Un modèle sémantique topologique pour l’étude des processus sociaux.
Les dynamiques – étapes et frontières – de la radicalisation dans les discours politiques français A semantic topologic guideline for study of social processes.
Dynamics–steps and borders–of radicalization in French political speeches

Manon PENGAM 
and Agata JACKIEWICZ 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.587

L’article présente un modèle sémantique d’inspiration topologique destiné à apprécier la construction du sens des processus sociaux, tels que la radicalisation djihadiste. Deux notions sémantiques, issues de Desclés (2012), sont particulièrement développées : le Schème des Représentations Quasi-Topologiques (SRQT) et la « frontière épaisse ». Nous cherchons à saisir, par le relevé de marques langagières typiques des processus (aller vers, rester, sortir…) les étapes et les mécanismes de passage entre états (non-radicalisé/radicalisé), tels qu’ils sont représentés par la parole politique en France (2013-2018). Nous analysons pour cela un corpus de déclarations publiques (2 millions de mots) de façon quantitative (tri d’énoncés pertinents par coocurrences et grammaires locales à l’aide du logiciel TXM), et qualitative par l’observation fine du corpus.

The article presents a semantic model of topological inspiration intended to appreciate the construction of the meaning of social processes, such as jihadist radicalization. Two semantic notions taken from Desclés (2012) are particularly developed: the Scheme of Quasi-Topological Representations (SRQT) and the “thick border”. Identifying the typical language markers of the processes (going towards, staying, leaving, etc.), we aim to seize the stages and mechanisms of passage between states (non-radicalized/radicalized) as they are represented in political speeches in France (2013-2018). To do this, we analyze a corpus of public statements (2 million words) quantitatively (sorting relevant statements by co-occurrences and local grammars using the TXM software), and qualitatively through detailed observation of the corpus.

Contents
Full text

Introduction

Note de bas de page 1 :

Cette vision a par la suite été nuancée. Le site institutionnel stop-djihadisme.gouv.fr indique désormais (à la date de notre dernière consultation le 9 juin 2023), que la « radicalisation djihadiste est le résultat d’un processus évolutif et non d’un ‘basculement’ soudain ». Mais, jusqu’en avril 2017, Jean-Jacques Urvoas, ministre de la Justice d’alors, rappelle dans une lettre bilan de son mandat, « l’impératif de lutte contre la radicalisation violente » contre le « risque de basculement vers le fanatisme ».

1Au mitan des années 2010, la notion de radicalisation s’impose dans les discours publics pour caractériser les actions violentes menées en France au nom de l’idéologie djihadiste. Dès 2013, plusieurs plans d’action publique fournissent des repères pour détecter la survenue de signaux supposément révélateurs d’une radicalisation. La compréhension du processus qui y mène (parfois traduit selon le paradigme d’un « basculement »1 soudain et rapide) semble pourtant échapper aux responsables politiques, comme l’illustrent les extraits ci-dessous issus de déclarations de Christiane Taubira et Manuel Valls, en 2015 et 2016.

[1] […] dans la société il y a toute une série de processus qui conduisent à cette radicalisation […] (C. Taubira, interview sur France 2, le 08/01/2015)

[2] Les modes d’action, les cibles, les processus, les parcours de radicalisation sont de natures diverses et en perpétuelle évolution. (M. Valls, déclaration à l’AN, le 19/07/2016)

2Pour les sciences sociales, et en particulier la sociologie interactionniste héritière des travaux d’Howard Becker (1960 ; 1963), la notion de radicalisation procède d’un processus social incrémental constitué d’étapes de type « préparation, pendant, terme, après » contenues dans une temporalité. Le passage à l’acte violent n’y est pas vu comme le fait d’un basculement soudain et imprévisible, mais bien comme le résultat d’une évolution, d’un parcours. La politiste Isabelle Sommier (2012, p. 23) évoque à ce propos une succession d’étapes qui « s’apparentent à autant de “petits” choix successifs dont aucun n’apparaît significatif en soi mais qui in fine, par effets de seuils et de cliquets, rendent difficile tout retour en arrière ». Les transitions entre ces étapes ne sont pas binaires et peuvent recouvrir des implications plurielles : le passage entre l’état non radicalisé et l’état radicalisé peut en effet se faire graduellement, revêtir une certaine épaisseur, s’inscrire dans une temporalité, être le fruit de causes multiples…

3Sur le plan discursif, plusieurs interrogations sous-tendent notre projet : comment les dirigeants politiques traduisent-ils les phénomènes processuels sensibles comme celui de la radicalisation ? Rendent-ils compte des étapes constitutives du processus ? Si oui, mettent-ils l’accent sur une ou plusieurs étapes privilégiées ? En omettent-ils certaines et pourquoi ? Rendent-ils compte des variations d’intensité du processus et des facteurs (causes environnementales, agents extérieurs humains ou artefactuels) qui influent de manière intentionnelle (ou non) sur leur déroulement, en y exerçant une forme de contrôle ?

4Plus largement, ce travail entend contribuer à une meilleure compréhension des représentations des processus sociaux de tous types, en mobilisant une pluridisciplinarité d’outils notionnels, issus à la fois des sciences sociales et de la linguistique.

