La complexité des valeurs de la notion d’« ancienne colonie » dans la presse française The complexity of the values of the notion of "former colony" in the French press

Xiaoxiao XIA 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.411

Dans une dénomination, la compréhension de la notion linguistique et les idées des sujets parlants construites spontanément peuvent se combiner. Cela engendre une complexité des valeurs sociales et des valeurs modales de la dénomination. « Ancienne colonie », dénomination utilisée par la presse française pour qualifier Hong Kong, a été choisie comme objet de la présente étude pour des raisons de croisement de points de vue (colonisateur – colonisé), et d’évolution temporelle (ancien – nouveau). Les principales interrogations portent sur le cinétisme sémantique argumentatif de la notion d’« ancienne colonie », ainsi que sur les diverses valeurs modales représentées dans cette dénomination. Il est constaté que le concept d’ancienne colonie présente de nombreux possibles argumentatifs qui reflètent l’idéologie des sujets parlants.

For a denomination, the understanding of the linguistic notion and the spontaneously constructed ideas of the speaking subjects can be combined. This leads to a complexity of social and modal values of the naming. “Former colony”, a denomination used by the French press to describe Hong Kong, was chosen as the object of the present study for reasons of crossing points of view (colonizer – colonized), and temporal evolution (old – new). The main interrogations concern the argumentative semantic of the notion of “former colony”, as well as the various modal values represented in this denomination. It is found that the concept of old colony presents many argumentative possibilities that reflect the ideology of the speaking subjects.

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Introduction

Note de bas de page 1 :

Projet soutenu par le Fondation de la philosophie et des sciences sociales de la province du Guangdong, GD18YWW01.

1L’analyse sémantico-discursive permet de mettre en avant les dynamiques des systèmes de valeurs dans les discours, en lien avec le cinétisme des significations des formes linguistiques qui portent des valeurs modales épaisses (définies par Galatanu, 2002). Ces valeurs des dénominations peuvent être très complexes suivant l’histoire, la culture, le contexte social, ou la politique, etc. Selon différents sujets énonciateurs, les sens discursifs et les valeurs modales d’une dénomination sont (re)construits volontairement ou involontairement, et peuvent correspondre ou non à un choix stratégique. Concernant la reconstruction du sens et des valeurs, une dénomination attire particulièrement notre attention : la « colonie », vu sa formation historique, se place toujours à l’interface de deux cultures ou même de plusieurs cultures. La perception de cette notion se diversifie en fonction des points de vue, colonisateur ou colonisé, par exemple. Si l’on ajoute un qualificatif avant ce mot déjà riche en stéréotypes linguistiques, ses valeurs modales risquent d’être modifiées considérablement. Surtout qu’à l’ère post-coloniale, toutes les colonies deviennent d’« anciennes colonies ». L’adjectif « ancien » devrait normalement effacer certains sens et/ou certaines valeurs résidant dans le mot « colonie ». Cependant, jusqu’à quel point cette modification pourrait-elle se manifester ? La nature de la colonie subsiste-t-elle toujours ? Ou bien les valeurs s’orientent-elles vers l’autre pôle axiologique ? Ces interrogations fondent le point de départ de notre étude. Si la notion d’« ancienne colonie » nous intéresse, c’est non seulement parce qu’elle est rarement étudiée dans le domaine sémantique, mais aussi parce que dans notre projet de recherche portant sur l’image de Hong Kong chez les Occidentaux1, nous avons travaillé sur un corpus composé d’articles issus de la presse française, dans lequel cette expression récurrente a attiré notre attention. Il semble en effet que la Hong Kong décolonisée ne peut jamais se passer de son histoire coloniale dans la presse française. Son lien étroit avec l’ancien colonisateur est étrangement accentué. Nous croyons qu’il existe une complexité potentielle des valeurs sociales dans cette expression qui suscite son utilisation fréquente afin de construire l’idéologie de la presse. Le présent article a pour objectif de vérifier d’abord les significations linguistiques du mot « colonie » en français en comparaison avec le mot en chinois, pour ainsi montrer l’origine des divergences conceptuelles pour ensuite analyser les sens discursifs de l’« ancienne colonie » dans les discours journalistiques, et constater par-là l’évolution de ses valeurs modales par rapport au mot « colonie ». Nous espérons ainsi rendre compte de l’image de Hong Kong dans la presse française.

1. Les valeurs complexes et épaisses en sémantique

2L’analyse sémantique ne présente pas seulement les « sens » mais met à jour des « systèmes de valeurs ». Putnam (2002, 2005), d’après Williams (1985), remarque que la plupart des concepts qui sont utilisés dans les véritables discussions éthiques ne sont pas classables dans une dichotomie nette fait/valeur. Putnam appelle ces concepts « valeur éthique épaisse » (thick ethical concepts). Les entités lexicales qui représentent formellement ces concepts portent donc des valeurs qui ne servent pas seulement à décrire, mais aussi à évaluer. Ainsi, les valeurs modales épaisses sont ancrées dans les significations des mots. Selon Galatanu (2021), la complexité des valeurs modales épaisses entraîne des sur-modalisations intrinsèques au sémantisme. Les valeurs modales d’un mot peuvent tendre vers deux polarités, et sont donc complexes ou même paradoxales. Les valeurs axiologiques et appréciatives, en lien avec leur contexte de mobilisation et leur diffusion dans les pratiques sociales, forment les valeurs sociales complexes. L’interprétation de la dynamique des valeurs sociales complexes peut se baser sur des approches sémantiques qui rendent compte du cinétisme d’une notion suivant les cultures.

