Traduction des répétitions et devenir de la voix narrative dans quatre versions chinoises de L’Amant The Translation of Repetitions and the Becoming of the Narrative Voice in Four Chinese Versions of L’Amant

Zhuya WANG 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.182

Au cœur du projet esthétique de Duras, la répétition occupe dans L’Amant une place tout à fait centrale. Apparaissant dans le roman sous des formes multiples, y tissant un vaste et complexe réseau, elle joue un rôle essentiel dans la construction textuelle d’une voix narrative toute particulière. Dans le présent article, nous nous intéresserons au devenir du système des répétitions durassiennes et de la voix narrative de L’Amant dans les versions qu’en proposent Yan Bao, Jiang Qingmei, Li Yumin et Wang Daoqian, quatre des traducteurs chinois du roman. À partir d’une analyse linguistique détaillée du traitement qu’ils réservent aux répétitions figurales et gauchissantes de L’Amant, nous montrerons que, de manière tout à fait remarquable, chacun des quatre traducteurs chinois affiche dans son texte une image cohérente de lui-même, de sa position traductive. Pour conclure, nous formulerons quelques hypothèses susceptibles d’expliquer pourquoi les quatre traducteurs projettent des ethos traductifs si différents dans leur version de L’Amant.

At the heart of Duras’ aesthetic project, repetition occupies a very central place in L’Amant. Appearing in the text in multiple forms, it weaves a vast and complex network and plays an essential role in the textual construction of a particular narrative voice. In this article, we are interested in the becoming of the system of Durassian repetitions and of the narrative voice in the texts of Yan Bao, Li Yumin, Jiang Qingmei and Wang Daoqian, four of the Chinese translators of the novel. From a detailed linguistic analysis of the treatment they reserve for the figurative and clumsy repetitions of L’Amant, we show that, quite remarkably, each of the four translators displays in his text a coherent image of himself, of his translational position. To conclude, we formulate some hypotheses likely to explain why the four translators project such different translational ethos in their version of L’Amant.

Sommaire

Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

L’Amant a fait l’objet de six traductions presque simultanées en Chine en 1985 et 1986. Il s’agit des traductions de Wang Dongliang (1985), Jiang Qingmei (1985), Wang Daoqian (1985), Yan Bao (1985), Li Yumin (1986) et Dai Mingpei (1986). Afin de ne pas excessivement allonger notre exposé, nous avons pris le parti de ne considérer ici que quatre de ces versions.

1Au cœur du projet esthétique de Duras, la répétition occupe dans L’Amant (1984) une place tout à fait centrale. Apparaissant dans le roman sous des formes multiples, elle y tisse un vaste et complexe réseau, dont le traitement représente pour le traducteur à la fois un impératif et une véritable gageure. Dans le présent article, nous nous intéresserons aux stratégies de restitution des répétitions durassiennes mises en œuvre par Yan Bao, Li Yumin, Jiang Qingmei et Wang Daoqian, quatre des traducteurs chinois du roman1. Il s’agit pour nous de montrer qu’à travers l’ensemble des opérations de détail auxquelles il procède pour traiter les phénomènes de reprise présents dans l’original, chacun de ces traducteurs projette dans son texte une image cohérente de lui-même, de sa « position traductive » (Berman, 1995).

2Dans un premier temps, nous nous attacherons à décrire le système que composent les répétitions dans le texte original de L’Amant, ainsi que le rôle qu’il joue dans la construction textuelle d’une voix narrative particulière. Puis nous nous intéresserons à la manière dont les quatre traducteurs chinois considérés restituent les différents phénomènes de reprise présents dans le roman français. À partir d’une analyse linguistique détaillée du traitement qu’ils réservent aux répétitions figurales et gauchissantes de Duras, nous caractériserons différentiellement leurs positions traductives. Enfin, en nous appuyant sur la notion de « champ » telle que l’a conceptualisée Bourdieu (1991), nous tenterons de montrer que certains ressorts sociologiques permettent d’expliquer (au moins en partie) pourquoi Yan Bao, Jiang Qingmei, Li Yumin et Wang Daoqian projettent des ethos traductifs si différents dans leur version de L’Amant.

1. Le système des répétitions et la voix narrative dans L’Amant

3L’originalité du style de L’Amant réside en grande partie dans la façon dont l’auteure utilise la répétition. La surreprésentation des phénomènes de reprise dans ce roman constitue en effet « une transgression par rapport à l’usage linguistique attendu dans la prose littéraire, et en particulier dans le récit romanesque » (Goin, 2015, p. 133). Cela, d’autant plus que Duras associe dans son texte deux catégories de répétitions a priori tout à fait opposées : d’un côté, des répétitions figurales, qui relèvent d’une forme de littérarité classique ; et de l’autre, des répétitions « gauchissantes » (Philippe & Piat, 2009), qui évoquent les hésitations et les maladresses de l’oral spontané. C’est cette hybridation de reprises empruntées pour les unes à la « belle langue », pour les autres à la « parole vive », qui constitue l’une des caractéristiques les plus saillantes de la langue romanesque durassienne, et qui contribue à la construction textuelle d’une voix narrative hybride, presque paradoxale, qui oscille perpétuellement entre élévation lyrique et tâtonnement.

1.1. Les répétitions figurales et la tonalité lyrique de la voix narrative

4Dans L’Amant, les premiers phénomènes de reprise qui se signalent à l’attention du lecteur relèvent de ce qu’on appelle communément les fleurs de rhétorique. Il s’agit en effet de répétitions largement codifiées, où la nature, la place syntaxique et le nombre d’occurrences du segment répété obéissent à des règles précises, correspondant à un petit nombre de patrons formels validés par la tradition littéraire et intégrés par le lecteur cultivé. Les reprises figurales de ce type, qui portent la marque de la « belle langue », concourent, chacune à sa manière, à la mise en scène d’une des caractéristiques les plus saillantes de la voix narrative du roman : sa tonalité lyrique.

1.1.1. Les répétitions par parallélisme

5Au sein des reprises figurales, les répétitions par parallélisme (anaphore, épiphore, hypozeuxe) jouent un rôle essentiel dans la construction textuelle d’une voix narrative lyrique. Identifiables par le retour d’un segment identique (ou de même nature) à la même place syntaxique, elles permettent en effet de mettre en relief des états affectifs par le marquage régulier des temps forts et par l’équilibre compositionnel qu’elles impriment aux passages dans lesquels elles apparaissent.

