Figure de l’hétérogène : l’immigré dans la presse Figure of the heterogeneous: the immigrants in the press

Fred Hailon 

https://doi.org/10.25965/dire.99

Dans cet article, nous chercherons à montrer comment les représentations politiques en circulation lors des élections présidentielles françaises de 2002, dès lors qu’il s’agit d’identités sécuritaires liées à l’immigration, ont été médiatisées par les discours des journalistes. Les représentations politiques sont signifiantes en contexte et selon les orientations idéologiques du journaliste citant. Le journaliste donne son sens à ce qu’il représente comme autre dans son discours, pouvant avoir lui-même en référence une idéologie constitutive des manières de penser le monde, dans notre hypothèse l’idéologie du parti d’extrême droite le Front national. Dans le discours de la presse, les mots peuvent ainsi signifier différemment de ce qu’ils laissent tout d’abord entendre.

In this article we will try to show how the political representations in circulation during the French presidential elections of 2002—precisely when dealing with security identities connected to immigration—have been propagated through the discourse of journalists. Political representations are meaningful in context and change according to the ideological stance of a given journalist. Journalists provide, in their discourse, their own interpretation of what constitutes the representation of the other. We claim that, in this respect, they have a particular ideology as a reference, namely that of the extreme right-wing party Front National. In journalistic discourse words can acquire alternative senses and mean something different from what they were intended to mean.

Sommaire
Texte intégral

Cet article articule énonciation et idéologie à travers la double articulation local (verbal)/global (idéologique) renvoyant successivement au système de fonctionnement de la langue et au rapport du sujet à la société. Il repose sur une linguistique de l’énonciation inspirée des théories de Saussure, de Benveniste et de Bakhtine. Notre approche est métalinguistique et renvoie à la capacité qu’a la langue de se prendre pour objet et à la capacité du sujet parlant de commenter les mots qu’il utilise dans l’énonciation de son discours.

Notre corpus se compose de trois titres de la presse quotidienne française : Présent, Le Figaro et Le Monde. Présent est un journal d’extrême droite et il est proche du Front national (FN). Le Monde est un journal dit de « centre-gauche » tandis que Le Figaro est le support de la droite dite républicaine.

Ce corpus est homogène temporellement (quelques mois avant une échéance électorale), thématiquement (l’insécurité), discursivement (le discours journalistique) et circonstanciellement (la campagne présidentielle de 2002 en France). Il est hétérogène quant à son lectorat (militants, hommes du monde sociopolitique, décideurs, citoyens lambda). Nous avons cherché à savoir à travers celui-ci comment l’idéologie du FN pouvait pénétrer de bout en bout chacun des supports, du plus proche politiquement avec Présent au plus éloigné, a priori Le Monde.

Ce corpus est construit sur l’hypothèse que les représentations du parti de l’extrême droite française, le FN, sont des représentations constituantes. Le thème de l’insécurité – sujet de la campagne présidentielle de 2002 – a d’abord été développé en France par le FN. Cette étude s’attache à l’observation du discours journalistique dans le contexte des thèses sécuritaires en France et en accord avec les positionnements idéologiques de Sophie Moirand (2004 : 385).

Après une présentation du cadrage épistémologique, nous nous attacherons au projet de recherche et au modèle théorique pour observer comment les discours se construisent à partir d’un même objet, l’insécurité, et ceci pour des commentaires sur le vrai ou le faux des identités sécuritaires en circulation. Les modalisations énonciatives participent de l’idéologisation des discours, de leur réévaluation, à travers ce qui se montre comme sens en conflit ou non. Les interrelations entre supports sous la forme de représentations en partage peuvent avoir comme référence hypothétique l’idéologie du FN, notamment lorsqu’il s’agit de la figure de l’immigré.

