Introduction

Claire Chatelet 
et Michel Lavigne 

Texte intégral

Selon Gilles Delavaud (2010) l’adjectif «  audio-visuel  » serait apparu en 1947 dans la langue française. Il s’agissait alors de désigner des méthodes pédagogiques recourant à des moyens techniques de reproduction du son et de l’image. Si cette signification a prévalu jusqu’aux années 1980, l’expression en deux mots séparés par un tiret, qui mettait l’accent sur une association du son et de l’image, est aujourd’hui obsolète, remplacée par le seul terme «  audiovisuel  », suggérant une fusion des modalités sémiotiques du son et de l’image.

En tant que substantif, «  l’audiovisuel  » naît dans les années 1970, d’abord associé au monde de la formation, il s’étend rapidement au domaine de la communication. Ses acceptions sont néanmoins diverses. Dans un sens étroit, qui est probablement le plus usité, le monde de l’audiovisuel est celui de la télévision. À ce titre, on parle par exemple de «  l’audiovisuel public  ». Il peut aussi être associé aux moyens techniques propres à la production télévisuelle, à savoir les technologies de la vidéo que l’on distingue parfois de celles du cinéma. Dans cette optique, la vidéo, et donc l’audiovisuel, seraient plus orientés vers l’éphémère, l’information ou la communication. Le cinéma serait au contraire davantage le domaine des œuvres et de l’art. Gilles Delavaud note aussi un sens plus large accordé à l’audiovisuel, dont la portée serait étendue à l’ensemble des moyens de communication, incluant alors non seulement la vidéo et la télévision, mais aussi le cinéma et le multimédia.

En faisant appel à des auteurs de différents ancrages disciplinaires pour interroger la spécificité de «  l’audiovisuel interactif  », ce numéro d’Interfaces numériques fait apparaître là encore la polysémie du terme «  audiovisuel  ». Ce flou sémantique peut être porteur d’ambiguïtés quant à la définition de l’objet étudié. Certains l’envisagent sous l’angle de la seule production télévisuelle — certes déclinée pour différents supports, d’autres considèrent un champ élargi à la production vidéo-ludique, par exemple.

Envisager l’audiovisuel à partir de ses «  nouvelles écritures  » implique dans tous les cas de mettre l’accent sur les changements à l’œuvre dans la conception de contenus, qui de fait, remettent en question les formes classiques de la production télévisuelle. De plus, notre approche propose de se focaliser sur les modalités interactives de ces écritures. Qu’advient-il de la rencontre entre cet audiovisuel protéiforme et le monde de l’interactivité, c’est-à-dire celui des machines informatisées ? Si l’interactivité des années 1990 se limitait à la question de la relation d’un utilisateur avec un ordinateur, cette relation s’est enrichie et complexifiée avec la généralisation d’Internet et de ses nouveaux usages ainsi que l’influence de formes d’écriture spécifiques au multimédia. La notion d’“audiovisuel interactif”  », expliquent Etienne-Armand Amato et Étienne Perény, «  se veut à la fois structurelle et transversale afin de cerner les fonctionnements intrinsèques, comme les rapports réciproques, entre Internet, jeu vidéo, télévision et mobiles  » (Pérény, Amato, 2011).

Ainsi le champ ouvert par les «  nouvelles écritures interactives audiovisuelles  » est très large, se manifestant à la fois par de nouvelles pratiques de création, mais aussi de nouveaux usages qui bouleversent le «  paysage audiovisuel  ». C’est d’abord la création de nouveaux contenus qui empruntent leurs modalités de conception à la fois à la narration filmique et à l’interactivité du multimédia, pouvant recourir notamment à des procédés scénaristiques issus du monde des jeux vidéo : webdocumentaires, jeux documentaires, serious games, fictions immersives et autres propositions interactives. C’est ensuite la mise en œuvre de nouvelles formes de diffusion et d’interactions par le biais d’Internet, des réseaux sociaux, des terminaux mobiles, des dispositifs de réalité augmentée, des environnements de réalité virtuelle.

Note de bas de page 1 :

Cf. : http://www.cnc.fr/web/fr/aide-aux-projets-nouveaux-medias
L’aide aux projets nouveaux médias a été instituée en 2007. Cet organisme à l’instar des chaînes de télévision publiques Arte et France Télévisions, via le pôle web pour la première et le département nouvelles écritures et transmédia pour la seconde, joue un rôle essentiel dans le développement de ces nouvelles formes audiovisuelles.

Aussi les propositions audiovisuelles n’ont jamais été aussi multiples, variées, hybrides, nécessitant sans doute une approche plus «  intermédiale  » (Müller, 2000), qu’interdisciplinaire. Ce renouvellement remarquable des formes audiovisuelles ouvre des voies nouvelles, tant pour la création, que pour l’expérience de réception. Devenu plus ou moins ouvert, modulaire, dynamique, variable, navigable, manipulable – sinon jouable, l’objet audiovisuel convoque désormais des utilisateurs, des «  spectacteurs  » (Weissberg, 1999), des «  pratiqueurs  » (Fourmentraux et Bianchini, 2007), voire des «  cocréateurs  » (Jenkins, 2006). Les écritures interactives, délinéarisées qu’il déploie induisent des modalités de création singulières. C’est ce qui explique certainement leur appréhension en termes de «  nouveaux médias  ». Le choix de cette expression par le CNC, pour désigner «  des œuvres audiovisuelles innovantes intégrant les spécificités des nouveaux écrans connectés dans leur démarche de création et diffusion  »1 est signifiant.

