 août 2020.

39,62 % des répondants retenus sont des hommes et 60,38 % des femmes14 ; les deux tranches d’âges les plus représentées sont les 18-25 ans (32,46 %) et les 26-35 ans (33,65 %). La plupart des répondants ont un niveau d’études égal à la licence (56,56 %) ou au master (16,23 %). Ils occupent des postes de cadre (12,65 %), d’employés ou chef de bureau d’organismes d’état (33,89 %), de salariés dans des entreprises privées (16,95 %) ou sont encore étudiants (21 %). L’ensemble de ces marqueurs correspond au profil type de ces nouveaux urbains15 dont le pouvoir d’achat est significatif, puisque 36,75 % d’entre eux gagnent mensuellement entre 5000 CNY (613 €) et 10000 CNY (2227 €) et 26,01 % plus de 10000 CNY ; ils se situent presque tous au-dessus du salaire moyen qui est en 2020 de 5600 CNY (688 €). Enfin, 4180 (99,76 %) répondants ont déclaré connaître l’application Hangzhou AliHealthCode et 4100 (97,85 %) et l’utiliser au moment de l’enquête.

Ces caractéristiques les inscrivent dans le profil type de ces nouveaux urbains jeunes et éduqués, parfois encore étudiants, dont la plupart occupent des postes à responsabilités dans de grosses entreprises ou des administrations. Ce sont de très grands consommateurs d’applications et de services liés au smartphone et aux objets connectés. Pour eux, utiliser AliCode revient aussi tout simplement à utiliser une nouvelle application spécifique à une action donnée qui place AliHealthCode dans une généalogie d’usage incontestable d’un mode de vie hyperconnecté.

Dans le contexte de la Covid-19 les répondants connaissent bien les possibilités et modalités d’information et de suivi disponibles et les cumulent.

Tableau 1. Moyens disponibles d’information et de suivi de la Covid-19

Note de bas de page 16 :

Permettant par exemple d’informer d’une localisation dans une zone à risque.

Option

Sous-total

 %

1

Hangzhou AliHealthCode

4180

99.76 %

2

SMS de suivi personnel16

2070

49.4 %

3

Bracelet connecté

2730

65.16 %

4

Robot de recherche d’information

240

5.73 %

5

Service public et plateforme de gestion Covid-19 dans la province du Zhejiang

1450

34.61 %

6

Rapport quotidien d’épidémie de Tencent

1320

31.5 %

7

Alerte du gouvernement local par SMS

1930

46.06 %

8

Groupe Wechat

1440

34.37 %

9

Autres

150

3.58 %

Fournie par des acteurs différents, chaque option apporte des informations ou des services supplémentaires qui complètent les informations issues du quantified-self (Option 3), du tissu social personnel lié à l’individu (Opt. 8), liées à sa localisation dans une zone à risque ou pas (Opt. 2, 5, 7) ou reliées à une vue globale de l’épidémie dans la métropole (Opt. 1, 7), la province (Opt. 4, 5, 7) ou le pays (Opt. 6). Ainsi les services numériques sont-ils présents de l’échelle individuelle, qui appartient au phénomène d’individualisation porté par les « milléniums » (Yan, 2020, 492), à l’échelle nationale centralisante. De plus, ils sont fournis par les trois plus grands acteurs du numérique en Chine : l’État (central ou local), Tencent et Alibaba qui renforcent leur taux de pénétration.

Note de bas de page 17 :

1,2 milliards d’utilisateurs chinois au deuxième trimestre 2020. Source : https://www.statista.com/statistics/255778/number-of-active-wechat-messenger-accounts/ consulté le 26 août 2020

Note de bas de page 18 :

900 millions d’utilisateurs chinois en avril 2020. Source : https://expandedramblings.com/index.php/alipay-statistics/ consulté le 26 août 2020

Note de bas de page 19 :

https://www.statista.com/statistics/663464/alibaba-cumulative-active-mobile-users-taobao-tmall/ consulté le 26 août 2020

Note de bas de page 20 :

