De l’exil comme source de l’expression de soi. Entretien avec l’artiste Omid Dashti Exile as a source of self-expression. Interview with artist Omid Dashti

Eugénie PÉRON-DOUTÉ 

Dans cet entretien, Eugénie Péron-Douté évoque le parcours remarquable de l’artiste iranien Omid Dashti, installé à Bruxelles, qui se dit « réfugié » plutôt qu’exilé, évitant ainsi toute stigmatisation liée à la migration.

In this interview, Eugénie Péron-Douté discusses the remarkable career of Brussels-based Iranian artist Omid Dashti, who calls himself a "refugee" rather than an exile, thus avoiding any stigmatization associated with migration.

Texte

Eugénie Péron-Douté : Omid Dashti, vous êtes artiste, vous êtes parti d’Iran il y a environ vingt ans maintenant, vous êtes, selon vos propres termes « un réfugié », un artiste réfugié pouvons-nous préciser, engagé aussi bien dans la musique que le théâtre. Parler de vous n’est pas la chose la plus aisée, vous préférez utiliser votre vécu en tant que matière première de votre création. Vous êtes un artiste prolifique engagé dans plusieurs créations, qu’elles soient sonores ou théâtrales. Pouvez-vous nous parler un peu de cette union artistique au sein de votre parcours ?

1Omid Dashti : Je suis plutôt quelqu’un de discret, de réservé qui aime la spontanéité, je me plais à laisser voguer le flux de mes pensées. Je suis arrivé à Bruxelles en 2000. Je suis musicien, je travaille sur divers projets artistiques en Belgique, que ce soient des projets musicaux, théâtraux ou, plus généralement, des spectacles. J’ai fait vraiment beaucoup de créations, je ne me souviens même pas de toutes. Comme je suis un musicien iranien, le fait d’être ici m’a beaucoup apporté sur le développement de ma création. J’ai rapidement commencé à jouer avec différents groupes, même lorsque j’étais sans-papier. Et, très vite, j’ai été engagé dans plusieurs pièces de théâtre, plusieurs films également (où je pouvais être acteur, musicien, narrateur ou encore conteur). J’ai appris à m’adapter selon les pistes artistiques proposées. Je n’ai pas de difficultés pour raconter mon histoire à travers la musique ou l’art en général. J’ai fait des spectacles pour des enfants afin de les familiariser aux questions de migrations. Il y a eu des projets de films, des projets de livres. J’ai également travaillé avec des ombres chinoises pour m’orienter vers ce qu’on nomme le théâtre d’ombres.

E.P. : Votre histoire est donc le leitmotiv de vos créations, comment la transmettez-vous à votre public ?

2O.D. : J’adapte mon histoire – mon passé – au présent. C’est-à-dire que l’art, ma pratique artistique, me fait me questionner sur mon vécu. L’art est une façon de parler de mon histoire en vue du futur, pour les gens, c’est une manière de me raconter.

E.P. : Voulez-vous nous livrer des bribes de cette histoire ?

3O.D. : Mon histoire est un véritable livre, mais je ne sais pas où la faire commencer. Je la fais démarrer par le maintenant, par là où je suis. Où suis-je dans mon histoire ? Le résultat de ce que j’ai fait s’accomplit dans le présent. Je raconte cette séparation vécue, cette histoire d’être immigré, ce que veut dire être étranger, la condition d’être réfugié. Et où cela m’amène-t-il ? C’est une question sans réponse finale. Où le fait d’être exilé m’amène-t-il dans la société contemporaine ? C’est une question politique. Ce qui m’importe moi, personnellement, c’est cette ouverture. Car une fois que la terre natale est quittée quelle qu’en soit la raison, que ce soient la guerre, le climat, des raisons politiques, personnelles… pour moi c’était une raison personnelle, et dans ce cas-là il faut arriver à comprendre pourquoi on quitte. Et donc pourquoi on est là où on se trouve. Que dois-je faire ? Dois-je attendre quelque chose ? Ou au contraire dois-je donner quelque chose ? Regarder le temps ? Le temps me doit-il quelque chose, lui ? Quand on se sépare d’où l’on vient, la question d’être réfugié amène à produire quelque chose. On se questionne sur comment cohabiter avec les autres mais on se questionne aussi sur ses racines. Il faut s’adapter avec le temps d’ici. Il faut réussir à être au-delà de comment la société nous considère en tant que réfugié, c’est très dur. Pour moi, c’était comme un brouillard. Une fois passé le brouillard des politiciens, il faut voir ce qui a été utile et bénéfique en quittant son pays. L’étranger, l’exilé, le réfugié sont des archétypes anciens qu’il faut refaçonner. Quitter un confort, chercher, se confronter à l’inconnu, et réussir toute cette entreprise. Lorsque je vois cela, ça me brise. C’est au-delà de l’identité. Quand on quitte son identité, on nous en accole une autre. Au début, on ne sait pas exactement ce qui se passe. Pour trouver sa propre identité, le fait d’être réfugié et étranger aide. La musique a beaucoup contribué à me trouver, à vivre dans le présent plutôt que dans le passé (vivre dans le présent, c’est très dur en tant qu’exilé).

