Intelligences végétales, entre agro-écologie et agriculture numérique

Sylvie Pouteau 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4149

L’intelligence des plantes met l’intelligence artificielle au défi de répondre de façon adaptée aux enjeux de la transition écologique et du changement climatique. L’approche éthico-biologique adoptée ici considère la portée d’une redéfinition de la vie végétale entre « dignification » subjective et conditionnement numérique. L’intelligence des plantes suppose qu’on leur reconnaisse une capacité à poursuivre leurs propres fins, et donc une entéléchie. Elle en appelle à notre propre intelligence pour interpréter avec précision la cohérence organisée et orientée des mouvements morphiques de métamorphose. Ce qui ne peut être calculé exige notre participation dans de nouvelles pratiques éthico-esthétiques où la relation avec les plantes représente une forme d’écosophie indispensable au déploiement de l’agro-écologie.

Plant intelligence challenges artificial intelligence to respond appropriately to the issues of ecological transition and climate change. The ethical-biological approach adopted here considers the scope of a redefinition of plant life between subjective “dignification” and digital conditioning. The intelligence of plants presupposes that they are recognized as having an ability to pursue their own ends, and thus possess an entelechy. It compels our own intelligence to interpret precisely the organized and oriented coherence of morphic metamorphosis movements. What cannot be calculated requires our participation in new ethical-aesthetic practices where the relationship with plants represents a form of ecosophy indispensable for the deployment of agro-ecology.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

L’intelligence des plantes a fait une percée médiatique spectaculaire au cours des dernières années (Mancuso et Viola, 2018). Cet engouement nouveau s’accompagne toutefois d’une certaine ambivalence : pourquoi prêter une intelligence à des êtres dont beaucoup de facultés remarquables sont connues depuis déjà des décennies, voire des siècles, mais qui n’en restaient pas moins relégués au rang de matériaux conditionnés par leur environnement ? Sous les apparences d’un « subjectivisme » végétal, de quelle réalité l’intelligence soudainement attribuée aux plantes est-elle le nom ? L’oxymore « intelligence naturellement artificielle » utilisé dans cette annonce d’art contemporain peut nous mettre sur la voie :

Note de bas de page 1 :

Exposition UN/GREEN , Lavtian National Museum of Art, Riga, Lettonie, 6 juillet- 22 septembre 2019

« … l’exposition Un/Green… vise à déverdir le Vert, à reconnecter de manière écosystémique des attitudes post-humaines, et à découvrir et déployer des « Intelligences Naturellement Artificielles »1. »

La référence explicite à l’intelligence artificielle (IA) semble ici s’imposer comme s’il s’agissait du fond commun à toute forme d’intelligence. L’élargissement du cercle de l’intelligence aux plantes signifierait-il que c’est en fait le statut de l’intelligence elle-même qui s’est modifié ? Plutôt que de revaloriser la vie végétale, s’agit-il de brouiller un peu plus la frontière classique entre nature et artifice ? Comment penser l’agriculture de demain dans un monde où les plantes sont intelligentes ? À quelle ontologie et quelle éthique de la plante est-elle rapportée ?

Ma recherche à la lisière entre biologie et philosophie porte sur les points de blocage qui freinent l’avancée d’une éthique pour les plantes. Elle montre que la plante, aussi familière soit-elle dans notre quotidien, n’a en réalité fait son entrée en science que par la porte de l’animalité (Pouteau, 2014 ; 2018). Elle ne possède donc pas encore sa propre sémantique scientifique ni éthique. L’intelligence attribuée aux plantes me semble ressortir de cette difficulté et je voudrais dans cette étude examiner la façon dont l’IA permet de mettre en tension différentes perceptions des êtres végétaux et différentes composantes éthiques à prendre en compte.