5La sémantique envisage traditionnellement le concept de processus à travers les notions d’aspect et de procès, selon des ancrages théoriques et terminologiques variés, et s’accorde sur une trichotomie aspectuelle état/événement/processus (Comrie, 1976 ; Lyons, 1977 ; Guentcheva, 1990 ; Guentcheva et Desclés, 2010…). Ce triptyque semble pertinent pour l’étude des différentes phases du processus de radicalisation. On cherche en effet à discerner la radicalisation qui est en train de se réaliser (et qui s’apparente à un processus), la radicalisation qui se réalise (qui s’apparente à un événement), et la situation de radicalisation stable – ou non – contiguë au processus (qui s’apparente à un état). En d’autres termes on distingue : le développement du procès /(se) radicaliser/, et l’état résultant /être radicalisé/, issu de l’événement qui émerge au terme du processus, et qui provoque cet état contigu durable. La même dichotomie s’observe sur le plan langagier. Le mot radicalisation peut de fait avoir une lecture à la fois événementielle (la radicalisation a lieu ; la radicalisation se produit) et processuelle (un individu en voie de radicalisation).

6Pour autant, la seule analyse sémantico-syntaxique ne permet pas d’appréhender la variété de perceptions qui entourent la notion de processus de radicalisation. Un rapide examen des mots les plus fréquemment associés à processus dans les discours politiques sur la période 2013-2018 suffit à nous en convaincre : conduire, reprendre, enclencher, relancer, accélérer, reprise, stabilisation, adhésion, rentrer, bout, accomplissement, lent, entraîner, irréversible, rapidité... Ce réseau de cooccurrents laisse émerger des sémantiques multiples du processus, et en pointe différents aspects pouvant être cumulés, tels que :

  • la nature : démocratique, électoral, paix, décisionnel

  • le déroulement (étapes) : déradicalisation

  • le changement : irréversible

  • la dynamique : relancer, stabilisation

  • la vitesse : lent, rapidité, accélérer

  • la durée : long

  • l’objectif : bout, terme

  • l’agentivité : entraîner, pousser à, enclencher

  • le mode opératoire : auto-radicalisation

  • le point de vue : crédible, complexe

Note de bas de page 2 :

Constitué dans le cadre d’une thèse de doctorat (Pengam, 2021).

7Notre travail, situé au croisement de l’analyse de discours et de la sémantique cognitive, conçoit, teste et cherche à évaluer la pertinence d’un modèle original d’analyse linguistique du processus de radicalisation. Le modèle combine trois dimensions (sociologique, sémantique, topologique) que nous décrirons en précision dans la première partie de l’article. Nos analyses, que nous développons dans la seconde partie du document, reposent sur un corpus2 de 680 déclarations publiques de l’exécutif français. Ces discours, de genres multiples (interviews, prises de parole à l’Assemblée Nationale, etc.) contiennent tous le lemme radicalisation et ont été produits au moment de l’institutionnalisation de la lutte contre la radicalisation entre 2013 et 2018. Les données ont été collectées sur le site institutionnel viepublique.fr, puis soumises à un traitement et un étiquetage informatique, en vue de leur exploration avec le logiciel de textométrie TXM.

8Ce travail complète un parcours général d’analyse déjà entamé sur les notions socio-politiques complexes et sensibles, (i) protéiformes (via l’étude de leur instabilité intrinsèque qui se manifeste aussi bien sur le plan référentiel que langagier, Jackiewicz et Pengam, 2020), (ii) pluricausales (Pengam et Jackiewicz, 2022), et (iii) processuelles (volet que nous développons dans cet article).

1. Saisir linguistiquement les représentations (étapes et frontières) du processus de radicalisation à l’aide d’un modèle topologique

9Pour être appréhendé dans les discours de l’exécutif, le processus – complexe – de radicalisation nécessite qu’on le séquence sémantiquement. La topologie (ou, pour être plus proche de l’usage métaphorique que l’on en fait, la quasi-topologie, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Desclés, 2012) permet de matérialiser ses étapes, ainsi que leur franchissement.

10La topologie est une branche des mathématiques formalisée à la fin du xixe siècle dont l’objet est de décrire les propriétés formelles des situations spatiales. Cette science des lieux définit l’espace comme un ensemble (de points, de positions). Selon cette conception, chaque ensemble peut être vu comme un espace topologique sur lequel sont définies certaines opérations qui sont continues ou qui admettent une limite. Avec cette discipline, de nouvelles notions comme la « continuité », la « limite », « l’ensemble ouvert » (ou « fermé »), le « voisinage », émergent (Gwiazdecka, 2005, p. 79-80).

11Les apports de la topologie permettent d’envisager la tripartition aspectuelle état/événement/processus à travers les notions d’intervalle et de bornage. Selon cette approche, les trois aspects font l’objet d’un bornage topologique selon lequel le temps s’oriente implicitement de la gauche vers la droite. Les processus se caractérisent par un intervalle semi-ouvert, fermé à gauche et ouvert à droite. La borne gauche exprime un changement initial, soit un événement initial qui marque le début du processus. Lorsque le processus est saisi dans son développement, à l’image de l’exemple [3] Pierre est en train de courir un cent mètres, la borne droite de l’intervalle est ouverte, ce qui signifie qu’il est impossible de prédire l’événement final qui viendra clore le processus. À l’inverse, lorsque le processus atteint son terme (processus télique), il n’est plus saisi dans son développement mais dans sa globalité : il se caractérise alors par un premier instant de validation (le début du processus), et par un dernier instant de validation (la fin du processus). Il engendre automatiquement un événement, et un état contigu à cet événement.

[3] [___________________________[
Pierre est en train de courir un cent mètres (processus)
L’intervalle est semi-ouvert, il est fermé à gauche et ouvert à droite.

12Lorsqu’il est saisi au cours de son développement, le processus est constitué d’étapes que la topologie permet de restituer. Les étapes du processus, et leur franchissement s’expriment plus précisément au moyen de représentations topologiques travaillées par les concepts du « schème des représentations quasi-topologiques », et de « frontière épaisse », tous deux développés par Jean-Pierre Desclés (2012), à la suite des réflexions engagées par Antoine Culioli dans les années 1980 (1990, 1999 [2020]).

