La représentation contre la représentation. Dispositifs d’écriture de l’espace et pratiques de représentation : l’objet de la querelle Representation versus representation. Space writing devices and performance practices: the object of the quarrel

Pascal BUÉ 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4535

À partir d’un travail de thèse qui s’appuie sur une analyse ethno-sémiotique, ce texte montre comment les représentations, modélisations et simulations d’un dispositif de réalité augmentée participe de médiations professionnelles. Le dispositif technique renouvelle la confiance entre un urbaniste et son client par le jeu des représentations circulantes sur l’opérativité symbolique d’une classe professionnelle. Cependant la prise de pouvoir de l’ingénierie du dispositif sur la conception architecturale est le signe d’un enjeu entre les différentes représentations.

Based on a thesis that is based on an ethno-semiotic analysis, this text shows how the representations, models and simulations of an augmented reality device participate in professional mediations. The technical device renews the trust between an urban planner and his client through the play of circulating representations on the symbolic operation of a professional class. However, the takeover of the engineering of the device over the architectural design is a sign of a stake between the different representations.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

L’usage de logiciels et applications de simulation, d’interprétation et de modélisation est au cœur des transformations des secteurs de la conception architecturale et urbaine. L’architecture comme activité, art, technique ou science de la conception et de la construction d’espaces n’a pas échappé à cette évolution. Si de nombreuses possibilités de représentations ont jalonné la pratique du projet architectural, différentes solutions applicatives équipent désormais l’activité de conception. Parmi les solutions de modélisation et de représentations du projet architectural, la réalité augmentée, qui est la superposition d’éléments virtuels 3D à la réalité, est de ces technologies qui permettent de traduire la « langue » architecturale. Que cela soit pour représenter un édifice ou un aménagement urbain, elle autorise l’observation de l’état futur d’un bâtiment, la découverte ou redécouverte d’un plan-masse pour rendre compte de détails difficilement visibles à l’œil nu, ou l’observation d’un ouvrage au fur et à mesure de sa conception. Les dispositifs de réalité augmentée sont considérés comme des dispositifs de visualisation et d’observation au même titre que l’appareillage perspectif qui participerait d’une révolution numérique aussi importante que la révolution projective du XVe siècle (Déotte, 2013). À l’aide d’un support, tablette ou smartphone, la réalité augmentée rend compte du projet par des représentations, ces opérations mimétiques comprises entre présence et absence qui substituent quelque chose de présent à quelque chose d’absent (Marin, 1994). Le projet, comme le dessin architectural, est lié au concept de dessein. Dérivés de l’italien disegno et du latin disegnare, alors que le projet était le pourjet au XVIe siècle, dessin et projet partagent l’idée d’une image jetée en avant, le dessin architectural n’étant que la matérialisation du dessein mental (Boutinet, 2015). Cette acception de la représentation est à rapprocher de la vision individuelle et contiguë de la perception ou des images de Durkheim. Pourtant, il semble que l’usage même du numérique à des fins de représentations en architecture rentrerait en contradiction avec la notion de projet et finalement de représentation. En effet, ces technologies, quelquefois qualifiées de révolution de l’écriture jouent, comme c’est le cas avec la réalité augmentée, sur la mutation des régimes documentaires (Davallon & Jeanneret, 2004) que permet la procédure logicielle qui trans-forme (Souchier et al., 2019) la représentation initiale d’un plan de masse en une production de réel : une modélisation.

