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Srnicek Nick (2018), Capitalisme de plateforme, L’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux, coll. « Futur Proche », 2018, 154 p., trad. Philippe Blouin

Isabelle Lavail-Ravetllat 

Sommaire

Texte intégral

Biographie de l’auteur

Nick Srnicek enseigne l’économie digitale à Londres au King’s College. Il est coauteur, entre autres, d’Accélérer le futur : Post-travail & post-capitalisme » (2017). Ses travaux portent sur la nécessité d’accélérer les processus du capitalisme pour que l’économie numérique puisse bénéficier à tous les acteurs de la société et non pas aux seuls propriétaires des nouvelles technologies. L’alliance de la technologie et du politique pourrait ouvrir la voie à un modèle de société alternatif, post-capitaliste, dont bénéficierait chaque individu. Selon Nick Srnicek, la combinaison de l’automatisation de certains emplois, de la diminution du temps de travail et de la création d’un revenu universel favoriserait un remplacement de la valeur sociale de l’emploi par d’autres critères, davantage liés au développement personnel et la créativité qu’au salariat.

Résumé

L’apparition du numérique a progressivement bouleversé le système capitaliste en améliorant la collecte et le traitement des données, matière première de prédilection du XXIe siècle. Les grandes firmes ont mis à profit ces possibilités pour bâtir un nouveau modèle économique, les plateformes, basé sur l’analyse et l’exploitation des datas. Elles visent le monopole. Dans cet ouvrage, Nick Srnicek questionne l’émergence de ce modèle d’entreprise dans l’histoire du capitalisme et ses conséquences potentielles. L’économie du numérique doit-elle être soumise aux règles de l’offre et de la demande ou est-il possible d’envisager un système dans lequel elle bénéficierait à l’ensemble de la population ?

Le capitalisme de plateforme, téléologie de la concentration de propriété

Dans Capitalisme de plateforme, l’auteur organise son propos de façon chronologique. L’ouvrage postule que le capitalisme réagit aux crises en se restructurant. Il aurait suivi une évolution comparable à celle du secteur manufacturier. Lorsque ce dernier a décliné, il a trouvé de nouvelles matières à rentabiliser. Le premier chapitre aborde ainsi trois crises majeures qui ont construit l’économie numérique. Puis, dans un deuxième temps, Nick Srnicek montre comment, avec le développement des TIC, les données sont devenues la base de la croissance et ont rendu les critères d’analyse traditionnels obsolètes. La compréhension de cette évolution est indispensable pour élaborer des stratégies économiques dans l’avenir. C’est pourquoi la dernière partie est consacrée aux utilisations futures du numérique. Elle souligne l’importance d’en anticiper les tendances, les défis et les conséquences potentielles.

Les plateformes, une réponse aux crises économiques

L’auteur débute son propos en démontrant comment trois crises économiques ont structuré le capitalisme du XXe siècle et posé les bases de l’économie numérique. La récession des années 1970, tout d’abord, a mis fin à la croissance d’après-guerre lorsque celle-ci a atteint le seuil de surproduction entre 1950 et 1960. La réponse fut de réorganiser le travail par un renforcement du taylorisme et par la dérégulation des syndicats (p. 20). Le travail a été décomposé en tâches élémentaires pour accélérer le processus de production tandis que les syndicats ont fait face à une déréglementation du droit du travail qui a réduit drastiquement le nombre de leurs membres et leur pouvoir de négociation. La baisse des salaires, l’augmentation de la sous-traitance et la délocalisation qui ont suivi ont lancé cette tendance du capitalisme numérique de l’extériorisation des coûts. Les services qui requéraient « une présence physique [étaient] sous-traités localement […] ceux qui [pouvaient] être offerts à distance […] subissaient une pression grandissante du marché mondial de l’emploi » (p. 24).

La baisse de rentabilité du secteur industriel a perduré dans les années 1980. L’infrastructure de l’économie numérique s’est développée vers 1990 lorsque, en réaction à la baisse du dollar de 1985, la spéculation sur l’investissement dans la commercialisation d’Internet a créé une bulle reposant sur le principe de « croissance avant les profits » (p. 26) associée à une recherche de monopole (p. 27). L’utilisation de la toile par les entreprises a engendré un très fort optimisme pour les opportunités de développement. Ce fonctionnement n’était toutefois pas viable sur le long terme. Des politiques monétaires expansionnistes furent mises en place pour remédier à l’éclatement de la bulle. Dès lors, les bases de l’infrastructure de l’économie numérique étaient posées : le maintien du principe de « croissance avant les profits », l’accentuation de l’extériorisation des coûts, la recherche du monopole, la course à la rentabilité (p. 29).