E.P. : Plusieurs termes reviennent dans votre discours tels que « musique », « réfugié », « identité », « temps », « voyage ». Que signifient ces mots pour vous ? Comment les concevez-vous ? À quoi vous renvoient-ils ? Comment les définiriez-vous à l’aune de votre parcours ? En somme, que représentent-ils pour vous?

4O.D. : Je dirais que la musique c’est le voyage de l’identité du réfugié à travers le temps. (Rires). La musique m’a sauvé. Elle a sauvé mon identité personnelle, celle qui était profonde en moi. C’était une sorte de trésor intérieur qu’il était impossible de toucher sans l’aide de la musique. Elle ne pouvait s’atteindre que par le voyage, l’exil. Le fait d’être réfugié était primordial pour toucher cette ressource, cette identité personnelle. Le temps m’a fait me questionner sur ce dont j’avais besoin comme outils spirituels. Car ce sont deux choses qui se mettent en place et qui font avancer : la spiritualité et la musique s’accompagnent, et guident la migration. C’est ce qui permet d’aider, dans un travail personnel, à trouver et comprendre ses racines. Le temps aide cette recherche. Pour moi, il a été question d’écouter le temps et de voir comment communiquer avec la musique. La musique devient une langue pour interagir avec autrui et pour se raconter. Si je n’avais pas eu la musique, je ne sais pas où je me trouverais. Où aurais-je été, dans quel présent aujourd’hui ? A l’heure actuelle, je constate que c’était très important d’avoir la musique comme accompagnement. Être réfugié, c’est aller se réfugier quelque part, c’est aller travailler sur soi avec difficulté et se confronter à cette difficulté. Alors bien sûr, les politiciens profitent de cela, de ces situations, c’est un gain pour eux. C’est l’ancien archétype du réfugié qui revient. Il y a donc une identité donnée par la société, la culture et le pays. Toutes ces identités doivent être traversées. On doit les casser et se questionner pour se demander quelle est son identité personnelle. Et c’est à ce moment qu’on est à même de raconter son propre voyage. Il y a donc une différence entre les identités sociales et l’identité intrinsèquement personnelle et intime. Quant au « temps », il concerne tout ce qui se passe. Selon les moments, on est heureux que le temps passe, c’est même une des conditions qui nous font tenir… le temps passe. Mais à d’autres moments, on aimerait qu’il rallonge, notamment pour la création, on aimerait que le temps soit élastique, qu’il ralentisse lorsqu’il est consacré à la création. En jouant de la musique, le temps est suspendu. Mais il faut réussir à s’équilibrer avec lui, c’est quelque chose de difficile que le temps du réfugié. Avant, je me bagarrais beaucoup avec lui mais maintenant on est amis. (Rires). Être « réfugié » c’est être en voyage. Enfin disons que le terme voyage se colore de gris, c’est un voyage difficile puisque certes on peut faire ce voyage par envie mais aussi – et surtout – par besoin. C’est un voyage qui doit conduire à la paix. Parfois, dans mon intérieur, je remercie les dictateurs, car ils m’ont fait aller me chercher moi-même. C’est un peu bizarre ce que je dis. (Rires). Mais la condition de réfugié consiste aussi à avoir plusieurs prismes. Alors on peut voyager sur place.