1.1. Le Schème des Représentations Quasi-Topologiques (SRQT) et la notion de « frontière épaisse »

13Le Schème des Représentations Quasi-Topologiques, désormais SRQT, présente l’intérêt d’élargir des conceptualisations sémantiques ancrées dans une temporalité, à l’image de celle de Pottier (1992), appelée « trimorphe ». Le trimorphe définit trois zones conceptuelles ancrées dans un avant, un pendant et un après. Pour autant cette représentation n’inclut pas les formes de passage entre ces trois zones. Partant de ce manque, Jean-Pierre Desclés (2012) propose une nouvelle représentation du trimorphe, qui associe les principes de la topologie, et de la notion culiolienne de « frontière » (1990 [2020, p. 83-90]).

14Avec le SRQT on considère que les transitions au sein d’un processus ne sont pas booléennes, c’est-à-dire « être dans un état » puis « ne plus être dans cet état ». Le cheminement d’un lieu (spatial, temporel, notionnel, etc.) s’effectue par des étapes intermédiaires dans lesquelles une entité (artefactuelle, humaine) effectue un parcours. D’abord dans son état initial, elle se dirige vers un autre état. Dans ce mouvement non booléen, l’entité traverse une frontière épaisse : elle se dirige vers un nouveau lieu, s’en approche (elle n’y est pas encore) à partir d’une frontière externe, puis l’atteint. Elle se trouve alors déjà à l’intérieur du lieu, soit dans sa frontière interne. Lorsqu’elle quitte ce lieu, elle cherche à atteindre son extérieur depuis l’intérieur, elle est encore dans la frontière interne, avant de n’y être déjà plus : elle traverse alors la frontière externe, avant de s’éloigner (définitivement ou non) du lieu. La figure 1 schématise ce cheminement. Au total, ce sont sept zones qui composent le SRQT (tableau 1).

Figure 1 – Représentation graphique du Schème des Représentations Quasi-Topologiques (Desclés, 2012)

Figure 1 – Représentation graphique du Schème des Représentations Quasi-Topologiques (Desclés, 2012)

Tableau 1 – Les sept zones (étapes et frontières épaisses) du SRQT

1

zone stable externe antérieure

aller vers

2

zone de la frontière externe initiale

ne pas être encore, s’approcher

frontière épaisse

3

zone de la frontière interne initiale

être déjà dans, atteindre

4

zone intérieure

être dans, être à l’intérieur

5

zone de la frontière interne terminale

être encore dans

frontière épaisse

6

zone de la frontière externe terminale

n’être déjà plus, quitter

7

zone stable externe postérieure

être sorti de

1.2. Le SRQT pour analyser des processus sociaux

15Les processus sociaux comme la radicalisation sont constitués d’étapes dans lesquelles (et entre lesquelles) s’exercent des dynamiques (agentives, conjoncturelles, sociologiques, etc.). Lorsqu’ils concernent des individus, ces processus font intervenir des mécanismes multiples d’implication (cognitif, relationnel, de socialisation, psychologique) (Crettiez, 2016), qui rendent parfois difficile leur compréhension. Le modèle topologique qui vient d’être exposé peut constituer une voie efficace d’appréhension et d’analyse de processus qui mettent en jeu des acteurs sociaux.

16À dessein, l’anthropologie, à travers notamment les travaux d’Aurore Monod-Becquelin (2012), a investi le SRQT et la notion de frontière épaisse pour modéliser des rituels initiatiques : le passage d’enfants au monde adulte dans une province au Brésil. Les concepts topologiques se sont révélés particulièrement opérants pour analyser des passages entre des catégories envisagées jusque-là à l’aune de la binarité : sauvage/socialisé, quotidien/rituel…. L’anthropologue a en effet constaté que ces passages pouvaient s’opérer par des ruptures mais également par des continuités fluides, voire floues, plus difficiles à décrire et analyser. La notion abstraite de frontière épaisse est alors venue donner corps aux événements « virtuels, probables, possibles ou réels » qui la constituent, et qui viennent structurer les passages entre états ou entités. À l’inverse de la notion de rupture qui marque une discontinuité « brutale et nette », la « frontière épaisse » suggère une évolution « par degrés ». Il ne s’agit pas seulement d’envisager la frontière « au seul sens de séparation des espaces, des temps ou des notions » (Monod-Becquelin, 2012), mais de s’intéresser précisément aux franchissements de la frontière « épaisse » qui peut se manifester par une porosité ou encore un déplacement. L’intérêt de cette focalisation sur « le passage », « réversible ou non », lent ou rapide, est la saisie de « micro-éléments capables de se modifier ou de permettre la modification d’autres éléments » (Ibid). Ici en l’occurrence, des comportements rituels comme le perçage de l’oreille, le portage par un parrain, des prohibitions alimentaires… Ces actions qui se déroulent selon une chronologie et des étapes non aléatoires, déterminent progressivement la fabrication d’un nouvel être masculin reconnu par l’ensemble de la communauté.

17Si on considère effectivement la radicalisation comme un processus, cette notion socio-politique exprime « un changement saisi dans son évolution interne » (Desclés, 1994), initié par un événement qui en signale le commencement. Il s’agit avant tout de la concevoir comme le résultat d’une « carrière morale […] c’est-à-dire la conséquence imprévue d’une série de transformations objectives et subjectives progressant par étapes successives dont la dernière n’était pas forcément contenue et annoncée par la première (nous soulignons) […] » (Collovald et Gaïti, 2006, p. 22).

1.3. Formalisation d’un modèle sémantique ad hoc

Note de bas de page 3 :

Les citations extraites des tomes 1 et 3 de Pour une linguistique de l’énonciation d’Antoine Culioli auxquelles nous nous référons sont issues de l’édition parue en 2020 (Limoges, Lambert-Lucas).

