Socialisations volontaires, médiateurs et régimes d’engagement dans les mondes virtuels
L’invitation, l’annonce et la carte : trois médiateurs des régimes d’engagement en plan et exploratoire lors d’événements en ligne

Jean-François LUCAS 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3322

Les utilisateurs de jeux vidéo en ligne et de mondes virtuels ont parfois des interactions qui ne sont pas instrumentalisées par le dispositif et l’environnement numérique dont ils font l’expérience. Les socialisations qui en résultent sont qualifiées de volontaires. Elles se réalisent notamment lors de rituels en ligne, comme les mariages et les cérémonies funéraires, et lors de manifestations culturelles créées par des utilisateurs. Les cérémonies en ligne ont une dimension rituelle faible, mais elles permettent à un collectif de se retrouver et de partager un moment particulier. Quant aux manifestations culturelles, elles sont souvent des prétextes à la rencontre de nouvelles personnes. L’invitation, l’annonce et la carte sont trois médiateurs qui conditionnent les manières dont un individu s’engage et est engagé dans ces différents types d’événements. Chacun de ces médiateurs permet à un individu d’agir et le fait agir selon un régime spécifique d’engagement. L’invitation et l’annonce sont caractéristiques du régime de l’engagement en plan, puisqu’elles vont capter l’attention de l’individu en amont de l’événement et vont lui permettre d’établir un plan d’action afin de répondre à son désir de socialisation. Une carte qui indique en temps réel la position de chaque avatar connecté au monde permet à un individu d’agir – et elle le fait agir – selon un régime exploratoire, ce dernier pouvant tester chaque opportunité interactionnelle qui s’offre à lui. Même volontaires, les socialisations dans les mondes virtuels dépendent des propriétés du dispositif sociotechnique dans lequel elles se réalisent.

Users of online video games and virtual worlds sometimes have interactions that are not instrumentalized by the device and the digital environment they experience. The resulting socializations are described as voluntary. These are carried out during online rituals particularly, such as weddings and funeral ceremonies, and during cultural events created by users. Online ceremonies have a weak ritual dimension, but they allow a collective to get together and share a particular moment. As for cultural events, they are often pretexts for meeting new people. Invitation, announcement and map are three mediators that influence the ways in which an individual engages and is engaged in these different types of events. Each of these mediators allows an individual to act and makes him or her act according to a specific regime of engagement. Invitation and announcement are characteristic of engagement regime in regular planning, since they capture the individual's attention before the event and allow him/her to establish an action plan to respond to his/her desire for socialization. A map that shows in real time the position of each avatar connected to the world allows an individual to engage himself and be engaged in an exploratory regime, the latter being able to test each interactive opportunity open to him. Even voluntary, socializations in virtual worlds depend on the properties of the sociotechnical device in which they take place.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Les jeux vidéo et autres mondes virtuels multi-utilisateurs accessibles en ligne sont le lieu de nombreux « événements » (event en anglais). Ceux-ci peuvent prendre la forme de missions, d’« instances » de « raids », qui sont des explorations ou des expéditions organisées pour acquérir des trésors et tuer des créatures et des monstres (Pfeffer et al., 2007 ; Berry, 2012, pp. 71-72), de cérémonies religieuses (Servais, 2012, 2015), d’événements culturels ou encore de rassemblements d’avatars qui se regroupent pour jouer, ou simplement « être ensemble » et « passer du bon temps » (Lucas, 2013). Contrairement aux missions ou raids, ces derniers exemples ne sont pas régis par des logiques ludiques nécessaires à la progression ou à la réussite d’une aventure. Ainsi, les socialisations qui s’y déroulent ne sont pas « instrumentalisées » (Auray, 2003) par le jeu, elles sont dites « volontaires ».