E.P. : La musique semble vous fixer tandis que le temps semble vous faire acquérir une dimension discontinue mais les deux ensemble vous permettent de trouver votre identité tout en gardant un certain mouvement.

5O.D. : Ceci dit, les gens qui restent sous la dictature font également leur voyage d’une certaine manière. Moi, j’ai vu les barrières et j’ai voulu trouver un moyen pour les dépasser. Lorsque j’ai vu le mur, la première chose que je me suis dit était qu’il fallait traverser, et la seconde a été de me demander pour aller où. Dans mon cas, c’était un besoin de franchir cette limite. J’ai quitté ma famille mais cela m’a demandé un certain courage. D’autant plus dans une famille traditionnelle iranienne où la notion de famille est très importante. Peut-être que la famille est une autre barrière, finalement. Une barrière de confort mais une barrière. Il faut alors entreprendre de transpercer toutes ces barrières, culturelles, traditionnelles, etc. pour voir de l’autre côté.

E.P. : Afin de questionner ces barrières, vous les métaphorisez au travers de la musique et du théâtre. Comment définissez-vous ces deux formes artistiques et quel(s) pont(s) façonnez-vous pour unir ces deux genres ?

6O.D. : Je jouais de la musique déjà en Iran. C’est donc une sorte d’art de la maison. Pour moi, la musique symbolise plus l’Iran, et le théâtre l’Occident car je l’ai développé ici. Les deux sont des arts de la scène. Le théâtre d’ombres est une ancienne technique permettant de raconter des histoires avec de la musique. En ce sens, la musique va colorer les ombres. L’ombre ayant une importance certaine, nous avons tous un double puisque nous avons tous une ombre. Quand il n’y a pas d’ombre il n’y a pas de vie. En mêlant musique et théâtre d’ombres je me sens libre de raconter mon histoire. L’union du théâtre d’ombres et de la musique crée une mémoire. Raconter une histoire de réfugié à travers le théâtre d’ombres demande une réflexion profonde et personnelle. C’est une sorte de livre ouvert de tout ce qu’on a fait jusqu’à maintenant.

E.P. : Vous intéressez-vous d’un point de vue métamorphique et métaphorique à la caverne de Platon ?

7O.D. : Oui, c’est l’image du chaos personnel qui m’attire dans ce mythe. Savoir percevoir la différence de chaos pour chaque individu. C’est-à-dire qu’il y en a une infinité à traverser. C’est l’ombre de soi-même. Au théâtre ça se met en scène par la lumière : éclairer l’ombre des comédiens.

E.P. : Parler des ou de l’ombre(s) de soi par le biais du théâtre d’ombres est effectivement une belle mise en abyme. J’aimerais savoir quand et comment vous avez appris à jouer de la musique ?

8O.D. : J’ai joué dès l’enfance, quand j’avais cinq ou six ans. Mon père était musicien. Ce n’est pas lui qui m’a appris, ceci dit. J’ai appris en l’observant, je répétais, je pratiquais moi-même. Et lorsqu’il s’est rendu compte que je jouais vraiment de la musique, lorsqu’il m’a regardé en tant que musicien, j’ai pu voir qu’il était heureux.

E.P. : Si vous deviez mettre des mots sur votre musique et non la musique, que diriez-vous pour qualifier votre travail ?

9O.D. : J’entends ma musique avant de la jouer. Je distingue la musique et ma musicalité intérieure. À travers les arts de la scène, je donne justement voix à cette musicalité intérieure. Elle est une mélodie qui vient de mon expérience, je la vois différemment, je l’entends différemment, elle me donne des idées, une harmonie. Et je crois que c’est grâce à la musique que j’ai trouvé ma musicalité, qui est plus libre. Elle permet de communiquer, de dialoguer avec les idées. Jouer de la flûte n’est qu’une partie de ma musicalité. C’est à la fois visuel et intuitif. Il n’y a pas de partition à la base, c’est après que je donne forme par le biais d’une partition afin de ne pas oublier.

E.P. : D’où vient cette musicalité ? Par quoi est-elle nourrie ?