I. Les postures épistémologiques

En accord avec Teun Van Dijk et le modèle de Critical discourse analysis (CDA), nous pensons que l’idéologie est duelle avec un « caractère relativement stable » et un « aspect flexible, dynamique, changeant, contextualisé et subjectif » (2006 : 56-57). Van Dijk définit l’idéologie à travers deux instances de discours : selon nous l’une relève plutôt de la systémique, en cela proche du système d’idées, du système de représentations, et l’autre, de la mise en action individuelle. Ce dernier aspect pragmatico-énonciatif renvoie à la dimension particulière et personnelle de l’idéologie et relève de la mise en fonctionnement idéologique par un sujet parlant. Sur ce point, nous sommes en accord avec Pierre Bourdieu et Dominique Wolton qui parlent respectivement de « subjectivisme collectiviste » (Bourdieu 1997 : 194) et d’« individualisation des rapports sociaux » (Wolton 2007 : 356). Ce qui semble contradictoire est en fait la condition de la communication intersubjective : l’intersubjectivité est le lieu de réalisation des rapports sociaux.

Selon Sophie Moirand, la mise en correspondance et l’implication individu/société relèvent de la compétence cognitive. Celle-ci repose sur la mémoire interdiscursive et sur la capacité qu’a le sujet à mobiliser des savoirs et des discours en production comme en compréhension (Moirand 2007 : 129). C’est aussi la perspective de Marie-Anne Paveau qui définit le prédiscours comme toutes les connaissances, croyances et pratiques sociales d’avant la mise en discours, partagées par les individus et qui imprègnent nos productions verbales (Paveau 2006 : 128). Ainsi, il semble nécessaire de prendre en compte les rapports sociaux dans l’échange inter-verbal et de concevoir l’idéologique discursif dans un rapport mémoriel.

Nous envisageons dans le prolongement de la CDA une mise en fonctionnement idéologique par le sujet-locuteur de ce qui se donne pour représentation : un « déjà pensé » du monde, du « déjà signifiant », ce que Hannah Arendt appelle la « réalité déjà prévue » (Arendt 1995 : 55). Par l’acte idéologique d’énonciation, le sujet parlant donne sens à ce qui est représenté dans son dire, l’énonciation représentante « signifiée » et signifiante pouvant prendre elle-même sens dans sa relation à un discours foncier. Nous y revenons ci-dessous avec le modèle de référence. Toutefois, différemment de la CDA, nous inscrivons notre travail de recherche dans une sémantique post-structuraliste attachée au système de la langue, dans le courant d’analyse du discours à la française. Nous orientons ce travail vers une linguistique de l’idéologie en nous appuyant sur le modèle des modalisations autonymiques de Jacqueline Authier-Revuz (1995) et sur les formes opacifiantes du dire décrites par celle-ci. Plus globalement, notre projet est de percevoir l’idéologie à travers l’usage que les locuteurs-rédacteurs font des formes de la langue (le français), jusque dans la matérialité propre à l’écrit.

II. Le projet de recherche

Notre projet de recherche s’inscrit dans la continuité de celui de Jean-Jacques Courtine (1981) et vise à la saisie du signifiant à la lumière de la circulation du signifié. Il s’agit de percevoir la place de l’hétérogène dans la circulation des référents sociaux ainsi que de prendre en compte l’état des rapports de force en discours. La circulation des discours est polémique. S’y joue une lutte pour le symbolique et le pouvoir dire, ainsi qu’un conflit sémantique du sens à donner aux choses. Selon Alice Krieg-Planque, c’est la formule en tant qu’objet (du) politique qui est la source même de la cristallisation des antagonismes, du polémique (2009 : 73).

Dans ce cadre de recherche, avec Jacqueline Authier-Revuz (1995, 2004) en point de mire, nous chercherons à reconsidérer les propositions dialogiques du cercle de Bakhtine à la lumière de la non-coïncidence des dires et de la non-transparence des mots dans les discours. Les mots et les formules peuvent être en répétition et signifier différemment selon le cotexte verbal et le contexte idéologique. Une circulation idéologique ainsi définie et problématisée permet d’observer les visions du monde argumentées en discours et les idéologies en présence. Notre modèle repose sur la construction d’un sujet idéologique dans et par les échanges linguistiques, eux-mêmes idéologiques.