1.1. La Sémantique des Possibles Argumentatifs (SPA)

3La SPA s’inscrit dans la filiation des sémantiques argumentatives initiée par Ducrot (1980) et son équipe et des sémantiques du stéréotype, inspirées de la proposition théorique de Putnam (1975) et de Kleiber (1990). Dans ce cadre, Galatanu (1999, 2018) conçoit la signification d’une entité lexicale comme une construction théorique permettant de calculer le sens de cette entité en situation discursive. L’approche de la sémantique des possibles argumentatifs (SPA) conçue par Galatanu est une approche du sens linguistique « appréhendé comme argumentatif, mais également à potentiel descriptif, ancré dans l’expérience collective (marquée culturellement) et individuelle » (Galatanu, 2018, p. 311). Selon Galatanu, la représentation sémantique rend compte de la dimension descriptive de la signification permettant de stabiliser le monde par la modélisation langagière. Elle prend aussi en charge le potentiel discursif (argumentatif) de la signification lexicale et le potentiel cinétique du dispositif noyau‑stéréotypes. C’est ainsi que le modèle de représentation sémantique comporte 4 strates (Galatanu, 2018, p. 163-170) :

Noyau (N) : configuration stable dans une culture donnée, d’associations argumentatives correspondant à des propriétés essentielles, identitaires de la signification, apprise et partagée, d’un mot.
Stéréotypes (Sts) : ont un ancrage relativement stable, culturel, se construisent par l’association de représentations aux éléments du noyau, constituant un ensemble ouvert, qui récupère les changements expérientiels culturels et individuels.
Possibles argumentatifs (PA) : séquences discursives virtuelles associées à un élément du stéréotype au mot. PA sont des potentialités de sens discursif. Ces séquences virtuelles, potentielles, prédictibles, sont des séquences qui correspondent à des argumentations externes à la signification du mot, mais ont la particularité d’être calculées et prédites dans et par la signification du mot, apprise et partagée.
Déploiements discursifs (DA) : peuvent apparaître sous une forme argumentative séquentielle, mais également par la présence des éléments du stéréotype dans l’environnement discursif sémantique du mot (avec des degrés de proximité variables), ou même dans des définitions naturelles ou des reformulations. Ils peuvent être aussi juste évoqués par la présence du mot dont les PA orientent l’interprétation vers ces DA.

1.2. Les valeurs modales

4La SPA nous fournit un moyen de détecter les valeurs sociales complexe d’une notion. En parallèle, l’étude des valeurs modales des mots permet de comprendre les processus de production-interprétation du sens. Nous travaillons ainsi sur les modalisations, qui sont la marque de l’attitude du sujet communicant par rapport au contenu de son dit et à la fonction qu’il remplit par rapport à son interlocuteur (Galatanu, 1996, p. 49), afin de compléter les éléments stéréotypiques qui reflètent des croyances, des cultures, et donc des valeurs sociales complexes. Les approches du phénomène discursif de modalisation sont nombreuses (Monte, 2011 ; Gosselin, 2017 ; Vion, 2001).

5Selon Galatanu (2000), les valeurs modales peuvent être de diverses natures :

  • ontologique aléthique (nécessaire, possible, impossible, aléatoire),

  • déontique (interdit, obligatoire, permis, ou facultatif),

  • véridictoire épistémique (savoir, représentation mentale qui fait une validation sociale),

  • doxologique (croire, représentation mentale qui fait partie de composant),

  • axiologique, avec une polarité éthique (bien - mal),

  • esthétique (beauté - laideur), affective (bonheur - malheur),

  • hédonique (plaisir - souffrance),

  • pragmatique (utilité - inutilité),

  • intellectuelle (important - négligeable),

  • finalisante volitive ou désidérative.

6Ces valeurs suivent une graduation qui varie des plus « objectivantes » au plus « subjectivantes ». Il faut noter que les formes linguistiques qui semblent être objectives peuvent avoir des valeurs modales fortes subjectives. En outre, les valeurs axiologiques et/ou appréciatives stéréotypées positivement peuvent se réorienter vers le pôle négatif ou inversement. Il s’agit d’une instabilité des valeurs axiologiques, notamment en situation de contact des langues ou dans certains champs d’étude spécifiques, par exemple dans des discours politique et sociétal (Cozma & Galatanu, 2019 ; Monnier, 1999). Ces valeurs peuvent se combiner dans la signification lexicale et le sens discursif.

7Dans la présente recherche, nous essayons de montrer la spécificité culturelle des valeurs, à travers le concept de la colonie, en tant que dénomination, en deux langues, et le potentiel de flexion discursive de polarité des valeurs (Galatanu, 2018, p. 82-84).

2. Un peu d’histoire

8La colonie analysée concerne la région de Hong Kong, une ancienne colonie britannique rétrocédée à la Chine. Il est donc nécessaire de retracer brièvement son histoire afin de mieux comprendre le contexte. Hong Kong a été placée en 224 avant J.-C. sous la juridiction de l’autorité de l’Empire du Milieu. En 1841, après la première guerre de l’opium, le traité de Nankin a été signé en 1842, qui cédait l’île de Hong Kong au Royaume-Uni. Après la deuxième guerre de l’opium et la Convention de Pékin de 1860, d'autres cessions du Royaume-Uni sont alors mises en place, pour une période de 99 ans. En 1941, l'armée japonaise a envahi Hong Kong et Hong Kong est tombée aux mains des Japonais. Après sa défaite en 1945, le Japon a signé une lettre de reddition à Hong Kong, qui a alors été réadministrée par le Royaume-Uni. Durant longtemps, Hong Kong a été le premier refuge pour les exilés chinois du continent à cause de la guerre. Vers 1970, Hong Kong a connu un développement économique et social rapide. Ce village des pêcheurs est devenu dès lors l’une des régions les plus riches et les plus productives d’Asie. De 1982 à 1984, la Chine et le Royaume-Uni ont mené des négociations sur l’avenir de Hong Kong, et ont signé une déclaration conjointe, décidant que la Chine reprendrait l'exercice de la souveraineté sur Hong Kong en 1997. La partie chinoise s’est engagée à mettre en œuvre « un pays, deux systèmes » à Hong Kong.