6Dans notre premier exemple, la reprise des segments « Je n’ai jamais oublié » et « Lorsque » a pour effet de souligner la persistance du souvenir de l’amant chinois :

[1] Je n’ai jamais oublié Hélène Lagonelle. Je n’ai jamais oublié cet homme de peine. Lorsque je suis partie, lorsque je l’ai quitté, je suis restée deux ans sans m’approcher d’aucun autre homme. (Duras, 1984, p. 92)

7La tonalité lyrique de l’énoncé est d’autant plus sensible que les deux anaphores reposent l’une comme l’autre sur un rythme binaire et régulier (12-11 ; 6-6).

8L’exemple suivant fait voir un emploi classique de l’épiphore :

[2] Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. (Duras, 1984, p. 9)

9La répétition du syntagme « trop tard » à la fin des deux phrases successives marque le sentiment d’impuissance de la narratrice face au temps qui passe. La tonalité mélancolique créée par l’épiphore apparaît ici comme éminemment saillante, du fait que cette répétition est entourée d’un ensemble d’éléments connexes qui pointent tous en direction de la belle langue : le retour, dans les deux phrases, du même nombre de syllabes (11-11) ; la saturation de la première place syntaxique par des compléments circonstanciels de temps parallèles (« très vite dans ma vie », « à dix-huit ans ») ; et la disposition de la séquence en début de paragraphe, juste après un blanc typographique, qui accentue encore l’effet de vers.

1.1.2. Les répétitions par inversion

10À côté des reprises par parallélisme, on observe dans L’Amant de nombreuses répétitions par inversion (anadiplose, antimétabole). Celles-ci interviennent typiquement dans l’évocation des moments forts de la jeunesse de la narratrice. Elles participent à la mise en scène d’une voix narrative lyrique dans la mesure où elles permettent de produire un effet de ralentissement. On le voit déjà dans ce premier exemple :

[3] L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. […] Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé. Il ne sourit pas tout d’abord. Tout d’abord il lui offre une cigarette. Sa main tremble. (Duras, 1984, p. 42)

11La reprise immédiate du connecteur temporel « tout d’abord » sert ici moins à marquer la liaison entre les deux phrases voisines qu’à fractionner le mouvement de l’amant. Cette anadiplose indique comme un suspens, une prise d’élan, et elle crée un effet de focalisation qui permet de souligner l’importance de cette scène dans le souvenir de la narratrice – sa première rencontre avec l’homme chinois, et renforce la tonalité lyrique de l’énoncé.

12Cet effet nous paraît encore plus manifeste dans le passage suivant, situé au sein d’une séquence portant sur la scène de la défloration :

[4] Et tout bas contre ma bouche il m’a parlé.
Je lui ai parlé moi aussi tout bas. (Duras, 1984, p. 55)

13La dimension lyrique de la voix narrative est ici doublement soulignée, car la structure chiasmatique de l’antimétabole (de forme : X…Y/Y…X) permet de produire non seulement un effet de ralentissement, mais aussi un effet d’entrelacement, qui correspond tout à fait à l’entrelacement amoureux.

1.1.3. Les répétitions avec variation

14Les répétitions avec variation se distinguent des phénomènes de reprise précédemment évoqués par le fait qu’elles ne sont plus caractérisées par le retour identique d’un segment dans une suite de propositions ou de phrases. Dans L’Amant, les répétitions de ce type permettent souvent de créer un effet de dramatisation et jouent de la sorte un rôle non moins important dans la construction d’une voix narrative lyrique.

15C’est à un polyptote classique que nous avons affaire dans notre premier exemple :

[5] Il lui avait dit que c’était comme avant, qu’il l’aimait encore, qu’il ne pourrait jamais cesser de l’aimer, qu’il l’aimerait jusqu’à sa mort. (Duras, 1984, p. 142)

16Reposant sur une anaphore ternaire (« qu’il »), les variations morphologiques du verbe « aimer » produisent un effet de gradation. Cet effet est davantage renforcé par la présence, au sein des trois propositions successives, de mots ou d’expressions qui marquent une intensité de plus en plus grande : « encore » / « ne…jamais cesser de » / « jusqu’à sa mort ». La dimension lyrique de la voix narrative est poussée au paroxysme par le fait que cette déclaration d’amour faite par l’homme chinois se situe à la clôture du roman et que le récit se termine sur le mot tragique, « mort ».

17Dans la phrase suivante, nous nous trouvons devant une « répétition-renforcée » (Müller-Hauser, 1943, p. 53) :

[6] Il dit qu’il est seul, atrocement seul avec cet amour qu’il a pour elle. (Duras, 1984, p. 48)

18Ici, l’adjectif « seul » est réitéré immédiatement, dont la seconde occurrence est précédée d’un adverbe à valeur intensive (« atrocement »), ce qui produit un effet de crescendo. Cette répétition-renforcée met en relief la souffrance de l’homme chinois, que ce ressenti répété de solitude crée en lui.

19Dans L’Amant, les trois types de répétitions figurales concourent ensemble à souligner la dimension lyrique de la voix narrative. Elles constituent un premier horizon stylistique du roman et composent une sorte de cadre conventionnel au sein duquel viennent s’insérer ces formes beaucoup plus originales que sont les répétitions gauchissantes.

1.2. Les répétitions gauchissantes et les tâtonnements de la voix narrative

20À côté des répétitions figurales, dont on a vu qu’elles témoignent du souvenir de la belle langue chez Duras, on observe dans L’Amant un vaste ensemble de phénomènes de reprise nettement moins conventionnels, qui vont a contrario dans le sens d’une rupture avec les codes classiques de la prose littéraire. En dépit de la diversité des formes sous lesquelles elles se présentent, les répétitions de ce second type possèdent une caractéristique commune : leur apparente maladresse. Inspirées à Duras par les productions spontanées de la langue parlée, ces répétitions participent dans L’Amant à la construction textuelle d’une seconde caractéristique de la voix narrative, en complet décalage avec la tonalité lyrique véhiculée par les répétitions figurales : son aspect hésitant, tâtonnant de « parole-en-construction ».