Nous chercherons à redéfinir les places du discours autre à la lumière d’un discours constitutif, signifiant et structurant. Le jeu des points de vue en langue est en relation avec un « déjà-dit » et un « déjà-pensé » idéologique. C’est l’idée en tant qu’elle s’impose et fait communément sens : stéréotypie sociale, dire sémantiquement figé, préconstruit cognitif et représentation donnée du monde, pour ce qui nous concerne. Ready-made politique, l’insécurité est à l’origine un thème développé par le FN. Nous considérons ainsi que la cognition sociale et politique procède de la construction intersubjective des savoirs, de la mémoire collective des sujets.

III. Le modèle de la méta-énonciation

Le modèle de Jacqueline Authier-Revuz (1978, 1995, 2000, 2004), inspiré du dialogisme bakhtinien, s’inscrit dans l’interdiscours de Michel Pêcheux et dans la théorie lacanienne d’un sujet « effet de langage ». Le sujet est construit par le langage qu’il énonce et qui l’énonce, mais aussi le langage dessine un ordre symbolique. Ce modèle repose sur le rapport entre une hétérogénéité montrée et une hétérogénéité constitutive hors de représentation. La HC n’est accessible au sujet parlant qu’à partir de la HM dans les discours, c’est-à-dire à partir de traces (guillemétage) ou d’indices (indices qui renvoient à l’allusion chez J. Authier-Revuz comme dire sans guillemétage, sans balisage) d’un autre foncier. Nous envisageons un méta-point de vue dans l’hypothèse des représentations du FN comme mode opératoire de l’HC. Ce travail à partir de la méta-énonciation prend en compte les articulations entre mémoire individuelle et mémoire sociale. La mémoire sociale peut correspondre aux réajustements permanents des places individuelles qui se rencontrent et qui s’éloignent.

A travers ce modèle, nous chercherons à rendre compte de la nature discursive du « déjà-dit » lorsqu’elle semble en premier lieu s’imposer. Nous chercherons à catégoriser les voix autres dans la voix des locuteurs citants pour connaître la teneur du discours lorsqu’il s’agit interprétativement de modélisations antonymiques interdiscursives. Là aussi, l’altérité représentée, même si elle semble tout d’abord s’inscrire comme manière de dire de l’autre, peut également référer à un autocommentaire. Ces attributions peuvent permettre d’établir un état des représentations dans l’adéquation et l’inadéquation du mot à la réalité qu’il nomme. Dans notre hypothèse, ces représentations peuvent renvoyer à celles du FN selon l’une ou l’autre des modalités, comme dire à-propos ou comme « pas assez » du dire. La différence instaurée permet de spécifier les discours de la presse entre eux. Par les modalisations interprétées, nous mettrons au jour des altérités éprouvées idéologiquement.

IV. Modalisations énonciatives identitaires et fixations sémantiques idéologiques

Nous traiterons dans cette sous-partie des cas de « beurs » et de « grands frères » pour comprendre la nature hétérogène de la figure identitaire de l’immigré dans la presse dans le contexte électoral où le thème de l’insécurité est mobilisé. Nous le ferons par rapport à un discours qui se pose comme doxa tout en pouvant relever des représentations du FN. Les cas de « jeunes » et de « Français » ont déjà été traités dans des articles précédents (Hailon 2009, 2010).