3. Autour de la « colonie » en français

Note de bas de page 2 :

https://fr.wiktionary.org/wiki/colonia#la, consulté le 4 mai 2021.

Note de bas de page 3 :

https://www.herodote.net/colonie_colonisation_colonialisme-mot-13.php, consulté le 4 mai 2021.

Note de bas de page 4 :

https://www.herodote.net/colonie_colonisation_colonialisme-mot-13.php, consulté le 4 mai 2021.

Note de bas de page 5 :

Les mots concernés sont « colonisateur », « colonisé », « coloniser », « colonisation », « colonial », « colonialisme », « colonialiste », ainsi que « décoloniser ». Nous prenons en compte principalement les trois mots « colonisateur », « colonie » et « coloniser », les autres mots servent de références.

Note de bas de page 6 :

TLFi, Le Robert, Larousse.

9La signification du mot « colonie » a connu une évolution au fil du temps. Dans son origine latine, il signifie « propriété rurale, terre cultivée »2. Au XVIe siècle, l’emploi a été élargi aux « immenses territoires conquis, peuplés et mis en culture par les Européens en Amérique »3. La colonie dont on parle au XIXe siècle désigne des territoires conquis et administrés par les Européens par souci de prestige et de grandeur nationale4. Nous pouvons toujours constater des traces étymologiques dans les définitions lexicographiques de l’époque actuelle. Ayant consulté le mot « colonie » ainsi que ses variants5 dans trois dictionnaires français monolingue6, nous avons récapitulé les noyaux des notions concernant la colonisation en schéma ci-après :

Note de bas de page 7 :

Les occurrences citées en gras sont les noyaux. Les autres occurrences sont tirées des exemples mentionnés dans les dictionnaires

Schéma 17 : Noyaux des notions concernant la colonisation

Schéma 17 : Noyaux des notions concernant la colonisation

10Concernant le colonisateur, les trois dictionnaires ne fournissent pas de définitions riches. Nous pouvons résumer en disant qu’il s’agit simplement des personnes/pays qui participent à la création ou à l’exploitation d’une colonie. C’est une définition extrêmement neutre qui ne porte aucune valeur axiologique. Pourtant, dans le TFLi et le Robert, il est précisé que le colonisateur est, d’un côté, « une métropole qui a assumé la tâche de mettre en valeur la colonie et d’en civiliser les habitants », et de l’autre côté, un pays occupant qui tire profit de sa colonie. Cela signifie que, selon les dictionnaires, le colonisateur contribue à la fois à la construction de la colonie et profite des ressources de la colonie pour ses propres intérêts. Certaines citations nous paraissent intéressantes à analyser. Par exemple :

[1] En quelques années, le génie colonisateur de la Grande-Bretagne y [à Hong-Kong] avait fondé une ville importante et créé un port, le port Victoria. (Verne, Le Tour du monde en 80 jours,1873, p. 99)

[2] C’est à trembler de la tête aux pieds de se dire que les belles races américaines, du Chili au nord du Mexique, représentées par plusieurs vingtaines de millions d’Indiens, ont été entièrement exterminées, en moins d’un siècle, par leurs conquérants d’Espagne. Ça, c'est ‘'idéal qui ne pourra jamais être imité, même par l’Angleterre, si colonisatrice, pourtant. (Bloy, Journal,1903, p. 167)

Note de bas de page 8 :

Pour notre étude, nous ne prenons pas en compte les significations éducative et zoologique.

11En français, la notion de colonie contient deux significations principales8. Au sujet de l’émigrant, on distingue, d’une part, ceux qui ont quitté leur pays pour cultiver, peupler, exploiter une terre étrangère, et d’autre part, ceux qui s’installent dans un autre pays, une autre ville ou région de leur propre pays. Cela signifie que le noyau de colonie porte sur un groupe de gens se retrouvant dans un lieu différent de leur origine. Dans les stéréotypes du mot, on précise les objectifs ou les raisons du déplacement. L’expression la plus citée est de peupler un autre pays : cela renvoie donc à un déplacement volontaire. Concernant le territoire dépendant, il s’agit d’un territoire étranger placé sous la dépendance politique d’un autre pays. Ce territoire est souvent un pays sous-développé et sous-peuplé. Hugo a décrit que « L'Angleterre et la Russie coloniseront le monde barbare ; la France civilisera le monde colonisé. » (Hugo, Le Rhin, 1842, p. 482.). Cette citation révèle une des perceptions les plus connues au XIXe siècle, c’est-à-dire que les colonies sont souvent des endroits sauvages, peu civilisés. De surcroît, le mot « étranger » est fréquent dans les définitions. Rien de commun n’existe entre le territoire convoité et la métropole avant que la colonisation n’établisse un lien d’appartenance entre eux.

12Quant au verbe « coloniser », nous avons repéré deux noyaux. Premièrement, coloniser un territoire porte sur la possession ou la tutelle de celui-ci, là où le colonisateur exerce sa souveraineté. Deuxièmement, il s’agit d’une occupation de l’espace, une omniprésence par les colons dans un territoire étranger. À part le mot « envahir » qui a une valeur axiologique négative, nous pouvons constater que le fait de coloniser un territoire étranger ne désigne pas forcément un acte négatif. Il peut simplement concerner l’envoi de gens pour peupler un lieu sauvage. La colonisation peut même être un fait positif. Par exemple,

[3] Jamais colonisation n’a été plus heureuse, n'a porté de plus beaux fruits, que celle des Romains en Gaule. (Bainville, Histoire de France, t. 1, 1924, p. 15)

[4] Avec l’orgueil on domine ; avec la patience on colonise. (Hugo, Le Rhin, 1842, p. 482)