1.2.1. Les répétitions-tâtonnements

21Au sein des reprises gauchissantes de L’Amant, il est possible d’isoler un premier ensemble de formes, dont le trait commun est qu’elles manifestent toutes une perturbation dans l’enchaînement canonique des unités sur l’axe syntagmatique, qui oblige bien souvent le lecteur à revenir sur ses pas pour tenter de rétablir mentalement la cohérence de la séquence.

22Dans le passage suivant, nous assistons à une répétition-hésitation, qui correspond à une sorte de piétinement sur l’axe syntagmatique :

[7] Le soir à la sortie du lycée, la même limousine noire, […] et elle, elle va, elle va se faire découvrir le corps par le milliardaire chinois […]. (Duras, 1984, p. 112)

23Dans cet exemple, la réduplication du segment « elle va » ne nous paraît pas explicable par un accent mis sur l’élément repris. Compte tenu du caractère sémantiquement secondaire du syntagme en question, l’impression produite sur le lecteur est plutôt celle d’un discours qui se répète parce qu’il bute, qu’il peine à trouver le mot d’après. Le bégaiement sur « elle va » se trouve comme justifié, a posteriori, par l’expression fort contournée « se faire découvrir le corps », qui suggère une difficulté à nommer ce qui se passe dans la chambre de Cholen avec l’amant.

24Dans notre deuxième exemple, la progression phrastique repose presque intégralement sur un enchaînement de répétitions-retouches, marquées par un aller-retour sur l’axe syntagmatique :

[8] Ce que je veux paraître je le parais, belle aussi si c’est ce que l’on veut que je sois, belle ou jolie, jolie par exemple pour la famille, pour la famille, pas plus, tout ce que l’on veut de moi je peux le devenir. (Duras, 1984, p. 26)

25Cette manière tout à fait particulière qu’a l’énoncé d’avancer par répétitions et ajouts successifs ne peut manquer d’évoquer la parole vive. Car, s’il est d’usage à l’écrit de gommer toute trace des repentirs du discours, la langue parlée est par excellence le lieu où la rectification se donne à voir : ainsi que le rappelle Blanche-Benveniste (2010) : « [u]ne autre caractéristique très remarquable [de l’oral spontané] est que, lorsqu’il parle, un locuteur peut revenir en arrière sur un syntagme déjà énoncé, soit pour le compléter, soit pour le modifier. » (Ibid., p. 30).

26À travers les répétitions-tâtonnements, Duras fait entrer dans la prose romanesque les hésitations et les retouches propres à l’oral et construit une voix narrative qui donne à voir les étapes de la confection du discours.

1.2.2. Les répétitions-reformulations

27Si elles procèdent globalement de la même visée esthétique que les répétitions-tâtonnements, les formes itératives que nous rassemblons dans la catégorie des « répétitions-reformulations » s’en distinguent cependant par leur configuration discursive : en effet, dans ce type de reprise, ce n’est plus le signifiant qui est répété, mais le signifié. Typiquement, on a affaire à une répétition-reformulation quand, pour rendre compte d’un phénomène singulier au sein du monde représenté, la narratrice emploie consécutivement plusieurs expressions en relation d’« équivalence sémantique » (Fuchs, 1994).

28Dans L’Amant, la répétition-reformulation peut prendre la forme de nomination multiple :

[9] Cette boucle, ce bras du Mékong, s’appelle la Rivière, la Rivière de Saigon. (Duras, 1984, p. 131)

29Dans cette phrase, pour nommer un même référent, la narratrice recourt successivement à deux syntagmes nominaux, « cette boucle » et « ce bras », qui sont quasi-synonymes et qui présentent une relation de coréférence. Ce phénomène, que Blanche-Benveniste appelle « entassement désignationnel » (2011, p. 170), est propre à créer un effet d’oralité. Cet effet nous paraît d’autant plus sensible que la répétition-reformulation est immédiatement suivie par une répétition-retouche, « la Rivière, la Rivière de Saigon ».

30Chez Duras, ce genre d’essayage de termes peut aussi toucher des adjectifs ou des propositions, comme dans les deux énoncés suivants :

[10] […] étrangement, sa mère ne s’en inquiétait plus comme elle faisait avant, tout comme si elle avait découvert elle aussi que ce corps était finalement plausible, acceptable, autant qu’un autre. (Duras, 1984, p. 120)

[11] […] elle marche dans une rue de Paris, elle est myope, elle voit très peu, elle plisse les yeux pour reconnaître tout à fait, elle vous salue d’une main légère. (Duras, 1984, p. 82)

31Qu’il s’agisse de la nomination multiple, de la caractérisation multiple ou de la reformulation paraphrastique, les répétitions-reformulations marquent une difficulté à saisir le réel à travers les mots : si la voix narrative multiplie ainsi les expressions visant un même objet ou une même propriété, c’est qu’aucune d’entre elles n’est capable, seule, d’en donner une image satisfaisante.

1.2.3. Les répétitions-énumérations

32Par les « répétitions-énumérations », nous désignons les reprises intervenant dans des séries énumératives, au sein desquelles elles assument une fonction de liage. La répétition d’un même organisateur énumératif contribue de manière déterminante à créer l’effet de maladresse discursive recherché par Duras, parce que, dans L’Amant, elle n’a que rarement vocation à clarifier les rapports entre les éléments de la série : apparaissant le plus souvent superflue ou excessive au regard des conventions de la belle langue, la répétition-énumération produit souvent un effet-liste et évoque parfois les productions spontanées de la langue parlée.

33Dans notre premier exemple, c’est la reprise d’un coordonnant qui intervient dans une série énumérative :

[12] Il a joué un à un les meubles de ma mère au garde-meuble, les bouddhas de bronze, les cuivres et puis les lits, et puis les armoires et puis les draps. (Duras, 1984, p. 97)

34Compte tenu de la gradation qui apparaît dans la liste des items, du plus au moins précieux, le lecteur aurait raison de s’attendre à des « marqueurs d’intégration linéaire » (Adam, 2011, p. 143), qui servent à ouvrir la série, à signaler sa poursuite et sa fermeture. Et cependant, nous nous trouvons ici devant la répétition du connecteur « et puis », qui n’aide pas à expliciter les rapports entre les composants de la liste.