A. Les valeurs et objets des commentaires dans le contexte électoral et discursif sécuritaire (le cas de « beurs »)

Dans notre corpus, nous trouvons en usage dans Le Monde et dans Le Figaro à propos de l’identité d’origine de personnes nées et/ou habitant sur le sol français :

(1) « Laurent Mucchielli, sociologue [surtitre]. La violence des banlieues est une révolte contre « une société injuste et raciste » [titre]. Que s’est-il passé dans les banlieues durant ces années 1980 ? beaucoup de choses : le tournant idéologique de la gauche de 1983, l’accélération de l’effondrement de l’organisation du monde ouvrier et des « banlieues rouges », l’échec des mouvements antiracistes qui venaient de la base et qui constituaient une tentative de traduction politique du malaise des jeunes beurs […]. » [je souligne] (Le Monde, 13 novembre 2001)

(2) « « La Marseillaise » et le général [titre]. Voilà ce qu’entendent soir et matin les beurs qui ont couvert de sifflets « La Marseillaise ». » [je souligne] (Le Figaro, 27 novembre 2001)

(3) « Madelin et Sarkozy prennent le pouls des quartiers difficiles [titre]. Quelques jeunes beurs, incrédules, écarquillent les yeux. « C’est pas possible ? C’est pas le vrai Alain Madelin ? ». Et si ! » [je souligne] (Le Figaro, 25 octobre 2001).

Dans ces extraits, il va de soi pour ces locuteurs de parler de « beurs », et notamment de « jeunes beurs », dès lors qu’il s’agit de la violence des banlieues en (1), de l’hymne national français sifflé en (2) ou de « quartiers difficiles » en (3).

De manière contrastée et pour insister sur la monstration à laquelle le fait d’altérité renvoie, dans notre corpus il existe comme « déjà-dit » des formes stéréotypiques qui pointent une appartenance identitaire et par lesquelles une circulation idéologique peut se réaliser :

(4) « Zones de non-droit [titre]. A la question : « Pourquoi [les « jeunes »] s’en prennent-ils à leur lieu de vie ? » le psychanalyste Jean Pierre Winter, auteur d’un ouvrage collectif sur la violence, répond : - Ils s’en moquent totalement. Ce qu’ils veulent, c’est s’approprier un territoire. Car, à partir du moment où l’on nomme un groupe (ethnique ou social, comme les « beurs » par exemple), cela souligne l’appartenance à une communauté et légitime la revendication d’un territoire. D’ailleurs, ces cités, dites « zones de non-droit » sont en fait régies par des lois mafieuses totalement indépendantes de celles de la nation. » [je souligne] (Présent, 12 janvier 2002)

(5) « Les interrogations des banlieues [titre]. Que pensent les jeunes des quartiers difficiles des événements intervenus dans le monde depuis le 11 septembre ? Lycéens et responsables d’associations répondent [chapeau introductif]. Et le malaise des trois animateurs s’épaissit quand ils constatent les difficultés de jeunes « beurs » pour trouver du travail : Moussa a un « petit frère » qui galère ; Raefet, lui, « soupçonne les entreprises d’être réticentes à recruter », en citant le cas d’un jeune homme qui s’est vu refuser un poste. » [je souligne] (Le Monde, 7 novembre 2001).

Note de bas de page 1 :

 Notons aussi ce qu’en disent F. Gaspard et C. Servan-Schreiber : « L’histoire de Radio-Beurs, la plus jeune des radios lancée par des enfants d’immigrés, est intéressante à plus d’un titre. Son nom, d’abord, fait référence au monde de jeunes Maghrébins désormais organisé et conscient de sa force : Beurs, cela veut dire Arabes dans la langue pleine d’invention des banlieues. Cela signifie aussi Berbère d’Europe. Cela désigne enfin tous ces jeunes immigrés ou enfants d’immigrés qu’on décrit trop facilement comme irrécupérables. Beurs, c’est le nom que se donne une génération, c’est une manière constructive de remplacer le mot ‘bougnoule’. » (1985 : 193-194)