[5] Voilà le style de cet exemplaire [le maréchal Lyautey] qui sut trop bien comprendre la différence qui existe entre respecter une race et la réduire en esclavage, entre la colonisation et le colonialisme. (Cocteau, Poésie critique 2, Monologues, 1960, p. 166)

13L’exemple 3 fait l’éloge de la colonisation des Romains en Gaule afin de montrer que la colonie offre des privilèges aussi bien au colonisateur qu’au colonisé. L’exemple 4 distingue la nuance entre « dominer » et « coloniser », ce qui donne l’impression que la colonisation se base sur la vertu de la patience du colonisateur, sur sa volonté à long terme d’aider la colonie sans avoir la prétention de dominer. L’exemple 5 précise la différence entre la colonisation et le colonialisme. Le respect des races est le principe de la colonisation, tandis que c’est le colonialisme qui réduit la colonie en esclavage. Il est intéressant de voir que dans le dictionnaire, la Russie et la Chine étaient qualifiées de colonialistes dans les années 1960 :

[6] Le pire des « colonialismes » : celui de Moscou et de Pékin. Que ne conjugue-t-il, pour son propre compte, le nouveau verbe « décoloniser » ! (Le Figaro, 2 nov. 1960)

4. Autour de la « colonie » en chinois

Note de bas de page 9 :

Lin Zexu, militaire, érudit et officiel chinois, il mena, face aux Anglais, la première guerre de l'opium.

Note de bas de page 10 :

« Dangdai Hanyu Cidian », Shanghai Lexicographical Publishing House, 2001 ; « Hanyun Tongyun Dacidian », Chongwen Publishing House, 2010 ; « Xiandai Hanyu Fenlei Dacidian », Shanghai Lexicographical Publishing House, 2007 ; « Xiandai Hanyu Dacidian », Shanghai Lexicographical Publishing House, 2009 ; « Jinxiandai Ciyuan », Shanghai Lexicographical Publishing House, 2010 ; « Hanyu Daopai Cidian », Heilongjiang People's Publishing House, 1987 ; « Xinhua Hanyu cidian », Chongwen Publishing House, 2006 ; « Xiandai Hanyu Sanyin Cidian », Language & Culture Press, 2005.

14Étymologiquement, le mot « colonie » est un mot étranger qui est apparu en Chine dans les années 1840 dans un ouvrage anglais sur la géographie mondiale traduit par Lin Zexu9. Il a été phonétiquement traduit comme « guo luo li », lequel équivaut à des mots comme « zhi min di » (埴民地ou植民地), « wai shu » (外属), « shu guo » (属国), « shu tu » (属土), « xin jiang » (新疆). Cette série de mots contient les notions de « territoire », « étranger », « vassal », « nouveau », « peuplé », « installation ». Dans les dictionnaires chinois publiés au XXIe siècle, les notions autour de la colonie se spécifient nettement. Ayant consulté huit dictionnaires monolingues10, nous résumons le processus de colonisation :

Tableau 1 : Processus de colonisation en langue chinoise

Tableau 1 : Processus de colonisation en langue chinoise

15À travers le tableau ci-dessus, nous relevons certains points particuliers, surtout en comparaison avec l’analyse de la colonie dans les dictionnaires français. En premier lieu, le colonisateur est bien un pays puissant qui est économiquement plus développé et qui possède une armée importante. Cela peut correspondre au PA en français « pays dominant », mais en chinois il s’agit davantage de pays capitalistes ou de pays impérialistes. En d’autres termes, en chinois, le régime qu’un pays choisit d’adopter peut être un point décisif pour devenir colonisateur. Concernant le pays colonisé, il relève simplement d’un territoire sous-développé qui manque de ressources de types variés. Il n’existe pas du tout les expressions « monde barbare » et « canton sauvage » comme dans les dictionnaires français. C’est-à-dire que la colonie consiste en une région reculée, mais pas forcément incivilisée. En second lieu, le noyau de la colonisation reste toujours « occupation » et « domination ». Mais en chinois, il s’y ajoute deux stéréotypes fort connotés qui rendent le fait de coloniser un pays totalement négatif. Il s'agit de l’asservissement d’un territoire, de son exploitation abusive et de l’impossibilité pour son peuple de manifester et de s’exprimer.

16La répression est qualifiée de militairement cruelle. Cela montre très clairement une privation de liberté. De plus, le colonisateur dépouille la colonie des biens qu’il y trouve et s’en empare d’une façon violente et destructive. Pourtant, que ce soit dans les noyaux ou les stéréotypes en français, l’emploi des notions de « militaire » et « violence » est très rare. Plutôt éloignées de ce qui est mentionné dans le dictionnaire français, les définitions chinoises montrent que le colonisateur ne vient pas pour aider les colonisés, mais pour piller leurs biens en causant des dommages. Enfin, les conséquences d’être colonisés sont explicitement manifestées dans les définitions. Elles portent sur la perte de l’indépendance politique, économique ou de d’autres pouvoirs d’un pays souverain. Par ailleurs, il est intéressant de voir que dans les citations, Hong Kong, en tant que colonie britannique, n’a pas connu une situation très favorable :

Note de bas de page 11 :

« Xiandai Hanyu Sanyin Cidian », Language & Culture Press, 2005.

[7] À l’époque, les études en Grande-Bretagne et aux États-Unis étaient appelées placage d’or, les études en France et en Allemagne étaient appelées placage d’argent, les études au Japon étaient appelées placage de cuivre, et aller à Hong Kong de l'Empire britannique, ne peut être considéré que comme du placage tout court.11 (Xiandai Hanyu Sanyin Cidian, 2005)

17L’exemple montre qu’en tant que colonie, Hong Kong représentait un territoire étranger aux Chinois, mais il n’a pas le même statut que sa métropole. Cela peut prouver le décalage entre la colonie et son colonisateur, la première ne pouvant arriver au niveau de ce dernier.

