Susan M. Weinschenk, 100 Things every designer needs to know about people, New Riders, 2011

Éric Kavanagh 

Texte intégral

Après avoir connu beaucoup de succès avec son précédent Neuro Web Design. What makes them click ? (2008), Susan M. Weinschenk poursuit sa course de façon cohérente avec la publication d’un recueil de 100 faits portant sur les facteurs humains que tout designer devrait prendre en compte dans la conception d’une interface numérique, web ou autres. 100 Things every designer needs to know about people est loin d’être aussi léger que ne le laissent paraître à première vue son titre, son format et son design graphique. Weinschenk propose ici un ouvrage qui se nourrit abondamment de faits et de principes corroborés par la science, plus particulièrement la psychologie cognitive, la psychologie sociale et les neurosciences. Rédigé pour les praticiens du design d’interface, l’ouvrage ne manquera pas d’intéresser aussi les étudiants et les chercheurs du domaine.

La table des matières présente, comme le titre l’indique, 100 faits numérotés et révèle un programme fort ambitieux : traiter un vaste ensemble de facteurs humains susceptibles d’influencer la communication ou le comportement. L’auteure donne clairement l’impression qu’elle s’est donné pour mission d’expliquer le fonctionnement sociocognitif humain en moins de 250 pages. Pour qui cherche un survol et non un traitement approfondi des aspects traités, le défi est relevé avec brio. L’ouvrage porte sur les fonctions cognitives de base, dont notamment l’attention, la mémoire, la perception visuelle, mais aussi sur certains processus plus complexes comme la lecture, la résolution de problèmes et la prise de décision. Les émotions, l’influence de la culture et les questions motivationnelles sont aussi traitées.

Chacun des faits numérotés est traité en deux ou trois pages en moyenne sans que ne soit suivi un cadre de présentation strict, ce qui peut agacer légèrement au départ mais qui n’a aucun effet négatif durable tant l’intérêt et la qualité du contenu priment sur le reste. L’auteure converse plus qu’elle ne disserte et n’hésite pas à servir au lecteur des anecdotes personnelles pour illustrer certains principes. Malgré cette approche relativement légère et parfois ludique, le propos n’en souffre guère, bien au contraire. C’est lorsqu’elle évoque les expériences scientifiques, parfois avec détail, que l’auteure donne le plus de profondeur et de distinction à l’ouvrage. À l’exception d’un seul cas, où elle aborde la question du sommeil paradoxal en employant l’expression REM sleep sans l’expliquer, l’auteure vulgarise sans commettre de véritables faux pas. Au fil des pages, le lecteur appréciera grandement les éléments schématiques (tableaux, graphiques, figures, etc.) utilisés à l’occasion pour appuyer l’explication d’un processus cognitif ou psychosocial.

Hormis une légère variation dans la profondeur des explications données et certaines inégalités de traitement d’un fait à l’autre, le résultat global est surprenant tant la synthèse est riche et met en lumière des éléments explicatifs susceptibles de renforcer et d’étendre la base de connaissances du designer. L’appui des faits par des sources scientifiques de haute qualité apporte un vent de fraîcheur fort bienvenu dans ce type d’ouvrages destinés aux praticiens. L’intégration est à ce point réussie qu’on en vient à regretter les passages sans appui scientifique. Il est à souhaiter qu’une éventuelle deuxième édition vienne remédier à ces manquements. Certains lecteurs plus au fait des recherches seront ravis, et d’autres peut-être surpris, de voir certains mythes déconstruits. C’est certainement l’une des premières fois hors d’un article scientifique qu’on s’attaque à l’idée fortement reçue que les caractères en majuscules seraient moins lisibles du fait qu’ils empêcheraient la reconnaissance de la silhouette d’un mot lors de la lecture. Certains lecteurs seront aussi étonnés d’apprendre la quasi-inexistence du multitâche chez l’humain, à part peut-être la capacité de parler et marcher en même temps. Et encore…

Pour soutenir ses propos, Weinschenk s’appuie sur des classiques de la recherche (Baddeley 1986 ; 1994 ; Biederman 1985 ; Johnson-Laird 1986 ; Rayner 1998, etc.) mais recourt aussi très souvent à des sources récentes qui présentent des résultats de recherche provenant des neurosciences, résultats le plus souvent issus de protocoles employant l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). À de multiples reprises d’ailleurs – et c’est ce qui lui vaut le surnom The Brain Lady dans la communauté –, elle évoque les parties du cerveau concernées par un phénomène donné, sans que cela ne vienne opacifier l’exposé. Si, au fil de la lecture, on est globalement heureux de retrouver de la recherche récente (ex. : l’esprit vagabonde jusqu’à 30 % du temps et cela concurrence les processus attentionnels), l’explication de concepts ambitieux (ex. : modèle mental versus modèle conceptuel), voire rafraîchissants (ex. : les 4 formes de créativité) loin de certains clichés trop souvent exploités dans les guides à l’usage des praticiens, on est en revanche un peu déçu de retrouver quelques concepts fort critiqués et peu nuancés (ex. : formules de lisibilité). Mais ces derniers ne sont pas légion, loin s’en faut.

Suivant l’exposé d’une notion et en guise de conclusion de chacun des 100 microchapitres sont systématiquement présentés des principes ou des conseils (que Weinschenk nomme takeaways) spécifiquement formulés pour le design de communication en général et pour le design d’interface en particulier. Ces principes de design généralisés à partir des faits cognitifs exposés constituent un point d’intérêt de l’ouvrage dans la plupart des cas. On constate avec bonheur les nombreuses années de pratique du métier de l’auteure dans la contextualisation de plusieurs principes. Toutefois, peut-être pour des questions de mauvaises formulations, certains principes – une minorité, faut-il dire – paraissent forcés et ne semblent avoir aucune portée concrète ou vont tout simplement à l’encontre d’autres principes de design bien connus (ex. : insister sur la mise en évidence d’éléments importants sans considérer l’équilibre visuel de l’ensemble).

Recourir à la science pour appuyer les principes de design dans les ouvrages destinés aux praticiens est une approche qui participe d’un changement de paradigme. L’ouvrage de Weinschenk confirme un mouvement de fond dans l’univers documentaire du design entamé depuis au moins 2003, notamment avec la publication de l’important Universal Principles of Design de W. Lidwell et al. En effet, depuis le milieu des années 1990, la bibliothèque type du designer d’interface est garnie majoritairement de guides et de recueils de principes fondés sur la seule expérience des auteurs. Malgré la pertinence et la nécessité de ces ouvrages en leur temps – qui a oublié le fameux et le si utile mystery meat navigation décrié par V. Flanders (1998) ? –, l’expertise du designer d’interface doit impérativement bénéficier des avancées de la recherche sur les facteurs humains. L’ouvrage de Weinschenk, malgré son format quasi ludique – qui peut faire douter de son sérieux –, contribue à n’en point douter à baliser la route vers le renforcement de l’expertise du designer d’interface. Lecture obligatoire pour tous les intervenants du domaine : praticiens, étudiants, enseignants.