Les politiques expansionnistes mises en œuvre pour résoudre la crise du point-com ont conduit les États-Unis à baisser leurs taux d’intérêt, ce qui a provoqué une autre bulle, immobilière cette fois, conduisant à la crise financière de 2008. Les politiques choisies pour la résoudre ont posé le contexte légal et réglementaire favorisant le développement d’une nouvelle économie. D’un côté, les États prennent à leur charge le déficit des banques en les renflouant (p. 31), de l’autre, les banques centrales interviennent pour pérenniser la baisse des taux d’intérêt (p. 32). Ces politiques renforcent les bases posées lors des crises précédentes en pérennisant les mesures de relance, créant ainsi le cadre de l’économie numérique.

L’extériorisation des coûts, la recherche du monopole et le principe de « croissance avant les profits » sont désormais complétés par la thésaurisation et le stockage de liquidités dans des paradis fiscaux. L’évasion ficale entraîne l’austérité, motivant le développement de politiques monétaires elles-mêmes favorables à l’évasion fiscale et ainsi de suite pour former un cercle vicieux (p. 38). Dans le système d’économie numérique, le travailleur est la première victime d’un marché du travail transformé. Outre le chômage de masse et de longue durée lié à la crise de 2008, la multiplication des postes informels et précaires ajoute une pression sur les travailleurs, souvent contraints « d’accepter le premier emploi venu » (p. 39).

Les données personnelles, bases de l’économie numérique

Dans une deuxième partie, Nick Srnicek détaille les différents modèles d’entreprise propres à l’économie numérique et leur influence dans la restructuration du capitalisme. Tout d’abord, l’apparition de la plateforme a changé le socle du capitalisme. Traditionnellement basé sur les modes de production, il repose, à l’ère du numérique, sur l’information, brute lorsqu’il s’agit des données, travaillée lorsque ces données sont analysées et créent une nouvelle information de plus grande valeur. L’estimation d’une plateforme se mesure au nombre de ses membres. Plus ils sont nombreux, plus il y a de données à récupérer (p. 49). Le développement de l’entreprise, pour assurer une augmentation continue de ses membres, se fait par financements croisés (p. 53) : les membres sont attirés par un produit ou un service dont la plateforme a baissé le prix, la perte étant compensée par la hausse du prix d’un autre produit ou service dans une branche différente de l’entreprise.

La plateforme publicitaire date de la commercialisation d’internet. Elle vend des espaces de communication optimisés par l’analyse de données. La plupart des plateformes étant, au moins en partie, gratuites, la publicité est parfois leur source de financement principale (jusqu’à 96 % pour Facebook par exemple) (p. 57). Leur modèle, basé sur la location, s’étend à d’autres entreprises (p. 65).

Les plateformes nuagiques vont effectivement plus loin. Elles ne se limitent pas à la location d’espace de stockage mais louent aussi des serveurs, de la puissance de calcul, des outils de développement de logiciels, voire des applications prêtes à l’emploi. Ce principe locatif permet de collecter et d’analyser des données en permanence et participe de la construction de l’infrastructure de l’économie numérique (p. 69). Les plateformes industrielles, quant à elles, récoltent et analysent les données autant au niveau des moyens de production (en faisant communiquer les chaînes de production) que lors de l’utilisation finale des produits créés en faisant communiquer les consommateurs avec les objets connectés (p. 72).

Combinée à la plateforme nuagique, la plateforme industrielle donne deux autres modèles de plateformes dites « de produit » et « allégée ».

La plateforme de produits loue un service comme l’écoute de musique en streaming (flux de diffusion) et reste propriétaire des moyens de production (p. 76). La plateforme allégée, quant à elle, extériorise au maximum ses coûts. Elle n’est pas propriétaire des moyens de production et n’emploie pas de salariés mais collabore avec des travailleurs indépendants (p. 81) comme le fait Uber.

En restant propriétaires, les plateformes de produits augmentent leur pouvoir sur la concurrence. Or, la vente de produits ne donne un avantage concurrentiel que s’ils disposent d’une avancée technologique par rapport à ceux de la concurrence. La location, d’un autre côté, ouvre d’autres marchés. En louant ses pièces mécaniques plutôt que de les vendre, Rolls Royce se place de facto sur le terrain de la réparation de ses propres produits et étend son marché au-delà de la simple fourniture de pièces détachées (p. 78).