18Si nous comparons les valeurs modales de la notion « colonie » en deux langues, nous concluons au résultat ci-après :

Tableau 2 : Valeurs modales concernant la « colonisation » en français et en chinois

Valeur modale

Français

Chinois

Aléthique

occuper, peupler, étranger, émigrant

s’approprier

Déontique

mise en tutelle, métropole, dominer

état souverain, gouverner, contraindre, contrôler, dépendance

Épistémique

dominer, sauvage

pays capitalisme, pays impérialiste, pays développé, pays sous-développé

Esthétique

sauvage

Intellectuelle

génie, patience

Pragmatique

civiliser, sauvage

Hédonique, affective

cruel, patience, heureux, respect, civiliser

pays puissant, envahir, arriéré, faible, piller, asservir, exploiter, opprimer, réprimer

Ethique morale

cruel, barbare, respect, civiliser

piller, asservir, exploiter, opprimer, réprimer

19Nous constatons que pour les valeurs hédonique-affective et ethnique-morale, la polarité des valeurs modales existe au sein d’une même langue et également entre les deux langues. En français, cela peut être en même temps bivalent, tandis qu’en chinois, à part l’occurrence « pays puissant » qui est relativement neutre, seule la nature négative se présente. Mais, nous sommes dans un dilemme pour interpréter les valeurs ontologiques et les valeurs de jugement de vérité, car ces valeurs ne portent normalement que sur des lois, lesquelles contribuent à une représentation du monde tel que conçu par le sujet parlant et pensant. Pourtant, quand il s’agit de la notion de « colonie », la position où l’on se trouve influence la création d’une certaine polarité. Par exemple, du point de vue du colonisateur, « dominer » a une valeur positive, mais du point de vue du colonisé, « contrôler, contraindre » ont des valeurs négatives.

20Le concept d’ancienne colonie, au cœur de notre étude, désigne un territoire qui était une colonie et qui ne l’est plus. Lorsque l’adjectif « ancien » est postposé au nom, il signifie « qui existe depuis longtemps ou qui a existé autrefois, à une époque plus ou moins reculée » (TFLi). En revanche, lorsqu’il est antéposé, le mot « ancien » ne met plus l’accent sur la durée ou l’existence, il signifie « qui n'exerce plus une fonction ou une activité exercée antérieurement, ou bien, qui n’a plus sa qualité antérieure » (TFLi). Ainsi la négation du passé est mise en relief. Une ancienne colonie n’est plus, dans ce cas, un territoire occupé par une autre population, elle n’est plus administrée par un pays étranger, elle n’a plus de métropole. Aussi, dans le sens chinois, l’exploitation, la servitude, l’oppression, la répression et le pillage par un pays étranger devraient cesser. Cette ancienne colonie devrait donc connaître la décolonisation qui lui rendrait administrativement la liberté et l’autonomie. S’il s’agit d’un pays, il devient un pays indépendant ; s’il s’agit d’un territoire cédé par sa mère patrie, il redevient une partie de celle-ci par le procédé de rétrocession. Nous concevons ainsi le noyau et quelques PA pour le terme d’« ancienne colonie » comme :

Tableau 3 : SPA de l’expression « ancienne colonie »

Note de bas de page 12 :

Les trois points signifient le caractère non fini des PA rattachés à chaque élément du noyau, notamment dû aux cultures étudiées.

Ancienne colonie

Noyau

PA

Territoire occupé

Image 100000000000001200000044323503DE.png

DC influence (politique/économique/culturelle...) du pays dominant

PT non influence (politique/économique/culturelle...) du pays dominant

...12

Départ du pays dominant

Image 100000000000001200000044323503DE.png

DC non ingérence (politique/militaire...)

PT ingérence (politique/militaire...)

...

Reprise de l’indépendance

DC État souverain

DC partie de sa mère patrie

...

21Quant aux valeurs modales, toutes les valeurs hédoniques-affectives et ethniques-morales négatives associées à la notion de colonie devraient être annulées, de même que toutes les valeurs concernant la domination, la dépendance devraient également disparaître. Mais qu'en est-il concrètement de leurs usages ? Nous allons procéder à l’analyse sémantico-discursive plus détaillée afin de répondre à cette question.

5. Constitution du corpus

Note de bas de page 13 :

Libération, L’Humanité, Les Echos, La Tribune, Le Figaro, Le Monde, La Croix, L’AGEFI, Aujourd’hui en France.

22Afin de mener notre analyse sur la notion d’ancienne colonie dans le contexte de Hong Kong, nous avons eu recours aux discours de presse, lesquels nous fournissent un large éventail sémantique de notre objet d’étude. La base de données Europresse nous a permis de recueillir dans la presse nationale française13 tous les articles mentionnant Hong Kong/Hongkong entre 1997‑2020, à savoir depuis la rétrocession jusqu’à l’année dernière. Nous avons décidé de traiter dans la présente étude seulement les articles couvrant la période de 2014 à 2020, étant donné le volume important du corpus. Le tableau ci-dessous montre les statistiques de notre corpus :

Tableau 4 : Statistiques du corpus

Note de bas de page 14 :

Colon* renvoie aux mots commençant par « colon », y compris colonie, colonisation, colonial, colonisateur, colonisé, colonialisme, colonialiste. Les variants du mot « colonie » mentionnés dans cet article renvoient aux mots qui ont la même racine « colon » que le mot « colonie ».