Communiqué du gouvernement local en date du 11/02/2020 : « Afin d’utiliser l’autonomisation numérique pour renforcer la prévention et le contrôle de l’épidémie, nous fournirons des services de surveillance de la santé pour le grand public pour faciliter les déplacements de chacun. À partir d’aujourd’hui, la ville a adopté la mesure "Hangzhou AliCode". Le grand public et les personnes qui ont l’intention d’entrer dans Hangzhou peuvent se déclarer en ligne eux-mêmes. Après avoir passé l’examen médical, un code couleur sera généré.
Hangzhou AliCode implémente la gestion dynamique en trois couleurs : ceux qui affichent le code vert peuvent passer dans et hors de Hangzhou en scannant le code ; ceux qui affichent le code rouge doivent mettre en œuvre un confinement de 14 jours, après que le bilan de santé a été déclaré normal pendant 14 jours consécutifs, le code passera au vert ; si le code jaune est affiché, l’isolement est de 7 jours, et le code deviendra vert si le bilan de santé est déclaré normal pendant les 7 jours. Nous espérons que les amis, les travailleurs et le grand public qui ont l’intention d’entrer dans Hangzhou soutiendront et coopéreront activement. » [Traduction des (...)

Autrement dit, le contexte technologico-économique de déploiement d’AliCode et des applications ou services qui l’accompagnent ne déroge en rien à celui du déploiement des outils et services numériques antérieurs à visée sociale (réseaux sociaux, web-tv, localisation, etc.) ou économique (systèmes de paiement, B2B et e-commerce). Le rattachement d’AliCode à deux applications phares (WechatPay17 et Alipay18) facilite ou banalise encore son appropriation qui s’inscrit dans une généalogie d’usage avérée depuis les années 2000 (846 millions d’utilisateurs des applications d’Alibaba en juin 2020, contre 721 millions en juin 2019 et 681 en juin 201819). Par ailleurs, le contexte politique est en quelque sorte banal également puisqu’AliCode est promu et imposé par les autorités locales20 dès le 11 février 2020 à Hangzhou, comme bien d’autres dispositifs numériques de contrôle des citoyens.

6. AliCode : un outil supplémentaire de contrôle et de captation des données par l’État

Note de bas de page 21 :

A Hangzhou, ce dispositif surveille 420 km2 et 1300 feux tricolores à partir de 4500 caméras, il optimise le trafic routier de manière autonome. Couplé aux outils de reconnaissance faciale, il sait également, par exemple, identifier les piétons, déterminer leur âge à partir de leurs données personnelles et adapter la durée du feu rouge à leur pas (ralenti pour un sénior), ou bien renseigner les bases de données du système de crédit social.

L’attrait des villes pilotes Internet, comme Hangzhou ou Shenzhen par exemple, pour cette nouvelle classe sociale urbaine économiquement à l’aise renforce à la fois leurs usages et leurs craintes au regard des Tic, clouds et smartgrid. Ces urbains ne sont pas dupes, encore moins ceux de Hangzhou qui subissent déjà le « ET-Citybrain »21, dispositif numérique qui gère la mobilité urbaine et abonde les bases de données du gouvernement en lien avec la reconnaissance faciale et le crédit social. Autrement dit, dans une certaine mesure, et ici en situation de crise, les Tic numériques (TICN) sont bien perçues comme un outil à double tranchant : utiles, rassurantes (90,45 %) et opaques, dangereuses (65,63 %) pour les données personnelles et de façon plus large pour la liberté personnelle. Les réponses à deux questions distinctes soulignent cette ambiguïté : 98,57 % pensent que l’acteur public doit protéger leurs données personnelles, mais 97,67 % doutent qu’il le fasse.

Note de bas de page 22 :

L’accession à la propriété individuelle en ville, autorisée uniquement depuis 2007, est un des marqueurs de la réussite économico-sociale de cette classe sociale des 26-35 ans éduqués et avec un bon salaire. Cf. Vorms Bernard, « Chine : l'immobilier avant le logement », Informations sociales, 2014/5 (n° 185), p. 72-79.

Note de bas de page 23 :

Traduite du mandarin, la question était très exactement ainsi posée : « Dans quelle mesure êtes-vous d’accord avec l’affirmation suivante : le gouvernement a renforcé sa surveillance des citoyens avec AliCode » (tout à fait d’accord 21,72 %, d’accord 54,89 %, en désaccord 18,14 %, en total désaccord 5,25 %).