Les articles des six auteurs rassemblés dans ce numéro reflètent la diversité de l’audiovisuel interactif contemporain, tant par la variété des terrains abordés que par leurs choix méthodologiques ou leurs origines disciplinaires.

Le premier article s’intéresse aux circulations productives entre les écritures télévisuelles et les écritures spécifiques au Web. Marida Di Crosta analyse la production de videoblogs sur la plateforme YouTube. et montre comment ces formes hybrides valorisent l’aspect conversationnel et les interactions entre contenu, utilisateurs et auteurs. Si les web- caméras ont initié l’ère du Broascast Yourself avec une dimension connectée de la caméra vidéo et donc partagée de l’image enregistrée mettant en valeur de nouvelles formes de représentation de soi, (une «  web-intimité  »), une nouvelle voie s’est ouverte avec un «  virage fictionnel  ». Aujourd’hui la frontière entre réalité et fiction, entre blogs vidéo et web-séries, se brouille. L’auteure questionne précisément les nouvelles formes d’interactivité offertes par le vidéoblog fictionnel,≈ entre «  interactivité fonctionnelle  » et «  méta-interactivité  ».

L’entrée suivante, structurée autour des articles de Thomay Bihay et Justine Simon, met à jour une autre forme audiovisuelle interactive — documentaire cette fois — identifiée tantôt comme «  webdocumentaire  », tantôt comme «  documentaire interactif ». Ces deux expressions s’avèrent problématiques, en ce qu’elles regroupent sous une appellation générique des expérimentations très disparates, d’un point de vue esthétique, narratif, communicationnel, néanmoins elles permettent d’exposer clairement la double appartenance (qu’elle soit effective ou non) de ces productions  : appartenance à un genre cinématographique d’abord, le documentaire, appartenance à un média, qui est aussi un médium, le web dans le premier cas, appartenance plus indistincte aux médias informatisés dans le second.

Thomas Bihay focalise son attention sur les webdocumentaires, programmes caractérisés selon lui par l’interactivité et l’agrégation de contenus. Son analyse se développe d’un point de vue médiologique et narratologique, en s’appuyant sur un corpus de quatre œuvres, dont il s’agit de révéler les modalités de production de sens. À cette fin, il interroge la structure de ces projets et leur rapport à la linéarité, le rôle de l’incipit et de l’excipit, la présentation du nœud central et des commandes, les modes de projection de l’interacteur et enfin les possibilités d’interactivité fonctionnelle et d’interactions.

Justine Simon analyse ensuite le documentaire interactif Climat sous tension qui présente plusieurs récits sous forme de bandes dessinées numériques. L’auteur interroge la dimension argumentative du discours. Divers procédés sont convoqués pour mettre en scène une certaine neutralité du discours, tels que le recours à la fiction distractive, aux paroles d’experts ou à la ludification. Cependant, au-delà des aspects divertissants, l’engagement idéologique est effectif porté par des hypertextes d’autorité et la mobilisation de l’interactivité en faveur de l’engagement et de la responsabilisation de l’internaute.

Les productions vidéo-ludiques offrent un troisième et dernier axe d’analyse dans ce numéro consacré aux nouvelles écritures audiovisuelles interactives.

Claire Siegel et Patrice Cervellin abordent la question des nouvelles écritures dans le champ du jeu vidéo d’auteur relevant du courant de l’Artgame. À la différence des jeux vidéo industriels The Beginner’s Guide permet de problématiser la relation complexe entre les auteurs du jeu, l’outil informatique et le joueur. Ce dernier, interprétant final de la création, est ici invité à se départir de la posture jouable habituellement requise par les jeux de divertissement. Il est appelé à décrypter le sens symbolique de l’œuvre, à substituer à la ludosis la semiosis. Ce type de jeu conduit à «  tuer  » symboliquement la machine et à retrouver la fondamentale dimension humaine par l’introduction de l’injouable qui permet la mise à distance.

Marine Bénézech s’intéresse aux serious games, programmes interactifs diffusés sur le web, qui mêlent procédés issus des jeux vidéo et finalité utilitaire. Celle-ci peut être, notamment, éducative. En prenant pour exemple quatre produits différents, l’auteure nous montre qu’une majorité de ces œuvres, afin de véhiculer leurs messages dits «  sérieux  », articulent le jeu à des formes narratives issues des modes traditionnels de la littérature ou du cinéma. En cela les serious games sont les témoins avancés de nouvelles formes émergentes d’écriture qui cherchent à introduire des formes ludiques au sein des objets communicationnels et inventent des formes hybrides novatrices.

Nous accueillons enfin dans ce numéro deux professionnels, Corinne Cartaillac et Nicolas Bole, qui témoignent de leur pratique dans le domaine des nouvelles écritures interactives. Corinne Cartaillac a œuvré pendant quinze ans en tant que conceptrice, story architect et chef de projets sur diverses œuvres numériques (outils de valorisation du patrimoine et de vulgarisation scientifique, installations muséographiques transmédia , serious games et webdocumentaires). Depuis 2014, elle a rejoint la société Pages & Images Productions (Montpellier) en qualité de responsable projets transmédia. Rédacteur en chef (webdocumentaires et nouveaux médias) au Blog documentaire, Nicolas Bole est concepteur indépendant de projets interactifs. Il a collaboré notamment avec Arte et France Télévisions Nouvelles Écritures.

Nous remercions les auteurs, les professionnels, ainsi que les membres du comité de lecture dont le travail rigoureux a permis la sélection des articles de ce numéro.