18Le modèle que nous formalisons articule les deux grilles de lecture précédemment appréhendées : la lecture sémantico-aspectuelle (Pottier, 1992), et la lecture topologique (Desclés, 2012 ; Monod-Becquelin, 2012). Nous y ajoutons une troisième grille issue des sciences sociales : la lecture interactionniste du modèle séquentiel « en arc » formalisé par Isabelle Sommier (2012), qui se consacre à la description des processus d’engagement radical, quels qu’ils soient. Le modèle de Sommier comprend cinq étapes : la préradicalisation, la radicalisation, la radicalisation violente, le désengagement et la déradicalisation, étapes séparées par des frontières où œuvrent des transformations de l’ordre de l’amplification ou de l’altération. Pour en revenir aux réflexions d’Antoine Culioli (1990 [2020, p. 88, 101])3 : le processus (qu’il soit accompli ou non) se structurerait autour d’un « centre organisateur », soit « l’occurrence typique constituant le centre de l’Intérieur » (Groussier et Rivière, 1996, p. 34) définie par l’ensemble des propriétés associées à la radicalisation. La radicalisation violente, également au cœur du processus, pourrait en être le « centre attracteur » : une représentation « abstraite et absolue » (Culioli, 1999 [2020, p. 13]) d’une radicalisation poussée à l’extrême. C’est en tout cas à partir du centre organisateur (ce qui est perçu comme étant vraiment la radicalisation) que se construisent les représentations des « extérieurs », des « frontières », qui font qu’un individu radicalisé n’est pas encore ou n’est plus totalement radicalisé.

19Notre modèle, schématisé par la Figure 2, offre une représentation originale qui place la focale sur les étapes du processus de la radicalisation djihadiste et les mécanismes de transition en son sein, tels qu’ils pourraient idéalement être représentés par et dans les discours étudiés. Nous assimilons l’avant (la préradicalisation) à une zone stable externe antérieure. La première frontière épaisse correspond à la dynamique du franchissement successif de la frontière externe initiale et de la frontière interne initiale. Le pendant (radicalisation et radicalisation violente) est la zone intérieure du processus. Une seconde frontière épaisse (frontière interne terminale et frontière externe terminale) traduit enfin la dynamique de passage à l’après : désengagement et déradicalisation.

Figure 2 – Combinaison du trimorphe, du modèle séquentiel et du SRQT

Figure 2 – Combinaison du trimorphe, du modèle séquentiel et du SRQT

2. Méthodologie

2.1. Sélection des énoncés sémantiquement pertinents : approche par les verbes porteurs d’aspectualité

20Bien que la notion de processus soit attestée par et dans le lexique (on dénombre 402 occurrences du mot processus, soit 0,017 % des mots du corpus), son actualisation dans les discours ne se limite pas qu’au seul emploi du mot. En effet, l’observation sur TXM des cooccurrents lexicaux de processus permet d’esquisser un premier réseau élargi de termes apparentés à la notion : conduire, reprendre, enclencher, relancer, accélérer, reprise, stabilisation, adhésion, rentrer, bout, accomplissement, lent, entraîner, irréversible, rapidité... Sur le plan pragmatique, l’observation des cotextes gauches permet de saisir les types d’actions liées aux perceptions des dynamiques de la radicalisation.

21L’étude que nous proposons repose sur l’observation quantitative et qualitative des verbes porteurs d’aspectualité. Bien qu’une approche plus textuelle aurait pu être envisagée, nous avons estimé opportune cette approche centrée sur le lexique et l’énoncé, dans notre objectif de révéler les passages sémantiquement pertinents permettant d’apprécier les représentations que le politique accole aux dynamiques de la radicalisation.

22En raison de la densité du corpus (2 millions de mots), plusieurs étapes de travail ont été nécessaires. Une première étape a consisté à calculer la table lexicale des verbes du corpus : 2281 verbes ont ainsi été extraits. Ont été retenus 184 verbes porteurs d’aspectualité potentiellement signifiants pour la caractérisation des processus de radicalisation, tels que développer, engager, rester. La concordance de chacune des formes lemmatisées de ces 184 verbes avec le lemme radicalisation a ensuite été relevée, en tenant compte d’une distance de 50 mots maximum entre chacun des deux lemmes (cotextes gauche et droit), ceci afin de capter un nombre important de fragments textuels. Après lecture et tri, 413 énoncés ont été conservés.

2.2. Codage des énoncés en zones topologiques. Une représentation statique du processus

23Les valeurs sémantiques des lemmes des 413 énoncés du corpus d’étude ont été codées en zones topologiques, en tenant compte de leurs environnements co-textuel et discursif ; restent 298 énoncés qui pointent des visions statiques du processus de radicalisation. Certains lemmes semblent signaler l’antériorité du processus de radicalisation, tels que prévenir, détecter, éviter, déceler (avant que le processus ne soit déclaré), quand d’autres paraissent signifier un début du processus : basculer, engager, rejoindre, etc. Les lemmes enraciner et installer pourraient pour leur part être liés au maintien dans l’engagement radical, soit la zone intérieure de la radicalisation : les individus s’enracinent et s’installent de façon durable ou non dans le processus. Les lemmes sortir et quitter indiqueraient quant à eux la fin du processus, soit possiblement la zone de la frontière externe terminale et/ou la zone stable externe postérieure. Nous aboutissons à une première représentation statique du processus de radicalisation (Figure 3), tel qu’exprimé par la parole politique.