2. Dignifier les plantes, entre subjectivité et subjectivisme

La réflexion sur le statut éthique des plantes précède d’une dizaine d’années la percée médiatique de l’intelligence des plantes (Trewavas, 2003). Elle s’affirme à partir d’un autre type de considérations qui sont relatives à la manipulation génétique. La nation suisse a été la première à introduire cette préoccupation dans sa constitution, qui depuis 1992 exige que soit respectée la « dignité de la créature » chez tous les êtres vivants. L’instruction de cette exigence pour les plantes a donné lieu à un rapport de la Commission fédérale d’Ethique dans le domaine des biotechnologies Non-Humaines (CENH, 2008). En toute logique au vu de son historique, ce rapport ne comporte aucune référence à une intelligence végétale. En revanche, il fait état d’une interrogation sur la sensibilité, un critère fortement mobilisé dans le cas des animaux, mais qui reste controversé pour les plantes.

L’analyse de la CENH procède en fait à partir du biocentrisme, un modèle éthique qui s’appuie sur les sciences de l’évolution. Selon ce modèle, le bien que les plantes possèdent et dont elles jouissent, au même titre que tous les autres êtres vivants, c’est la vie (Taylor, 1981). L’analyse se conclut sur une seule recommandation forte, la prohibition d’actes arbitraires comme la décapitation des fleurs au bord d’une route. Or, aucune activité humaine ne peut être jugée arbitraire, et ce d’autant moins qu’elle est dirigée vers des fins expérimentales ou économiques. La prohibition de l’arbitraire tendrait à nous convaincre qu’il n’y a au contraire aucune limite réelle à opposer à l’instrumentalisation des plantes. Cette première mise à l’épreuve du biocentrisme dans une arène politique a permis de révéler certains de ses angles morts (Pouteau, 2014). Premièrement, le critère de vie ne fait l’objet d’aucune définition consensuelle et reste indéterminé entre substance métaphysique et substance matérielle. Deuxièmement, le critère d’unification du monde vivant n’est pas la vie, mais la matière organique qui le compose et le rend assimilable au modèle animal. Etre en vie signifie être en vie comme un animal, en sorte qu’à l’intérieur du biocentrisme la cause végétale reste inféodée à l’animalité comme forme de pensée et ne peut progresser significativement.

La valeur de la vie elle-même reste à ce jour une question en suspens. Ce qui fait qu’un être vivant se maintient dans la vie et assure une continuité d’identité organisée dans un contexte hétérogène et changeant met en tension deux façons d’aborder la vie. D’un côté, la vie comme nature naturée : une structure formelle prise dans les dispositions de la matière. De l’autre, la vie comme nature naturante : une énergie à l’oeuvre ou force formatrice en action. On peut se demander si l’attribution d’une intelligence aux plantes ne serait pas une nouvelle tentative pour interpréter cette tension. Désigne-t-elle une substance métaphysique, une énergie « subjective » qui permettrait de dignifier la vie végétale ? Est-elle en mesure de porter plus loin la réflexion engagée par la nation suisse ?

3. L’intelligence végétale entre norme d’appréciation et conditionnement

Note de bas de page 2 :

Les origines de la neurobiologie végétale est en réalité beaucoup plus ancienne (Sheperds, 2012).

La thèse d’une intelligence des plantes propose une synthèse inédite de la vie végétale, en lien étroit avec l’émergence d’une nouvelle discipline, la neurobiologie des plantes (Brenner et al., 2006)2. Elle s’affirme comme un nouveau front de science et revendique la coopération de disciplines différentes allant de la biologie à la philosophie (Calvo, 2011). Comme toute science du végétal depuis les origines au XVIIIe siècle, la neurobiologie végétale prend ses références théoriques dans le modèle animal (Delaporte, 1979). Son argumentation procède essentiellement par analogie à partir des schémas d’interprétation développés par les sciences cognitives et les technologies de l'information et de la communication (Trewavas, 2003 ; Mancuso et Viola, 2018). Bien qu’elle ne dispose pas de structure organique matérielle telle que cerveau ou neurone, la plante émet des signaux de nature similaire à ceux qui interviennent dans la neurotransmission chez les animaux et les êtres humains. Il s’agit notamment de neuromédiateurs chimiques et de réactions de polarisation-dépolarisation bioélectrique. Par analogie, on peut donc supposer que les plantes possèdent une « intelligence minimale » (Calvo, 2011).