Dans cet article, nous souhaitons questionner les manières dont un individu ou agent s’engage et est engagé dans des relations sociales volontaires au sein d’un monde virtuel. Nous considérons l’engagement au sens de Laurent Thévenot (2006), c’est-à-dire comme un « agencement » singulier entre la recherche d’un « bien » par une personne (ici la création de nouvelles relations sociales) et les propriétés de l’environnement ou du dispositif qui lui procurent la capacité d’agir et qui le font agir (agency). Nous nous intéresserons spécifiquement aux médiations socio-techniques (Akrich et al., 2006) par lesquelles les acteurs s’informent (ou sont informés), se mobilisent (ou sont mobilisés) et s’engagent (ou sont engagés) lors d’événements au sein d’univers virtuels afin de satisfaire le bien recherché.

Note de bas de page 1 :

Ces mondes sont parfois appelés des « sandbox » (« bacs à sable », en français), bien que ce terme désigne plutôt un mode de jeu ou une zone spécifique à l’intérieur d’un univers virtuel

Dans une première partie, nous différencierons les socialisations instrumentalisées ou « forcées » des socialisations dites volontaires, et nous distinguerons ces dernières du régime du Hanging Out (Bloustein, 2003 ; Ito et al., 2008). Dans un second temps, nous prendrons l’exemple des cérémonies religieuses dans World of Warcraft (WoW) et celui des événements organisés par les utilisateurs des Mondes Virtuels de Création de Contenus (MVCC)1 (Lucas, 2013), pour souligner que ces rassemblements sont souvent un prétexte à la rencontre entre individus. Enfin, nous nous intéresserons dans une troisième partie aux manières dont les invitations, les annonces ou encore les cartes, qui listent, recensent, promeuvent des événements ou indiquent leur déroulement en temps réel, conditionnent les manières par lesquelles les individus s’engagent et sont engagés dans la recherche de sociabilités. Nous expliquerons ainsi que l’invitation et l’annonce permettent à un individu de se coordonner avec les autres utilisateurs selon le régime du « plan » (Thévenot, 2006), grâce notamment à une carte qui géolocalise en temps réel les événements et qui restitue la vie d’un territoire à travers ses initiatives et la densité des participants ; incitant à diverses activités découverte selon une logique d’exploration (Auray, 2011 ; 2016).

2. Socialisations forcées et socialisations volontaires dans les univers virtuels en ligne

2.1. Des socialisations généralement instrumentalisées dans les jeux vidéo

De nombreuses typologies de styles de jeu ont été élaborées à partir des motivations et des attentes des joueurs ou utilisateurs d’univers virtuels en ligne (Bartle, 2003 ; Whang, 2005 ; Yee, 2006, 2016 ; Bearcat, 2007). Certaines proposent de distinguer les « socializers » (Bartle, ibid.) ou les « pro-sociaux » (Berry, 2009), qui caractérisent des joueurs privilégiant la rencontre entre individus et la vie du groupe, des « killers », qui visent la performance et la rivalité.

Note de bas de page 2 :

Notion qui « renvoie à la fois à la structure de jeu (game) et à l’attitude ludique (play) » et qui peut être comprise « comme les modalités d’action laissées au joueur pour agir dans l’œuvre » (Genvo, 2012).

Dans son travail sociologique sur les joueurs de WoW, Vincent Berry (2012) a montré que si un groupe d’avatars dans le monde du jeu peut se constituer autour d’affinités, il arrive également qu’il doive composer avec des inconnus afin de satisfaire la nécessité d’avoir des compétences diversifiées et complémentaires pour mener à terme les missions auxquelles il est confronté. Ainsi, il arrive souvent que les joueurs « se regroupent non pas tant parce qu'ils apprécient telle ou telle personne, mais parce qu'ils ont envie de jouer et de rendre le jeu possible » (Berry, 2009, p. 516). Dans ce cas, les interactions peuvent être qualifiées de « purement ludiques », parce qu’elles « sont structurées et mises en forme par le jeu » (Berry, 2012, p. 73). De fait, ces interactions « seraient très souvent l'expression d'une rationalité en finalité, fondée sur le calcul et la poursuite de l'efficacité » (Rueff, 2011). Si Nicolas Auray considère également que ce type de socialisations est « instrumentalisé » (Auray, 2003), il a montré que certains joueurs, qui se sont longuement investis dans un univers et qui ont tissé des liens forts avec d’autres individus, « basculent » vers des relations amicales lors de périodes de « temps mort » : attente d'un partenaire, attente de son « tour de jeu », etc. (Auray, 2003). Durant ces phases, ils engagent des discussions ou des actions qui les font par exemple « bifurquer vers les goûts musicaux, ou vers le partage d'émotion » (Auray, 2003, p. 93). Elles sont l’occasion « d'activer des liens “faibles”, avec “son prochain”, c'est-à-dire des joueurs qui se trouvent conjoncturellement dans le voisinage » (Auray, 2003). Mais, pour Nicolas Ducheneaut et Robert J. Moore, les temps morts sont eux aussi des « structures spatiotemporelles » inhérentes au gameplay2, qui incarnent des règles (attendre dans un endroit spécifique pour « recharger » la vie de son avatar par exemple) et obligent les individus à se rassembler, à attendre, et à interagir (Ducheneaut et Moore, 2004).