35Dans le passage suivant, c’est la reprise systématique de la conjonction « que » qui produit un effet-liste, effet mis en relief par la simplicité syntaxique des propositions :

[13] […] elle hurle, la ville à l’entendre, que sa fille est une prostituée, qu’elle va la jeter dehors, qu’elle désire la voir crever et que personne ne voudra plus d’elle, qu’elle est déshonorée […]. (Duras, 1984, p. 73)

36La répétition-énumération durassienne peut aussi prendre la forme d’une série de propositions indépendantes, reliées entre elles par la reprise anaphorique d’un pronom sujet, dont le passage suivant nous founit un exemple assez représentatif :

[14] Elle se lève, elle a envie de sortir, elle le fait, elle dévale les escaliers, elle va dans les couloirs, les grandes cours vides, elle court, elle m’appelle, elle est si heureuse […] (Duras, 1984, p. 125)

37Que le pronom « elle » apparaisse un grand nombre de fois produit un effet de maladresse sensible, car à l’écrit, on se dispense souvent de répéter le pronom personnel sujet, « en particulier lorsque les prédicats sont brefs » (Grevisse & Goosse, 1986, p. 1023).

38Avec les répétitions-énumérations, c’est un autre aspect de l’oralité qui est mis en avant : l’association de l’accumulation et de la parataxe fait voir un discours qui ajoute plutôt qu’il ne hiérarchise, phénomène analogue au flux de pensée.

39Les trois types de répétitions gauchissantes forment un autre système cohérent dans L’Amant. En transgressant, de manière plus ou moins nette, les conventions de la belle langue, elles contribuent ensemble à créer une voix narrative qui tâtonne, hésite et ressasse.

40Dans le roman de Duras, répétitions figurales et reprises gauchissantes ne sont pas cantonnées dans des portions distinctes du texte ; au contraire, elles apparaissent la plupart du temps associées les unes aux autres au sein d’un même intervalle syntagmatique, se combinant pour former des configurations mixtes. À travers l’hybridation délibérée et systématique de ces deux classes de répétition, Duras construit un régime d’énonciation singulier, en tension perpétuelle entre le tâtonnement et l’élévation lyrique.

2. Le traitement des répétitions durassiennes et les positions traductives

41Par rapport au système des répétitions ménagé par l’auteure française, les quatre traducteurs chinois ici considérés se positionnent de manière tout à fait différente. À travers l’ensemble des opérations de détail auxquelles il procède pour traiter les répétitions figurales et gauchissantes de L’Amant, chacun de ces traducteurs projette dans son texte une image cohérente de lui-même, de sa position traductive. Nous pouvons caractériser celle de Yan Bao de standardisante, celle de Li Yumin de classiciste, celle de Jiang Qingmei de littéraliste et celle de Wang Daoqian de moderniste.

2.1. Yan Bao et la position standardisante

Note de bas de page 2 :

Pour la définition de ces deux tendances traductives, voir La Traduction et la lettre de Berman (1999, p. 53-58).

42Chez Yan Bao, le traitement des répétitions durassiennes s’inscrit de manière cohérente dans une certaine conception de la traduction, que l’on pourrait qualifier de « standardisante ». Par le terme « standardisant », nous voulons souligner le fait que le traducteur s’impose, dans le texte d’arrivée, le respect des règles de bonne formation des énoncés qui dominent dans la culture discursive cible. Dans son texte, Yan Bao ramène en effet les répétitions présentes dans le roman original vers des figures et des formes valorisées dans la rhétorique du chinois standard, ce qui le conduit à opérer un certain nombre de rectifications sur le texte original (clarification, ennoblissement, notamment2).

43Le premier passage qui nous occupe ici se situe au tout début du roman. Il contient une épiphore tout à fait classique :

[15] Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. (Duras, 1984, p. 9)

44Voici la traduction qu’en donne Yan Bao :

Note de bas de page 3 :

生命不停地流逝,瞬息之间一切就都太晚了。刚刚十八岁就已为时太晚了。(Pour chaque exemple en chinois, nous mettons dans le corps du texte la transcription en pinyin, suivie d’une traduction littérale en français, et en notes de bas de page la traduction en caractères chinois.)

Shengming buting de liushi, shunxi zhijian yiqie dou tai wan le. Ganggang shiba sui jiu yi weishi tai wan le3. (trad. Yan Bao, 1985, p. 93)
(La vie coule sans s’arrêter, en un clin d’œil tout a été trop tard. À dix-huit ans seulement, il était déjà trop tard.)

45Dans le texte de Duras, ce passage reste ambigu : on ne sait pas au départ exactement de quoi il est question (qu’est-ce qui est trop tard ?), et ce n’est que plus loin dans le paragraphe que la narratrice développera son propos sur le « vieillissement brutal » qu’elle a subi très jeune, éclairant rétrospectivement ces premières phrases. Pour atténuer la brutalité de cette ouverture in medias res, sans doute jugée un peu déconcertante pour le lecteur chinois, le traducteur part du syntagme « dans ma vie », en position de circonstant dans l’original, et le développe en une phrase autonome, « shengming buting de liushi » (« la vie coule sans s’arrêter »), qui sert de justification à la répétition du syntagme » trop tard ». En outre, Yan Bao ajoute trois mots (« yiqie », « dou » et « ganggang ») afin de renforcer la logique de l’enchaînement des deux propositions.

46Ici, la clarification n’affecte pas directement la répétition elle-même, mais des éléments périphériques : l’épiphore de « trop tard » est conservée, rendue par la reprise de « tai wan le ». Cependant, le traitement clarificateur opéré par Yan Bao conduit à un changement de rythme. Dans l’original, les deux phrases se composent chacune de onze syllabes et présentent donc un parallélisme prosodique. Cette régularité rythmique et la répétition épiphorique concourent à produire une forme de lyrisme empreint de nostalgie tout à fait caractéristique des répétitions figurales durassiennes. Dans la traduction, comme les deux phrases ne sont plus de longueur identique, l’effet rythmique et lyrique de l’original est atténué.