Année

Nombre d’articles au total

Nombre d’articles avec « colon* »14

%

Colon*

Ancienne colonie +ex-colonie

2014

304

115

37.83 %

182

140

2015

86

23

26.74 %

28

23

2016

101

51

50.50 %

67

57

2017

96

35

36.46 %

41

33

2018

102

29

28.43 %

52

35

2019

545

197

36.15 %

265

196

2020

279

137

49.1 %

192

143

Total

1513

587

38.8 %

827

627

23Nous avons collecté au total 1513 articles au sujet de Hong Kong, dont 587 articles employant le mot « colonie » ou ses variantes. Autrement dit, un article sur trois associe Hong Kong et le terme « colonie ». Les expressions « ancienne colonie » et « ex-colonie » ont été mentionnées 627 fois, ce qui représente 75.82 % de tous les énoncés mentionnant « colonie » et ses variantes. Par conséquent, nous travaillerons sur les sens discursifs et les valeurs modales de cette expression pour comprendre cette coocurrence. Par ailleurs, il faut noter que les trois pics du nombre d’articles (2014, 2019, 2020) correspondent aux trois événements ayant eu lieu à Hong Kong. En 2014, des manifestants s’opposaient au projet de limiter la portée du suffrage universel pour l’élection du chef de l’exécutif de Hong Kong en 2017. Entre 2019-2020, des manifestations sont survenues contre l’amendement de la loi d’extradition pour le gouvernement de Hong Kong. En 2020, le gouvernement chinois a adopté la loi sur la sécurité nationale de Hong Kong.

6. La notion d’ancienne colonie dans la presse

24Il s’agira de comprendre pourquoi le terme d’« ancienne colonie britannique » est systématiquement utilisé comme dénomination de Hong Kong. Ainsi, nous travaillons sur les valeurs sociales et modales afin de comprendre l’image, construite dans la presse française, de Hong Kong en tant qu’ancienne colonie.

6.1. Valeurs sociales positives

25Parmi les 827 occurrences qui concernent le concept de la colonie, nous avons d’abord repéré certains déploiements positifs rares qui ne servent pas à critiquer la situation à Hong Kong ni à s’opposer au gouvernement chinois :

Note de bas de page 15 :

Le connecteur « donc » renvoie aux concepts proposés par Ducrot et par la SPA.

Ancienne colonie donc15

multiculturalisme; ville cosmopolite; différents types d’art;
« épicentre » du marché de l’art; privilégié au marché de la Chine
Prospérité
unité retrouvée
lien entre la Chine et l’Occident

26Effectivement, étant une des colonies britanniques, Hong Kong attire des gens venus des quatre coins du monde pour s’y installer. C’est ainsi qu’elle contient un mélange de traditions culturelles multiples. L’aspect artistique de Hong Kong constitue un sujet rare dans la presse française. La plupart du temps, Hong Kong est évoquée sous ses aspects politique et économique. Décrivant Hong Kong comme un musée vivant mêlant différents types d’art, la presse a choisi de faire référence à des intellectuels qui considèrent les œuvres appartenant à l'histoire post-coloniale comme « historiques ». Cela démontre bien la diversité de Hong Kong et l’existence d’une nouvelle identité après avoir été colonisée.

6.2. Déploiements argumentatifs concernant le lien entre l’ancienne colonie et la mère patrie

27En ce qui concerne le lien entre l’ancienne colonie et son pays d’appartenance original, les déploiements se résument ainsi :

Ancienne colonie donc

être colonisée par sa mère patrie
sous l’emprise de sa mère patrie
ingérence directe de sa mère patrie
absorption par sa mère patrie
céder sa souveraineté à sa mère patrie
s’opposer à sa mère patrie
sentiment de détachement de sa mère patrie
perte de l’identification avec la culture de sa mère patrie
hostilité de la part de sa mère patrie à l’égard de ses citoyens

28Notons que les enchaînements argumentatifs mentionnés dans la présente étude sont proposés par le corpus et ces enchaînements constituent l’objet de notre analyse. Par exemple, les journaux montrent qu’un quotidien hongkongais ne « cesse de critiquer les visées colonialistes de Pékin » (La Croix, le 30 juin 2020), et qu’il existe « un singulier sentiment d’être ‘colonisé’ par ces Chinois venus d’ailleurs… » (La Croix, le 4 juin 2015). En employant les expressions « sous l’emprise », « ingérence directe », « absorption », « céder la souveraineté », la presse décrit une relation inhabituelle entre l’ancienne colonie et son pays natal. Celui-ci est appréhendé comme un territoire qui devrait être indépendant mais qui est malheureusement sous le contrôle de son pays d’origine. Par ailleurs, la presse décrit un sentiment de détachement de l’ancienne colonie, voire d’opposition, à sa mère patrie. Par exemple, « l’ancienne colonie britannique est en ébullition contre Pékin » (Aujourd’hui en france, le 30 septembre 2014) ; « plus l’ancienne colonie britannique se rapproche de Pékin, […], plus sa jeunesse se distancie de la ‘mère patrie’«  (Le Monde, le 16 décembre 2014). L’opinion ci-après illustre bien un changement d’intérêt de la période coloniale à celle post-coloniale :

[8] Alors que la situation coloniale favorisait une identification avec la culture chinoise par rejet du colonisateur, le départ de celui-ci a provoqué chez les jeunes Hongkongais une perte d’intérêt pour la culture chinoise et une identification de plus en plus forte avec Hong Kong, […]. (Le Monde, le 4 octobre 2014).

29Ce paragraphe révèle un enchaînement argumentatif :

être colonisé

donc identification plus forte de la mère patrie

être décolonisé

donc perte de la forte identification à la mère patrie
donc une auto-identification

30Cet enchaînement signifie que l’ancienne colonie peut se distancier à la fois de la culture d’origine et de la culture coloniale, surtout chez les nouvelles générations, qui cherchent à construire leur propre identité. Dans un certain sens, ce résultat est voulu par la Loi basique qui « protège l’ancienne colonie d’un rapprochement trop rapide avec la Chine populaire » (Les Échos, le 21 avril 2016). La presse mentionne aussi une hostilité des Chinois continentaux envers les Hongkongais dans le contexte des troubles causés par les manifestations. En un mot, l’ancienne colonie et son pays d’appartenance peuvent avoir des ressentiments à tous les niveaux, lesquels se sont manifestés sous la plume des journaux français, après la décolonisation.