Figure 3 - Zones topologiques du processus de radicalisation dans les discours institutionnels (en % d’énoncés parmi les 298 énoncés à valeur statique)

Figure 3 - Zones topologiques du processus de radicalisation dans les discours institutionnels (en % d’énoncés parmi les 298 énoncés à valeur statique)

24La zone intérieure, soit le « pendant » de la radicalisation, est la plus représentée, avec 61,1 % des 298 énoncés. La préradicalisation apparaît également de façon nette, avec 25,5 % des énoncés dans la zone stable externe antérieure (lorsque les individus ne sont pas encore radicalisés), et 12,7 % des énoncés dans la zone de la frontière externe initiale (lorsque les individus s’approchent de la radicalisation). Ce sont donc au total 38,2 % des énoncés qui évoquent l’avant-processus. En revanche, la sortie du processus (le désengagement et la déradicalisation, correspondant respectivement à la zone de la frontière externe terminale et à la zone stable externe postérieure) est peu représentée, avec seulement 2 % et 0,7 % des énoncés.

25Cette schématisation offre un premier aperçu éclairant des zones d’attention, par les politiques, des étapes du processus. On peut également choisir de représenter les mécanismes de transition qui ont lieu dans le processus, selon un autre type de visualisation qui met cette fois l’accent sur les frontières épaisses de la radicalisation, (Figure 4). Cette façon de sonder les aspects dynamiques de la radicalisation donne la possibilité d’accéder à l’idéologie (au sens d’Adorno et al., 1950 : opinions, attitudes et valeurs) des acteurs politiques. Ces derniers décrivent parfois de façon très sûre, voire rigide, le cheminement d’individus vers la violence terroriste, sans que l’on connaisse réellement les transformations à l’œuvre dans ce processus. Or, on peut être amené à la radicalisation, être en voie de radicalisation, selon des mécanismes d’entrée qui demeurent incertains et fluctuants. Ce sont désormais ces zones de passage, qui vont focaliser notre attention dans l’analyse qualitative présentée infra.

Figure 4 – Mécanismes de transition au sein du processus de radicalisation dans les discours politiques

Figure 4 – Mécanismes de transition au sein du processus de radicalisation dans les discours politiques

2.3. Les « frontières épaisses de la radicalisation » dans les discours politiques

2.4. Avant la radicalisation

2.4.1. La zone stable externe antérieure : la pré-radicalisation

26Depuis la mise en œuvre du plan de lutte contre les filières terroristes et la radicalisation en 2014, la « lutte » contre la radicalisation fait partie de l’agenda politique. L’État cherche à promouvoir une politique publique sous des formes neutres et dépolitisées : il s’agit d’« éviter » ([4]) et de « prévenir » ([5]) la radicalisation avant qu’elle n’advienne, et avec elle, la commission d’actes terroristes sur le territoire.

[4] Cela suppose d’avoir une action avant, pendant et après le drame : Avant : protéger les personnes et les biens, éviter la radicalisation ou la mise en danger des personnes, anticiper les menaces et limiter les risques. (J. Méadel, déclaration, le 09/01/2017)

[5] […] prévenir la radicalisation et empêcher que d’autres attentats ne soient commis. (M. Valls, déclaration, le 08/09/2015)

27Dans de nombreux extraits, des représentants politiques insistent sur la nécessité de « lutter en amont » contre « la radicalisation » ([6]), ou encore d’agir en amont du « basculement fatal » dans « l’action terroriste » ([7]).

[6] Lutter contre le terrorisme, c’est mener une action répressive, mais c’est aussi lutter en amont contre la radicalisation. (M. Valls, déclaration à l’AN, le 19/07/2016)

[7] […] comprendre le processus qui amène des groupes et des personnes à basculer dans l’action terroriste, afin de pouvoir agir en amont de ce basculement fatal. (B. Cazeneuve, déclaration, le 12/11/2015)

28Ce paradigme du basculement ([7]) est particulièrement fécond dans les discours étudiés. Il signale le mouvement de passage, par effet de rupture, entre la zone stable externe antérieure (la préradicalisation) et la zone de la frontière interne initiale de la radicalisation. Ce mouvement est analysé par la sociologue Guibet-Lafaye (2016) comme une « solution de continuité » qui efface « les logiques processuelles de radicalisation ». Nous voyons pour notre part dans les représentations discursives de ce changement d’état – de non-radicalisé à radicalisé – une « solution de rupture » d’un état antérieur stable. On ne commence pas à se radicaliser, on ne s’approche pas de la radicalisation, mais on y « bascule » ou y « tombe » ([8]). Dans l’exemple [9], B. Cazeneuve assimile le basculement à un « basculement vers la mort », occultant les étapes postérieures à un début d’engagement radical et à un éventuel retour en arrière des acteurs.

[8] […] une cellule qui au niveau préfectoral se met en place pour suivre la situation de cet élève […] pour éviter qu’il ne tombe dans la radicalisation. (N. Vallaud-Belkacem, déclaration, le 23/03/2016)

[9] Il faut éviter que ce basculement ait lieu, car c’est un basculement vers la mort. (B. Cazeneuve, déclaration à l’AN, le 13/05/2014)

2.4.2. La zone de la frontière externe initiale

29Certains énoncés mettent en évidence les actions effectuées par l’individu, qui n’est pas encore dans, mais qui s’approche d’un processus de radicalisation qui serait détectable par le biais de « signes avant-coureurs » ([10]). Dans l’extrait [11] est pointée l’importance du médium des réseaux sociaux (lecture de contenus, activités relationnelles en ligne) qui influe de façon croissante (« une personne qui commence […] va recevoir […] de plus en plus ») sur l’engagement « par défaut » de l’individu : « tout engagement réalisé sans que l’acteur en ait conscience […] [et qui] survient au travers d’une série d’actes dont aucun n’est capital » (Becker 2006, paragraphe 34 [1960]). Cette explication d’entrée dans la radicalisation par un moyen focalise ici l’attention sur les techniques et non sur les raisons d’agir de l’individu. Le sentiment d’isolement des acteurs est également évoqué comme risque de franchissement de la frontière externe initiale ([12]).