La méfiance des répondants s’applique en fait à deux registres : l’action publique et celle des industriels. Les liens qui les unissent en termes de transferts de données ou d’absence de confidentialité inquiètent les répondants sur plusieurs points : leur situation patrimoniale (93,79 %)22 ; la situation professionnelle des membres de leur famille (39,38 %) et leur adresse personnelle (36,99 %). Si les réserves sont présentes et nombreuses pour la plupart des questions sur la thématique de la captation des données, il faut rappeler qu’il ne s’agit justement pas ici vraiment ou seulement d’une exploitation des données à des fins commerciales mais également à des fins de contrôle (a minima des déplacements) et de suivi du comportement social de l’individu. En effet, AliCode n’est qu’une application supplémentaire, reliée à un dispositif technique fait de Big Data, de clouds et d’IA inaccessibles à la population. En témoigne le fait que pour 71,60 % des répondants l’utilisation d’AliCode ne vient pas perturber la vie quotidienne, elle s’inscrit dans un contexte d’hyperconnexion et de captation des données finalement habituel que la lutte contre l’épidémie légitime, puisque parmi ceux qui répondent positivement à la question d’une surveillance accrue23 via l’application (76,61 %), 98,25 % déclarent l’utiliser et l’accepter, principalement au bénéfice de leur propre santé et de celle de leurs proches (95,78 %).

Les représentations de la majorité des utilisateurs d’AliCode interrogés ne dérogent pas à celles des utilisations des autres applications ou objets connectés (Li et Trisha, 2016). Elles portent à la fois les traces d’un comportement individualiste émergeant en Chine, finalement souvent tranché, couplé à un engagement social conforme aux attentes sociétales.

7. AliCode : un outil du dispositif de lutte et de prévention de l’épidémie utile et rassurant.

Note de bas de page 24 :

Statistiques du site officiel de la province : ezheijiang.gouv.cn consulté le 1er avril 2020

Note de bas de page 25 :

1er trimestre 2020, https://coronavirus.politologue.com/ consulté le 8 décembre 2020

Non pas a contrario, mais en complémentarité des craintes avouées, les répondants perçoivent l’application comme une preuve d’un gouvernement actif à maîtriser l’épidémie (96,66 %) ; comme un outil de lutte contre la propagation virale (94,28 %) ; sans être pour autant un simple outil numérique supplémentaire (53,70 %) qui s’inscrirait dans des usages ritualisés (Maffesoli, 1985). Autrement dit, la différence se fait ici entre les applications numériques habituellement les plus utilisées, que ce soit par l’internaute – comme Alipay par exemple - ou par la smart city, et une application de mesure et de contrôle majoritairement perçue comme utile et opérationnelle. Alors qu’elle a été utilisée par plus 90 % de la population de la Province du Zhejiang au 24 février 202024, elle n’est pas banalisée par sa nature numérique mais singularisée par sa nature protectrice ou salvatrice (98,2 % de QR codes verts à la même date). Sur les trois mois de l’épidémie les plus critiques25 en Chine, les représentations autour d’AliCode engendrent « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989). La visée pratique pèse lourdement puisque seul un QR Code vert autorise à quitter son logement, et à mettre ses proches à l’abri par le partage de l’information. 66,53 % des répondants déclarent accepter la couleur de code et la partager quelle qu’elle soit avec pour bénéfice symbolique attendu une protection personnelle et altruiste.

Note de bas de page 26 :

Rappelons qu’en couplant géolocalisation et partage public du QR Code, un smartphone connecté signale les QR oranges ou rouges à proximité.

Note de bas de page 27 :

Partageant le logement

La réalisation commune en construction au début de l’épidémie s’établit d’abord sur un renseignement généralisé et spontané des données nourrissant AliCode. Les répondants déclarent : accepter de relever leurs activités sur 14 jours glissants pour générer un QR code le plus fiable possible (88,54 %) ; accepter de se géolocaliser en permanence toujours sur 14 jours glissants afin d’obtenir une situation exacte de l’épidémie26 dans leur périmètre habituel (88,55 %) ; être prêt à rendre leur santé publique pour combattre l’épidémie (86,88 %). Bien entendu ces comportements et les représentations qui les accompagnent ne peuvent pas être détachés de la vision sociétale des répondants (dont 2,39 % sont membres du parti et 26,73 % de la ligue de la Jeunesse Communiste). Ils disent : vouloir bâtir et vivre [dans] une société ordonnée, régulée, respectueuse des lois et de l’intérêt commun, soudée pour endiguer l’épidémie (94,99 %) et lutter contre les trafics de masques par exemple (90,45 %). Ils adhèrent à une vision sociétale globale puisque en cas de conflit entre liberté personnelle et travail de prévention de l’épidémie, ils font du travail de prévention une priorité (94,75 %), et acceptent également de partager leurs données personnelles liées à la Covid-19 pour enrichir une base de données de santé publique (88,31 %). Encore plus en cas de crise, la société chinoise valorise et récompense un individu très social (Rocca, 2010, 72) qui contribue à sa stabilité (Arsène, 2020a, 60) comme à son bon fonctionnement, policé. Cependant, la grande majorité des répondants (83,77 %) et surtout les 26-35 ans (62, 97 %) espèrent surtout mieux se protéger et protéger leurs proches immédiats27 à partir des informations traitées par AliCode, voire éviter les contaminations.