47Si dans le premier exemple priorité était donnée à la clarté qui « faisait défaut » au texte original, tel n’est pas le cas dans ce deuxième passage, où l’on a affaire à une répétition-énumération dont la syntaxe élémentaire, si elle était rendue de manière littérale en chinois, ne poserait aucun problème de compréhension au lecteur :

Note de bas de page 4 :

他给我淋浴,擦身,冲洗,他热爱我,给我敷粉,给我穿衣,他热爱我。

[16] Il me douche, il me lave, il me rince, il adore, il me farde et il m’habille, il m’adore. (Duras, 1984, p. 79)
Ta gei wo linyu, cashen, chongxi, ta re’ai wo, gei wo fufen, gei wo chuanyi, ta re’ai wo4. (trad. Yan Bao, 1985, p. 138)
(Il me douche, me frotte le corps, me rince, il m’adore, me farde, m’habille, il m’adore.)

48Dans l’original, on se trouve devant une suite de sept propositions courtes, en relation d’isomorphie, et simplement juxtaposées les unes aux autres selon un principe paratactique récurrent chez Duras. La répétition anaphorique du pronom sujet « il » et le retour du même nombre de syllabes pour chaque groupe syntaxique produisent un effet litanique tout à fait typique de la prose durassienne. Confronté à cette répétition, Yan Bao a pris le parti de supprimer quatre occurrences du pronom « il ». Cette décision procède d’une priorité donnée aux conventions du chinois standard. Lorsque le contexte est explicite et que l’ellipse ne risque pas de conduire à l’ambiguïté, il est en effet d’usage en mandarin de ne pas répéter le sujet d’une phrase (Lü Shuxiang & Zhu Dexi, [1956] 2002, p. 30). Les transformations opérées par Yan Bao visent donc à débarrasser le texte de Duras de ses « lourdeurs », à le rendre plus élégant.

49On voit que pour produire un texte clair et concis, un texte « transparent » au sens de Venuti (1995), Yan Bao atténue l’effet lyrique des répétitions figurales et fait disparaître les reprises gauchissantes, de sorte qu’on perçoit moins dans son texte l’originalité de la voix narrative de L’Amant.

2.2. Li Yumin et la position classiciste

50Si le terme « standardisant » nous a paru le mieux à même de qualifier la position traductive de Yan Bao, il nous semble qu’on pourrait avantageusement parler, concernant Li Yumin, d’une approche « classiciste » : ce sont en effet moins les normes de l’écrit scolaire que les canons de la littérature classique chinoise qui servent de point de référence à ce deuxième traducteur. Dans sa version, il a fortement tendance à archaïser les répétitions durassiennes, soit en employant un lexique et une syntaxe vieillis, soit en introduisant des réduplications lexicalisées perçues comme datées.

51Reprenons d’abord cet exemple de répétition-énumération que nous avons déjà évoqué (voir [16]) :

Note de bas de page 5 :

他给我洗澡,给我搓身子,给我冲水,把我奉若仙子,给我搽粉,给我穿衣,对我敬若神明。

[17] Il me douche, il me lave, il me rince, il adore, il me farde et il m’habille, il m’adore. (Duras, 1984, p. 79)
Ta gei wo xizao, gei wo cuo shenzi, gei wo chongshui, ba wo feng-ruo-xianzi, gei wo chafen, gei wo chuanyi, dui wo jing-ruo-shenming5. (trad. Li Yumin, 1986, p. 67)
(Il me lave, me frotte le corps, me rince, me respecte comme une fée, me farde, m’habille, me vénère comme une déesse.)

52Nous avons vu que Yan Bao, lorsqu’il traduit cette phrase, supprime quatre occurrences du pronom « il ». Chez Li Yumin, on observe un traitement encore plus radical de cette reprise, puisque seul le premier « il » y est conservé. Il ne fait guère de doute qu’en supprimant les autres occurrences du pronom, Li Yumin cherche, tout comme Yan Bao, à produire un texte plus « beau » que l’original. On en veut pour preuve la présence d’une autre forme d’« ennoblissement » (Berman, 1999, p. 57-58) dans le même passage, avec l’emploi du couple de chengyu, « feng-ruo-xianzi » (« respecter comme une fée ») et « jing-ruo-shenming » (« vénérer comme une déesse »), pour rendre la répétition-variation « il adore » / « il m’adore ». Le recours à des chengyu, expressions quadrisyllabiques idiomatiques héritées de la littérature classique chinoise, donne au texte traduit une coloration archaïsante et soutenue, et nous paraît s’associer de manière cohérente avec la suppression de l’anaphore pronominale, dans une tentative globale d’ennoblissement de la phrase.

53L’exemple qui suit nous montre une autre modalité d’archaïsation que l’on relève chez Li Yumin, il s’agit de l’ajout de réduplications lexicalisées (applées dieyinci) perçues comme datées :

Note de bas de page 6 :

河上薄雾冥冥,炎日辉光笼罩,两岸迷蒙,水天相连。水流沉沉,无声无息,宛若体内的血液。

[18] Dans le soleil brumeux du fleuve, le soleil de la chaleur, les rives sont effacées, le fleuve paraît rejoindre l’horizon. Le fleuve coule sourdement, il ne fait aucun bruit, le sang dans le corps. (Duras, 1984, p. 30)
He shang bowu-mingming, yanri huiguang longzhao, liang’an-mimeng, shui-tian-xianglian, shui-liu-chenchen, wu-sheng-wu-xi, wanruo tinei de xueye6. (trad. Li Yumin, 1986, p. 19)
(Au-dessus du fleuve, la brume rend flou le paysage, le soleil brûlant enveloppe tout de ses rayons, les deux rives sont indistinctes, l’eau et le ciel se rejoignent. L’eau coule en profondeur, sans bruit sans souffle, comme le sang circule dans le corps.)