A travers ces deux modalisations, le mot « beurs » apparaît toujours à commenter. Il semble qu’il y ait un retour à faire sur ce qui semblait établi. Il y a à revoir ce mot, sa représentation, son histoire. La première verlanisation de masse, qui devait stigmatiser l’Arabe, date des premières crises pétrolières (1973 et 1979) et de la percée du chômage en France. A cette époque, sur les murs des nouvelles cités se lisait le mot « beur »(verlan du mot Arabe, « be-(a)r(a) », « be(u)-r) », « jusqu’au jour où les principaux intéressés ont décidé de désamorcer sa charge péjorative en l’adoptant » (Merle 1997 : 50)1. En modalisant « beur », on signale que les mots de l’immigration et de l’étranger sont eux-mêmes à reprendre. Cette histoire le FN la convoque dans sa dénonciation de l’immigré comme source des problèmes de la nation française :

« La plus grande victoire idéologique de J.-M. Le Pen est la transformation pour un bon nombre de Français du jeune « Beur » en délinquant. Cette réussite a pour effet que le jeune issu de l’immigration devient vecteur d’insécurité non à cause de ce qu’il fait mais par ce qu’il est. » (Souchard 1997 : 120)

En (4), « beurs » émerge dans la parole d’un psychiatre. Celle-ci est présentée sous la forme d’une interview avec les deux points et le tiret à la ligne. « Beurs » semble ici approprié à l’objet du dire du locuteur dès lorsqu’il s’agit de zones de non-droit (en titre). Cette appropriation correspond à l’idéologie du locuteur de Présent qui se trouve portée par l’association de l’immigration, de ce qui y fait référence (« beurs ») et de la délinquance (zones de non-droit). Le mot de l’autre semble conforté dans sa capacité à dire le réel, c’est-à-dire à associer l’immigration et l’insécurité.

La désignation « beurs » peut se réaliser par rapport à une autre désignation in absentia. Une dualité sémantique peut opérer dans une construction entre pendants identitaires, c’est-à-dire dans un rapport entre désignations et co-substantiellement entre représentations. Il ne s’agit pas de comprendre dans une logique inverse ou contradictoire la modalisation de « beurs ». « Beurs » ne renvoie pas à autre chose qu’à la représentation de l’étranger qui semble en effet adéquate au discours du locuteur d’extrême droite. La substitution des désignants y est de nature synonymique : le désignatif équivalent à « beurs » pouvant être « bougnoules », comme nous l’indiquions en note. Il s’agit d’une désignation d’ajustement sémantique pour une représentation adaptée mais péjorative de ceux qui restent identitairement marqués par leur origine, de ceux qui sont décrits comme non-intégrés et non-intégrables. Les « beurs » ne peuvent être considérés hors de leur ethnicité. Ils forment un groupe à part (ethnique ou social) dans la société française, marqué par la dangerosité des mœurs et du cadre de vie (ces cités... régies par des lois mafieuses totalement indépendantes de celles de la nation). Il peut s’agir aussi, d’une réactivation identitaire de « beurs » avec effet polémique. Pour le locuteur-idéologue d’extrême droite, il y a la nécessité de reprendre l’identité de « beurs », comme ils se nomment, mais aussi comme nous les nommons « bougnoules ». Dans Présent, la représentation de « beurs » peut être idéologiquement altérée pour l’orienter vers l’insécurité.

En (5), « beurs » est précédé du qualificatif « jeunes ». Cette modélisation antonymique peut être interprétativement une MA interdiscursive doxique : « beurs », comme on dit communément. Elle peut être encore une MA d’emprunt du dire des cités : « beurs », comme on dit dans la langue des cités (ici, plus spécifiquement les animateurs) ; « beurs », comme on dit en langage des banlieues (en verlan). « Beurs » est ici approprié à l’objet du dire du locuteur pour parler des banlieues.

L’ambivalence de « beurs » porte dans ces extraits sur la nature même de l’emprunt entre ce qui est emprunt à une voix commune (doxa) et emprunt à une façon de dire populaire (verlan), selon qu’on pointe ceux qu’on désigne communément ou selon qu’ils se désignent eux-mêmes. Cette ambivalence peut aussi être créatrice d’ambiguïté quant à la référence idéologique : comme on dit, comme ils se disent, ce qu’ils sont. Elle est propre à une circulation des manières de dire entre la doxa et les « jeunes ». Chacun des supports construit, à partir de ce dire en circulation, sa propre vision des choses, insécuritaire et identitaire pour Présent, sociétale et identitaire pour Le Monde.