6.3. Déploiements argumentatifs concernant l’ancienne colonie

31En ce qui concerne Hong Kong elle-même, les valeurs sociales du statut de décolonisé se manifestent sous trois catégories :

Tableau 5 : Catégories des déploiements argumentatifs de l’ancienne colonie

Ancienne colonie donc

Catégorie 1

démocratie ; démocratie reculée

autonomie ; indépendance du système judiciaire

droits humains ; État de droit

liberté

Catégorie 2

héritage colonial (patrimoine, système judiciaire, culture, way of life, supériorité)

 

contre les élites coloniales

non acceptation de la loi de l’époque coloniale

 

(non) nostalgique de l’époque coloniale

Catégorie 3

inégalité ; société polarisée ; sans convergence des intérêts dits locaux

32Nous appelons la première catégorie les valeurs universelles. Ce sont les valeurs auxquelles les pays occidentaux tiennent beaucoup. Dans la presse française, une région comme Hong Kong qui était une colonie d’un pays occidental doit naturellement posséder toutes les valeurs citées après la décolonisation, même s’il n’y a jamais eu de suffrage universel à Hong Kong. En effet, tous ses gouverneurs ont été désignés par le monarque britannique sur la recommandation du Premier Ministre. La presse souligne également que la liberté est héritée de l’époque coloniale, par exemple :

[9] L’ex-colonie britannique, depuis sa rétrocession à la Chine en 1997, conserve, elle, la liberté d’expression. (Libération, le 4 juin 2016)

[10] Après cent cinquante ans de colonisation britannique, les 6,5 millions d’habitants d’alors (ils sont 7,4 millions à présent) avaient pris la fâcheuse habitude de dire, d’écrire et de penser en toute liberté, sans jamais se soucier de plaire ou non aux autorités. (Le Monde, le 24 juin 2020)

33Nous pouvons voir que cette liberté se limite notamment à la liberté d’expression, et surtout celle de critiquer les autorités. La plupart des journaux ont qualifié cette liberté d’« inconnue », d’« inexistante » en Chine continentale. Par conséquent, une ancienne colonie qui était colonisée par un pays occidental devrait posséder ces valeurs ou au moins les poursuivre, si l’on en croit la presse française.

34La deuxième catégorie porte sur le lien au temps colonial. Nous constatons qu’en tant qu’ancienne colonie, Hong Kong a bien gardé certains héritages culturel, patrimonial, ou certains modes de vie de son colonisateur. Mais en même temps, dans la presse française, les Hongkongais sont présentés contre les élites coloniales et n’acceptent pas d’appliquer la loi de l’époque. Certains éprouvent un sentiment nostalgique, d’autres pas du tout. Cette ambivalence révèle le complexe d’une ancienne colonie qui vacille entre le monde colonial et le monde de son pays natal et crée probablement un troisième monde, à savoir un monde post-colonial. D’ailleurs, les énoncés « personne ici n’a de nostalgie pour la période coloniale. […] Les nouveaux maîtres de Hongkong ne sont pas mieux que les colons » (Libération, le 5 juillet 2019) et « la décolonisation de 1997 s’est déroulée comme prévue par l’ancienne puissance coloniale britannique et la nouvelle mère chinoise » (Le Monde, le 26 août 2019), manifestent ce sentiment contrasté entre « ancien » et « nouveaux ». La Chine est désignée comme un nouveau maître de Hong Kong, mais elle était pourtant la mère patrie dans l’histoire hongkongaise. La presse construit ainsi une rupture entre une ancienne colonie et son passé encore plus vieux. L’expression « nouveau maître » renforce le sentiment d’être colonisé par son propre pays.

35La troisième catégorie met l’accent sur l’inégalité existant à Hong Kong. Cette inégalité se traduit principalement par les divergences d’opinion quant aux voies de développement de Hong Kong, par exemple :

[11] Hong Kong reste une société post-coloniale aux inégalités très fortes, où ce sont en premier lieu les classes moyennes qui soutiennent la démocratisation. Elles sont prises en étau entre des classes populaires peu politisées et peu anglophones, exclues de la participation politique sous le mandat colonial, et des hommes d’affaire richissimes acquis à la cause de Pékin (Le Monde, le 4 octobre 2014)

36En conséquence, on peut croire à partir de ce que propose ce discours que le statut d’« ancienne colonie » peut engendrer une société déchirée.

6.4. Déploiements argumentatifs concernant le lien entre l’ancienne colonie et son ancien colonisateur

37Il existe également des déploiements qui décrivent le lien entre l’ancienne colonie et son ancien colonisateur :

Ancienne colonie

donc

protection de son ancien colonisateur
surveillance de son ancien colonisateur envers sa mère patrie
obligation de son ancien colonisateur

donc

système de domination post-coloniale
préoccupation de l’ancien colonisateur
représailles/mesures de rétorsion de l’ancien colonisateur

38Dans le contexte de Hong Kong, la presse française transmet les messages de certains manifestants qui demandent à Londres d’« en faire davantage pour protéger les habitants de son ancienne colonie » (La Croix, le 16 septembre 2019) et de « veiller à ce que Pékin honore ses engagements en matières de libertés » (La Tribune, le 17 septembre 2019). Ce recours à l’ancien « protecteur » s’inscrit dans une identité complexée de l’ancienne colonie qui n’arrive pas à accepter la rétrocession. En même temps, la Grande Bretagne partage la même opinion, c’est-à-dire qu’elle a encore des obligations à honorer envers ses anciens colonisés.

