Entretien
Trente ans de démarche environnementale

avec Jean-François Capeille 

Architecte DPLG, Jean-François Capeille construit dès 1979 ses premiers logements bioclimatiques. Suivront la réhabilitation de grands ensembles dont les 368 logements HLM de la cité Saint-Jacques à Carcassonne (Aude), primée par la Fondation Énergies pour le Monde. Créée en 1980, pour l’Office Public d’HLM de l’Aude, l’Opération Programmée d’Habitat Bioclimatique (OPHB) qui génèrera la construction par les architectes locaux d’un millier de logements économes en énergie dans l’Aude, la Drôme et en Grèce. Cofondateur en 1997 de l’agence AA’E (Architectes Associés pour l’Environnement), Jean-François Capeille se consacre principalement à la réalisation de grands ouvrages environnementaux. Lauréat en 2000 avec Architecture Studio de la construction du village olympique d’Athènes, AA’E a rejoint en 2008 le groupe AIA (Architectes Ingénieurs Associés) fort de plus de 500 collaborateurs. Consultant indépendant depuis 2008, Jean-François Capeille collabore actuellement avec AIA Associés et Suez-Environnement sur des sujets prospectifs dans le domaine de l’environnement et de la ville.

Entretien réalisé par Samia Ben Rajeb

Texte intégral

1. Pour la conception d’un projet, l’objectif, selon vous, est de produire du sens, dans un contexte bien spécifique qui applique ses propres règles. Comment votre expérience en tant que concepteur et aussi en tant qu’acteur a-t-elle nourri votre réflexion et votre regard sur l’architecture ?

En tant qu’architecte, deux choses m’ont marqué. D’abord, il y a l’enjeu du service public, puisqu’on travaillait principalement sur des ouvrages au service de tous, les usines de traitement d’eau ou de déchets, mais dont nous ne sommes que des utilisateurs indirects. Ceci diffère de la conception de logements, de bureaux ou même d’équipements culturels qui sont plus proches de nous puisque nous les vivons nous-mêmes et sommes influencés naturellement par ce que l’on ressent de lieux où l’on aimerait travailler, habiter, apprendre ou enseigner. Alors que dans la conception d’équipements d’environnement la référence est externe, elle n’est pas liée au vécu.

Ensuite, la collaboration avec d’autres acteurs. On ne dessinait pas simplement un projet que l’on confiait aux ingénieurs, et dont le coût de construction devait respecter les prix de référence, comme on le faisait pour les projets traditionnels. On a été confrontés à des process, c'est-à-dire des systèmes de traitements, des machines plus ou moins compliquées dont nous devions nous efforcer de comprendre le fonctionnement. Il fallait donc que le bâtiment soit réfléchi en osmose avec les ingénieurs si on ne voulait pas réduire notre rôle à un « habillage » architectural.

Ce sont ces deux éléments, l’échelle des projets et notre rôle en tant qu’acteur parmi d’autres qui ont participé à notre positionnement, en nous détachant peu à peu de l’égoïsme architectural, du geste architectural lié à l’objet solitaire que représente ce type d’ouvrage, pour nous poser la nécessaire question du sens que l’on devait leur donner. Cette expérience des grands ouvrages publics a été importante pour moi et m’a vraiment donné une autre vision sur l’architecture et mon métier : plutôt me poser les bonnes questions que d’avoir réponse à tout.

Est-ce de là que l’architecture commence à produire du sens ?

Évidemment. Lorsqu’on réalise du logement ou des bureaux, on est entourés, cernés, saturés de références construites ou non, mais dans le cas d’ouvrages environnementaux tels que des centrales d’assainissement des eaux usées ou des usines d’incinération, les exemples sont plus rares. Nous nous sommes d’ailleurs posé la question : comment construire des machines qui, somme toute, réparent notre planète abîmée, re-fabriquent de la nature. C’est la question de notre livre Construire l’environnement ? Vu sous cet angle, le projet se présente différemment. Il s’agit d’établir un dialogue entre la machine réparatrice et la nature préservée, en parallèle avec le dialogue dont on parlait précédemment entre l’ingénieur et l’architecte. Il s’agit également et surtout, pour l’architecte, de participer à l’acceptation de ces ouvrages, dont l’image collective est négative, mais dont on sait qu’ils ne pourront plus être systématiquement isolés dans un monde en cours d’urbanisation planétaire.