Les plateformes allégées sont difficilement rentables car elles dépendent d’autres plateformes pour fonctionner. Ainsi, Uber recourt à Google Maps. Elles ne sont pas propriétaires des moyens de production mais seulement des moyens de gestion des données qui permettent le fonctionnement du service. Le contrôle de la main-d’œuvre dépend alors de leur réputation immédiate et repose sur les valeurs de la société, parfois sexistes ou racistes (p. 82). Si ces dernières ne semblent pas influencer durablement le capitalisme numérique, le système de location de services remplace progressivement les transferts de propriété de biens. En conséquence, on assiste aujourd’hui à une concentration progressive de la propriété qui modifie toute l’économie (p. 96-97).

Le défi des années à venir: approfondir notre connaissance de l’économie numérique

La dernière partie de l’ouvrage est dédiée à la place des plateformes, et de l’économie numérique dans l’histoire du capitalisme. Nick Srnicek en questionne l’avenir et insiste sur l’importance de l’analyse et de la connaissance de notre système économique à l’heure où l’argent n’est plus la seule valeur de référence. Alors que nous ignorons encore l’ampleur de la valeur « donnée » dans le capitalisme contemporain, « les capitaux sont aujourd’hui largement insuffisants pour renverser les monopoles ; l’accès aux données, les effets de réseau et la dépendance au chemin emprunté […] constituent des écueils majeurs pour qui voudrait s’en prendre à un monopole comme Google » (p. 102-103).

Les tendances actuelles vont dans le sens d’un rôle de plus en plus important des données dans les modèles des entreprises (depuis le financement jusque dans l’après-vente avec les objets connectés) (p. 105). Leur développement repose toujours sur le financement croisé et imagine de nouveaux moyens de fonctionner. L’intelligence artificielle joue aussi un rôle de plus en plus important dans le développement de services. L’idée est de proposer un langage conversationnel entre le client et la plateforme pour réaliser des transactions commerciales telles que l’achat de billets de train ou la réservation d’une table au restaurant, sans forcément passer par des objets connectés (p. 110). L’interconnexion des plateformes provoque ainsi une convergence des marchés dans lesquels toutes les entreprises cherchent à collecter les mêmes données. Pour éviter ce rapprochement, les plateformes créent de plus en plus de réseaux privés dans lesquels les concurrents ne peuvent plus intervenir, leur garantissant ainsi le monopole des données circulant sur leur programme (p. 114). Par exemple, Facebook développe ses propres interfaces permettant à l’usager d’accéder aux services de messagerie, de vidéo ou d’informations sans avoir à quitter la plateforme, éliminant de fait le recours à d’autres acteurs spécialisés.

Nick Srnicek en conclut que pour survivre, le modèle du capitalisme numérique devra relever plusieurs défis. La recherche d’externalisation maximale des coûts met en danger la qualité des services (p. 122), le financement des plateformes dépend de capitaux excédentaires et des revenus issus des plateformes publicitaires (p. 124). Ce sont deux éléments dont l’avenir est difficile à anticiper. Les plateformes pourraient devenir « des écosystèmes clos », devenir payantes ou se spécialiser (p. 127-128). Finalement, elles pourraient étendre le modèle de commercialisation de services au travers des objets connectés. Associé à la stagnation de l’économie et à la baisse du niveau de vie, le risque serait alors de voir apparaître une fracture numérique importante dans les sociétés occidentales (p. 128).

À terme, le modèle d’échange de rente contre des services pourrait se propager aux autres domaines économiques tandis que les États ne prennent pas la mesure des risques potentiels et ne régulent pas assez le marché du numérique (p. 130-131). L’auteur termine en proposant le développement de plateformes publiques, collectivisées, appartenant à la population et gérées par et pour cette dernière. Le but est d'utiliser les données au profit d’une redistribution des ressources et d’une meilleure organisation de la vie démocratique (p. 131-132).

Analyse de l’ouvrage: la proposition de collectivisation des données en question

Nick Srnicek a organisé son propos selon la chronologie des évènements pour asseoir, dans une dernière partie, son analyse et ses propositions. L’auteur appréhende le monde dans lequel nous vivons et la façon dont nous interagissons quotidiennement avec les outils numériques. Il conclut en anticipant les conséquences et les risques potentiels en insistant sur ce qui concerne la concentration de la propriété dans l’économie numérique. Bien que l’ouvrage porte sur le capitalisme, le propos ne se limite pas à une analyse économique. L’auteur propose une refondation claire et pertinente des valeurs et du fonctionnement de la société du XXIe siècle.