Cette thèse a de quoi faire sensation alors que depuis quelques décennies la pensée écologique s’emploie à émanciper la théorie de la valeur de la domination de la raison et du sujet cartésien. D’une part, rien n’empêche de personnifier les entités de la nature pour leur conférer une existence juridique (Stone, 1972 ; Hermitte, 2011). D’autre part, même si la plantes sont dépourvues d’intelligence et d’intention consciente (Feinberg, 1974), elles manifestent à l’évidence des besoins et des intérêts à défendre (Goodpaster, 1978 ; Rolston, 1994). Les plantes deviennent ainsi matière à repenser la subjectivité du sujet : une « subjectivité sans sujet », comme « instance énonciative » dépourvue d’intention, mais pas d’intentionnalité (Pignier, 2018, p. 78) ; voire un « non sujet », figure énigmatique émergeant de la déconstruction du sujet cartésien :

« la subjectivité du sujet de cesse de s’éroder jusqu’à ce que nous atteignions, avec les plantes, le plan des non sujets capables de s’attribuer une valeur. » (Callicot, 1995, p. 74)

La thèse d’une intelligence minimale semble rompre avec cette tendance en laissant entendre que pour qu’il y ait valorisation et énonciation, il faut d’abord une rationalité. Admettre la capacité des plantes à poursuivre activement leur propre fin, à se maintenir dans la vie et à assurer leur intégrité par des facultés autonomes et des normes propres d’appréciation et d’orientation, c’est leur reconnaître une personnalité « minimale » porteuse d’intentions « minimales », autrement dit un telos. Or, selon Stefano Mancuso (2018, p. 169), cette « intelligence » ou telos se définirait par « la capacité de résoudre des problèmes ». Apprécier le contexte reviendrait à capter et mesurer des paramètres, enregistrer des données et calculer des opérations. Les plantes seraient ainsi des robots naturels dotés d’une « subjectivité » calculatrice assimilable à l’IA. Finalement, le qualificatif « minimal » ne ferait que désigner un nouveau plan d’unification de toutes les subjectivités sans pour autant remettre en cause le récit de la vie comme mécanique.

En effet, de Descartes (2018) à nos jours, le modèle heuristique pour expliquer le vivant, c’est le vivant imité : automate, machine, réseau internet. Il en découle une conception ingéniérique, calculatrice et instrumentale de la vie tout comme de l’intelligence. Même « intelligentes », les plantes restent des entités à qui il manque la locomotion et l’émancipation par un corps délimité, approprié. Rien n’empêche de considérer qu’elles ne font que réagir comme des automates ou des robots sans aucune marge d’autonomie véritable car rien non plus ne permet de dissocier le corps végétal de ce qui serait un comportement végétal. Il y aurait en quelque sorte coïncidence totale entre disposition matérielle et aptitude à apprécier, entre matière et intelligence. Cette coïncidence est emblématisée par la plasticité végétale, propriété intimement liée à un mode d’existence immersive dans lequel le contexte n’est pas une extériorité qu’il faut prendre ou repousser. Pendant longtemps d’ailleurs, la tradition anthropogéographique a entretenu l’idée que la vie végétale est directement conditionnée par les forces physiques de la matière (Canguilhem, 1965).