Prenons l’exemple d’une station d’épuration. Dans la pensée collective c’est un bâtiment sale qui sent mauvais, qu’il faut exclure de la ville alors que son besoin est généré par la ville au même titre que le traitement des déchets. En tant que concepteur il faut bien, à un moment ou à un autre, prendre ces projets en main, faire comprendre que « les restes de la ville » sont en réalité une ressource indispensable à son développement. C’est ce défi là que nous avons relevé, en montrant que ce sont des architectures à part entière, à voir, à comprendre, à apprécier… des objets que l’on peut approcher et que l’on ne rejette pas en dehors des villes alors qu’on sait très bien qu’ils seront tôt ou tard rattrapés par elles.

Usine de traitement des déchets d’Issy Les Moulineaux

Usine des eaux de Saint-Cloud

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Ces ouvrages font partie de nous-mêmes, puisque générés par nous-mêmes. C’est pourquoi, nous avons essayé de les rendre acceptables par les populations, de les faire même apprécier par le public en montrant qu’ils étaient nécessaires et utiles pour et dans la ville. Par exemple, l’usine de traitement des déchets d’Issy Les Moulineaux, construite pour le Syctom aux portes de Paris, assure le chauffage de soixante mille foyers, ce n’est pas rien. Il y a aussi l’usine des eaux de Saint-Cloud, construite pour Eau-de-Paris en banlieue chic, qui fournit l’eau potable pour tout l’ouest parisien. C’est une responsabilité forte au niveau de la ville qui a au moins la même importance que la création d’un éco-quartier. D’ailleurs, aujourd’hui, tous les éco-quartiers doivent gérer leurs problèmes d’eau, de déchets et l’ensemble des réseaux « invisibles » dont la ville a besoin. Je ne vois d’ailleurs pas comment pourrait se développer l’urbain en général, sans prendre en compte cette logique d’économie circulaire sans laquelle nous sommes voués à disparaître.

Vous savez sûrement que nous vivons à crédit, en général bien sûr, mais également sur le dos de la planète. Sauf à tout arrêter jusqu’au nouvel an, nous puisons depuis le 20 août dernier dans le capital écologique, la nature ne pouvant se régénérer qu’à son rythme. Comme chaque année l’ONG canadienne Global Footprint Network s’est livrée à ce calcul et la date fatidique tombe plus tôt chaque année : le 8 novembre en 1980, le 8 octobre, un mois plus tôt vingt ans après, en 2000, et le 7 septembre en 2009, soit en moins de 10 ans ! Pourtant le sommet de Rio avait alerté du danger dès 1992 alors que jamais autant de pays n’avaient été rassemblés autour d’une centaine de chefs d’États, fait unique dans l’histoire. À ce rythme nous aurons besoin de deux planètes d’ici 2050, alors que les deux tiers de l’humanité seront urbanisés. Vu sous cet angle la conception d’une station d’épuration commence à prendre du sens !

Dans le livre de l’agence AA’E « Construire l’environnement ? », vous dites : « la réflexion du concepteur est comme une course intense, une course en mer. Cette course là n’était pas en solitaire mais en équipage ». Pensez-vous que la collaboration soit nécessaire pour toute conception ?

Tout d’abord je voudrais dire que je n’ai pas travaillé seul. Pendant la période AA’E que vous évoquez nous étions trois associés, Avgui Calantidou, Pierre-Henri Montel, et moi-même, accompagnés d’une équipe de très jeunes architectes, souvent encore étudiants, qui ont fait un travail formidable, et d’ailleurs tous ont fait leur chemin. C’est ce travail d’équipe qui a fait la richesse de nos projets.