Dans ces deux exemples, le dire circule comme doxa ou comme manière de dire de cette jeunesse que l’on associe le plus souvent aux quartiers et à sa culture urbaine (le verlan). Le commentaire sur le mot en circulation, et à travers sa circulation par rapport aux mots d’autres énonciateurs, peut s’effectuer selon le mode du consensus ou du dissensus citant/cité. L’accord ou le désaccord s’effectue par rapport à une manière de dire doxique qui circule. Mais surtout le commentaire prend idéologiquement sens dans le contexte qui est le sien et par lequel se détermine l’à-propos de la modalisation : la délinquance pour Présent et les interrogations sociétales pour Le Monde. Il y a ainsi une ambivalence référentielle à partir d’une même modalisation de la nomination. Sur le plan identitaire, l’altérité est le pendant d’un soi-même, entre identités et altérités nominatives.

Dans Présent, il paraît logique de poser discursivement l’autre comme non-soi, ce Français d’origine étrangère qui reste un étranger. L’hétérogénéité y est resignalée par l’entreprise de récupération de désignations identitaires, ici avec « beurs », ailleurs avec « jeunes » et « Français » (Hailon 2009, 2010). L’insécurité y est identitairement liée à une pensée ethnicisante. En (4), ce phénomène se produit par un processus de ré-identification du mot « beurs » qu’on pensait communément inscrit, hors des rapports de force sociaux. Il y a une instrumentalisation de la manière de dire de l’autre pour la retourner et revenir à ce qu’ils sont (des bougnoules), contre ce qu’ils sont ou pour ce qu’ils paraissent être (des Français intégrés), finalement pour ce qu’ils restent (des étrangers, des délinquants).

Dans Le Monde, par la modalisation doxique de « beurs », il s’agit d’insister sur l’origine de ces Français dont l’histoire reste singulière, ces Français dont on a encore besoin de pointer l’origine, pour ce que la doxa en dit. Somme toute, leur intégration reste singulière dans la société française.

B. Les « grands frères » comme aspect de la famille (France) dénaturée

Dans notre corpus, d’autres MA ont aussi une référence identitaire. Considérons, à ce propos, les occurrences suivantes dans Le Figaro et Le Monde:

(6) « François Bayrou monte la tolérance zéro en soufflet [titre]. Après avoir reçu des pierres, dans la mairie annexe où il était en visite, le candidat centriste a décidé d’aller dialoguer avec ses agresseurs. Tandis qu’il [F. Bayrou] se livrait à un cours d’instruction civique sauvage pour sauvageons, un petit bonhomme d’une dizaine d’années, la « relève » des « grands frères », visitait la poche du visiteur dans l’espoir d’y cueillir quelques euros. » [je souligne] (Le Figaro, 11 avril 2002)

(7) « Des banlieues terrorisées [titre]. On essaie de se rasséréner en détournant des structures hiérarchiques régressives (les « grands frères » sont d’abord ceux qui battent leurs sœurs, font dealer leur cadet de 10 ans et boxent son instituteur) en lâchant des « médiateurs » (comme l’ONU dans les conflits insolubles) […] [je souligne] » (tribune du Monde, 16 février 2002).

En (6), la modalisation de « grands frères » peut signifier X’, comme on dit (à tort ou à raison) dès lors que l’on parle de jeunes adultes des quartiers, des banlieues. Elle peut aussi relever de la manière de dire d’une communauté d’énonciateurs : X’, comme on dit en banlieue. Dans ce cas, le dire autre apparaît approprié à l’objet du dire, mais pour autant il semble plutôt renvoyer à une représentation fausse du réel : « grands frères », comme on dit à tort.