Or, c’est justement par rapport à la plasticité végétale que la thèse de l’intelligence des plantes indexée à l’IA manque son but. Cette thèse ne tient qu’à la condition d’assimiler la croissance à un comportement ou un fonctionnement. Elle « saute par-dessus » la plante comme entité concrète en temps réel vers une unité idéelle qui ne trouve de support que dans notre capacité à reconstituer le développement ontogénétique dans un tout cohérent, organisé et orienté. Une telle thèse invite à faire comme si la plante résolvait des problèmes depuis cette unité idéelle, comme si cette unité était concrètement réalisée. Dans la réalité, il n’y a jamais coïncidence entre disposition matérielle et aptitude à apprécier. La plante concrète est toujours inachevée et ne peut être complète que si nous lui incorporons intuitivement une entéléchie, à savoir ce qui possède en soi ses propres fins. Cette « intelligence », capable de se composer soi-même avec le monde par la plasticité, est étrangère à toute IA. L’intelligence supposée « minimale » des plantes en est la forme non pas primitive et rudimentaire, mais au contraire primordiale et exemplaire car dégagée des autres formes de composition avec le monde que sont le mouvement et le psychisme. La question reste donc de savoir quelle « subjectivité » se tient derrière l’intelligence présumée des plantes. Désigne-t-elle une nouvelle forme d’unification de la matière organique, une matière « intellectuelle », « rationnelle », voire « pensante » ? Son enjeu serait-il de préparer une fusion future de la vie végétale et de l’IA ?

4. L’intelligence entre calcul de masse et libre-choix éthique

La « visée de la vie bonne » (Ricoeur, 1990) est aujourd’hui indissociable de performances écologiques capables de relever les défis du changement climatique et ne peut s’évaluer sans intelligence. Expliquer la vie d’après l’IA conduit logiquement à faire de celle-ci un système de gestion de celle-là, et ceci selon deux logiques combinatoires. D’une part, le système – réseau d’interactions capable de fournir des « services écologiques » ; et, d’autre part, l’algorithme – suite de calculs apte à traiter des masses de données et résoudre des opérations complexes sans intervention humaine. « Intelligent », « smart » et « connecté » deviennent synonymes de projets normatifs dans lesquels notre liberté éthique individuelle se résume à obéir aux ordres numériques édictés par des robots.

La thèse d’une intelligence minimale « naturellement » artificielle des plantes s’accorde d’emblée aux visées d’une agriculture dite « intelligente », connectée, numérique. Elle fournit une articulation logique à l’investissement massif pour le développement de capteurs automatisés et de robots pilotés par satellites. Elle justifie aussi les moyens considérables alloués au traitement du « big data », ces masses de données collectées dans le monde entier du champ au laboratoire (Leonelli, 2019). L’élaboration de vocabulaires structurés formels, en particulier par les programmes « Plant ontology », participe d’une redéfinition de la vie végétale par des bio-informaticiens qui n’ont aucune pratique de terrain, avec cependant l’ambition d’établir une langue universelle qui serait valable pour toutes les plantes en tous lieux du monde. Sous prétexte de reconnaître une intelligence aux plantes et de garantir le bon « fonctionnement » des agro-écosystèmes, pourrait se profiler une nouvelle forme totalitaire de conditionnement des vies humaines, dans laquelle nos relations avec les plantes n’auraient plus lieu d’être. La composition du monde à l’œuvre depuis l’aube de l’agriculture pourrait être déléguée à des robots, comme si nous pouvions rester humains sans relation sensible avec les plantes qui nous font vivre.

Or, l’intelligence comme rationalité calculatrice ne tient qu’à cette condition : pour pouvoir « résoudre des problèmes », il faut d’abord que ces problèmes aient été constitués en tant que problèmes. Un obstacle ou un dérèglement n’est pas un problème. Aucun problème n’existe de manière auto-constituée. La différence radicale entre résolution et constitution des problèmes peut être saisie en faisant appel à la pensée médiévale pour laquelle les « Intelligences » représentent la substance astrale d’un cosmos parfait (Gregorio et König-Pralong, 2010). Selon Albert le Grand, l’intelligence humaine, imparfaite, est de nature double. D’un côté, la raison (ratio) discursive et tâtonnante avance dans l’ombre à la limite inférieure de l’intelligence. De l’autre, l’intellect (intellectus) lié à l’activité philosophique est seul à pouvoir s’unir au tout premier degré des Intelligences. Plus près de nous, Gilles Deleuze revendique aussi la place de la pensée philosophique dans l’invention des problèmes autant que dans la création des concepts (Deleuze, 2004 ; Deleuze et Guattari, 1991). Sans élaboration philosophique, on ne peut prétendre résoudre aucun problème.