Concernant notre collaboration nous donnions souvent l’exemple de l’équipe de cinéma. Tout le monde ne peut pas être metteur en scène ou acteur principal. Il y a aussi le preneur de son, le cadreur, l’ingénieur lumière, etc. Les compétences de tous sont indispensables, chacun dans le rôle où il est le meilleur. Il est vrai qu’en tant que « gérant » de notre agence AA’E, j’étais en contact direct avec le client et j’essayais avant tout d’être à son écoute, de comprendre son attente, les ouvertures possibles, la valeur ajoutée que nous pourrions apporter. Ensuite, il y avait l’aspect inspiration conceptuelle, produit d’une discussion entre nous, puis le dessin plutôt assuré par Pierre-Henri et le chantier dirigé par Avgui. Mais surtout, je m’assurais que tous mes collaborateurs aient les meilleures conditions de travail possibles, pour une seule et bonne raison : penser que leur temps est précieux. Il fallait qu’ils puissent travailler ensemble sans perdre du temps à attendre après un ordinateur trop lent ou qu’internet se mette en route, ce qui n’était pas évident à l’époque. D’ailleurs une personne s’occupant uniquement du matériel informatique et de sa gestion (imprimantes, ordinateurs, etc.) a été employée dès le début avec carte blanche pour anticiper les problèmes, conscient que ces nouveaux outils tenaient une place primordiale dans notre quotidien en général, et dans notre métier d’architecte en particulier.

Vous parlez d’équipage, mais répondre aux concours d’architecture est une véritable compétition, y compris physique. Tous nos projets sont d’ailleurs des concours gagnés. Parmi les anecdotes de l’agence, nous avons tellement travaillé à un certain moment, qu’on était tous vraiment très fatigués. Comme nous avions gagné un certain nombre de concours, j’ai alors décidé que nous partirions tous ensemble une semaine au Mexique. J’ai emmené toute l’équipe, y compris une nouvelle stagiaire toujours parmi nous. J’ai dû avertir nos clients que l’agence serait fermée une semaine. C’était une forme de reconnaissance pour tous nos collaborateurs qui travaillaient tard le soir, donnaient une part d’eux-mêmes dans tous nos projets. Cette expérience a été très bénéfique pour tous et a provoqué une réaction inattendue chez nos clients. C’est devenu une sorte d’anecdote dont ils me parlent encore. Je ne l’imaginais pas, mais notre image a même été améliorée. Nos clients ont compris que nous étions une équipe soudée et qu’ils pouvaient compter sur nous. La gestion humaine dans une équipe de conception, où les sensibilités sont à fleur de peau, est selon moi primordiale pour l’agence et pour la qualité des projets.

Je pense que les facteurs humains et matériels ont participé en grande partie à notre réussite. Nous avions créé nos propres règles d’organisation du travail qui nous facilitaient les choses. Tous avaient la même organisation, partageaient les mêmes bibliothèques et pouvaient accéder à tous les projets de l’agence. Nous avons d’ailleurs été la première agence d’architecture certifiée ISO 9001 – 14001, 9001 pour l’organisation et 14001 pour le respect de l’environnement. On s’efforçait de donner une image environnementale forte à tous nos projets, même si ce n’était pas demandé dans le programme comme aujourd’hui. On proposait à nos clients une démarche alternative prônant l’économie d’énergie et le respect de l’environnement et de son contexte socio-culturel.

Il est vrai que votre premier travail collaboratif dans le cadre de l’agence AA’E était pour la station de traitement des eaux d’Athènes, en 2000. Avant, vous travailliez seul. D’ailleurs en 1979 vous avez construit une des premières maisons solaires en France et, un peu plus tard, 14 logements HLM bioclimatiques. Comment ce travail collaboratif s’est-il construit ? Avez-vous choisi de travailler en équipe ou cela s’est-il imposé à vous ? Quels outils ou procédures avez-vous mis en place pour vous aider dans cette tâche ?