La modalisation peut aussi marquer un défaut dans la nomination. Celui-ci peut être du type si on peut appeler ça X’. « Grands frères » n’est pas adéquat à la situation qu’il nomme. Pour le locuteur le mot ne renvoie pas, dans ce cas précis, à un lien de parenté - il ne s’agit pas de grands frères au sens où on l’entend -, mais à un lien éducatif, et ce lien est à reprendre. Selon le locuteur, ce jeune pickpocket (petit bonhomme d’une dizaine d’années [qui] visitait la poche du visiteur dans l’espoir d’y cueillir quelques euros) semble avoir besoin de bien plus qu’un « grand frère ». Il a besoin de « vrais » proches qui devront reprendre son éducation civique.

En (7), la manière de dire de la doxa ou des banlieues est inadéquate à la situation réelle. L’emprunt est impropre. Là aussi, « grands frères » renvoie à une représentation erronée du réel. De même qu’en (6), « grands frères » peut également relever d’une modalité antonymique mots-choses du défaut dans le dire pour une glose identique du type si on peut appeler ça X’. Le mot « grands frères » est inadapté pour ceux qui battent leurs sœurs, font dealer leur cadet...

Dans ces deux extraits, le renvoi à un possible dire d’emprunt stéréotypique a les mêmes effets de sens. La représentation de « grands frères » en chacun des discours a le même sens en chacun d’eux. Chacun des supports « se joue » semblablement de la modalisation interprétative. Chaque support détermine de même le sens de « grands frères ». « Grands frères » y apparaît comme inadapté au réel qu’il nomme.

Les discours des locuteurs du Figaro et du Monde se produisent avec et par du « déjà-dit » doxique. C’est en contexte et interprétativement qu’il est possible d’y déceler les intentions sémantiques des locuteurs, leur idéologie. Dans ce cas précis, ces intentions ne se différencient pas l’une de l’autre. Elles amènent les locuteurs à réagir identiquement, idéologiquement parlant, à une parole d’origine doxique. Mais pour autant que les intentions s’accordent sur le caractère inopportun de la nomination, elles renvoient respectivement à deux contextes distincts : l’incivisme au sens de la petite délinquance en (6) et à l’insécurité urbaine (banlieues terrorisées) en (7).

Le travail de resémantisation de la doxa est ainsi établi en chacun des supports. Il est ce en quoi les supports s’accordent ou non. La circulation idéologique proprement dite relève de cet accord ou de ce désaccord. Dans notre cas, elle est conditionnée par une réaction idéologique à la doxa des « grands frères ». Pour les deux supports, la resémantisation à partir de la circulation des manières de dire de « grands frères » va à contresens de la doxa : ce qui est autre chose que des « grands frères » en (6), plutôt des délinquants en (7). Toutefois, il n’y a de contresens qu’en fonction du contexte des supports et pour ce que les locuteurs ont à en dire : la petite délinquance en (6) et l’insécurité urbaine en (7).

Le caractère inapproprié de « grands frères » amène à deux types d’antinomie, là aussi in absentia. Les substituts sémantiques sont ici antithétiques et renvoient au défaut éducatif, au défaut de civilité en (6) et au défaut moral en (7). Pour Marc Angenot, la pensée antithétique est la marque du pamphlet, elle « y apparaît comme une paresse dialectique » :

« [Elle] permet l’économie d’une démonstration. Le discours reçoit de l’opinion des termes-valeurs fortement marqués et s’en sert pour diviser mécaniquement le monde selon deux pôles que tout oppose. » (Angenot 1982 : 117).