54On observe plusieurs occurrences des termes « soleil » et « fleuve » dans le texte français. Li Yumin recourt à des parasynonymes pour éviter cette répétition de mêmes termes en cotexte étroit, sans doute jugée maladroite. En revanche, et c’est le fait le plus notable dans ce passage, le traducteur introduit deux réduplications lexicalisées (évidemment) absentes de l’original : « mingming » et « chenchen ». Souvent employés dans la poésie classique chinoise, ces deux dieyinci servent respectivement à dépeindre un ciel brumeux et à décrire un fleuve profond ou un bruit lointain et vague. L’usage, dans le même passage, de cinq expressions quadrisyllabiques contribue également à tirer le texte chinois vers une couleur archaïsante.

55Utilisation fréquente de chengyu, emploi concentré de dieyinci, recours régulier à des tournures héritées du chinois classique : tous ces procédés confèrent à la voix narrative du texte de Li Yumin une coloration archaïsante, assez éloignée de celle du roman original.

2.3. Jiang Qingmei et la position littéraliste

56Nous avons vu supra que Yan Bao et Li Yumin, en dépit de leurs différences, optent tous deux pour le chemin des « ciblistes » (Ladmiral, 1986). Soucieux de ne pas trop heurter leur lecteur dans ses habitudes, ils imposent aux répétitions de Duras toute une série de modifications qui les ramènent vers des formes de discours plus familières au locuteur du chinois. La troisième traductrice que nous allons considérer s’engage, elle, dans la voie opposée : au lieu de laisser le lecteur le plus tranquille possible et de faire que l’écrivain aille à sa rencontre (Schleiermacher, 1999, p. 49), Jiang Qingmei cherche à adapter la langue d’arrivée aux formulations de l’œuvre originale. Nous prenons le parti de qualifier sa position de « littéraliste », parce que la traductrice recourt fréquemment au calque syntaxique et à l’équivalence formelle. Face à une répétition durassienne, qu’elle soit gauchissante ou figurale, Jiang Qingmei s’efforce en effet de conserver le nombre, l’ordre et la forme des éléments répétés.

57Considérons d’abord cette phrase de Duras, qui contient une répétition-tâtonnement typique :

Note de bas de page 7 :

由于看到了,可能,看到了平原那边葱绿色的天空,她穿过了森林。

[19] À force de voir, peut-être, de voir un ciel jaune et vert de l’autre côté de la plaine, elle traverse. (Duras, 1984, p. 107)
Youyu kandao le, ke’neng, kandao le pingyuan nabian conglüse de tiankong, ta chuanguo le senlin7. (trad. Jiang Qingmei, 1985, p. 149)
(Ayant vu, peut-être, ayant vu un ciel vert et jaune de l’autre côté de la plaine, elle a traversé la forêt.)

Note de bas de page 8 :

C’est sans doute la raison pour laquelle les autres traducteurs renoncent à conserver cette reprise gauchissante et l’ordre des mots de l’énoncé français.

58Dans le texte français, le fil syntaxique du discours est momentanément interrompu par le modalisateur « peut-être », qui oblige la narratrice à reprendre le segment « de voir ». Dans sa version, Jiang Qingmei recourt à la traduction terme-à-terme pour rendre cette phrase : elle conserve non seulement la répétition du verbe « voir », rendue par la reprise du syntagme « kandao le », mais également l’insertion du mot « peut-être », traduit par « ke’neng », entre virgules, au milieu des deux occurrences du terme répété. Elle produit ainsi en chinois une phrase étrange, difficilement compréhensible, qui déconcerte bien plus son lecteur que ne le fait la phrase française.8

59Dans l’exemple suivant, on voit que Jiang Qingmei opte pour un autre procédé « littéraliste », l’équivalence formelle, pour traiter la répétition du subordonnant « que » :

Note de bas de page 9 :

她吼叫着,叫得全城都能听见,说她的女儿是个妓女,说要把她扔到外面,说她想看到她死,说谁也不会再要她,说她身败名裂

[20] […] elle hurle, la ville à l’entendre, que sa fille est une prostituée, qu’elle va la jeter dehors, qu’elle désire la voir crever et que personne ne voudra plus d’elle, qu’elle est déshonorée […]. (Duras, 1984, p. 73)
[…] ta houjiao zhe, jiao de quancheng dou neng tingjian, shuo ta de nü’er shi ge jinü, shuo yao ba ta reng dao waimian, shuo ta xiang kandao ta si, shuo shui ye bu hui yao ta, shuo ta shen-bai-ming-lie […]9.(trad. Jiang Qingmei, 1985, p. 140
([…] elle hurle, que la ville l’entende, dit que sa fille est une prostituée, dit qu’elle veut la jeter dehors, dit qu’elle désire la voir mourir, dit que personne ne voudra plus d’elle, dit qu’elle est déshonorée […])

60Comme il n’existe pas en chinois de morphème qui joue un rôle équivalent au subordonnant « que », la reprise de « que », très fréquente dans L’Amant, est rarement rendue par les autres traducteurs. Seule Jiang Qingmei s’efforce de la restituer, en substituant à « que » le verbe de parole « shuo » (« dire »), répété ici cinq fois. Là encore, le traitement adopté par la traductrice contrevient aux conventions rhétoriques de la langue d’arrivée. Dans le discours rapporté en chinois, il est en effet d’usage de ne pas répéter le verbum dicendi tant que l’énonciateur cité ou la modalité qu’il choisit pour s’exprimer (hurler, chuchoter, murmurer, etc.) ne change pas. Dans la phrase de Jiang Qingmei, la reprise de « shuo » constitue de ce point de vue une forme de surmarquage, qui peut paraître relativement lourde au lecteur chinois.

61Ce recours fréquent au calque et à l’équivalence formelle permet à Jiang Qingmei de préserver la plupart du temps toutes les particularités formelles des répétitions durassiennes. Pour autant, nous avons remarqué que, paradoxalement, son texte peine à rendre compte de la singularité de la voix narrative de L’Amant : l’approche littéraliste, en étrangéisant le texte dans sa globalité, ne parvient pas à restituer le caractère à la fois lyrique et tâtonnant de l’original.

2.4. Wang Daoqian et la position moderniste

Note de bas de page 10 :

C’est ce qu’il fait, par exemple, pour des répétitions-tâtonnements telles que « À force de voir, peut-être, de voir un ciel » (voir [19]), dont la traduction littérale suscite, on l’a vu, des difficultés de compréhension.