C’est vrai qu’Avgui Calantidou et moi travaillions principalement sur le bioclimatique. Nous avons travaillé pendant 15 ans sur des opérations pilotes de logements économes en énergie et construit ou réhabilité plus d’un millier de logements bioclimatiques entre 1980 et 1995. Nous avions une petite agence qui marchait très bien, dans des locaux que nous avions construits à Boulogne-Billancourt. Nous avons même été les premiers utilisateurs du noyau Autocad testé dans le cadre d’Habitat 89. Puis, j’ai eu l’occasion de collaborer sur le concours de la station d’épuration de Colombes avec l’Agence S’pace. C’est là que j’ai connu Pierre-Henri Montel. Nous avons gagné le concours et avons collaboré deux années ensemble avant de quitter S’pace et de nous associer pour former AA’E. C’est à partir de là que nous nous sommes intéressés à ce type de programme, d’autant que la station d’épuration de Colombes est un bel exemple d’ouvrage environnemental réussi et durable, puisque vingt ans après, de mon point de vue, elle n’a absolument pas vieilli.

AA’E a évolué : de trois vous êtes passés à une vingtaine de personnes, quelles habitudes de collaboration avez-vous mises en place ?

Au départ, nous nous sommes installés à Sèvres dans les locaux d’un ami qui était en première année d’architecture avec moi à l’école de Versailles. Notre activité a commencé à se développer jusqu’au moment où, à force de nous étendre, nous avons fini par acheter l’ensemble des bureaux. Dès le départ, on ne voulait pas dépasser vingt personnes parce qu’on savait qu’au-delà ce serait plus difficile à gérer, surtout avec les outils et les systèmes de l’époque. Je craignais que l’on s’entende moins ou de moins bien travailler ensemble. On savait aussi qu’on serait une équipe mais que ça ne durera pas éternellement, dix ou quinze ans, parce qu’il fallait aussi évoluer, changer d’échelle, de procédure, d’outils. C’est ainsi que j’ai fait quinze ans de bioclimatique, puis quinze ans d’environnement.

Évidemment, on avait des règles dans le groupe, des règles d’équité. On était trois associés avec le même nombre de parts, un tiers chacun et les salaires de nos collaborateurs étaient relativement élevés et quasiment les mêmes en fonction de leur ancienneté, sachant que les nouveaux arrivants étaient le plus souvent les compagnons d’étude de nos collaborateurs. De toute façon je ne vois pas comment quelqu’un aurait pu rester chez nous sans s’entendre avec les autres. Puis nous avons mis en place des systèmes d’épargnes salariales, de tickets restaurant, de primes et autres avantages qui étaient très appréciés alors que nous étions une petite structure. Ensuite, j’ai toujours veillé à ce qu’un architecte ne s’occupe que d’un projet : « un architecte, un projet ». En effet, je pense qu’une conception est meilleure lorsque l’architecte responsable est immergé dans son projet. S’il a plusieurs projets à la fois, il ne s’en sort plus. Chaque architecte devait être responsable de son projet, à son niveau bien sûr, et pouvait choisir de continuer ou pas jusqu’à sa réalisation, selon son importance et son envergure. Nous avons même eu des équipes totalement délocalisées sur de gros chantiers avec qui nous faisions le point une fois par semaine. Les collaborateurs discutaient beaucoup entre eux, ils n’étaient pas isolés, travaillaient ensemble. Dès qu’ils avaient un souci, ils en discutaient entre eux, allaient voir un associé et ça s’est généralement bien passé.

En termes d’outils, avez-vous mis en place des technologies particulières, des logiciels, des chartes graphiques, etc. pouvant aider la collaboration au sein de l’agence ?