Dans Le Figaro, le désignant identitaire « grands frères » peut avoir comme pendant identitaire un lexème de sens négatif : ceux qui ne sont pas des grands-frères. Dans Le Monde, il peut s’agir d’un antonyme sans rapport dérivationnel, « grands frères » pouvant renvoyer implicitement, contextuellement et interprétativement, à délinquants. Le locuteur exploite un lien de parenté, mais en en faisant valoir le dévoiement : le grand frère n’est pas celui qui protège, ce qu’il devrait être, mais il est celui qui exploite, qui brutalise. La substitution des désignants se fait pour une meilleure recherche de la désignation de l’autre, de l’identité de l’autre, pour une juste représentation de ce qu’il est par rapport à ce qu’il fait. Le clivage « grands frères »/ceux qui ne sont pas des grands-frères en (6) renvoie ainsi à des représentations hors du schéma familial, alors que l’association « grands frères »/délinquants en (7) amène à des considérations de nature pénale. En (6), « grands frères » est un désignant identitaire inadapté. En (7), il est un désignant identitaire avec un référent judiciaire.

Pour en terminer sur ce point, il semble que l’inadéquation de « grands frères » dans le contexte de l’insécurité des banlieues, dans Le Monde, va dans le sens des représentations du FN, contrairement à la modalisation de « grands frères » dans Le Figaro. Dans Le Monde, elle est propre à renvoyer à une délinquance de territoires. Elle permet l’association de ceux qui sont autre chose que des grands frères, plutôt des délinquants, et de l’insécurité des banlieues. L’insécurité y paraît géographiquement circonscrite à ces lieux, à ces lieux de délinquants et s’établit à partir d’une représentation familiale pointée comme dénaturée, corrompue. Dans un propos sur « le discours identitaire et le discours sécuritaire », J.-P. Honoré a analysé l’image de la famille dans le discours du FN pour lequel « mettre en scène la perversion de l’ordre familial, c’est théâtraliser la ruine du rempart ultime de l’identité » (1986 : 143). Les thèmes de l’altération morale et de la dénaturation familiale y sont évoqués de sorte qu’ils conduisent à une déliquescence de l’identité nationale à l’image de celle des valeurs de la famille. Ainsi, le FN prolonge la « symbolique de la famille dévastée par celle de l’effraction » (ibid.) et par celle de l’étranger (« de la famille France ») comme source des problèmes nationaux :

« Pour le FN, l’immigration-invasion, facteur de chômage, d’insécurité, menace grave pour notre identité... n’est pas une fatalité... Le FN a élaboré toute une série de mesures et de dispositions pour rendre la France aux Français. » (Argumentaire de campagne 2002 du FN, Actualité de l’immigration, sur www.frontnational.com).

Ces considérations du défaut de l’identité familiale, par analogie des défauts de la famille nationale, et de l’insécurité qui y est liée - pour ce qui semble être dans le contexte de l’article la terreur des « grands frères » en banlieues - nous amènent à penser que dans cet extrait du Monde « grands frères » peut être un vecteur de l’idéologie du FN, ce par quoi elle passe.

Conclusions

Le processus de commentaire dans l’énonciation tient à la volonté du journaliste-scripteur d’imposer sa représentation du réel, son réel. Il passe par un cadre de représentation emprunté à l’autre. Les manières de dire l’insécurité par l’autre comme parole référent ou parce que l’autre est la référence, semble aller dans le sens d’une normalisation des dires. Celle-ci se rapporte à la construction d’une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir et que l’on instaure en cela. Le sujet locuteur pose un univers comme support de son argumentation, celui-ci fonctionnant par auto-justification. Dans ce processus médiatique d’activation d’une réalité et de « mise aux normes » politiques, c’est-à-dire propre à l’expression de la citoyenneté, des réactions idéologiques peuvent s’établir par rapport à une idéologie organisatrice des manières de penser le monde, adepte de la violence sociale et mode de compréhension des choses (le FN). Elles peuvent aussi ne pas se produire et participer ainsi aux évidences du discours ambiant sur l’insécurité.

Pour autant que la mémoire interdiscursive soit singulière, elle rencontre d’autres mémoires partageant ainsi un imaginaire. Un imaginaire intersubjectif symbolique se façonne entre idéologie spontanée de soi et idéologie autre socialisée pouvant faire communément sens.