Note de bas de page 11 :

Lorsqu’il a affaire à la répétition d’un pronom (voir [16] et [17]), il la restitue, même s’il n’en conserve pas toujours le nombre exact d’occurrences ; ou quand c’est le subordonnant « que » qui est repris (voir [20]), il procède, parfois, comme Jiang Qingmei, par équivalence formelle ; confronté à une répétition-retouche, il s’efforce d’en rendre dans sa version l’aspect segmenté.

62Notre quatrième traducteur, Wang Daoqian, s’engage également dans la voie des « sourciers » (Ladmiral, 1986). Mais par rapport à l’approche littéraliste de Jiang Qingmei, son positionnement apparaît plus central. En effet, lorsqu’il est confronté à une répétition durassienne dont la formulation lui paraît trop en décalage avec les possibilités combinatoires du chinois, il la transforme ou la supprime de manière à ne pas obscurcir son texte10, et il recherche dans la langue de traduction « les mailles, les trous par où elle peut accueillir – sans trop de violence, sans trop se déchirer » (Berman, 1999, p. 131) les particularités du texte étranger11. Nous qualifions sa position de « moderniste », dans la mesure où elle s’emploie à renouveler les codes de la langue romanesque chinoise de l’époque par l’implantation méthodique de certains traits stylistiques de Duras. Ce qui caractérise en effet le travail de ce traducteur, c’est qu’il met en avant dans sa version la particularité de la voix narrative du roman original, pourtant en complet décalage avec les conventions du roman chinois des années 1980. Afin de rendre compte du lyrisme et des tâtonnements de la voix narrative de L’Amant, il sélectionne dans l’original certains types de répétitions, figurales ou gauchissantes, et les fait proliférer dans son texte jusque dans des passages où elles n’apparaissent pas chez Duras.

63Pour souligner la dimension lyrique des répétitions durassiennes, Wang Daoqian recourt à un premier procédé, l’ajout d’une occurrence du terme répété. Considérons d’abord la phrase française suivante, ainsi que sa traduction :

Note de bas de page 12 :

我怕我自己,我怕上帝,我怕。

[21] J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu. (Duras, 1984, p. 13)
Wo pa wo ziji, wo pa shangdi, wo pa12. (trad., Wang Daoqian, [1985] 2012, p. 7)
(J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu, j’avais peur.)

64Dans l’énoncé français, où la narratrice évoque l’atmosphère de terreur dans laquelle le grand frère fait vivre ses cadets, on a affaire à une anaphore binaire de « j’avais peur ». Wang Daoqian choisit de la rendre par une répétition ternaire : « wo pa […] wo pa […] wo pa. » En reprenant une troisième fois le syntagme « wo pa » en fin d’énoncé, sans lui associer de complément d’objet, le traducteur essentialise en quelque sorte le sentiment de peur, l’élève au statut de pure intensité émotionnelle, et accentue ainsi la dimension de drame subjectif déjà présente dans la répétition de Duras.

65À côté de l’ajout, Wang Daoqian utilise très fréquemment une deuxième technique, la « dissociation syntaxique », qui a vocation à faire apparaître des répétitions-renforcées dans des passages de L’Amant qui n’en comportent pas, qui vont elles aussi dans le sens d’une exagération de la dimension lyrique de l’œuvre originale. C’est le cas, par exemple, dans la traduction qu’il propose de la phrase suivante, tirée du fameux passage où la narratrice évoque le vieillissement de son visage :

Note de bas de page 13 :

它已经变老了,肯定是老了。

[22] Il a vieilli encore bien sûr, [mais relativement moins qu’il n’aurait dû.] (Duras, 1984, p. 10)
Ta yijing bian lao le, kending shi lao le13. (trad., Wang Daoqian, [1985] 2012, p. 4)
(Il a vieilli déjà, a vieilli bien sûr.)

Note de bas de page 14 :

Notons que le traducteur modifie un peu le sens de la phrase, en rendant « encore » par « yijing », qui signifie littéralement « déjà ».

66Dans la phrase française, où ne figure aucune répétition, le prédicat « a vieilli » est simultanément déterminé par les adverbes « encore » et « bien sûr ». Le traducteur dissocie les deux rapports de détermination (« a vieilli/encore » ; « a vieilli/bien sûr »), qu’il traite séparément : « Ta yijing bian lao le, kending shi lao le » (« Il a vieilli déjà, a vieilli bien sûr »)14. La répétition ainsi glissée dans le texte chinois comporte une gradation, avec l’intensificateur « kending » (« bien sûr »), qui a pour effet de dramatiser le vieillissement du visage et d’accentuer la tonalité nostalgique du passage.

67Wang Daoqian recourt aussi fréquemment à une troisième opération traductive, le « dédoublement sémantique », qui consiste à traduire une forme x de l’œuvre originale par deux expressions synonymiques juxtaposées x’- y’ dans le texte d’arrivée. Dans les deux énoncés suivants, ce procédé porte respectivement sur un nom et un adjectif :

[23] Ce jour-là dans cette chambre les larmes consolent du passé et de l’avenir aussi. (Duras, 1984, p. 58)

[24] Les yeux étaient très clairs, gris-bleu. (Duras, 1984, p. 80)

Note de bas de page 15 :

流泪哭泣

Note de bas de page 16 :

清澈明亮

68Dans les deux phrases, Wang Daoqian rend les mots « larmes » et « clairs » respectivement par les couples de parasynonymes « liulei kuqi15 » (« verser des larmes-pleurer ») et « qingche mingliang16 » (« limpide-clair »).

69Mais, le dédoublement peut aussi affecter une proposition entière, comme dans l’exemple suivant :

Note de bas de page 17 :

人们常常说我是在烈日下长大,我的童年是在骄阳下度过的。

[25] On m’a souvent dit que c’était le soleil trop fort pendant toute l’enfance. (Duras, 1984, p. 12)
Renmen changchang shuo wo shi zai lieri xia zhangda, wo de tongnian shi zai jiaoyang xia duguo de17. (trad., Wang Daoqian, [1985] 2012, p. 7)
(Les gens disent souvent que j’ai grandi sous le soleil ardent, que j’ai passé mon enfance sous le soleil brûlant.)