Note de bas de page 3 :

Le mode « survie » est le mode principal et par défaut des joueurs. Le mode « créatif » permet à un utilisateur de construire ce qu’il désire puisqu’il possède des ressources illimitées. Les modes « extrême », « aventure », et « spectateur » n’ont pas de spécificités notables quant à l’intérêt de notre problématique pour être ici détaillés

Note de bas de page 4 :

Player Versus Player, soit en français « joueur contre joueur ».

Un autre exemple est celui de Minecraft, qui est un dispositif ambigu du fait de sa nature « hybride » (Cayatte, 2014, p. 213), puisqu’il propose notamment un mode « survie », qui s’apparente à un jeu, et un mode « créatif »3 qui correspond à un MVCC. Dans le mode créatif, les builders (« constructeurs » en anglais) créent de nombreux événements qui sont souvent des « petits jeux » : résolution d’énigmes, de parcours, PvP4, etc. De fait, de nombreuses socialisations sont instrumentalisées par des dynamiques ludiques, créées par les utilisateurs eux-mêmes.

2.2. Le désir de socialisation dans les univers virtuels

Note de bas de page 5 :

« 2008 Second Life Survey », Social Research Foundation

Les mondes dits « sociaux » ou « tchats 3D » tels que IMVU, Twinity, Our World, etc., et les MVCC tels que Second Life (SL), reposent principalement sur des socialisations volontaires, puisqu’aucun scénario ni objectif ne régissent la conduite des avatars. Même si les utilisateurs créent parfois des jeux, et que de nombreuses interactions dépendent des échanges marchands qu’ils ont entre eux, la majorité des interactions reposent sur des échanges auto-organisés et sur le désir de socialisation des individus (rapport de la Social Research Foundation de 20085 ; Boellstorff, 2013, p. 307 ; Lucas, 2013), que nous pouvons résumer comme la volonté de discuter entre amis ou de rencontrer de nouvelles personnes, sans autre but initial.

Nous distinguons la volonté de rencontrer de nouvelles personnes du mode de participation du Hanging Out, tel que décrit par Ito et ses collègues (Ito et al., 2008), bien difficile à traduire, entre retrouvailles, flânerie et causerie. Pour ces auteurs, le Hanging Out caractérise des pratiques en ligne d’adolescents lorsqu’ils utilisent « des technologies comme les IM, Facebook ou Myspace pour passer du bon temps ensemble en discutant » (Heather Horst, cité par Jenkins, 2008), c’est-àdire prolonger ce qu’ils font « hors ligne », en d’autres termes, « traîner », « retrouver leurs amis », « être eux-mêmes » (« hang around, meet friends, just be ») (Bloustein, 2003, p. 166). Dans son livre It’s complicated, Boyd précise que les réseaux sociaux sont pour beaucoup d’adolescents une manière de « poursuivre » les interactions sociales qu’ils ont durant la journée, mais qu’ils ne peuvent pas continuer avec leurs amis après l’école ; notamment parce que les parents ne les autorisent pas à sortir après une certaine heure (Boyd, 2014, p. 36). Bien que Boyd indique que le Hanging Out est aussi une manière de rencontrer d’autres adolescents (Boyd, 2014, p. 36), nous considérons que ce mode de participation n’est pas directement orienté vers la recherche de nouvelles personnes.