[10] L’école a donc un rôle à jouer dans la détection en amont des signes avant-coureurs d’un processus de radicalisation et elle entend l’assumer pleinement. (N. Vallaud-Belkacem, déclaration, le 04/11/2015)

[11] Une personne qui commence à rechercher un certain type de contenu en ligne, notamment sur un réseau social, va recevoir des notifications ou des recommandations, des suggestions, de lectures ou d’amis qui sont de plus en plus liées ce sujet […] (A. Lemaire, déclaration, le 26/05/2016)

[12] Lorsqu’un jeune se sent perdu, nous ne pouvons rester sans rien faire. Car c’est justement lorsqu’il remet en cause sa place dans la société qu’il risque d’entrer dans la radicalisation. (M. El Khomri, déclaration, le 12/11/2015)

30S’approcher de la borne initiale de la radicalisation, c’est également s’éloigner de l’état qui lui est antérieur, auquel sont associées les valeurs de la République ([13]). C’est aussi rompre avec certaines habitudes, de l’ordre de l’apparence physique ou de l’alimentation ([14]). On retrouve ici, par traces intertextuelles, certains des éléments du « référentiel des indicateurs du basculement » édité par le Secrétariat Général du Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation (SG-CIPDR) qui fournit des recommandations pour « détecter » ceux qui ne sont pas encore radicalisés, mais « sur le point de basculer » ([15]).

[13] Nous devons ramener vers la République tous ceux qui s’en éloignent. (M. Valls, déclaration à l’AN, le 20/07/2016)

[14] Quand une jeune fille cesse de prendre soin de son apparence physique, quand les habitudes alimentaires se mettent à changer très vite, elles sont en situation de dire aux parents, aux autres : « Attention, là il faut réagir ». (L. Rossignol, interview, le 24/12/2015)

[15] C’est aussi de détecter suffisamment tôt ceux qui, notamment, par le biais d’Internet, des réseaux sociaux, sont sur le point de basculer dans le jihadisme. (M. Valls, déclaration, le 26/08/2015)

2.5. Pendant la radicalisation

2.5.1. La zone de la frontière interne initiale

31Le franchissement de la frontière épaisse, et par conséquent l’entrée dans le processus de radicalisation, se manifeste par l’apparition de « signaux » ([16]) censés alerter les familles des jeunes « qui se radicalisent ». Dans l’énoncé [17], des « individus […] franchissent le pas et basculent alors dans le djihadisme » : le mouvement décrit un glissement entre le début du processus de radicalisation (la zone de la frontière interne initiale) qui entraîne de façon automatique le degré le plus haut du processus : « le djihadisme ».

[16] […] il y a des signaux qui apparaissent. (F. Hollande, interview sur France 2, le 14/04/2016)

[17] Certains individus plus ou moins jeunes franchissent le pas et basculent alors dans le djihadisme. (M. Valls, déclaration, le 13/04/2016)

32Ce passage de la première frontière épaisse du processus peut être concomitant à une conversion rapide à l’islam ([18]), d’individus provenant de différents milieux sociaux et confessions religieuses, entraînant simultanément un projet d’attentat sur le territoire français, ou de départ vers l’Irak ou la Syrie. Le franchissement de la frontière épaisse peut également être dû à une action agentive externe d’« enrôlement » sur Internet qui entraîne un basculement : « Il y a d’abord un processus d’enrôlement » ([19]).

[18] […] des jeunes sont rapidement convertis et passent rapidement à l’acte ou passent rapidement dans le processus actif de départ et d’action. (C. Taubira, déclaration, le 12/11/2015)

[19] Il y a d’abord un processus d’enrôlement qu’il faut pointer et qualifier, 90 % de ceux qui basculent, basculent par le biais d’internet. (B. Cazeneuve, interview sur France 2, le 18/11/2014)

2.5.2. La zone intérieure : la radicalisation et la radicalisation violente

33Le processus de radicalisation, lorsqu’il est enclenché, se déploie dans une zone intérieure dont la temporalité est signifiée au moyen de marqueurs tels que « tout au long » ([20]) ou « en » ([21]).

[20] […] intervenir tout au long du processus que constitue la radicalisation. (P. Kanner, déclaration, le 12/11/2015)

[21] […] celles qui sont en processus de radicalisation sont isolées dans un lieu dédié. (C. Taubira, déclaration à l’AN, le 24/03/2015)

34Il s’agit pour les autorités d’arrêter le processus de glissement au sein de la zone intérieure et ainsi d’éviter la radicalisation violente de « cibles radicalisées […] sur le point de basculer » ([22]), ou qui pourraient « demain se radicaliser totalement » ([23]), l’adverbe totalement traduisant une perception irréversible du processus.

[22] Repérer les cibles radicalisées, mesurer leur dangerosité […] C’est aussi la condition d’une prise en charge adaptée des personnes sur le point de basculer. (M. Valls, conférence de presse, le 09/05/2016)

[23] […] un certain nombre de personnes dont on soupçonnait qu’elles puissent demain se radicaliser totalement (G. Collomb, déclaration, le 28/10/2017)

35Les individus dont la radicalisation est connue et qui semblent se rapprocher de la radicalisation violente sont davantage soupçonnés de pouvoir « passer à l’acte » ([24]), syntagme euphémisant de « commettre un attentat » ([25]). L’imminence du passage à l’acte peut cependant être détectée sur la base de « signaux faibles » ([26]), notamment « dans le cadre du travail », même lorsqu’aucun processus de radicalisation n’est connu. L’étendue temporelle qui sépare la radicalisation de la radicalisation violente semble ainsi parfois très courte : « individus qui […] se radicalisent de manière soudaine avant finalement de passer à l’acte » ([27]).