10O.D. : Je ne sais pas. Peut-être ne l’ai-je pas encore compris. Car c’est une sorte d’amie, une partie de soi. C’est vital comme l’eau. Ça maintient. Ce serait comme une fenêtre qu’on ouvre et qui donne enfin de l’air.

E.P. : Pouvez-vous revenir sur les différents instruments dont vous jouez ?

11O.D. : Parfois, j’ai envie de jouer de la flûte. J’en ai plusieurs, je les collectionne, elles ont des sons différents, prenez la flûte iranienne, népalaise, indienne. J’aime créer en collaboration avec des personnes de différentes cultures. J’ai joué avec des artistes d’Afrique du Nord, d’Amérique du Sud, des pays arabes, d’Indonésie, etc. Faire une musique avec des Touaregs par exemple… ce sont des gens qui ont toujours été en voyage. Des propositions m’arrivent et je sens qu’il y a des choses à faire, j’aime être ouvert à toutes les cultures. Je joue donc de la flûte, des percussions, de la guimbarde, de la cornemuse iranienne, etc. Chaque instrument me parle différemment. Je les emploie selon mon état d’esprit. Par exemple, les percussions me poussent vers l’extérieur de moi tandis que la flûte me fait rentrer. La voix c’est différent, elle joue sur l’intériorité et l’extériorité. J’utilise les instruments comme des outils en fonction du besoin présent. Je fais également du piano. Bref, je ne me limite pas à un instrument, bien au contraire.

E.P. : Et si vous deviez en choisir un, ce serait lequel ?

12O.D. : La voix. Parce qu’elle résonne plus que tous les autres instruments.

E.P. : Pouvez-vous revenir sur votre dernière création ?

13O.D. : Nous sommes actuellement en train de retravailler sur la création de théâtre d’ombres à travers la musique et certains contes des poètes iraniens Djalâl ad-Dîn Rûmî et Omar Khayam. Rûmî a été beaucoup inspiré par le soufisme. Il a écrit beaucoup de poèmes en questionnant les sentiments : comment à travers l’écriture on peut expliquer son vécu, par exemple. La psychologie et les neurosciences aujourd’hui s’intéressent beaucoup au travail de Rûmî et à celui de Georges Gurdtjieff, qui a beaucoup emprunté aux idées de Rûmî, il les a thématisées et a fait une école qui s’est inspirée du soufisme et des pratiques de danse. Il a fondé un modèle de la structure humaine que l’on nomme l’Ennéagramme. Une sorte de méthode proche du développement de soi. Concernant mon projet actuel, il y a une influence de mes lectures de Rûmî. Nous avons présenté, au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, une histoire inspirée du conte de Laila et Majnun, deux personnages amoureux. Le Théâtre de la Monnaie m’a demandé de créer un projet personnel. Je suis donc parti sur le théâtre d’ombres et l’adaptation de cette histoire d’amour connue en Orient, écrite par le poète iranien Attar. Donc, aujourd’hui, nous retravaillons cette création, nous reprenons les techniques que nous avions utilisées mais nous transposons le conte sur mon histoire de réfugié, nous l’adaptons par rapport à mon expérience. Comment raconter le retour d’un réfugié (à travers le théâtre d’ombres) ? Très souvent, les réfugiés racontent comment ils arrivent là où ils sont. Moi, aujourd’hui, j’ai envie de raconter comment on retourne chez soi. L’influence de Rûmî me marque par rapport au travail personnel et à cette question de comment retourner chez soi. Car si le fait de venir a engagé l’acte de briser des barrières, le fait de retourner n’est pas facile et l’on se cogne à de nouvelles barrières. « Comment retourner chez soi ? », c’est une vraie question.

E.P. : Retrouvez-vous des thèmes communs avec d’autres artistes réfugiés ?

14O.D. : Eh bien, étonnamment, non ! Pourtant, j’ai rencontré beaucoup d’artistes réfugiés.

E.P. : Quel rôle joue la langue dans votre œuvre ? Écrivez-vous en persan, en français, en anglais ? Quel est votre rapport aux langues ? Lorsque vous créez un spectacle, dans quel idiome le concevez-vous ?