3. « Événements » en ligne et socialisations volontaires

3.1. Des socialisations volontaires au sein d’un collectif : le cas des cérémonies religieuses

Note de bas de page 6 :

Nous avons pris l’exemple du jeu de World of Warcraft pour mettre en exergue des activités qui naissent en dehors du « cadre » du jeu, mais ce type de cérémonies est très répandu depuis la création des premiers environnements virtuels. Le premier mariage en réalité virtuelle fut celui de Hugh et Monika Jo, en 1994, dans l’univers virtuel CyberMind. En 1996, eut lieu le premier mariage dans le monde virtuel Active World. Le 25 mai 2017, Elisa Evans et Martin Shervington se sont mariés dans la plate-forme sociale de réalité virtuelle AltSpaceVR.

Note de bas de page 7 :

IRL signifie « In Real Life », soit « dans la vraie vie » en français

Des socialisations volontaires sont observables en marge des scénarios et dynamiques de jeu élaborés par des concepteurs ou des utilisateurs, comme c’est le cas avec les « rituels en ligne » (Heidbrink, 2007). Cette expression désigne des cérémonies créées et élaborées par des joueurs, qui ont lieu en dehors des règles propres au jeu, et auxquelles ils participent via leur avatar (Servais, 2017). Comme le note Olivier Servais à propos de son travail ethnographique dans WoW6, il peut s’agir, tantôt d’une « cérémonie entre deux joueurs d’une même guilde, qu’ils qualifient eux-mêmes de “mariage” […], tantôt [d’une] (une) célébration collective en mémoire d’un joueur décédé […], voire [d’une] simple commémoration par sa communauté du départ d’un de ses membres » (Servais, 2017). Dans le cas des mariages, toutes les configurations sont possibles, entre ceux qui se connaissent dans la « vraie vie ou non », ceux qui sont de sexe opposé ou non, ceux qui sont déjà mariés IRL7 et le font dans WoW pour le « fun », ou encore ceux qui font un deuxième mariage dans le jeu (Berry, 2012, p. 163). Mais, pour

Olivier Servais, « la plupart des protagonistes de ces cérémonies partagent [un] objectif de sociabilité, là où d’autres finalités, spirituelles ou religieuses, font l’objet de divergences, voire de polémiques », ce qui se traduit par une dimension rituelle relativement faible lors de ce type de célébrations (Servais, 2017). L’auteur conclut que les cérémonies funéraires, autant que les mariages, sont avant tout des manifestations sociales symbolisant l’envie de réunion d’un collectif (Servais, 2017).

3.2. Les événements sont des attracteurs pour la rencontre

Note de bas de page 8 :

Un débordement possible est un « crash » du serveur du fait du dépassement de la limite d’avatars autorisée en un même endroit (donc d’une demande trop importante en ressources informatiques par rapport aux capacités du serveur).

En 2010, Tom Boellstorff estimait qu’il y avait plus d’un millier d’événements par jour dans SL (Boellstorff, 2013, p. 310), même s’il ne distinguait pas les événements ludiques de ceux qui ne l’étaient pas : concerts, expositions (de photos, de peintures, de sculptures en 3D), conférences et tables rondes, rassemblements religieux, jeux et concours divers, etc. Pour l’auteur, un événement dans SL implique une conjonction de « lieu, de temps et de sociabilité » (Boellstorff, 2013, p. 309). Si un événement dans un univers virtuel doit être une instanciation non réversible, contrairement à ce que la machine informatique permet d’expérimenter ordinairement (Triclot, 2011), nous proposons d’ajouter qu’à défaut d’être défini par la possibilité de son propre débordement (Boullier, 2010), notamment au vu de sa nature technique (Lucas et al., 2012 ; Lucas, 2013, p. 266)8, un événement dans un monde virtuel doit être unique, et ne doit pas être routinier. Il doit être un « moment » particulier (Boullier, 2010, p. 12). Or, comme Boellstorff le remarque dans SL, malgré l’intérêt qu’il peut susciter par ce qu’il propose, un événement est sans doute la manière d’interagir privilégiée des utilisateurs pour se rencontrer (Boellstorff, 2013, p. 308). Or, ce n’est pas simplement un prétexte à la rencontre, c’est un attracteur qui va permettre à la rencontre de se réaliser, c’est-àdire ce par quoi elle se fait.