Oui, nous avons mis en place en 2001 l’ISO 9001 en organisation. Nous avons défini des chartes graphiques sur notre logiciel de dessin. Nous avions aussi des systèmes de transfert de fichiers lourds liés à la taille de nos projets. Nos choix de logiciels ont été déterminés sur ce qui pouvait être utilisé autant par nos concepteurs que par les ingénieurs process. Ces logiciels devaient pouvoir supporter les échanges d’informations sans rien changer au contenu. Une « cellule image » a aussi été créée parce que la bonne compréhension de nos projets et la communication comptaient beaucoup pour nous.

Qu’entendez-vous par la « cellule image » ?

La « cellule image », composée d’architectes, avait deux objectifs. Le premier, modéliser rapidement le projet, d’une version 2D à celle 3D, et se servir de ces modèles comme maquettes d’études pour vérifier sa pertinence, un peu comme SketchUp aujourd’hui qui n’existait pas à l’époque. Les concepteurs pouvaient ainsi vérifier les échelles et la manière dont le projet s’insère dans le site. Cette étape est importante pour bien appréhender l’échelle de nos projets souvent importante et difficile à maîtriser en maquette traditionnelle. Grâce à la « cellule image », on faisait des maquettes 3D très vite pour tester sur des images numériques ce que pouvait donner le projet. Ces images étaient regroupées en petites séquences simulant l’approche du futur projet, par exemple, en voiture depuis la route ou par un promeneur. Et c’est le deuxième objectif de la « cellule image » puisque, grâce à ces séquences, le client comprenait plus vite nos intentions et la manière avec laquelle le projet allait s’insérer dans le site. D’un autre côté, il y avait aussi des allers retours entre l’équipe de conception et la « cellule image ». Par exemple, lorsque l’équipe de la « cellule image » ne comprenait pas un détail quand elle modélisait le projet, elle allait discuter avec l’équipe de conception lui demandant d’expliquer son choix. Elle donnait aussi son point de vue pour corriger certaines erreurs ou incohérences de conception. Ainsi, grâce à ces allers retours le projet évoluait et s’enrichissait.

AA’E s’est associé avec l’agence AIA Associés – depuis cinq ans – et ils sont devenus, depuis, une équipe bien plus importante. Combien êtes-vous aujourd’hui et quelles compétences y sont regroupées ?

AA’E a rejoint AIA Associés en 2008, mais le regroupement des deux agences en un lieu unique ne s’est fait qu’en 2010. L’agence AIA Associés de Paris compte aujourd’hui une centaine de collaborateurs et le groupe compte en tout – entre Nantes, Lyon, Angers, Lorient et Pékin – cinq cent soixante employés dont cent soixante architectes. Il y a des ingénieurs et des architectes bien sûr, mais aussi des paysagistes, des informaticiens, des graphistes, des architectes d’intérieur, etc. Il y a aussi un département management de chantier très dynamique qui travaille avec des logiciels sophistiqués de coordination et pilotage de travaux.

C’est cette complémentarité originale, unique en France à cette échelle, qui nous a fait pencher vers le choix d’AIA Associés, puisque nous avions déjà la culture de la pluridisciplinarité dans la conception de nos projets avec les ingénieurs process. Aujourd’hui, notre équipe, même si elle a encore gardé sa spécificité liée au caractère de ses projets, est intégrée à un processus de gestion plus large lié à la taille de l’agence et à la gestion rigoureuse du temps. Nous côtoyons quotidiennement nos amis ingénieurs qui collaborent sur la plupart de nos projets. Il faut savoir que la collaboration avec notre ingénierie n’est pas exclusive. Ils collaborent avec de grands cabinets d’architectes, comme nous sommes amenés à collaborer avec des bureaux d’études extérieurs. Quelquefois, on se retrouve même en concurrence dans certains concours où nos architectes travaillent avec un bureau d’étude externe alors que nos propres ingénieurs sont associés à un architecte extérieur. Mais la règle générale reste de travailler le plus possible ensemble pour bénéficier de cette synergie.