UrbaSee est une application de réalité augmentée sur tablette tactile, dédiée à la représentation et la restitution urbaine. Les représentations participent d’une poïétique en donnant à voir l’œuvre urbaine en train de se faire. Avec ce dispositif, l’usager peut parcourir le projet via un plan de masse en réalité augmentée (plan de masse augmenté). L’urbaniste fournit à une société d’ingénierie de conception un certain nombre de ressources, principalement un plan de masse, afin que soit généré le plan en réalité augmentée. Le travail de transformation documentaire effectué par la conception logicielle aboutit ainsi à deux modélisations conduisant à deux usages possibles proposés par l’interface de l’application : la visualisation du plan de masse augmentée en vue arienne (3D) ou la visite de la zone urbaine modélisée en vision subjective. Une société d’urbanisme et d’aménagement foncier investit dans cette solution numérique afin de rassurer la maîtrise d’ouvrage cliente. Le dispositif technique sert comme maquette numérique à des fins de médiation didactique et heuristique. Cependant, l’urbaniste n’a pas prévu, dans sa relation contractuelle avec la société de conception, les mises à jour du projet qui nécessitent des actualisations des représentations et les mises à jour techniques de l’application. L’urbaniste se trouve ainsi contraint entre ce qu’il attend ou espère du dispositif - un renforcement de la part visuelle et une forme de modularité technique que promet le dispositif -, et les mises à jour que lui refusent l’ingénierie logicielle. Le dispositif fait ainsi l’objet de querelles (Jeanneret, 2010) entre la société d’urbanisme utilisatrice (le maître d’œuvre) et le concepteur de l’application de réalité augmentée. Urbaniste et concepteur de la solution logicielle sont tour à tour agents et acteurs dans la mesure où ils agissent à la fois selon leurs propres motivations, tout en jouant un rôle dans leurs organisations qui partagent la même scène professionnelle. Cette scène implique une relation triadique entre les deux instances en confrontation, et une instance témoin qui peut être un tiers absent (Charaudeau, 2015), ici la maîtrise d’ouvrage. En interrogeant les relations entre l’urbaniste et le concepteur, une analyse ethnosémiotique et des entretiens compréhensifs menés pour une recherche doctorale mettent au jour l’opérativité symbolique (Quéré, 1982) du médium. Elle est analysée au prisme des promesses et de l'implication (Jeanneret, 2014) que le médium suscite ainsi qu'aux divers niveaux de représentations, des classes d’opinions et de savoirs sur l’objet technique (Moscovici, 1989), et des régimes de croyance élaborés, qui jouent contre la représentation des diverses images numériques. Ce qui se jouerait aujourd'hui avec ces technologies numériques, ne serait-il pas l'abandon du monde de la représentation, et donc du projet, pour sa propriétarisation par celui du programme ?

2. Une opérativité symbolique entre médiation technique et médiation iconique

2.1. Médiations techniques du croire

L’image, par sa portée heuristique, favorise l'échange d'un savoir architectural et urbanistique. C'est dans cet échange que se loge la relation de confiance. Le » croire », la confiance sont doublement médiés par la technique, qui est ici entendue comme un ensemble de méthode(s) et associée à un savoir-faire professionnel.

La médiation du savoir-faire est la première médiation technique du « croire ». Celle-ci relève de deux éléments : un savoir-faire expert et l’opérativité symbolique du métier dont dépend ce savoir-faire. La médiation de ce savoir-faire dépend alors de la confiance placée en lui.

La première médiation du savoir-faire de l'urbaniste est rendue visible grâce à un certain nombre de représentations : propositions, dessins d’esquisse, plan de masse. Il s’agit bien d’une médiation de savoirs et de savoir-faire. À chaque entretien, l’urbaniste témoigne de son savoir en faisant usage d’un vocabulaire professionnel de vulgarisation, en faisant preuve de didactique par les nombreuses démonstrations dont nous avons pu profiter. En donnant accès aux représentations présentes dans le dispositif (Figure 1), son savoir et son savoir-faire se trouvent mis en avant. Il s’agit ici des classes d’opinions et de savoirs sur l’objet technique et des représentations collectives (Moscovici, 1989) sur une catégorie professionnelle qui a nécessité à médier son savoir-faire et établir une relation de confiance. Lorsque l’urbaniste décrit ses relations avec son client, il insiste sur le fait que celui-ci n’est pas en capacité de comprendre le document principal (plan de masse). Pour que les documents puissent témoigner de son savoir-faire, il y a nécessité à trouver un « langage commun », représenté par les modélisations du dispositif de réalité augmentée.

La confiance se trouve ici encapsulée dans l’imaginaire de l’architecte : un métier fait d'études longues, un savoir à la fois expert, créatif et technique, un métier compris dans une organisation professionnelle régie par un ordre. Cet ensemble fait de l'architecte un être culturel (Jeanneret, 2008) dont l'idée archétypale circule et traverse les espaces sociaux. Or, ce que le chargé des opérations est en droit d’attendre d’une telle opérativité symbolique semble faire défaut : une confiance en retour. Il revient alors au dispositif technique de renouer la relation et de faire la médiation entre maître d’œuvre et maîtrise d’ouvrage. En « abandonnant » ce qui fait les caractéristiques à la fois visuelles et symboliques d’un savoir-faire expert au profit d’une version simplifiée de la nouvelle représentation — le plan de masse augmentée et son énonciation éditoriale euphémisée (Bué, 2020) —, l’urbaniste espère renouer le dialogue avec son client maître d’ouvrage. C’est bien là un des rôles du dispositif UrbaSee : faciliter la communication pour qu’il y ait une intercompréhension. Ce faisant, il demeure une des pièces du jeu visant à maintenir le pouvoir du maître d’œuvre sur son client. Le « croire », en ce qu’il est confiance et contrat, participe ainsi d’un contrat de communication.