[24] Nous autoriserons les mesures de surveillance d’individus dont tout laisse à penser qu’ils sont sur le point de passer à l’acte. (G. Collomb, déclaration à l’AN, le 26/09/2017)

[25] […] deux hommes de 22 et 28 ans connus pour leur radicalisation étaient sur le point de commettre un attentat à leur sortie. (Question de C. Roux à C. Castaner sur France 2, le 10/10/2017)

[26] […] c’est aussi dans le cadre de travail que l’on peut déceler des individus sur le point de passer à l’acte. (G. Collomb, déclaration, le 19/12/2017)

[27] […] la menace a aujourd’hui changé de nature. Hier exogène, avec des attaques fomentées depuis les théâtres de guerre étrangers, elle est aujourd’hui endogène, œuvre d’individus qui, isolés ou en petit groupe, se radicalisent de manière soudaine avant finalement de passer à l’acte. (G. Collomb, déclaration, le 03/01/2018)

36Les portées du processus de radicalisation ne sont pas décrites en termes homogènes : en [28], ce dernier conduit au « terrorisme », en [29] à des « extrémités », dont la teneur n’est pas spécifiée. Dans l’extrait [30], ce sont les « dérives fanatiques » qui peuvent « déboucher sur un passage à l’acte terroriste », tandis que l’exemple [31] présente « le fanatisme et la violence armée » comme le degré le plus haut de la zone intérieure de la radicalisation.

[28] […] les phénomènes de radicalisation conduisent au terrorisme. (JY. Le Drian et C. Taubira, le 14/01/2015)

[29] Évoquant le processus de radicalisation qui a conduit son mari à de telles extrémités, […] (B. Cazeneuve, le 15/09/2014)

[30] […] intervenir en amont des dérives fanatiques susceptibles de déboucher sur un passage à l’acte terroriste. (B. Cazeneuve, le 07/03/2016)

[31] […] le risque provient de personnes […] qui, au terme d’un processus de radicalisation, tombent dans le fanatisme et la violence armée. (B. Cazeneuve, le 12/11/2015)

2.6. Après la radicalisation

2.6.1. La zone de la frontière externe terminale : le désengagement

37Le processus de radicalisation peut être suspendu durant son cours, pour des acteurs « pas encore totalement enkystés dans une radicalisation » ([32]), ou au contraire « enfermés » dans un processus dont il s’agit de les extraire ([33]), en les entraînant « dans un processus de désengagement » ([34]). Ces individus déjà radicalisés, mais dont le degré de détermination, de prosélytisme et de violence ([35]) est jugé moindre, peuvent être pris en charge dans le cadre d’un processus de désengagement, dont l’efficacité est jugée « réelle », notamment pour « des personnes ayant été modérément engagées » ([36]).

[32] Et puis pour ceux qui ne sont pas encore totalement enkystés dans une radicalisation et dont nous pensons que nous pouvons les sortir du processus […] (JJ. Urvoas, déclaration à l’AN, le 26/10/2016)

[33] […] les extraire des processus de radicalisation dans lesquels, de manière plus ou moins visibles, ils sont enfermés. (M. Valls, déclaration, le 29/04/2015)

[34] […] les entraîner dans un processus de désengagement. (G. Collomb, interview dans Le Figaro, le 21/06/2017)

[35] Ceux qui sont moins déterminés, moins prosélytes, moins violents, mais tout aussi radicalisés […] (JJ. Urvoas, déclaration à l’AN, le 26/10/2016)

[36] […] des personnes ayant été modérément engagées, si je puis dire, dans un processus de violence. (N. Belloubet, déclaration au Sénat, le 13/12/2017)

2.6.2. La zone stable externe postérieure : la déradicalisation

38La déradicalisation, contenue dans la zone stable externe postérieure du SRQT, est contingente au désengagement radical. Ce qui est entendu dans ce mot (antonyme de radicalisation) est le processus par lequel l’individu sort définitivement de l’engagement radical. Dans le contexte étudié, le regard est davantage porté sur la problématique du risque d’attentats terroristes et des moyens mis en place pour les prévenir. La déradicalisation est par conséquent peu présente, bien qu’attestée ([37]), notamment par le syntagme « renoncer à la violence » ([38]).

[37] Non, non, je ne parle pas des centres de lutte contre la radicalisation, pour les radicalisés, pour les « déradicaliser ». (F. Hollande, interview sur France 2, le 14/04/2016)

[38] […] amener progressivement celles et ceux qu’il accueillera à renoncer à la violence, puis de les réinsérer dans la société. (B. Cazeneuve, déclaration, le 23/05/2015)

3. Discussion

39Au terme de l’étude qui vient d’être livrée, plusieurs constats peuvent être dressés. Aux plans ontologique et sémantique d’abord, la radicalisation est un processus social dont la composition (étapes, frontières et mécanismes de transition entre étapes) peut être décrite, selon les intentions communicationnelles de leurs auteurs, au moyen de marqueurs linguistiques typiques de la progression et du franchissement, mais aussi de marqueurs plus statiques. On peut en effet décrire un processus en choisissant notamment : d’en pointer une zone topologique précise, de décrire le mécanisme de transition entre deux ou plusieurs de ses étapes, d’évoquer la globalité de son déroulement interne ou encore d’en parler en tant qu’il est accompli ou inaccompli.