Toutefois, si la nécessité d’analyser l’économie numérique pour élaborer les stratégies futures est justifiée, la suggestion de créer des plateformes publiques peut sembler quelque peu périlleuse quand les données sont la matière première principale du XXIe siècle.

La collectivisation, une réponse à la concentration de la propriété?

Proposer le collectivisme des nouveaux modèles d’entreprises dans le cadre d’une analyse prospective du capitalisme apparaît comme une mesure radicale, surtout après avoir établi la concentration de propriétés par les plateformes. Pour l’auteur, ce n’est donc pas la concentration qui pose problème mais le fait qu’aujourd’hui, la propriété est aux mains d’entreprises. Or le concept même de concentration de la propriété devrait rappeler, dans la mémoire collective occidentale, les raisons de l’émergence de la démocratie moderne en Europe. La concentration est, en elle-même, une restriction de liberté, développée par les théories des Lumières sur lesquelles les régimes occidentaux sont fondés. L’idée d’une collectivisation des plateformes revient, de fait, à cette même question de concentration de la propriété. À l’opposé de l’hypothèse de Nick Srnicek, des propositions de création d’un marché des datas existent mais même l’application du principe capitaliste à la ressource première du XXIe siècle ne motive pas les législateurs.

Cette proposition semble difficilement réalisable. L’auteur a relevé le manque de réaction étatique face aux modes de fonctionnement des plateformes. Les causes ne sont pas évoquées dans l’ouvrage mais avant d’envisager la collectivisation d'entreprises du numérique, il convient de s’interroger sur leurs relations avec les États. Les plus importantes d’entre elles, parce que leur chiffre d’affaires et leurs liquidités s’expriment en milliards de dollars, sont plus puissantes que la plupart des États. Que ce soit via les lobbies ou en profitant du dumping fiscal entre États, les plateformes n’ont pas de raisons réelles de craindre des législations qui restreindraient leurs champs d'action.

La redistribution des ressources à partir des données: une proposition à contre-courant des tendances actuelles

Enfin, utiliser les données pour améliorer la redistribution des ressources et le fonctionnement démocratique peut apparaître comme une excellente idée mais les programmes de mise en œuvre contemporains démontrent que l’initiative comporte de sérieux risques pour la démocratie, du moins tant que l’État ne régule pas l’utilisation des données. FiscalNote, par exemple, est une plateforme d’intelligence artificielle dont l’ambition est de prédire les conséquences de l’adoption d’une loi ainsi que les chances qu’un texte devienne une loi. Pour cela le programme analyse l’ensemble des normes déjà en place. Basé sur l’analyse de données, ce système, qui coûte entre $ 10 000 et quelques centaines de milliers de dollars, ne peut être utilisé que par ceux qui en ont les moyens, principalement les lobbyistes, dans le but d’influencer le législateur.

La proposition a toutefois le mérite d’ouvrir le propos sur les limites du capitalisme et, au-delà de la propriété individuelle de ses données personnelles, celle de la reconnaissance de « biens communs » auxquels appartiendraient les datas si l’on veut créer des plateformes collectivisées. Le développement de cette notion de « bien commun » est d’autant plus pertinent qu’elle est centrale dans les travaux de l’auteur, sans être développée pour autant, ni par Nick Srnicek ni par les courants de pensée auxquels il s’identifie : le marxisme et l’accélérationnisme.

La remise en cause de la propriété privée prônée par le marxisme n’a jamais mis en avant le concept des bien commun ; la question a été abordée sous l’angle d’une gouvernance horizontale. Marx avait lui-même évoqué l’avantage de l’accélérationnisme sur l’élimination des processus capitalistes dans son discours sur le libre-échange le 9 janvier 1848 pour l’Association Démocratique de Bruxelles : « en général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l'extrême l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange » (Marx, K. (1847), Discours sur le libre-échange, in Oeuvres de Marx, Pléiade, Gallimard, Philosophie, 156).

Cette idée d’accélérer les processus du capitalisme pour dépasser l’objectif de surproduction et provoquer ainsi un changement radical du système n’aborde pas non plus le sujet du « bien commun ». Nick Srnicek met de nouveau en avant le mode de gouvernance dans son manifeste pour l’accélérationnisme : « La démocratie ne peut pas être simplement définie par ses moyens – pas par le biais du vote, ou des assemblées générales. La démocratie réelle doit être définie par ses objectifs – la maîtrise de soi collective » (Srnicek, N. & Williams, A. (2013), #Accelerate ; manifesto for an accelerationist politics, 03-14).