2.2. Médiations iconiques du croire

Note de bas de page 1 :

Caune Jean (1997). Esthétique de la communication, Que sais-je ? PUF, p. 3.

Note de bas de page 2 :

Ibid.

Mais ces images de réalité augmentée ne sont-elles pas elles-mêmes des objets de croyance ? Le principe d’immersion résidant dans l’image, son intelligibilité dépend de l’articulation entre visible et visuel. Attendu qu’il a fallu abandonner ce pouvoir pour croire, après la médiation technique, ne serait-ce pas l’image qui récupère le pouvoir croire ? Une des visées de l’expérience sensible de la communication se retrouve sur le support matériel de l’objet (la tablette) qui « est le lieu d'expression de celui qui l'a créé et le cadre de réception sensible pour celui qui le perçoit »1. Caune rapporte, dès l’introduction de son Esthétique de la communication, que les formes d’art (peinture, danse, théâtre, etc.) sont des dispositifs qui mettent le spectateur en rapport avec une expression et notamment « entre l'imaginaire de l'artiste et une substance (la toile, le corps, la matière organique) ; entre l'artiste et le milieu social qui voit naître la forme ; entre cette dernière et celui qui prouve une émotion ou une jouissance à son contact s'établissent des relations »2.

Figure 1. Le dispositif UrbaSee

Figure 1. Le dispositif UrbaSee

3. Mettre à jour et mettre au jour

Au cours de l’enquête, la mise à jour est venue de manière récurrente. Le sujet est révélateur des enjeux économiques et de pouvoir entre client et fournisseur. Il s’avère que les mises à jour ne sont possibles qu’avec le concours du concepteur de la solution applicative. Ces mises à jour n’ont pas été prévues lors de la proposition initiale.

3.1. UrbaSee, une histoire de mises à jour

En effet, sur l’ordre de mission que l’urbaniste a signé envers la société conceptrice de la solution, il n’est aucunement fait mention d’une mise à jour (Figure 2). Lié à la mise à jour du projet et à une modularité espérée par l’aménageur, le sujet est revenu régulièrement au cours des entretiens compréhensifs.

Figure 2. L’investissement financier du maître d’œuvre urbaniste

Figure 2. L’investissement financier du maître d’œuvre urbaniste

Note de bas de page 3 :

Drouain Patrick, L’homme Marie-Claude (Sous la dir. de), (2020). DiCoInfo. Le dictionnaire fondamental de l’informatique et de l’internet. Université de Montréal. Observatoire de Linguistique Sens-Texte. Équipe ÉCLECTIK, p. 246. URL : http://olst.ling.umontreal.ca/?page_id=78

Lors de l’un d’entre eux, l’urbaniste responsable du projet a fait référence à la mise à jour à plusieurs reprises : mise à jour du logiciel ou mise à jour du projet. Quand il est question de la mise à jour du logiciel, celle-ci est assimilée à une défection ou une panne de l’application rendue inutilisable. Elle est alors vécue comme une panne technique ou matérielle, au sens informatique du terme, donc un état anormal d'une unité fonctionnelle, c’est-à-dire un « arrêt du fonctionnement du matériel causé par un dommage matériel ou un problème logiciel »3, mettant la nouvelle version dans l'impossibilité d'accomplir une fonction requise. Quand il s’agit de la mise à jour du projet, le chargé d’opération mentionne soit la non-utilisation de l’application, soit une obsolescence du projet qui rentre en conflit avec la solution applicative. Mise à jour du projet et mise à jour du logiciel de réalité augmentée se retrouvent en conflit, ce que traduisent ses propos évoquant son désir de “modularité“ de la solution applicative. Du point de vue de l’urbaniste, la mise à jour serait la souplesse que la solution applicative autoriserait par des changements personnalisables du projet ; du point de vue de l’ingénierie logicielle, la mise à jour participe d’une actualisation technique. Le terme employé désigne un agencement d’objets techniques, une connectabilité ou un partitionnement d’un réseau, plutôt que la souplesse d’usage que l’expression connoterait. Ici, le conflit repose sur un moment hybride dans la relation client-fournisseur. Il peut être appréhendé comme un conflit matériel tel qu’on peut le rencontrer en informatique et peut aussi être compris d’un point de vue sociologique, comme une opposition ouverte entre deux acteurs ou entre deux groupes sociaux. Le terme conflit traduit alors un accident au sens où les deux teknè, urbanistique et informatique, s’opposent.