15O.D. : Je pense à la fois en langues perse et française. Si un terme francophone me manque, il me vient naturellement en farsi (synonyme de la langue parsi aussi nommée perse) et je cherche sa traduction dans le dictionnaire. Je travaille toujours avec mon dictionnaire farsi/français. Les poèmes de Rûmî et de Khayam que je mets en scène sont destinés au public, donc ils sont inspirés de traductions françaises.

E.P. : Quelles sont les influences d’une traduction ?

16O.D. : C’est étrange car, en parlant de traduction, je me mets à réfléchir en farsi. Mes réponses sont donc plus longues à venir en français, je ne sais pas pourquoi, la réaction est automatique. Mes réponses sur la traduction me viennent en premier lieu en persan, et je dois prendre le temps de traduire dans ma tête en français. Par exemple, le mot mystique en farsi se pense tout à fait différemment du mot mystique en français. Alors je vais me poser la question de comment traduire cette opération ? Comment traduire ce terme qui, au final, n’a pas du tout le même sens dans ces deux langues ? Par exemple, quand j’étais en Iran, le mysticisme était pour moi une pratique bien plus proche de la méditation que de la religion. Le but était de se relaxer par une pratique mentale qui s’attachait aussi bien aux pensées qu’au corps. Je passe alors par des représentations. Je dois pouvoir exprimer le mot mystique dans son acception perse avec l’environnement qui m’est donné ici. Il s’agit toujours de penser à la fois au moyen de traduire et à la réception de cette traduction. C’est très psychanalytique, finalement. Concernant le spectacle dans lequel j’adapte des poèmes de Rûmî, il y a, de fait, un travail de traduction qui est opéré. Ces poèmes, une fois traduits, sont mis en scène. Cela donne des formes courtes. Comme des tableaux de quelques minutes, deux ou trois pas plus, à destination des enfants. C’est très pédagogique. Je connais bien l’œuvre de Rûmî et à l’heure actuelle je n’en effectue pas une traduction fidèle, ce n’est pas ça qui m’intéresse, mais je la traduis du persan vers le français et du texte à la scène. L’idée étant de traduire également de la poésie au théâtre. Je dois trouver les épisodes de son ouvrage qui seront compris en Occident. C’est important de penser à la réception au public. La première question que je me pose avant la création est comment conceptualiser l’œuvre pour qu’elle soit reçue et comprise. Comment nourrir son propre travail mettant en scène une culture différente et par quoi le nourrir pour qu’il se tienne. Par exemple, j’ai essayé de voir dans la société occidentale qui parlait de Rûmî. C’est-à-dire que je suis allé chercher des références propres à cette culture pour voir comment Rûmî était reçu, ce qu’on en disait, en quels termes, de quelle manière, afin de retracer, de mimer les approches que j’ai rencontrées pour les retransmettre dans mon spectacle. Et là, ça fonctionne. Il ne s’agit pas simplement de créer un spectacle, il s’agit également de faire avec la culture d’où est joué ce spectacle.

E.P. : Votre spectacle de théâtre d’ombres constitué par une partie de ces tableaux rûmiens comporte peu de textes finalement, car en plus d’effectuer une certaine traduction des poèmes de Rûmî vous effectuez une seconde traduction, pourrions-nous dire, vous amenant à transposer la forme écrite du poème en création visuelle. Donc comment traduisez-vous l’émotion que vous éprouvez ou les sensations que vous visualisez ? Par exemple, concevez-vous cette force scénographique par le biais d’une conceptualisation langagière ou par le dessin ?

17O.D. : Je passe par les deux. Il faut à la fois simplifier la langue et l’image pour enchaîner les différentes séquences du spectacle. Je le conçois à travers le langage en français et je le dessine avec les codes artistiques d’Orient. Et la création, bien qu’en effet il y ait peu de texte, doit être en français pour la diffusion, afin que la réception soit entière. C’est un vrai travail de mémoire à tous les niveaux. Car je dois me remémorer la langue perse, la langue française et mon histoire. Et c’est une volonté également de sortir du texte pour aller vers la représentation visuelle et sonore, l’expression corporelle et le jeu d’ombres car les mots restreignent à mon sens. La question est aussi de savoir comment dépasser ces limites.

E.P. : Y-a-t-il un travail de traduction différent selon les émotions mises en scène ?