70On voit que dans cette phrase, la complétive « c’était le soleil trop fort pendant toute l’enfance » est rendue par deux propositions qui prédiquent un même état de chose.

71En introduisant des répétitions-reformulations absentes du texte original, Wang Daoqian ne fait qu’amplifier une forme de répétition présente dans L’Amant, où elle revêt un caractère « gauchissant », puisqu’elle sert surtout à manifester le ressassement obsessionnel auquel se livre la narratrice.

72Tous ces exemples montrent que l’approche que développe Wang Daoqian s’apparente à une « traduction-pastiche », où il s’agit d’amplifier certaines caractéristiques du style de l’auteure pour qu’elles apparaissent plus nettement dans le texte traduit. En multipliant à l’envi dans son texte certaines catégories de répétitions typiques du style de Duras, le traducteur introduit dans le genre romanesque une voix narrative lyrique et tâtonnante, tout à fait inhabituelle dans la production chinoise du milieu des années 1980.

Conclusion

73Reprenons de manière synthétique les résultats de notre analyse. En mettant en regard le traitement que réservent les quatre traducteurs ici considérés aux répétitions figurales et gauchissantes de Duras, nous avons caractérisé différentiellement leurs positions traductives. Nous avons montré que les approches standardisante de Yan Bao, classiciste de Li Yumin, littéraliste de Jiang Qingmei et moderniste de Wang Daoqian s’opposent les unes aux autres en fonction de deux grands paramètres : la relation que le traducteur entretient aux langues source et cible d’une part, et au style auctorial d’autre part. Chacun des quatre traducteurs affiche dans sa version de L’Amant un éthos spécifique, comme s’il avait choisi d’occuper une place déterminée au sein d’un système constitué d’un nombre de positions limité. Cette impression de cohérence qui se dégage d’une telle répartition des places ne nous paraît pas entièrement imputable au hasard. En effet, certains ressorts sociologiques permettent d’expliquer, au moins en partie, pourquoi tel traducteur adopte telle position vis-à-vis des répétitions de L’Amant, et plus généralement, vis-à-vis du style de Duras.

Note de bas de page 18 :

Il convient de souligner que les œuvres étrangères ne sont pas protégées par le droit d’auteur à l’époque. Il faut attendre jusqu’en 1992 pour que la Chine signe la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques.

74C’est dans un contexte très particulier que paraissent simultanément, en 1985 et 1986, les différentes traductions de L’Amant18, le roman lauréat du prix Goncourt 1984. Après la période maoïste, les années 1980 correspondent, en Chine, à un relâchement du contrôle idéologique sur la production culturelle. Le champ de la traduction, qui a été soumis à la demande politique pendant de longues années, commence à s’autonomiser. Vers le milieu des années 1980, avec l’irruption de nouveaux venus, une ligne de clivage se dessine entre école cibliste de Pékin et école sourcière de Shanghai. Cette spécificité structurelle du champ éclaire un peu les raisons pour lesquelles Yan Bao et Li Yumin (tous deux professeurs à Pékin) recourent à des approches ciblistes, tandis que Jiang Qingmei et Wang Daoqian (en provenance de la région de Shanghai) optent pour des stratégies sourcières, mais le positionnement de chaque traducteur par rapport au roman de Duras est aussi étroitement lié à la place qu’il occupe au sein du champ.

75Parmi ces quatre traducteurs, Yan Bao et Jiang Qingmei peuvent être considérés comme des outsiders, dans la mesure où il s’agit du premier et seul texte littéraire que ceux-ci ont traduit du français. Professeur de langue vietnamienne à l’université de Pékin, Yan Bao a choisi de traduire ce roman parce que l’histoire se passe en Indochine, là où il était né et avait grandi. Le chinois n’étant pas sa langue maternelle, il a fait relire son texte par sa femme, qui était enseignante de chinois dans le secondaire. C’est sans doute une raison importante pour laquelle il affiche dans sa version de L’Amant une position standardisante. Quant à l’approche littéraliste de Jiang Qingmei (enseignante de langue et littérature françaises à l’université de Nanjing), elle s’inscrit dans le courant sourcier, qui conserve une grande influence parmi les traducteurs de la région de Shanghai. Mais on peut aussi se demander si la traduction littéraliste ne pourrait pas s’expliquer en partie par le manque d’expérience, car il est connu que les traducteurs débutants ont souvent tendance à suivre de près le texte de départ.

76Si la traduction littéraire n’est qu’une activité tout à fait secondaire pour Yan Bao et Jiang Qingmei, ce n’est plus le cas pour Li Yumin et Wang Daoqian, qui, eux, sont bien intégrés dans le champ. C’est pourquoi ils accordent beaucoup plus d’importance à la qualité littéraire de leur texte. Des deux insiders, Li Yumin est plus jeune structuralement (Bourdieu, 1991). En voie de reconnaissance, il a traduit L’Amant sur la commande de Liu Mingjiu, directeur de la collection « La littérature française du xxe siècle ». Publiés sous forme de livres de poche, les ouvrages de cette collection sont destinés à une grande diffusion. La position classiciste de Li Yumin, non sans lien avec son goût personnel, peut aussi s’interpréter du point de vue d’une tentative de réponse à l’horizon d’attente du lectorat-cible de sa version.

77En ce qui concerne notre traducteur « moderniste », c’est plus la quête de la reconnaissance de ses pairs que la recherche du succès public qui l’a poussé à traduire L’Amant. Beaucoup plus avancé que Li Yumin dans le processus de légitimation, Wang Daoqian occupe une position dominante dans le champ. Ayant traduit trois romans de Duras (Moderato Cantabile, Emily L. et Le Square), il est connu de ses confrères comme LE traducteur chinois de cette auteure française. La version qu’il propose de L’Amant est publiée dans Littérature et arts étrangers, l’une des deux revues de littérature étrangère les plus prestigieuses des années 1980. On comprend mieux son approche « novatrice » lorsque l’on prend en compte le fait que cette revue a pour lecteurs principaux les écrivains et les critiques littéraires qui, pour pouvoir lutter contre le réalisme socialiste, qui domine dans le champ littéraire depuis une trentaine d’années, sont impatients de connaître les explorations formelles menées par les romanciers occidentaux.