Si l’on suit la lecture albertienne, il faut placer l’IA encore plus bas, à la limite inférieure de la raison, dans une catégorie que l’on peut nommer ratiocination. En effet, l’IA ne pense pas. Elle ne tâtonne ni ne discourt, elle est totalement aveugle et n’avance qu’en tournant en rond comme une toupie pour décoder des agencements aléatoires. L’en-deçà du calcul combinatoire et de l’algorithme est l’arbitraire, c’est-à-dire l’absence de sens, et donc l’infra-humain. Le problème n’est pas que la ratiocination artificielle soit une catégorie inférieure de l’intelligence. Il est qu’elle soit investie du pouvoir de donner sens et valeur au projet humain, sans notre libre participation et dans un contexte où l’absence d’une véritable pensée de la vie organique a déjà conduit à une destruction accélérée de la vie.

Pour Albert le Grand, l’élévation philosophique de l’intellect est un devoir éthique, y renoncer signifie abandonner « sa liberté d’homme pour se soumettre aux instincts et aux déterminations biologiques de la nature animale » (Gregorio et König-Pralong, 2010, p. 9). L’enjeu éthique est redoublé s’il s’agit de renoncer même à la raison tâtonnante et discursive au profit d’une ratiocination bornée, qui serait se soumettre à un ordre amoral et totalement machinique du monde. L’intelligence des plantes indexée à l’IA ne risque-t-elle pas de nous acculer dans une impasse agro-écologique aggravée ? Aujourd’hui, précisément du fait du dérèglement climatique, quel effort philosophique devons-nous consentir pour penser la vie végétale et développer une agriculture véritablement écologique ?

5. L’intelligence des plantes comme méthode de l’intuition

Vivre d’agriculture est la condition existentielle du monde globalisé dont l’Occident est le plus grand bénéficiaire. Vivre d’agriculture ne se résume pas à résoudre des problèmes, c’est-à-dire à trouver des solutions à des problèmes tout faits (Deleuze, 2004). De tels problèmes peuvent continuer de tourner en rond indéfiniment pour « relever les défis du changement climatique » ou « nourrir la planète à sa faim ». En réalité, vivre d’agriculture c’est d’abord découvrir, inventer, créer. Toute l’entreprise agriculturelle repose sur la création de formes dont le pouvoir d’accumulation des substances matérielles n’est qu’une suite logique. Les formes créées sont des formes végétales, paysagères, sociales, écosystémiques, climatiques. Choisir les plantes que l’on domestique, transformer et acclimater ces plantes pour l’usage domestique, soigner ces plantes devenues vulnérables dans la domesticité : tout cela nécessite un travail plastique de « coénonciation » avec les plantes de la forme du monde (Pignier, 2018). Tout cela engage un ethos, une façon de donner sens et valeur aux nouvelles relations qui se tissent. Tout cela implique une responsabilité socialement partagée, des institutions équitables et justes, une éthique enfin lorsque ces choix sont réinterrogés et mis en délibération.

Le lieu de condensation de la forme végétale n’est pas la matière accumulée par des gestes techniques mesurables et calculables. Ce lieu presqu’hors du monde et à peine visible, c’est en réalité la semence ou la graine, un lieu de disparition presque totale de la matière où perdure en potentiel l’image ou l’archétype de la plante, son entéléchie ou encore sa « raison » (Coccia, 2016). Ce presque rien contient tout le passé et tout l’avenir. L’intelligence des plantes se tient là, en elle-même, tout à la fois mémoire et projet d’elle-même. Si l’on veut croire que la plante « calcule » comment s’attacher à un support, s’exposer à la lumière, s’attirer des alliés ou se protéger des ennemis, il faut aussi reconnaître que tout ceci reste destiné à un épanouissement de soi par la floraison et la fructification et que c’est au point ultime d’annulation matérielle dans la graine que s’édicte le « contrat » terrestre entre toutes les formes de vie. L’intelligence des plantes doit finalement en appeler à la floraison de notre propre intelligence pour comprendre l’activité créatrice investie dans la domestication végétale. « La raison est une fleur » (Coccia, 2016, p. 137). Car c’est bien nous qui revendiquons une intelligence, et non les plantes elles-mêmes.