Note de bas de page 28 :

Traduction littérale de la formulation en mandarin, conforme au vocabulaire du PCC à propos du crédit social, [Traduction des auteurs].

L’application porte à la fois l’action publique, celle de l’industriel, et celle du citoyen ; son efficacité résulte des trois contributions. Elle concrétise à la fois les dispositifs de lutte et de prévention puisqu’elle conditionne l’accès à tout déplacement ou sortie, et rassure l’individu pour lui-même et ses proches car 98,77 % des répondants disent se sentir plus en sécurité grâce à AliCode. Un glissement supplémentaire s’opère vers l’individualisation de ce dispositif teinté de civisme, dès lors que l’individu s’approprie son QR code pour le partager sur les réseaux sociaux, témoignant de sa bonne santé avec un QR code vert (82,36 %) ou de son engagement social28 en cas de QR code orange ou rouge (76,13 %).

8. Conclusion : quand le digital remplace le médical

Une pandémie et la contagion qui la propage se perçoivent comme un événement extraordinaire et dramatique accompagné de peurs et de rumeurs (Fabre, 1998, 27) qu’avis médicaux, croyances ou imaginaires soulagent ou amplifient (Idem, 29). Deux traits retiennent alors l’attention : 1/le numérique comme pharmakon contemporain, tel que le pensait Stiegler car le terme porte l’ambivalence (poison/soin) déjà évoquée ; 2/l’épidémie comme opportunité de l’installer ou l’instiller plus encore comme un code culturel, une norme sociale indispensable aux relations sociales à venir, par l’extériorisation de la technique (Leroi-Gourhan, 1973) que souligne le partage spontané du QR code, même rouge.

« En structurant un système de convenances à respecter, les codes culturels ont façonné l’idée de conscience de soi à travers l’impératif de santé. Dans l’idéal du bien-être individuel, le mal physique ou métaphysique n’a plus sa place. Le savoir médical est venu légitimer après coup cette vision du monde dont lui-même est tributaire. » (Fabre, 1998, 28)

Le savoir, ou ici plutôt les informations médicales, sont matérialisées par et dans AliCode, seul outil d’action au cœur de l’épidémie. Comme le soulignait Stiegler (2014, 15) le processus pharmacologique « est toujours producteur de toxicité, et faute de mesures thérapeutiques – qui consistent en lois, éducations, disciplines, techniques de soi, etc.-, il engendre nécessairement plus de maux que de bienfaits. » Pendant notre enquête, non seulement la médecine était incapable de proposer une solution curative à court terme, mais l’alliance des acteurs publics et industriels d’AliCode a mis en place ce dispositif technique par des lois, un appel à la discipline et un self-quantified généralisé. Autrement dit, la toxicité est assumée par les gouvernements locaux avec le soutien du gouvernement central (Arsène, 2020b). Pour Stiegler, l’appareil symbolique qui accompagne le pharmakon n’est pas un processus cognitif individuel mais « se situe dans la société » (Ibid., 21) dont les représentations en termes de comportement social, d’adhésion, et de mimétisme sont ici extrêmement fortes. Trois niveaux de représentations s’entrelacent autour d’AliCode : sociales, celles du numérique comme levier d’une réussite économique et instrument d’un contrôle généralisé (puisque les répondants semblent éclairés à ce sujet) ; identitaires, celles d’un numérique salvateur ou protecteur via l’application AliCode et ses services connexes (puisque les répondants s’y réfèrent et se l’approprient) ; cognitives, celles du comportement social attendu (puisque les répondants cherchent à y souscrire). Cependant, l’interprétation reste difficile entre la peur de la contamination et celle du contrôle social.

Défaillant à trouver une solution curative à court terme, le savoir médical s’est vu remplacé par le savoir digital ! La curation des données personnelles, un nouveau système de soins ?