Dossier coordonné par Catherine Kellner, Luc Massou, Pierre Morelli. Les non-usagers des TIC - Question de communication, 2010,18, pp. 7‐143

Judith Barna 

Texte intégral

Le dossier intitulé « Les non‐usagers des TIC », paru dans le n° 18 de la revue Question de communication offre un regard original sur l’usage des TIC en s’intéressant à tout un groupe d’individus peu visible et de plus en plus ignoré dans notre société dépeinte surtout en termes de généralisation planétaire des usages des TIC. En effet, depuis les années 1990, les thuriféraires de l’usage des TIC ont annoncé une révolution dite « informationnelle » ou « numérique », considérée non seulement comme salutaire pour la prospérité mais aussi inéluctable. Il en résulte un désintérêt pour ceux qui, par nécessité ou par choix, ne participent pas ou plus à cette course en avant pour accéder aux outils d’information et de communication, course soutenue par les intérêts industriels et les politiques publiques. Ce dossier met en lumière des pistes d’analyse afin de mieux comprendre cette situation tout en rendant la recherche plus intelligible et en clarifiant quelques notions permettant de rendre compte des phénomènes de non‐usages des TIC.

Outre le texte introductif, offrant des références scientifiques récentes, rédigé par les trois coordinateurs, le dossier se compose de cinq articles suivis des références bibliographiques très riches permettant aux lecteurs d’approfondir le sujet.

En guise d’introduction, les trois coordinateurs pointent la contradiction entre l’omniprésence des TIC et la persistance de la figure de non‐usager dans les pays occidentaux. Ils démontrent la nécessité de dépasser la représentation du non‐usage comme un défaut d’usage et insistent sur l’importance d’aborder cette notion comme une véritable problématique. Cela implique le dépassement de la vision de la fracture numérique comme unique cadre de référence ainsi que la nécessité de considérer les non‐usagers comme des acteurs sociaux qui agissent dans des contextes socio‐économiques variés avec des histoires culturelles spécifiques. Enfin, les auteurs s’intéressent aux pistes méthodologiques présentes dans le dossier qui permettent d’aborder des questions émergentes et complexes de l’usage et du non‐usage des TIC.

Le premier article de Sally Wyatt évoque dans un premier temps une analyse de l’évolution de la figure de non‐usager depuis les années 1990, puis présente dans la deuxième partie une étude empirique de non‐usage dans le milieu médical. L’auteur met en évidence le manque de visibilité des non‐ usagers cachés à la fois par le désintérêt des instances politiques ainsi que d’une partie des chercheurs envers une population qui n’est pas séduite par les promesses du progrès technologique. L’article se termine par l’évocation de la nécessité d’élaborer un cadre conceptuel permettant de définir des catégories d’usagers et de non‐usagers de manière fine et nuancée.

Le deuxième article rédigé par Fabien Granjon aborde la question du non‐ usage comme processus de non‐appropriation. Il offre une catégorisation des formes de non‐usage et en analyse les motifs. L’auteur envisage les non‐usagers sous l’angle de la théorie de la réalisation de soi de Axel Honneth recourant aux concepts de peur, de ressentiment, de mépris, pour expliciter leur posture critique envers l’idéologie de la société de l’information.

Panayiota Tsatsou s’intéresse au cas de non‐usage de l’Internet en Grèce. Il souligne l’importance de la méthode qualitative pour identifier et analyser des paramètres significatifs qui entrent en jeu lors de l’adoption ou la non‐adoption d’internet, tels que les héritages culturels et les facteurs identitaires. Il donne un descriptif très détaillé de sa méthodologie mixte, explicitant la méthode d’entretien par focus group utilisée afin de compléter des résultats obtenus dans les phases précédentes de son enquête quantitative.

Catherine Kellner, Luc Massou, Pierre Morelli sont les auteurs de l’article suivant qui analyse le cas particulier de non‐usage des TIC parmi les acteurs professionnels de l’éducation et de la santé. Après un passage en revue des méthodes positivistes fondées sur la classification et la typologisation des usages et des usagers, les auteurs identifient leur approche en la reliant à la sociologie critique des usages sociaux. L’objectif annoncé est d’identifier le sens que les acteurs attribuent aux usages limités des TIC dans leurs contextes respectifs. L’approche permet de remettre en question l’idée selon laquelle le non‐usage serait lié à une défaillance. Il serait plutôt un usage parmi d’autres exprimant une émancipation personnelle. Pour se donner des outils d’analyse les auteurs identifient un certain nombre de variables afin de décrire la complexité des usages limités.

Le titre résume bien le contenu du dernier article du dossier coécrit par Thilo Von Pape et Corinne Martin : « Non‐usage du téléphone portable : au delà d’une opposition binaire ». En effet la préoccupation essentielle des auteurs est de démontrer qu’il est pertinent, d’un point de vue heuristique d’explorer la continuité entre usage et non‐usage au lieu d’établir une dichotomie entre les deux notions. Les auteurs estiment que la difficulté de réaliser des avancées dans la recherche sur les non–usages réside dans la coexistence de deux courants théoriques, l’un quantitatif et plutôt anglo‐saxon et l’autre qualitatif et présent massivement en France. La solution concernant la méthode quantitative serait de proposer un modèle qui surmonte les limites de la théorie de diffusion d’Everett Rogers mais garde les avantages de la recherche quantitative et standardisée. Une approche qualitative complémentaire nous apporte des éclairages sur des questions telles que les logiques d’usage.

Au total, le dossier est particulièrement innovant par la pertinence de son interrogation – les non‐usagers des TIC constituent‐ils une simple anomalie ou une véritable question en soi, fondée sur une réalité profonde ? – et par la variété des approches présentées. Le dossier met en lumière une thématique peu investie par la recherche et de plus en plus négligée par les politiques publiques dans le monde occidental. Il nous offre un regard nuancé proposant plusieurs perspectives analytiques critiques, soulignant la nécessité de développer des problématiques nouvelles afin de saisir la question du non‐ usage dans sa complexité.

Deux points à regretter. Tout d’abord la temporalité n’est pas prise en compte. Les usages, aussi bien que les non‐usages des TIC ne progressent pas de manière linéaire, mais avec des paliers, des reculs, des ruptures et des modifications permanentes sur un temps relativement long. Par contre le temps de la technique est un temps beaucoup plus court, rythmé à la fois par des impératifs industriels et par des avancées technologiques. S’interroger sur la corrélation de ces facteurs peut ouvrir des pistes d’analyse prometteuses.

Le deuxième reproche porte sur l’utilisation indifférenciée des notions de non‐usage et non‐usager. Chaque dispositif technique renferme une pluralité d’usages possibles, il est donc particulièrement important de saisir les différentes logiques des usagers en fonction de cette pluralité et il serait intéressant d’analyser les non‐usagers des TIC également dans ces termes.