La spécificité de vos projets est qu’ils interviennent dans des contextes spécifiques qui intègrent systématiquement la question de l’environnement. Mais une telle problématique, reliant construction et environnement, implique, dans la plupart des cas, plusieurs acteurs politiques et intercommunaux, mais aussi des habitants et des utilisateurs. Tous ont des attentes et des objectifs différents. Comment gérez-vous cet autre type de collaboration ?

Contrairement à la conception d’hôpitaux qui demeure la principale activité du groupe AIA Associés, le problème des projets publics environnementaux que nous traitons par ailleurs – comme l’usine de traitement d’eau ou de déchets – est leur acceptabilité sociale. L’acceptabilité du projet par les habitants devient donc pour nous une priorité, mais aussi la condition pour voir notre projet se réaliser ou non. Ce travail se fait avec le maître d’ouvrage bien sûr, mais aussi avec les associations, les riverains et même certains mouvements écologiques. Dans ce contexte, il est vrai que l’architecte est un peu en première ligne. D’ailleurs, souvent le maître d’ouvrage demande à ce que l’architecte l’accompagne lorsqu’il présente le projet à la commune parce qu’il le présente de manière beaucoup plus humaniste que technique. Si l’architecte ne prend pas en compte tous ces acteurs impliqués dans le projet, il fait, selon moi, une grave erreur.

Unité de dessalement d’eau de mer à Melbourne

Unité de dessalement d’eau de mer à Melbourne

Par exemple, dans le cadre d’un concours pour la plus grande unité de dessalement d’eau de mer au monde à Melbourne, en Australie, onze pays étaient invités. Les deux propositions retenues étaient françaises dont la nôtre avec Suez Environnement. On avait utilisé les mêmes technologies, la nano-filtration. Il n’y en avait pas une qui était meilleure que l’autre, les deux projets avaient eu des notes techniques identiques. La différence s’est faite au niveau de l’architecture. Nous avons proposé une architecture de paysage, une land architecture, parce que nous avons tout de suite vu que le site de notre projet était très proche d’un spot de surf très connu qui fait partie des étapes du championnat du monde de surf en Australie. Bien sûr les associations écologiques et sportives se sont manifestées dès qu’elles ont eu connaissance de l’appel à projet. Mais on s’était dit que, plutôt que de créer une usine derrière les grandes dunes du site comme l’ont fait nos concurrents, nous allions créer un paysage, une dune de plus parmi les autres dunes, ce qui a été perçu et apprécié par tous. On nous a d’ailleurs confirmé que c’est l’architecture de notre projet qui a fait la différence entre les deux propositions. On reconstruit un paysage et on valorise en même temps une usine vitale pour la ville de Melbourne.

En fin de compte, quel est votre degré de liberté en tant qu’architecte/ concepteur dans toutes ces exigences et contraintes techniques, politiques, urbaines et sociales qui nourrissent le projet ?

Nous avons certaines libertés, parfois même plus que pour d’autres projets, comme l’exemple de Melbourne le démontre. Pour des projets plus traditionnels cela peut s’expliquer autrement. Dans une usine qui coûte deux cents millions d’euros par exemple, il y a environ cent-vingt millions d’euros de procédés, entre soixante et quatre-vingt millions d’euros sont réservés au génie civil et à la construction d’infrastructures lourdes, dont vingt-cinq ou trente millions d’euros (entre 10 ou 15 % du coût de l’usine) octroyés à ce que l’on peut appeler la partie architecturale comportant les bureaux, les locaux d’exploitation et l’aspect général de l’usine comprenant la plupart du temps le paysage. Nous travaillons également à la conception générale du projet mais lorsque l’architecte est confronté aux problèmes de qualité de matériaux par exemple, il joue sur un budget relativement faible au regard du projet global et il peut donc mieux justifier ses choix. D’autant que, comme nous en parlions précédemment, la qualité architecturale devient une exigence grandissante pour ce type d’ouvrage et que sa notation dans les jurys de concours ne cesse d’augmenter, les élus faisant de ces ouvrages des vitrines de leurs politiques environnementales.