Penser la plante est un acte de liberté absolue, c’est le défi auquel nous invite la transition numérique. L’intelligence pose les problèmes, mais ne peut à elle seule décider du vrai ou du faux car on peut très bien inventer de faux problèmes. Selon Henri Bergson (2013), ce discernement particulier ressort de l’intuition car elle seule est capable de distinguer les différences de nature. La raison et la ratiocination tâtonnent dans l’obscurité des différences de degré où tout est finalement assimilable à tout, et en particulier à l’inerte. Quitte à se retourner contre l’intelligence, l’intuition détient l’unique pouvoir d’affirmer qu’une plante n’est pas un animal, qu’elle s’en distingue inconditionnellement, incommensurablement (Pouteau, 2014). L’intelligence des plantes, c’est une intuition des plantes qui s’unit à l’entéléchie végétale. Penser la plante nous conduit à une forme d’intelligence qui va au-delà de l’intellect philosophique et exige une « méthode de l’intuition » rigoureuse ou précise (Deleuze, 2004 : 2).

6. Le mouvement morphique, comme exercice d’intelligence

Le principe d’une telle méthode de l’intuition est introduit par Goethe dans la « Métamorphose des plantes » (Goethe, 1999). Qu’est-ce que la métamorphose ? Le monde animal nous en offre une image littérale lorsque, par exemple, la chenille est refondue en une chrysalide, qui a son tour se mue en papillon. La forme de l’animal est entièrement dissoute et remodelée en un même lieu. Il n’y a pas simultanéité et juxtaposition des formes, mais succession immobile et continue dans le temps. Il n’y a pas non plus simultanéité entre un état et le suivant lorsqu’un animal se déplace et que sa forme se translate d’un point A à un point B : après avoir bougé, l’animal n’est plus où il était auparavant. Dans les deux cas, nous savons néanmoins qu’il s’agit du même animal qui se transforme ou se translate, ce qui revient au même du point de vue du changement. Dans le mouvement animal, métamorphose et déplacement, l’instinct ou la raison restent toujours confondus avec l’organisation biologique.

Note de bas de page 3 :

C’est pourquoi les plantes à fleur sont l’observatoire par excellence de la métamorphose, ce qui n’empêche pas d’appliquer la méthode de l’imagination rigoureuse à des plantes sans fleur. 

Dans le cas des plantes, la métamorphose suit une tout autre logique puisqu’il y a juxtaposition simultanée d’un état et du suivant. Ce qui se métamorphose, ce n’est pas la totalité de la plante (d’ailleurs jamais actualisée en temps réel) ni même une partie de la plante. C’est l’« Urorgan », organe archétype ou feuille originelle. La plante ne se déplace pas ni ne se refond elle-même. Elle se succède dans une suite d’images. À chaque organe engendré, la genèse recommence à son point de départ pour aller chaque fois un peu plus loin (Bortoft, 2001). Le mouvement végétal ne consiste pas à aller du point A au point B, mais à se rapprocher de la « suprême forme » qu’est la fleur (Goethe, 1999 :182)3. Cette intentionnalité sans intention, ou « raison végétale », n’est jamais confondue avec l’organisation biologique, mais reste toujours en débordement d’elle-même, ce que montre l’absence de contour topologique immobile et d’un centre de référence à soi (Pouteau, 2014 ; 2018). Le mouvement morphique est radicalement différent du mouvement animal. Il n’est jamais matérialisé, mais nous pouvons reconnaître qu’à l’instar d’une animation cinématique chaque image est la suite de la précédente et s’insère dans une forme processuelle qui constitue un tout cohérent, organisé selon l’unité.