[12] Londres a dit son ‘extrême préoccupation’, mais Pékin a beau jeu de dénoncer tout commentaire britannique concernant l’ancienne possession comme un relent néocolonialiste. (Le Monde, le 23 août 2019)

[13] Londres, ancienne puissance coloniale, s’est engagée à ‘honorer ses obligations’ en offrant des passeports à de nombreux Hongkongais si Pékin maintenait sa loi sur la sécurité nationale. (La Croix, le 4 juin 2020)

[14] L’ancienne puissance coloniale britannique a promis qu’elle ne ‘détournerait pas les yeux’ de la situation à Hongkong. Elle demande à Pékin de revenir sur sa décision ou de s’exposer à des représailles. (Le Figaro, le 11 juin 2020)

39Ainsi, par rapport aux PA que nous avons proposés, nous pouvons affirmer ou modifier certains PA et en ajouter d’autres par le biais de l’analyse médiatique.

Tableau 6 : SPA de l’expression « ancienne colonie » (Hong Kong)

Ancienne colonie (Hong Kong)

Noyau

PA

Territoire occupé

Image 100000000000001200000044323503DE.png

DC influence (politique/économique/culturelle...) du pays dominant

DC rejet de l’histoire colonisée

DC effacement de l’ancienne histoire précoloniale

DC société déchirée

...

Départ du pays dominant

Image 100000000000001200000044323503DE.png

DC ingérence (politique/militaire...)

DC obligation

...

Reprise de l’indépendance

DC État souverain

DC partie de sa mère patrie

DC ressentiment contre la mère patrie

DC nouvelle identité

...

6.5. Valeurs modales d’ancienne colonie 

40En outre, le tableau 7 présente les valeurs modales recensées à partir des discours dans notre corpus :

Tableau 7 : Valeurs modales concernant l’ancienne colonie (Hong Kong) dans la presse française

Valeur modale

Ancienne colonie

Aléthique

droits humains, héritage

Déontique

céder la souveraineté, démocratie, indépendance, autonomie, État de droit, surveillance, obligation

Épistémique

unité retrouvée, ingérence, absorption,

Doxologique

être colonisé, sous l’emprise, démocratie

Intellectuelle

divergence, préoccupation

Pragmatique

multiculturalisme, cosmopolite, art, privilégié, lien entre deux pays, démocratie, autonomie, héritage, protection, représailles

Hédonique, affective

prospérité, opposer, détachement, liberté, supériorité, nostalgie, préoccupation, représailles

Ethique morale

perte de l’identité, sous l’emprise, démocratie, indépendance, autonomie, liberté, société polarisée, inégalité

Volitive

démocratie, liberté, nostalgie, protection, préoccupation, représailles

41Nous relevons de nombreuses valeurs modales pour la notion d’ancienne colonie qui témoigne de sa complexité sémantique. La polarité des valeurs reste toujours ambiguë comme celle du concept de colonie en français, car elle se situe au croisement de trois positions. Par exemple, sur le plan pragmatique, l’ancienne colonie et son pays natal portent plutôt des valeurs positives. Au contraire, la mère patrie porte des valeurs hédonique-affective ou éthique morale négatives. Ainsi, presque tous les types de valeurs modales balancent entre le pôle positif et le pôle négatif suivant la position prise, ce qui rend l’analyse d’autant plus intéressante.

Conclusion

42Il n’est pas facile de mener une analyse sémantico-discursive de la notion d’ancienne colonie, car celle‑ci se fonde sur des conflits, des croisements d’opinions et des cultures différentes. La perception de cette notion dépend du positionnement de l’analyste, car celle-ci porte des points de vue et valeurs contrastés. En outre, elle marque l’empreinte d’un changement temporel ou même spatial relatif au changement de souveraineté. Par conséquent, elle se rapporte inévitablement à la notion de colonie. À travers l’analyse ci-dessus, nous avons d’abord constaté l’écart entre les représentations de la colonie en français et en chinois. Bien qu’il s’agisse d’un mot occidental, la colonie ne garde aujourd’hui que son sens d’« envahissant » dans la langue chinoise, et l’on ignore complètement l’origine de ce mot. Cette absence d’information reflète les sources sémantiques qui observent une dérivation du sens dans les deux langues pour comprendre le mot « colonie ». De surcroît, et en particulier les statuts de « colonisateur » et de « colonisé » font que les valeurs sociales et modales de ce mot ont peu de points de convergence dans les deux langues. Concernant le terme « ancienne colonie », son lien à la colonie est plus complexe que nous le pensions. Son interprétation pourrait varier selon les pays concernés, les situations du moment, et les idéologies des sujets parlants. Dans notre corpus, les types de valeurs modales relatives à la notion d’ancienne colonie sont plus nombreuses que pour celle de colonie : les valeurs pragmatique et volitive viennent notamment s’ajouter. Par ailleurs, Hong Kong était une région et non un pays : elle est donc dépendante de sa mère patrie, ce qui cause un trouble de l’identification, une incompréhension réciproque entre l’ancienne colonie et son origine, voire un recours à la protection de l’ancien colonisateur contre sa mère patrie. Cette argumentation n’est pas habituelle à nos yeux. Le qualificatif « ancienne » devrait normalement, du fait de la négation ancrée dans sa signification, servir à exprimer une libération de la dépendance, une reprise de contacts avec son pays natal, une rupture avec l’ancien colonisateur. C’est ainsi que nous considérons qu’en parlant de Hong Kong, la presse française construit un cinétisme du sens discursif du terme « ancienne colonie » ancré dans la culture occidentale. Elle essaie de rappeler fréquemment le statut colonisé de Hong Kong et d’accentuer ses divergences avec la Chine continentale afin de convaincre les lecteurs que Hong Kong a d’abord une image cosmopolite au lieu d’être une ville chinoise. Grâce à l’analyse des valeurs sociales et modales, nous pouvons voir à quel point la complexité peut se manifester pour une simple dénomination. Dans une situation de contact des langues, il est difficile d’obtenir un consensus sur la perception des mots, mais il est en tout cas nécessaire de révéler les discordances d’interprétation.