18O.D. : Tout à fait. Lorsque je veux signifier une nostalgie, un sentiment amoureux, quelque chose de cet ordre-là, je passe par le farsi. Après il y a la musique qui est un autre langage qui traduit tout cela. La musique est plus ouverte, il n’y a pas de limite.

E.P. : Comme vous avez toujours été dans une dynamique de création, est-ce que votre travail a changé depuis votre exil ?

19O.D. : Ça se complète. Mon exil a complété ma création. Je ne dirais pas qu’elle s’est changée. Tout se complète, avec également les différents médiums rencontrés en Europe. Je joue d’instruments que je n’aurais peut-être pas touchés en Iran. Donc, ma musique s’est enrichie.

E.P. : Tout comme il y a traduction musicale, y-a-t-il traduction temporelle ? Par exemple, pourriez-vous convertir la date grégorienne en date iranienne ?

20O.D. : C’est compliqué. Par exemple, lors des révolutions islamiques de 1978 (date occidentale), dans le calendrier perse (iranien) on était en 1357. Mais il y a eu des changements de calendrier en Iran et là, aujourd’hui cela fait trop longtemps pour moi et je ne saurais plus traduire cette opération temporelle, je me suis accoutumé au calendrier grégorien.

E.P. : Vous avez été amené à voyager, à rencontrer d’autres sociétés, en ce sens, comment ces différentes cultures vous influencent ?

21O.D. : Je pense à la Norvège et à la Suède. J’y ai vécu quelques années. Le nord est étrange pour moi, tout est froid, le climat surtout et, par conséquent ça amène d’autres relations. J’ai étudié un peu le norvégien et le suédois. Je me suis intéressé au christianisme en vigueur là-bas. Je me demandais principalement quelles sont les croyances du nord. Jusqu’à quel point je peux communiquer avec ça ? Comment je peux communiquer à travers des croyances différentes ? Quelle partie de ma culture je peux mettre en avant et me dire « je crois en cela » ? Et, paradoxalement, quand on voit les croyances des autres cultures, cela permet de s’interroger sur ses propres croyances. En Iran, tout le monde croit aux mêmes choses, c’est une sorte d’identité. Et c’est là que je me suis rendu compte que la croyance se pense comme une identité. Donc soit on casse cette identité afin d’être plus poreux soit on garde cette identité. Moi, je préfère être poreux. Cela demande aussi de changer sa communication. Communiquer et observer sont donc des instruments importants quand on arrive d’une culture vraiment très différente de l’autre. On peut croire en des choses distinctes, du moment qu’un travail sur la communication est opéré. C’est aussi une sorte de traduction corporelle, de traduction des codes.

E.P. : Vous adaptez-vous aux codes du public belge, intégrez-vous dans vos créations certaines contraintes culturelles ?

22O.D. : Oui, bien sûr ! C’est la question du spongieux. Mon parcours m’a rendu perméable. Un des codes culturels très fort en Occident, contrairement à l’Iran, est la laïcité. Cela me permet d’envisager chaque projet artistique comme je l’entends puisqu’il n’y a pas de censure ou d’obligation religieuse. En Europe, plusieurs choses me paraissent étranges, encore à l’heure actuelle, que ce soient la consommation de médicaments, le fait de partir de chez sa famille, le nombre de suicides, le travail de la police, toutes ces choses qui sont reproduites cinématographiquement (et télévisuellement). C’est en venant en Europe que la culture de la méditation m’est apparue propre à l’Orient, en ce sens, il me semble qu’elle permet d’obtenir un lâcher prise très oriental qui n’existe pas à l’occidentale. Après, on pourrait aussi se questionner sur le fait que l’Orient tende à reprendre certains codes de l’Occident à l’heure actuelle.

E.P. : Je vous remercie pour cet échange intimiste. Voulez-vous que l’on termine sur une idée en particulier ?

23O.D. : Avec mes coéquipiers, nous aimerions continuer d’adapter le spectacle auprès d’un public d’enfants pour les sensibiliser à la question des réfugiés. Et puis, bien sûr, continuer de le jouer pour les adultes. Avec le théâtre d’ombres, on est dans la fantaisie, c’est une forme qui transporte et qui fait véritablement œuvre de mémoire.