Vos expériences de collaboration étaient-elles principalement en présence ou à distance ?

Plutôt en présence, surtout lorsqu’il s’agissait de réunions avec les ingénieurs de procédés que nous tenions à bien comprendre pour travailler ensemble sur les premières implantations. Sans discussions préalables, les procédés techniques se figent vite et le projet se paralyse. Difficile de faire ce travail à distance. Tout dernièrement j’ai travaillé sur un projet avec un bureau d’étude process basé à Aix-en-Provence. Nous avons eu des heures de vidéo conférences certes utiles, mais c’est un déplacement à Aix qui a tout débloqué. Sur le projet de reconstruction de l’usine de traitement des déchets d’Ivry par exemple, nous sommes 52 personnes à travailler ensemble depuis bientôt deux ans. Nous ne nous connaissons pas forcément tous mais nous nous réunissons chaque semaine par groupes de travail dans un même lieu qui est le QG du projet et nous organisons des journées thématiques. Par exemple AIA Associés a délocalisé la journée HQE à Nantes, l’occasion de faire découvrir au groupe les réalisations architecturales de l’île. Pour moi le contact humain est essentiel, mais bon, je suis peut-être ancienne école, d’autant que, sans ces nouveaux outils de collaboration à distance, AIA Associés ne pourrait pas fonctionner aussi efficacement. Les salles de vidéo conférence se multiplient et sont continuellement occupées autant pour échanger avec nos différents sites que pour travailler avec les pays lointains comme la Chine où nous avons une agence. De nombreuses réunions techniques sont menées avec plusieurs partenaires où les plans sont affichés et modifiés en temps réel sur les écrans. C’est une avancée considérable.

Pensez-vous alors que la collaboration distante soit et/ou devrait être possible ?

Oui, évidemment, nous l’avons évoqué plus haut. Elle est même devenue indispensable. Internet a raccourci considérablement les distances et les temps de projet sont de plus en plus courts. Mais je reste très attaché au contact humain. Dans mon expérience de collaboration avec des confrères extérieurs par exemple, je tiens à les rencontrer, à discuter avec eux autrement que par le contrat et à passer un moment avec eux. Il m’est arrivé deux fois de changer d’architecte d’opération après les avoir rencontrés, question de personnalité, parfait sur le papier mais quelque chose ne collait pas et il s’est avéré plus tard que j’avais fait le bon choix. Il n’y a pas que la technique en architecture, la culture locale compte énormément quand on travaille loin de ses bases. C’est pourquoi je passe souvent du temps avec mon confrère local, pour essayer de comprendre sa vision de l’architecture, sa manière de pratiquer notre métier, mais aussi d’interroger les techniques de constructions locales traditionnelles, souvent liées à des conditions climatiques différentes.

La planète devenant de plus en plus petite, les collaborations avec des pays lointains se multiplient sous diverses formes, s’organisent autour de workshops interactifs où la valeur ajoutée est la règle. Les cultures se rapprochent et pour moi, étudiant de 68 qui ai vu arriver les minitels et premiers fax à rouleaux, les nouvelles techniques du web 2.0, qui évoluent à la vitesse de la lumière, sont fascinantes, d’autant qu’elles sont aujourd’hui prises en main par une génération Z dont l’échange et le partage font partie du quotidien.

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Référence papier

Ben Rajeb, S. Capeille, J.-F. (2013). Entretien. Interfaces numériques, 2(3), 439-452.

Référence électronique

Ben Rajeb, S. Capeille, J.-F. (2013). Entretien. Interfaces numériques, 2(3). https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/2008

Auteur
Samia Ben Rajeb
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Jean-François Capeille
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