Appel à contribution – N° 8

Les tropes pragmatiques dans les discours numériques

Sous la direction de Iuliana-Anca Mateiu (Université Babes-Bolyai)
et Ana-Maria Cozma (Université de Turku)

Parution en décembre 2024

Date limite de soumission des résumés : 30 avril 2024

Entre espace privé et espace public, la communication numérique est étroitement liée à la question de la visibilité : il faut « se montrer pour exister » (Tisseron, 2011, p. 84). En effet, Internet est le lieu privilégié de l’extimité (Tisseron, 2011 ; Paveau, 2017), le lieu où l’intimité s’expose et où, en même temps, les utilisateurs se construisent une identité (voire plusieurs) à leur gré et la soumettent à l’approbation d’un public dont la présence est bien réelle et dont la dimension et le rôle peuvent varier. Cette exposition de soi est « la principale technique relationnelle » (Cardon, 2011, p. 142) sur les réseaux sociaux de l’Internet et c’est, d’ailleurs, ce qui a assuré leur succès.

Dans les espaces numériques, on est face à une démultiplication aussi bien du pôle émetteur (qui est éclaté par les dispositifs technodiscursifs) que du pôle récepteur (on parle notamment de destinataire amplifié par le web et de publics imaginés). Ainsi, une notion utile pour l’analyse des manifestations discursives en ligne est celle de trope communicationnel, employée par Catherine Kerbrat-Orecchioni pour analyser les situations où il y a un décalage ou brouillage énonciatif :

  • trope communicationnel centré sur le destinataire : « le destinataire qui en vertu des marqueurs d’allocution fait en principe figure de destinataire direct, ne constitue en fait qu’un destinataire secondaire, cependant que le véritable allocutaire, c’est en réalité celui qui a en apparence statut de destinataire indirect » (1986, p. 131) ;

  • trope communicationnel centré sur l’émetteur : qui prend la forme du discours rapporté et de la polyphonie (ibid.).

Le trope communicationnel fait partie de la catégorie des tropes pragmatiques – définie par Kerbrat-Orecchioni (1982, p. 15 ; 1986, p. 107) en opposition avec les tropes traditionnels, sémantiques – catégorie qui inclut également les énallages et le trope illocutoire :

  • l’énallage est un emploi déviant des catégories déictiques par rapport à leur valeur la plus usuelle (Kerbrat-Orecchioni, [1981]2009, p. 62) ; par exemple, décalage de personne (cf. Détrie, 2008), de temps, de genre, etc. ;

  • le trope illocutoire consiste dans la rehiérarchisation des valeurs illocutoires primitive et dérivée d’un énoncé, la valeur dérivée subtilisant à l’autre son rôle dénotatif (trope illocutoire lexicalisé ou conventionnel versus dinvention ou non-conventionnel) (Kerbrat-Orecchioni, 1986, p. 107).

Les espaces numériques sont le lieu de manifestation de nombreux tropes pragmatiques, qui sont parfois typiques de contextes d’énonciation médiés par écran particuliers.

Par exemple, on repère le trope communicationnel dans des situations de deuil, lorsque le deuil s’affiche publiquement et que le défunt se voit attribuer un rôle d’interlocuteur ou de locuteur. Ce phénomène existe dans les annonces nécrologiques de presse (Florea, 2010 ; Hammer, 2010) mais il prend de l’ampleur sur internet, où le travail de deuil peut se faire aussi bien dans des espaces dédiés – pages mémorielles ou cimetières virtuels – que de manière ad hoc, par exemple via les réseaux sociaux (Georges, 2014 ; Giaxoglou, 2014 ; Ruchon, 2018 ; Florea & Wrona, dir., 2018).

De manière similaire, on rencontre le trope communicationnel sur les réseaux sociaux lorsqu’un internaute souhaite joyeux anniversaire à un proche absent du web social, par exemple un très jeune enfant, en s’adressant directement à lui. Ce sont donc des vœux d’anniversaire qui sortent du cadre préconstruit des « technologies de l’anniversaire » (Bibié-Emerit, 2015, p. 296, 300) et qui sont davantage destinés aux autres internautes qu’à la personne interpelée.

Dans cette même catégorie des interactions intimes affichées publiquement, on peut compter aussi les demandes en mariage publiques sur internet.