4. L’invitation, l’annonce et la carte : trois médiateurs qui conditionnent l’engagement des individus dans leur recherche de socialisation

4.1. L’invitation et l’annonce, médiateurs du régime de l’engagement en plan

Une invitation pour un événement est généralement un message textuel qui est envoyé par mail, par message privé (MP), ou encore par notice (ou notecard en anglais) dans le monde virtuel, à une liste de destinataires, individus ou groupes d’individus (team, guilde, etc.). Elle peut également circuler grâce à une forme de « bouche à oreille » entre avatars par messagerie écrite ou canal audio. Elle s’adresse donc à un groupe défini d’individus, souvent restreint, parfois « privé », comme lorsqu’un couple invite ses amis à célébrer leur mariage.

Figure 1. Invitation sous forme de « note card » reçue dans Second Life pour la représentation du 6 avril 2011 de l'opéra « Révisez vos classiques » consacrée à Eugène Onéguine de Tchaïkovski. © Image prise par l'auteur.

Figure 1. Invitation sous forme de « note card » reçue dans Second Life pour la représentation du 6 avril 2011 de l'opéra « Révisez vos classiques » consacrée à Eugène Onéguine de Tchaïkovski. © Image prise par l'auteur.

Note de bas de page 9 :

Nous parlerons d’invitation si l’annonce est diffusée sur un forum à accès restreint

Note de bas de page 10 :

Il serait ici plus judicieux de parler de « méta-monde ».

L’annonce peut compléter une invitation, dans le cas où l’événement est « public », c’est-à-dire ouvert à tous. Comme pour l’invitation, elle peut être diffusée et distribuée « hors » des limites techniques de l’environnement virtuel, sur un forum ou sur un blog9, c’est-à-dire dans l’ensemble des interstices qui constituent le « méta-jeu »10 (Berry et Brougère, 2002 ; Zabban, 2007), voire même imprimée et affichée dans un lieu de notre quotidien.

Dans le cas d’événements « heureux », les invitations et les annonces qui circulent suscitent « de l’attente » chez les intéressés : « l'événement est, par définition, médiatique et ne devient événement que dans la mesure où il est connu et parvient à attirer l'attention. Ce qui est affecté, c'est donc bien l'attention » (Boullier, 2010, p. 49). Le « moment » de l’événement est alors débordé en amont, par les plans de communication qui l’annoncent et en font la promotion. Les invités peuvent donc anticiper, s’organiser, s’adapter, planifier, et sont tous « déjà mobilisés et quasi présents dans l'événement quelques jours ou quelques heures avant l'événement » (Boullier, 2010, p. 12).

Chaque personne engagée dans ce type d’activité a un projet précis, variable selon le « bien » qu’elle recherche : être spectateur, rencontrer du monde, faire la fête, etc. Chacune a donc un « plan d’action » singulier et va saisir les fonctionnalités et les ressources de l’environnement pour sa réalisation (Thévenot, 2006, p. 14). Dans ce contexte, les invitations et les annonces sont des médiateurs qui transforment et « mettent en forme » l’individu autant dans sa coordination à autrui pour atteindre son bien, que dans les modalités d’atteinte de l’objectif, à savoir l’événement.

4.2. La carte du monde pour explorer les socialisations possibles : l’exemple de Second Life

Note de bas de page 11 :

Voir par exemple GeoSimPHILLY, une modélisation de Philadelphie en 3D

Les territoires des mondes virtuels sont généralement représentés par une « carte du monde », qu’il s’agisse d’une carte picturale ou symbolique, ou d’un plan d’une ville comme c’est le cas de certains mondes miroirs qui utilisent Google Maps pour renforcer l’analogisme au territoire représenté11 (Lucas, 2016).