Note de bas de page 4 :

Kant avait lui-même indiqué « d’un signe discret l’espace au-delà des limites qu’il avait lui-même tracées » (Goethe, 1999 : 198).

La saisie de « l’unité et la liberté de l’impulsion formatrice » (Goethe, 1999 : 203), n’est pas un donné de l’expérience, mais le fruit d’une activité idéelle. Pour Goethe, le concept de métamorphose est indissociable de l’acquisition d’une « faculté de juger intuitive » (ibid. : 198), terme qu’il tire explicitement de la Critique de la faculté de juger de Kant. Cette référence montre à quel point il est conscient de la portée philosophique de son entreprise morphologique. A l’instar d’Albert le Grand, mais dans le domaine intellectuel et non plus moral, son enjeu est de repousser les limites posées à l’intelligence pour « affronter courageusement l’aventure de la raison4 » (Ibid. : 200). Ainsi, l’entendement discursif qui a besoin d’images (intellectus ectypus) peut bel et bien progresser vers un entendement non plus discursif, mais intuitif (intellectus archetypus), capable d’atteindre « cet élément primordial, ce type » (Ibid. : 199) et de procéder du général-synthétique au particulier.

L’exercice d’intuition rigoureuse n’est pas une occupation dilettante réservée aux poètes. De la même façon qu’on ne peut comprendre la vie d’un animal qu’en observant son comportement, ses mouvements ou ses performances, on ne peut saisir la spécificité de la vie végétale sans étudier les mouvements morphiques. La gradation de la feuille vers la fleur n’est ni indifférente ni indifférenciée. Elle dépend de l’espèce, de la variété, du milieu, du climat. Elle est plus ou moins tendue, plus ou moins complexe, plus ou moins progressive ou abrupte, plus ou moins harmonieuse et équilibrée, indicatrice de qualités et de propriétés spécifiques. La qualité d’actualisation de l’entéléchie végétale n’apparaît pas dans un calcul, ou un raisonnement tâtonnant dans l’obscurité moléculaire ou cellulaire. Elle se révèle dans une forme esthétique, qui exige sa contrepartie d’intuition rigoureuse.

Conclusion: vers une « agro-écosophie »

L’appropriation esthétique de la vie végétale est un enjeu poétique si l’on veut, au sens où le poétique se confond avec le politique. C’est un enjeu éthico-politique, autant que celui du langage dans sa fonction d’énonciation du monde, du sens et de la valeur. Se réapproprier notre destin agricole nécessite l’exercice de nouvelles pratiques esthétiques avec les plantes. Y renoncer alors même que nous sommes proches d’un effondrement écologique serait se soumettre aux forces aveugles d’une agriculture inhumaine et amorale. En contrepoids à l’asservissement de l’intellect par la raison calculatrice tâtonnant dans le brouillard des faux problèmes, l’agro-écologie se doit d’être aussi une « agro-écosophie » ancrée dans une écologie mentale et relationnelle.

Appliquer à l’agriculture une « écosophie », au sens donné par Félix Guattari (1989), implique une triple articulation de l’écologie comme relation : à la nature, aux autres, et à soi-même. À l’inverse de l’information « data » désincarnée, cette écologie existentielle restitue sa place à la relation narrative et nécessite une juste reconnaissance des relations sensibles entretenues avec les plantes. Elle fait de l’intuition précise un exercice nécessairement situé et engagé dans le travail, source d’autoréalisation autant que de sens et de valeur, et qui par la production ininterrompue de subjectivité et de créativité s’apparente à la pratique artistique. Le projet « agro-écosophique » peut se résumer comme une recomposition du monde par de « nouvelles pratiques du soi dans le rapport à l’autre, à l’étranger, à l’étrange » (Guattari, 1989 : 71) où la relation avec les plantes s’impose de facto comme première condition.