Un autre exemple de trope pragmatique consiste en des quasi-performatifs où l’on utilise la 3e personne pour parler de soi-même, par énallage. Pour l’anglais, ce phénomène est décrit notamment par Virtanen (2021, 2022) sous le nom de « virtual performatives » à partir d’exemples tirés de Twitter : *feels happy* ; *pretends to be shocked* ; *talks to myself on twitter* ; me : *realizes I’m alone* ; *stares at myself for 10 minutes* ; *dances around the room with my cat* (l’astérisque marque typographiquement l’emploi performatif de la 3e personne et les marques de 1e personne coréfèrent avec la 3e personne). Ces expressions font partie d’un travail de figuration (face-work) et d’une stratégie de connexion (relatability) ; elles servent à extérioriser le soi numérique. Pour le français, ces formes d’énallages sont considérées comme faisant partie de la catégorie des « didascalies électroniques » (Bibié-Emerit, 2015, p. 126 ; notion introduite par Mourlhon-Dallies & Colin, 1999) qui ont comme effet la personnification du locuteur. Bibié-Emerit (2015, p. 113) suggère aussi le terme « e-figure de style » pour ces exemples à la 3e personne : *sort de la pièce à reculons* ; *n’a pas le moral*.

Quant aux expressions mémétiques du type Ce moment où tu (réalises que)…, Ce sentiment quand tu…, That (awkward) moment when you (realize)…, That feeling when you…, à caractère humoristique et ironique, reprises massivement sous différentes déclinaisons et participant de phénomènes de mode, elles fonctionnent également par énallage, avec identification du locuteur au pronom tu. De façon générale, les mèmes, qu’ils soient textuels ou visuels, se caractérisent par une communication décalée par rapport au contexte, puisque la fonction référentielle et la fonction expressive renvoient à des contextes énonciatifs différents. Ainsi, étant donné les émotions et états mentaux véhiculés par le texte et/ou l’image, que le locuteur prend à son compte et exprime par mème interposé (Wagener, 2020), on peut parler de tropes pragmatiques dans le cas des mèmes aussi.

Les interactions dans les espaces numériques sont fortement marquées par les émotions des participants (Béal & Perea, dir., 2016 ; Halté, 2020), voire par la violence verbale : les réseaux sociaux peuvent être appréhendés notamment comme des lieux de production et de circulation des discours de haine (Longhi & Vernet, dir., 2023 ; Gauducheau & Marcoccia, 2023). On s’intéresse ici tout particulièrement à la violence qui découle de formes d’impolitesse telles la délocution in praesentia, ainsi que de la non-politesse, de l’hyperpolitesse ou de la polirudesse (Kerbrat‑Orecchioni, 2010) – violence qui prend donc des formes détournées, lesquelles, tout en étant agressives, permettent au locuteur de prétendre faire bonne figure (Moïse & Oprea, dir., 2015 ; Turbide & Laforest, 2015). La violence verbale de certaines émissions télévisées ou celle des commentaires en ligne, entre autres pratiques numériques, sont à analyser à la lumière des tropes pragmatiques (Vincent & Bernard Barbeau, 2012 ; Mateiu & Cernuta, 2016, 2017).

Un cas à part est représenté par les émissions et commentaires qui s’inscrivent dans la pratique du roasting (r/RoastMe, Comedy Central Roast). Les tropes pragmatiques à l’œuvre dans de tels contextes font que les insultes proférées ou écrites ne doivent pas être interprétées comme des propos haineux, mais comme des insultes joviales, rituelles, des agressions seulement simulées, ou de l’humour bienveillant (Dynel, 2021).

Ajoutons aussi les discours où on utilise le ‘je’ en se mettant à la place du destinataire, comme dans le cas de l’énoncé Je n’arrive pas à maigrir sur un blog de bien-être visant à donner des conseils pour maigrir. Cette pratique du jejoiement, étudiée par Amorim (2015), est avant tout une stratégie pour séduire et inciter à la consommation, adressée à un être-groupe selon une vision normalisée, et exploitée notamment dans le discours publicitaire.

De manière générale, les pronoms jouent un rôle important dans la pragmatique de la communication en ligne. De Chanay & Rosier (2016) montrent notamment, en parlant des statuts sur Facebook, que l’interaction en ligne est préformatée et que l’utilisation des pronoms de 1e, 2e et 3e personne est prédéterminée, entre extimité et intimité – la délocutivité étant un dispositif servant à construire l’identité numérique de l’utilisateur de Facebook.

Dans ce numéro d’Espaces linguistiques, nous vous invitons à partager vos réflexions sur le thème des différents tropes pragmatiques qui peuvent apparaître dans le discours numérique pour mieux comprendre ce jeu de l’être et du paraître qui caractérise la communication sur Internet.

Références bibliographiques

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  • Date limite de soumission des résumés (environ une page + références) : 30 avril 2024

  • Date limite de soumission des articles (https://www.unilim.fr/espaces-linguistiques/90 ; suivre la feuille de style) : 30 juin 2024

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  • Date limite de réception des versions finales : 31 octobre 2024

  • Parution : décembre 2024

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