Note de bas de page 12 :

Carte du monde de Second Life, ici accessible en permanence depuis le Web (la même carte est accessible depuis l’interface du monde virtuel), voir l’URL : http://maps.secondlife.com

Note de bas de page 13 :

Catalogue des événements de Second Life qui est consultable à tout instant depuis l’URL : http://events.secondlife.com

Le monde virtuel de Second Life possède une carte du monde12 qui offre un point de vue zénithal sur l’ensemble de son territoire. Sur cette carte, au niveau de zoom le plus élevé, chaque carré de 256 pixels de côté correspond à un territoire de 256 mètres de côté dans le monde en trois dimensions, soit une « île » ou une « région » dans le vocabulaire de ce monde virtuel. À l’image de l’évolution des propriétés cognitives des cartes (Boullier, 2016), il est possible d’afficher dynamiquement plusieurs couches d’informations sur celle-ci. Différentes icônes signifient la nature et le lieu des événements en cours qui sont répertoriés dans l’annuaire des événements de Second Life13, et chaque point vert indique la position actuelle d’un avatar connecté.

Figure 2. Carte du domaine London City dans SL. Chaque point vert représente un avatar. La lettre « M » dans le carré blanc correspond à un événement de catégorie « Modérée » et la lettre « A » dans le carré rose signifie un événement pour « Adulte ». © Image prise par l'auteur.

Figure 2. Carte du domaine London City dans SL. Chaque point vert représente un avatar. La lettre « M » dans le carré blanc correspond à un événement de catégorie « Modérée » et la lettre « A » dans le carré rose signifie un événement pour « Adulte ». © Image prise par l'auteur.

Dans Second Life, tous les utilisateurs se connectent au même monde, c’est-à-dire qu’ils peuvent se croiser et se rencontrer, tandis que des jeux tels que World of Warcraft créent des « instances » d’un même espace en le dupliquant sur différents serveurs pour supporter plus facilement un grand nombre de joueurs connectés au même moment. Cette propriété de l’architecture technique de Second Life couplée à la possibilité de géolocaliser chaque événement et chaque individu en temps réel sur une carte permet d’explorer les possibilités pour s’engager et être engagé dans la recherche de relations sociales. Par exemple, ceux qui désirent se rendre à des événements réservés aux adultes vont localiser les événements de cette catégorie sur la carte en même temps qu’ils vont pouvoir constater leur popularité, sachant que cette dernière information n’est pas disponible en consultant le catalogue des événements sur le site web du monde virtuel. En ce sens, la carte de Second Life permet de révéler le « pouls » (Batty, 2010) d’un événement.

Mais, parce qu’elle propose une visualisation totalisante et en temps réel de l’activité du monde grâce à la géolocalisation de chaque avatar, elle révèle des concentrations d’individus. Ainsi, alors qu’un regroupement d’avatars n’implique pas qu’il y ait « événement », il suggère néanmoins aux autres individus qu’il se passe « quelque chose » :

Note de bas de page 14 :

Entretiens réalisés dans le cadre de notre travail doctoral sur les processus de l’immersion et de l’habiter dans les mondes virtuels (Lucas, 2013).

« Il m'arrive souvent de partir à la recherche d'avatars. C'est un bon moyen [la carte] de rencontrer du monde, de découvrir de nouvelles personnes. Tu regardes où il y a du monde sur la carte, et tu y vas. C'est aussi simple », Yboha14.

Parce qu’elle géolocalise en temps réel les avatars dans l’espace et permet de détecter des concentrations, la carte de Second Life agit comme médiateur du phénomène de « gravité sociale », que Pavel Curtis définit comme la propension des individus à être attirés par des zones peuplées (Curtis, 1992). Dès lors, la carte de l’activité du monde en temps réel permet d’« explorer » les « opportunités interactionnelles » qui s’offrent à chaque utilisateur, par « tâtonnements », « hésitations » (Auray, 2011, 2016), ou encore par succession d’essais-erreurs. En effet, chaque individu peut tenter sa chance de multiples fois en se téléportant d’événement en événement de manière quasi instantanée :

« Quand je m'ennuie, je regarde ce qu'il se passe dans le monde [via la carte] et je vais voir. En général, je vais où il y a de la musique, c'est là que tu rencontres du monde. Des fois tu fais des rencontres, des fois il ne se passe rien non plus », Charlibix.