Note de bas de page 4 :

https://www.cipdr.gouv.fr/prevenir-la-radicalisation/soutenir-et-suivre-les-intervenants/

40Aux plans pragmatique et discursif ensuite, les représentations analysées dans l’étude pointent la possibilité de rendre compte d’une ou plusieurs zone(s) topologique(s) du processus de radicalisation, sans en évoquer le déroulement du début à la fin (voire l’après). La parole politique focalise ainsi plus particulièrement sur la zone intérieure de la radicalisation, et ses zones antérieures, au détriment des zones caractéristiques de l’après-radicalisation. Au moment des déclarations publiques étudiées (2013 à 2018), les représentants politiques cherchent avant tout à déceler, détecter des signaux jugés potentiellement significatifs d’un risque de début de processus, dans l’objectif de prévenir ces derniers. Les effets « de seuils et de cliquets » (Collovald et Gaïti 2006) qui déterminent le franchissement de la frontière épaisse entre l’avant et le pendant ne sont pas restitués. Le paradigme du basculement (les individus basculent ou tombent dans la radicalisation) occulte ces transitions, au profit d’une solution de rupture entre un état non-radicalisé et un état radicalisé. Cette vision en termes de chemin court vers la zone intérieure du processus (radicalisation et radicalisation violente) pointe par ailleurs un positionnement idéologique (volontairement ?) lacunaire. En l’absence en effet de connaissances globales sur le processus, ce dernier est identifié par défaut à la radicalisation violente. Les modalités de sortie du processus, ne sont, elles, que peu abordées durant les cinq années couvertes par nos observables. Les quelques déclarations qui en font mention laissent toutefois poindre un paradigme dominant : les individus radicalisés ne pourraient, sans geste interventionniste, sortir eux-mêmes du processus dans lequel ils se seraient engagés. Le désengagement, tout comme l’engagement radical, répond pourtant à des implications complexes, et peut être la résultante de transformations internes : du groupe radical tout entier ou de reconversions individuelles vécues sur le mode de la continuité d’engagement comme le rappelle Sommier (2012). Le dernier plan d’action publique « Prévenir pour protéger » (2018) semble toutefois tirer parti de l’échec d’une approche « à double détente (désengagement puis déradicalisation » (Sommier, Ibid.) incarnée par le centre de déradicalisation de Pontourny (2016-2017) : « Le terme de désengagement correspond à un objectif de renoncement à la violence distinct d’un objectif de déradicalisation qui impliquerait une modification des convictions et de la façon de penser de la personne » (CIPDR 2018)4. Ce changement de paradigme pourrait conduire à raffiner davantage notre modélisation, avec une focalisation cette fois sur les centres organisateurs et attracteurs des étapes du modèle séquentiel. L’on pourrait ainsi se demander comment évoluent les représentations discursives de ce qui constitueraient les modalités d’un désengagement typique, et à quel désengagement idéel (et idéal) cette pensée renverrait.

41L’urgence sécuritaire conduit, on le voit, à des perceptions parfois simplistes ou incomplètes, susceptibles d’évoluer dans le temps. Cette variable, au contraire du genre du discours qui n’influe pas sur les paramètres explicatifs (en particulier causaux) du phénomène, doit nécessairement être prise en compte dans les analyses du discours qui continueront de profiler la mise en discours des processus menant – ou non – à l’action violente.

Conclusion

42En mobilisant concepts sémantiques (trimorphe) d’inspiration topologique (le schème des représentations quasi-topologique et la notion de frontière épaisse), tout en puisant dans les apports des sciences sociales (modèle séquentiel), nous avons dressé et testé un modèle original pour l’analyse de la mise en discours du processus de radicalisation djihadiste. Cette méthode, si elle doit être maniée avec précaution et toujours travaillée selon les caractéristiques du phénomène étudié, peut être mise à contribution pour les analystes du discours mais aussi politistes et sociologues travaillant de façon applicative sur les processus sociaux à partir de discours attestés. Plus largement, cette étude s’inscrit dans un programme de recherche de sémantique discursive des radicalités politiques et des mobilisations sociales, quelles qu’elles soient.

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Pour citer ce document

PENGAM, M. and JACKIEWICZ, A. (2023). Un modèle sémantique topologique pour l’étude des processus sociaux. Les dynamiques – étapes et frontières – de la radicalisation dans les discours politiques français. Espaces Linguistiques, (6). https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.587

Authors
Manon PENGAM
Maîtresse de conférences en sciences du langage à CY Cergy Paris Université, Manon Pengam s’intéresse, selon un point de vue mêlant analyse du discours et linguistique, à la mise en discours des problèmes publics et des conflictualités sociales. Sa thèse de doctorat (2021) porte sur l’institutionnalisation des politiques françaises de lutte contre la radicalisation. Elle oriente désormais ses recherches sur les discours de la participation citoyenne. Elle a notamment mené une enquête sur les cahiers citoyens et d’expression libre du grand débat national (2019) et prolonge ses réflexions à d’autres dispositifs de démocratie participative comme les consultations publiques.
CY Cergy Paris Université
manon.pengam@cyu.fr
Agata JACKIEWICZ
Professeure en sciences du langage à l’Université Paul‑Valéry, Agata Jackiewicz travaille en analyse de discours outillée pour la veille sociétale et l’ingénierie linguistique. Dans le prolongement de ses travaux antérieurs sur la mise en discours des questions socialement vives (comme la radicalisation violente), elle encadre des recherches sur les thèmes de la violence verbale, des vulnérabilités et des politiques sanitaires. Elle s’intéresse à l’émergence des humanités écologiques et aux transformations épistémologiques et méthodologiques qu’elles apportent dans la manière d’étudier les relations de l’homme à son environnement
Université Paul-Valéry Montpellier 3
agata.jackiewicz@univ-montp3.fr
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