3.2. La mise à jour mise à prix

Les coûts des deux mises à jour sont cependant évoqués et controversés. Sans être véritablement chiffrés, ils sont imaginés comme trop onéreux, les deux mises à jour, logicielle et du projet urbain, étant estimées alors sur le même plan : celui d’un coût supplémentaire pour l’urbaniste. L’absence de chiffrage sur le devis, l’évocation approximative du coût de la mise à jour sont d'abord révélatrices du modèle économique du concepteur qui a sans doute obtenu son marché avec l’urbaniste sur un prix très raisonnable avec l’espoir une rentabilité plus forte sur les mises à jour. Par ailleurs, alors que l’application UrbaSee était peu utilisée par l’urbaniste, le chargé d’opération nous a montré, lors d’un entretien, une version mise à jour du plan de masse et de la maquette numérique, présente uniquement sur ordinateur, et dont les images « copywritées », étaient en attente d’un paiement, condition pour retrouver un usage sur tablette.

Ces atermoiements autour de la mise à jour sont manifestes d’enjeux (i) économiques, (ii) politiques et (iii) de médiations qui s’inter-déterminent. En effet, l’aménageur foncier se retrouve dans un jeu à trois bandes, dans lequel il est pris en étau entre son client (la maîtrise d’ouvrage), et son prestataire, l’ingénierie logicielle :

  • (i) du point de vue des enjeux économiques, la solution UrbaSee ne traduit pas les enjeux d’un urbanisme économique dont les images devraient rendre compte. Lors d’un des entretiens, l’urbaniste évoquait des images ne montrant pas la vente de lots à des promoteurs alors que l’enjeu de rentabilité commerciale s’inscrit dans un programme de 17 années. Le second enjeu économique est celui du concepteur de réalité augmentée. En agissant ainsi, il provoque son client par une forme d’injonction paradoxale : il suscite le désir d’une efficacité de la solution mise en œuvre pour lui, tout en le frustrant car la solution ne le permet pas, à moins d’accepter des coûts supplémentaires. Le temps long de l’économie urbaine se retrouve alors en tension avec la rentabilité plus immédiate de l’économie logicielle ;

  • (ii) le copywrite des images est le signe d’une prise de pouvoir à la fois économique et symbolique sur le texte-espace, et tout particulièrement sur le projet. Il rend flou et indétermine les frontières de l’auctorialité de l’image simulée. En l’état, si la version ne peut être montrée au client de l’urbaniste, ce n’est pas tant parce qu’elle n’est pas installée sur la bonne machine que parce qu’on ne sait plus qui est auteur du projet. En effet, les images de simulations en 3D de la maquette numérique sont conçues par la conception logicielle à partir du projet et du plan de masse de l’urbaniste. Cette prise de pouvoir économique et symbolique sera discutée dans la partie 3 de l’article ;

  • (iii) Les médiations espérées et financièrement investies ne peuvent raisonnablement pas avoir lieu du fait des mises à jour qui dépendent au final de divergences économiques, dont l’une est basée sur le temps long et l’autre sur le temps court. Elles traduisent des discordances sur les représentations que chacun des acteurs peut avoir de l’autre.

Le projet, tel qu’il est matérialisé dans la réalité augmentée, se trouve coincé entre l’urbaniste, la maîtrise d’ouvrage cliente et le concepteur de la solution logicielle.

4. Devenir propriétaire

Nous avons analysé les régimes de croyance que nous avons situés entre médiation technique et médiation iconique. Les problématiques que soulèvent les mises à jour peuvent être considérées comme une rupture symbolique de contrat dans le procès de croyance d’une part, et comme participant d’une l’ingénierie des médiations créatives (Gentès, 2008) non plus par ce qu’elles cachent, mais par les enjeux qu’elles exposent. Ces trois moments d’analyse nous invitent à regarder du côté des tenants du pouvoir des représentations.

