Kate Owen, The Future UI/UX: From The Ground Up, ESD Cloud Media, juin 2016

Serge Pelletier 

Texte intégral

C’est toujours intrigant de trouver un ouvrage moderne portant sur une vision prospective du design. C’est un domaine en constante mouvance et c’est très motivant de confronter sa réalité à des projections sur les futurs possibles de notre champ d’intervention, surtout dans une ère où les possibilités d’innovation semblent presque infinies. Les variables changent rapidement, et en tant que designer, on gagne à ne pas se limiter à travailler en mode réactif, mais de voir plus loin, plus grand pour se projeter dans l’avenir. On enseigne aujourd’hui une nouvelle vision du design qui sort du simple cadre graphique, pour non seulement approfondir notre compréhension de l’utilisateur, mais aussi celui de l’écosystème global dans lequel il s’inscrit, où l’interaction entre l’utilisateur, l’objet et le contexte est la pierre angulaire sur laquelle reposent nos choix de conception. On a compris, il y a déjà fort longtemps, que le processus de conception n’est pas le résultat d’une simple épiphanie, mais bien celui d’une démarche complexe à laquelle on doit faire confiance. Aujourd’hui, cette démarche ne considère plus l’objet comme une finalité en soi, mais bien comme un des éléments de l’écosystème qui doit répondre à un besoin plus grand que sa simple fonctionnalité intrinsèque. Que ce soit pour une affiche publicitaire ou un système complexe d’interfaces de pilotage, le principe demeure bien réel.

Lorsqu’on trouve donc un ouvrage qui se veut un guide vers l’avenir, on peut (sans nécessairement s’attendre à bouleverser les pratiques actuelles) espérer explorer des pistes qui s’attaquent à de nouvelles problématiques qui sont nées, ou même naîtront de cette vision plus complète du processus de conception. Cependant, il est facile de tomber dans le piège de l’égarement et, voulant toucher un peu à tout, se voir terminer avec une enquête qui finalement n’affiche pas le caractère innovant souhaité. Le danger de tenter de s’adresser à tout le monde, c’est qu’on finit inévitablement par perdre de vue notre cible et s’adresser à un lectorat mal défini. C’est un peu le problème de The Future UI/UX : From The Ground Up par Kate Owen. Bien qu’honnête, son guide-accompagnateur pour designer est construit de façon inégale.

Premièrement, il est difficile de déterminer avec certitude à qui s’adresse cet ouvrage, et quelle en est sa mission. On navigue sans cesse entre une approche guide à la «how to», une liste de principes recyclés et une forme éditoriale beaucoup plus libre avec des observations dont on peut questionner l‘objectivité et les bases factuelles. Il est donc parfois difficile de se sentir pleinement concerné par le contenu et la vision de l’auteure, surtout quand le public cible semble différer d’une section à l’autre – on s’adresse ici au designer néophyte, au département de marketing, ou au designer aguerri qui a soif de nouvelles idées ? Mais malgré la structure ironiquement décousue pour un ouvrage qui veut nous éveiller aux tendances d’avenir en matière d’expérience utilisateur optimale, l’auteur fait toutefois des bons coups en explorant quelques aspects habituellement plus négligés de la réalité du designer.

Au chapitre V par exemple, Owen explore le rôle des contraintes dans un projet d’envergure, afin de nous démontrer qu’elles s’avèrent être un outil surprenant pour nous pousser à penser différemment, et servir de catalyseur pour la créativité. On nous y suggère même d’en inclure volontairement dans nos devis afin d’y mesurer les limites lors des évaluations ergonomiques. Cependant, en se contentant d’effleurer la surface des idées, on jette un flou bien pratique sur la différenciation de certains concepts abordés, comme les requis et les contraintes, par exemple. L’approche d’Owen découle clairement de l’aspect marketing du design ; les bénéfices explorés sont souvent présentés en termes de rentabilité et de satisfaction client plutôt qu’en utilisabilité améliorée du point de vue de l’interaction, ce qui donne une vision biaisée, ou du moins partielle de l’innovation en design. En fait, le terme «innovation» y est quelque peu galvaudé, utilisé comme un grand mot fourre-tout pour désigner tout ce qui concerne le processus de conception comme on l’entend aujourd’hui, ce qui peut paraître un peu déconcertant, considérant la vision d’avenir que l’on veut mettre de l’avant.

Cependant, pour me faire l’avocat du diable, Owen ne rate pas nécessairement la cible avec cet ouvrage, elle explore le large spectre des réalités du travail de design moderne ; des définitions de base, à la recherche, par les dynamiques d’équipe, l’évaluation ergonomique et les qualités d’un bon designer. Mais la question fondamentale revient d’abord et avant tout à éclaircir un élément essentiel : à qui s’adresse réellement The Future UI/UX : From The Ground Up ? L’étudiant au premier cycle, ou le directeur marketing y trouvera certainement une source claire et substantielle pour se sensibiliser aux “nouvelles” réalités et aux complexités de l’expérience utilisateur, mais dès qu’on cherche à approfondir de façon prospective des questions sérieuses quant aux relations entre l’utilisateur et son écosystème, le titre pourrait mal représenter la réelle portée du contenu abordé. On touche à tout, et plusieurs de ces idées sont tout à fait nouvelles pour le curieux qui veut s’initier au design d’interaction, mais le designer plus expérimenté y verra probablement davantage un panorama de constatations bien établies sur le travail de l’artisan, plutôt qu’un réel guide vers l’innovation pour le futur du design UX/UI.

Si je peux me permettre de conclure par un court excès de philosophie apologique : bien que très honnête et sans réelles faussetés, cet ouvrage semble ironiquement avoir un effet paradoxal sur notre niveau de connaissances en design ; le portrait du design tracé par l’auteure se veut un outil servant à nous élever hors de l’ignorance double en mettant la lumière sur tout ce qu’on ne connaissait pas, mais simultanément, celui-ci nous y replonge automatiquement en se contentant de caresser la surface des sujets abordés, laissant ainsi miroiter une ouverture sur l’avenir du design qui en réalité, voile plutôt les vrais défis de fond qui attendent le designer qui veut innover.