Ainsi, comme le notent Auray et Vétel lorsqu’ils étudient le « régime d’engagement exploratoire » que les joueurs adoptent dans le jeu vidéo Dofus (Auray, 2016), on pourrait croire qu’il s’agit du mode d’engagement en plan, puisque les individus sont à la recherche de relations sociales. Or, « il y a une particularité d’usage réel qui subsiste en permanence », caractérisée par des « bifurcations d’exécution » (Auray, 2016, p. 118), qui permet aux individus de bénéficier des propriétés de la carte et de l’immédiateté du numérique pour s’engager et être engagés dans un « régime d’exploration curieuse » (Auray, 2016, p. 120) afin de tirer parti des possibles du monde virtuel, c’est-à-dire de papillonner d’un événement à l’autre, d’une relation à l’autre.

5. Conclusion

Des socialisations volontaires ont lieu lors de cérémonies religieuses et d’événements culturels dans les jeux vidéo en ligne et les mondes virtuels. Or, ces rassemblements sont souvent un prétexte à la rencontre de « l’autre », qui est ici appréhendée comme un but à atteindre reflétant le désir de socialisation de nombreux individus dans les mondes virtuels. Cet objectif n’est cependant pas le fruit de l’unique volonté d’une personne, car il est dépendant de la coordination d’un grand nombre d’acteurs et de certaines médiations.

L’invitation à un événement et son annonce vont ainsi participer à sa production, en amont du « moment » durant lequel il doit se « tenir ». Leur diffusion met en « forme » les corps, comme lorsqu’il est préférable de trouver un déguisement pour son avatar, ainsi que les esprits des individus en focalisant leur attention sur un moment précis à venir. De la sorte, parce qu’il planifie et coordonne son action en fonction des ressources du dispositif technique, mais aussi par rapport aux autres membres d’un collectif, l’individu est engagé selon un « plan » (Thévenot, 2006) qui doit lui permettre d’atteindre son objectif.

À l’inverse, une carte représentant l’étendue du territoire d’un monde généré par ordinateurs, et spécifiquement une carte dynamique qui géolocalise en temps réel les événements en cours et les utilisateurs connectés, permet aux individus d’adopter un régime d’engagement exploratoire (Auray, 2011, 2016), dans la mesure où ces derniers vont tirer parti de ce médiateur pour explorer les sociabilités potentielles. Dans ce cas, l’individu n’a pas de plan d’action, il « bifurque » d’opportunité en opportunité, de façon plus spontanée et disponible.

L’invitation, l’annonce et la carte sont des médiateurs qui permettent à l’individu d’agir et qui le font agir selon des régimes d’engagement différents. Elles produisent des formes d’expériences singulières et permettent aux individus d’adopter des « trajectoires de participation » (Ito et al., 2009) spécifiques qui vont modifier la relation aux autres, donc au monde virtuel. Étudier les socialisations en ligne, qu’elles soient instrumentalisées ou volontaires, implique d’étudier, au-delà de la prise en compte du désir des individus, la manière dont chaque propriété du monde, de son gameplay autant que de son interface, conditionne leurs natures et les régimes par lesquels les individus s’engagent et sont engagés dans celles-ci.

Autres versions
Pour citer ce document

Référence papier

LUCAS, J.-F. (2018). Socialisations volontaires, médiateurs et régimes d’engagement dans les mondes virtuels . Interfaces numériques, 7(1), 139-157.

Référence électronique

LUCAS, J.-F. (2018). Socialisations volontaires, médiateurs et régimes d’engagement dans les mondes virtuels . Interfaces numériques, 7(1). https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3322

Auteur
Jean-François LUCAS
Sociologue, Cabinet d’études Chronos, Paris Chercheur associé au Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR) École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Suisse
jean-francois.lucas@groupechronos.org
Licence
Creative Commons License

CC BY-NC-ND 4.0

Cet article est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International