4.1. Des savoirs réquisitionnés

Note de bas de page 4 :

Akoun André, Ansart Pierre (1999). Dictionnaire de sociologie. Seuil, p. 46.

L’image de réalité augmentée a une portée heuristique car elle favorise l'accès à un savoir architectural. C'est dans cet échange que se loge la relation de confiance que nous évoquions précédemment. Croyance et confiance sont doublement médiées par la technique. La première médiation est de l'ordre du savoir-faire, de la connaissance de l'architecte et de l'urbaniste. Cette confiance est encapsulée dans l’imaginaire d'un métier fait d'études longues, d'un savoir à la fois créatif et technique, d'une relation bien souvent contractuelle, d'une organisation professionnelle régie par un ordre, etc. Il s’agit du statut acquis, au sens sociologique du terme. L’acquisition de ce statut est le fait même des positions d’architectes, d’urbanistes. La confiance et la croyance sont, dans nos deux cas, liées par une « autorité fondée sur des croyances et des valeurs communes, capables d’êtres intériorisés par les consciences individuelles »44.

Note de bas de page 5 :

Bourdieu Pierre (1994). Méditations pascaliennes. Seuil, p. 64.

L’urbaniste est donc cet « être culturel » dont l'idée archétypale circule et traverse les espaces sociaux professionnels d’où il tire savoir et autorité. Ce savoir respecté, institutionnalisé, concourt à ce que nous nommons « la réquisition des savoirs ». Nous la concevons comme le fait qu'une entité, y compris symbolique, ou un ou des agents, « individus pris dans la pratique et immergés dans l’action, agissant par nécessité »5, détient une autorité qui n'a pas pour principe d’être mise en doute. Cette autorité repose sur la légitimité d'un savoir propriétaire que d'autres ne peuvent avoir ou auquel ils ont peu ou pas accès, et sur une opérativité sociale et symbolique. L’entité donne à voir une partie de ce savoir en s'assurant que celui-ci ne puisse être contesté. Ce savoir est à la fois conservé et transmis par l'entité propriétaire. Il contribue autant à donner un statut à l'architecte urbaniste dans l'espace social qu'à automatiser ou naturaliser la confiance déléguée dans ce savoir. Cet imaginaire se trouve matérialisé, pour l'usager, dans le dispositif de réalité augmentée. La réquisition des savoirs ne signifie pas une confiscation puisque les savoirs sont montrés. Ils peuvent être « offerts » en prêt par la vulgarisation à objectifs didactiques Le plan de masse augmenté témoigne de cette exposition et de cette vulgarisation. Pour autant, cette forme de propriétarisation qu’exprime le principe de réquisition des savoirs, se heurte à une autre forme de réquisition, celle de la prise de pouvoir algorithmique sur l’image du texte.

4.2. L’auctorialité de l’algorithme

La dimension graphique et visuelle de l’information figurative et écrite matérialise des savoirs sur l’espace urbain par l’image du texte (Souchier, 1998). Elle ne peut aboutir sans un certain nombre de transformations documentaires. Si ces transformations sont nécessaires pour aider à la visibilité, la lisibilité et la compréhension de ces productions scripturaires particulières, les opérations ne sont pas neutres et marquent une prise de pouvoir sur la forme finale des représentations.

Note de bas de page 6 :

Liénard Georges, Mangez Éric (2015). Régimes d’action et rapports de pouvoir. Vers un approfondissement de la théorie bourdieusienne de la domination ? Recherches sociologiques et anthropologiques, pp. 147-165. https://journals.openedition.org/rsa/1435#tocto2n4

Note de bas de page 7 :

Ibid.

Le rapport de force entre l’urbaniste et son client est un rapport d’exploitation régi par un régime d’action dans lequel « les acteurs coopèrent de manière non conflictuelle sur base du respect d’une convention négociée préalablement »6 . Ce régime d’action est appelé le régime de ”paix qui convient”. Il se fonde sur « des accords de coopération reconnus et vécus par les acteurs comme légitimes et acceptables dans un espace-temps donné »7. Cet espace-temps donné est la contractualisation de l’appel d’offre qui règle les rapports entre les deux parties. C’est pourtant le point aveugle de l’urbaniste. En effet, placé au centre d’une division technique du travail qui lui fait interagir avec tous les agents qui travaillent avec lui et pour lui sur le projet, il ne peut voir la prise de pouvoir de l’ingénierie logicielle, non pas sur le projet en lui-même, mais sur l’énonciation éditoriale et l’image du texte-espace. Cette prise de pouvoir s’est effectuée au moment de toutes les transformations algorithmiques : transformation du plan de masse en plan de masse augmenté, trans-formation (Souchier et al., 2019) des données du plan de masse en calcul pour la modélisation 3D. L’exemple de la mise à jour et du copywrite est significatif de cette prise de pouvoir (Figure 3). Plus encore, l’énonciation éditoriale euphémisée, qui concerne spécifiquement le plan de masse augmenté, et par là même l’image du texte-espace qui ne rend plus compte de la division du travail au profit du gouvernement du détail, ou de la procédure logicielle lissée au profit d’une façon de voir entièrement construite, ne veulent pas dire pour autant l’absence du logiciel. Au contraire, tous ces éléments, qui sont des marques d’invisibilisation machinique, révèlent paradoxalement l’auctorialité algorithmique, ou du moins une esthétique algorithmique. Cette prise de pouvoir de la machine sur l’image du texte, est celle d’une réquisition des savoirs de l’ingénierie logicielle, qui vient percuter la réquisition des savoirs de l’urbaniste afin de faire aboutir, au final, la dépendance du second envers le premier. Cette seconde réquisition des savoirs montre que le savoir technique du concepteur doit rester secret et qu’au cœur du secret se logent des relations de pouvoirs symboliques.

Figure 3. Le copywrite – une prise de pouvoir sur la création

Figure 3. Le copywrite – une prise de pouvoir sur la création

5. Conclusion

Note de bas de page 8 :

Bourdieu Pierre (2001). Langage et pouvoir symbolique. Points, Seuil, p. 204-205.

Note de bas de page 9 :

Ibid., p. 202.

Note de bas de page 10 :

Ibid., p. 208.

Note de bas de page 11 :

Ibid.

Note de bas de page 12 :

Ibid.

L’intérêt de la réquisition du savoir est qu’elle s’imbrique dans la sphère de la division technique et sociale du travail. L’articulation de la réquisition du savoir et de l’énonciation éditoriale, réside dans la mise en lumière de l’opération machinique ou algorithmique qui peut être abordée comme un agent au même titre qu’un agent humain qui participe de la division technique et sociale du travail. L’articulation doit montrer, par une analyse techno-sémio-politique, le transfert d’un pouvoir symbolique vers un autre. Il s’agit du glissement d’une sphère professionnelle habituée à produire ses propres instruments symboliques (la maquette physique par exemple), ses propres représentations (Marin, 1994), vers une autre sphère qui prend désormais en charge cette production, presque à son insu. La société d’ingénierie logicielle ne prend pas le pouvoir sur la conception de l’espace, mais sur la production de l’instrumentation symbolique donc sur la représentation de toute une classe sociale professionnelle, c’est-à-dire sur la production d’un instrument de connaissance. Les sociétés d‘urbanisme et d’aménagement foncier restent fixées sur les pouvoirs symboliques des dispositifs techniques qui, « en tant qu’instrument de connaissance et de communication […] rendent possible le consensus sur le sens du monde social »8 . La prise de pouvoir symbolique de l’ingénierie logicielle est « ce pouvoir invisible qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité de ceux qui ne veulent pas savoir qu’ils le subissent ou même qu’ils l’exercent »9 . Pierre Bourdieu précise en parlant des "systèmes symboliques", qui peuvent être aussi des instruments, qu’ils « se distinguent fondamentalement selon qu’ils sont produits et du même coup appropriés par l’ensemble du groupe ou, au contraire, produits par un corps de spécialistes et, plus précisément, par un champ de production et de circulation relativement autonome »10 . Afin d’étayer son propos, Bourdieu prend pour exemple le passage du mythe à la religion qui voit se constituer « un corps de producteurs spécialisés de discours et de rites religieux »11 . L’intérêt de cet exemple est qu’il désigne une division du travail religieux qui a comme conséquences de « déposséder des laïcs des instruments de production symbolique »1212 . Articuler réquisition du savoir et énonciation éditoriale, doit pouvoir rendre compte de la possession des instruments de production et du devenir propriétaire des pouvoirs symboliques. Ce qui se jouerait dès lors serait la représentation contre la représentation sociale.